Ada-Kaleh (II) : l’histoire de sa forteresse

  Ada-Kaleh (île fortifiée en turc) fut célèbre avant sa disparition dans les eaux de la retenue du barrage de Djerdap pour son atmosphère singulière, hors du temps et exotique. Minuscule enclave, tour à tour à travers les siècles autrichienne et turque, au milieu du défilé des Portes-de-Fer, curieusement oubliée par l’Histoire et le Traité de Berlin (1878), elle fut roumaine officieusement à partir de 1919. On s’y rendait au XXe siècle, avant sa disparition dans les eaux de la retenue du gigantesque barrage de Djerdap I (1970), par bateau pour découvrir son charme, ses spécialités orientales et ses effluves de pétales de roses, ses fabriques de cigarettes, on s’y promenait dans son bazar coloré et parfumé, ses rues bordées de cafés typiques et on y admirait sa mosquée construite sur les ruines d’un ancien monastère franciscain.
L’histoire mouvementée puis apaisée de sa forteresse illustre le destin singulier de l’île.

   La construction des premiers remparts de protection d’Ada-Kaleh est l’oeuvre de János Hunyadi (1387/1407?-1456). Il ordonne l’élévation de fortifications en 1444 afin de défendre la Hongrie contre l’expansion ottomane mais après la disparition du royaume de Hongrie en 1526, les Ottomans deviennent maîtres de la région pendant un siècle et demi et occupent l’île. Pour tenter de contrer menaces autrichiennes, ils font venir en 1716, 4 000 ouvriers des environs et érigent de nouvelles fortifications. Inutilement car l’année suivante, les armées du prince Eugène de Savoie font le siège victorieux de l’île, appelée Carolina sur les cartes de l’époque. Eugène de Savoie commande en 1691 l’érection d’une puissante forteresse. Ce sont les troupes de Friedrich Ambros Veterani (1643-1695), un général des armées de l’Empire autrichien d’origine italienne qui en a la charge. Elle est dotée de tours dans les angles qui sont reliées par deux redoutes et des galeries souterraines selon le principe mis au point par Vauban .

Friedrich Ambros Veterani (1643-1695)

  Friedrich Ambros Veterani a donné son nom aux célèbres grottes de Veterani situées sur la proche rive gauche du Danube (Roumanie).

Plan nouveau et très exact de l’lsle d’Orsova [pendant le siège ottoman de 1738] A. L’Isle, B. 4. Bastions, C. 4. demies lunes, D. Fossé marécageux, E. L’Éperon avec un mur de parapet, autrement dit la retirade, F. Magasin, G. fort pointu ayant un fossé plein d’eau de marais, H. Mur de parapet qui entoure toute l’Isle, au lieu d’un chemin couvert, I. petits ouvrages en forme d’Éperon, K. Casernes pour 4 bataillons, L. Église, M. grande garde, N. fort de St Charles et de Ste Élisabeth, O. Pont volant [pour accéder à l’île et revenir sur la rive gauche], P. Basse cour et Écurie pour les officiers de la garnison, Q. Cimetière des soldats, R. Tribunal de justice du Pays, S. Celui pour les soldats, T. Fournaise (Four à chaux), U. (V) Mine de pierres, W. bois à bâtir et à brûler,  X. Montagnes remplies de bois, Y. Limites de la Valachie. Collection de la Bibliothèque Nationale de France. 

   Cette place forte initiale va subir alternativement, du fait de sa position stratégique qui lui permet de fermer le défilé du Danube et de paralyser la navigation sur le fleuve, de nombreux sièges des armées ottomanes et autrichiennes. Médiocrement protégée à l’origine par de faibles fortifications en terre, elle est prise une première fois par les armées ottomanes lors d’une contre-attaque.

Détail du plan précédent, collection de la Bibliothèque Nationale de France de Paris

   Le traité de paix conclu sur les rives mêmes du Danube à Karlowitz (Sremski Karlovci, Serbie) le 26 janvier 1699 et qui met fin à la « Grande guerre turque » ou cinquième guerre austro-turque, longue de 26 années, donne la propriété de l’île à l’Empire ottoman. Mais les hostilités reprennent bientôt et ce sont cette fois les armées autrichiennes qui assiègent à la forteresse et la reprenne au bout de quelques mois. Quand à la paix de Passarowitz (Požarevac, Serbie) du 21 juillet 1718, elle entérine la prise de la forteresse par les Autrichiens bien décidés cette fois à la conserver.
   Les Autrichiens décident de la construction d’une nouvelle forteresse. Les travaux se prolongent et l’ouvrage ne sera achevé qu’au bout de vingt années. De forme rectangulaire, en pierres et en briques, il est situé au centre de l’île. Ses remparts et ses bastions protègent l’ensemble du site. Sur la rive droite, aujourd’hui serbe, un fort tour de guet complémentaire est érigée. Elle est reliée à l’île par une passerelle en bois qui sera détruite au cours du XIXe siècle. Avec les fortifications élevées sur la rive droite, le dispositif, baptisé du nom de Fort Élisabeth par les Autrichiens, rend presque impossible le passage des flottes ennemies.
   Les hostilités reprennent et la forteresse, à peine terminée, est assiégée et tombe pourtant à nouveau aux mains des Ottomans en 1738. Le Traité de Belgrade du 18 septembre 1739 marque la fin de cette guerre opposant l’Empire ottoman  à l’Autriche (et à la Russie). Gravement endommagée par les bombardements, la forteresse est reconstruite par les nouveaux occupants turcs. Les colons allemands qui s’y étaient installés pendant l’occupation autrichienne sont expulsés et remplacés par une population turque. Après un demi-siècle de paix les deux empires entre à nouveau en conflit en 1788 à l’initiative de Joseph II de Habsbourg (1741-1790 ). Belgrade est reconquise en 1789 par les troupes du Maréchal von Laudon (1717-1790) et Ada-Kaleh retombe pour une courte période aux mains des Autrichiens (1790). Le Traité de Sistova (1791) les contraint toutefois à restituer l’île, tout comme Belgrade, à la Sublime Porte.

Bombardement d’Ada-Kaleh par les les armées autrichiennes du Maréchal von Laudon

   Ce traité inaugure enfin une longue ère de paix pour l’île qui va perdre de son importance stratégique du fait du déclin de l’Empire ottoman et de l’émancipation des peuples des Balkans. Ada Kaleh perd également sa garnison turque et sa passerelle la reliant à la rive méridionale qui sera laissé à l’abandon puis détruite au cours du XIXe siècle. Occupée pendant la première guerre mondiale, officieusement roumaine dès 1919,  elle reste sous domination ottomane jusqu’en 1923 où elle fut annexée officiellement à la Roumanie par le Traité de Lausanne tout en préservant sa séduisante atmosphère orientale.
   Un gros plan d’une carte de la Valachie datant de 1790 et de la brève occupation autrichienne d’alors, conservée à la Bibliothèque Nationale d’Autriche (ÖNB, Kartensammlung FBK Q.4.1a-i) permet de voir simultanément une passerelle, construite après le Traité de Passarowitz (1718) ou reconstruite entretemps, qui aurait encore relié à cette époque l’île au fort et à la tour de guet sur la rive droite (territoire ottoman) et un pont de bateaux (volant ?) provisoire, construit probablement dès après la reprise de l’île par les Autrichiens en 1790 qui relie la forteresse à la rive gauche (territoire autrichien) et aurait servi à différentes opérations militaires. 

Eric Baude pour Danube-culture, © droits réservés, mis à jour novembre 2023

Ada-Kaleh in  « Zwey Hundert Vier und Sechzig Donau-Ansichten nach dem Verlauf des Donaustromes von seinem Ursprunge bis zum Ausfluss in den schwarzen Meer (Deux cents  soixante-quatre vues du Danube d’après le cours du fleuve depuis son sa source jusqu’à son embouchure dans la mer Noire). Avec une carte du Danube, publiée par Adolph Kunike, peintre d’histoire et propriétaire d’un institut de lithographie à Vienne. Accompagné d’une description topographique, historique, ethnographique et pittoresque par le Dr Georg Carl Borromäus Rumy, professeur émérite de littérature classique, de philosophie et de sciences historiques. Vienne, aux frais de l’éditeur, imprimé chez Leopold Grund 1826 et relié en trois albums.

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