François Maspero : Coucher de soleil sur le delta (Balkans Transit)

   « Coucher de soleil sur le delta » : extraits du livre de François Maspero (1932-2015) Balkans — Transit relatant cinq années (1992-1996) de périples et de rencontres dans les Balkans en compagnie du photographe français d’origine slovène Klavdij Sluban (1963).

« Notre bateau descendait très lentement le fleuve. Ce n’était pas une croisière, les deux ou trois cents passagers avaient une destination bien précise et étaient attendus par une foule à chaque gare fluviale. Des hommes serrés sur des bancs de la plage arrière parlaient fort en renouvelant sans fin leurs bouteilles de bière, des femmes en fichus de couleurs s’entassaient dans les coursives et dans l’entrepont, souvent accroupies sur le sol à côté d’amoncellement de valises et de paniers ficelés. Et, partout, on butait sur les bouteilles vides, on piétinait les épluchures noires recrachées des graines de tournesol et de citrouille.
Après Galati et le confluent du Prut qui remonte vers la Moldavie, le fleuve atteint parfois plusieurs kilomètres de large. En face de nous, l’Ukraine. Les hauts arbres masquant le pays, toujours des miradors, puis soudain, un immense port sans vie apparente, et des dizaine et des dizaine de cargos rouillés, enchaînés en file, proue pointées vers l’amont, qui ne reprendront jamais leur route. À Tulcea, le Danube se sépare en plusieurs bras pour gagner la mer : l’un va vers le nord et Izmaïl, le grand port ukrainien. Notre bateau a pris celui de Sulina qui fut longtemps l’axe le plus fréquenté, avant le percement du grand canal Danube-mer Noire débouchant à Constanza, commencé sous la terreur stalinienne, abandonné puis repris sous Ceauşescu avec des moyens plus modernes et sans prisonniers politiques.

Le Danube à Tulcea, photo © Danube-culture, droits réservés

À partir de Tulcea, l’estuaire se fait si marécageux qu’il n’y a plus de route, et notre bateau devenait définitivement le seul moyen de transport en commun. De temps à autre, une vedette bricolée filait avec quelques touristes ou des cadres pressés. La chaleur, la bière, le bercement du fleuve ont fait taire les conversations. Des tentacules aquatiques s’enfonçaient dans la végétation. Quelques villages aux maisons basses. Parfois, très rarement, un cargo turc ou ukrainien remontant au ralenti.
Debout sur une sorte de grosse bouée en plein milieu du canal, un homme en combinaison orange régulait à grand geste la circulation inexistante : un cargo naufragé barrait la plus grande partie du passage. Naufrage mystérieux d’une cargaison non moins (officiellement) mystérieuse qui venait dit-on, d’Odessa et faisait route pour Belgrade… L’épave était là depuis trois ans, et les travaux de dégagement ne faisaient que commencer.
Vols d’échassiers, hérons immobiles sur la berge, conciliabules de pélicans bavards (enfin supposés tels, car à cette distance…), quelques canots à rames qui traversaient vers une destinations inconnue, toujours masqués par les rideaux d’arbres… Cinq heures après avoir quitté Tulcea, le bateau était maintenant presque vide. Dans la réverbération du soleil couchant, eau grise et ciel se confondaient. Se sont dessinés enfin une tour, une grue, quelques immeubles du genre HLM : Sulina, bourgade du bout du fleuve. Et plus loin encore, une ligne sombre : la mer Noire.

Ambiance nocturne des quais de Sulina, photo © Danube-culture, droits réservés

« La Commission européenne instituée par le Traité de Paris du 30 mars 1856 pour améliorer la navigabilité des embouchures du Danube a construit ces digues et ce phare achevés en novembre 1870. Les Puissances signataires du Traité ayant été représentées successivement par … » suit la liste des noms des mandataires de « l’Autriche-Hongrie, la France, la Grande-Bretagne, la Prusse et la Confédération d’Allemagne, la Sardaigne et l’Italie, la Turquie ». Cette plaque apposée sur une maison carrée en pierre grise qui abrite encore la capitainerie du port ne pourrait mieux évoquer le sort des peuples de la région et légitimer leur sentiment d’avoir été constamment dépossédés de leur histoire. On y trouve en effet deux absents. La Russie — elle venait de perdre la guerre de Crimée et donc de dire temporairement adieu à ses visées sur l’au-delà du fleuve — et surtout cette Roumanie qui n’était encore ici, en 1856, que la Valachie : la seule population présente sur ces confins n’a pas eu à participer aux décisions des cours européennes qui l’intéressaient au premier chef…
Pendant les trois jours que nous avons vécu à Sulina, seuls sont passés sur le fleuve deux cargos qui ont accosté pour les formalités de douane. Des autorités vaguement galonnées montaient à bord pour en redescendre un peu plus plus tard, un peu titubantes. Un planton était mis en faction devant la passerelle. Les marins contemplaient mélancoliquement du pont l’unique quai déserté, c’est-à-dire la berge surélevée, les maisons basses, les quelques tavernes fermées, les rues où passaient plus de chiens que d’enfants, les magasins vides, le marché où l’on ne trouvait que quelques blocs de fromage blanc, des pommes de terre rachitiques et ridées de l’automne précédent. Au troisième jour, les rares passants nous saluaient dans la rue comme de vieilles connaissances. Nous étions les seuls clients de l’hôtel moderne dont la chaufferie solaire n’était déjà plus qu’un tas de tuyaux crevés ; nous avions dû refuser trois chambres car il y manquait toujours quelque chose, la moustiquaire, l’eau au robinet ou l’éclairage. Le soir, une boite de nuit tonitruait en couvrant le chant des grenouilles pour attirer la jeunesse locale, mais où était la jeunesse locale ? Sur les pontons pourris amarrés dans des bras morts où logeaient des Tsiganes au milieu des rats crevés ?
Au-delà s’étendait un no man’s land de dunes, de canaux et d’étendues d’eau croupie, de poutrelle et de blocs de béton dont on ne comprenait pas la destination première. Et au-delà, encore, la mer, qui plus que Noire méritait le nom de Morte, tant le battement mécanique de ses vagues huileuses et sombres imitait maladroitement la respiration marine. « Beach ! » nous ont crié des jeunes filles. Elles ont disparu derrière des ronciers et nous ne les avons pas revues. Nous avons traversés le cimetière des Lipovènes. Qui sont les Lipovènes ? Une secte de Vieux Croyants persécutés en Russie et venus peupler ce rivage il y a cents ans. Mais encore ? La sage théorie de Klavdij selon laquelle, en voyage, on ne peut prétendre tout savoir et tout apprendre, qu’il faut laisser leur part d’autonomie et de mystère aux histoires que l’on croise, avait décidément du bon — surtout pour nous voyageurs à bout de souffle, qui avions l’impression d’être arrivés sur la fin d’un monde.
Des coques de bateaux échoués émergeaient des champs qui masquaient les eaux. Le soir tombait, c’était l’heure où la lumière qui s’enfuit exalte la passion photographique de Klavdij. Une proue noire se dressant très haut, nue, lui a fait oublier le temps, l’endroit, toute autre repère que cette forme enfoncée comme un coin géant dans le ciel, solitaire, lyrique, incarnant à la fois la désolation infinie et la pérennité du passage des hommes. Il l’a photographié longuement, puis a sauté d’une épave échouée en pleine terre à l’autre avec une frénésie qui lui a fait négliger ce que, moi, j’apercevais au loin : au sud, d’une haute tour de radiophare, nous parvenaient de soudains miroitements ; au nord se dessinaient, j’en étais certain, les tourelles et les mâts gris de bateaux de guerre accostés au ras de l’horizon, et il en émanait d’identiques éclairs rapides : il n’y avait pas de doute, nous étions observés, uniques humains sur ce Finistère. J’ai fini par repérer la silhouette d’un homme, non, de plusieurs, qui nous suivaient à la jumelle. Pour la première fois, j’ai senti monter une sourde angoisse et j’ai fini par la faire, un petit peu, partager à Klavdij, l’arrachant à un sentiment de plénitude dans son travail qu’il avait rarement vécu avec autant d’intensité depuis le début du voyage.
Au bout d’un canal impossible à traverser, c’était enfin la jonction du fleuve et de la mer. En face, très loin, la côte ukrainienne. Du haut d’un mirador, un homme en civil, armé, nous a hélés avant de descendre. D’autres, boueux et hirsutes, sont sortis d’une cabane, se sont approchés, nous ont tendu la main qui ne tenait pas une bouteille de bière : « Ostarojno ! Granitsa ! Opasnïe ! — Attention, frontière, dangereux ! » presque mot pour mot et dans la même langue les paroles que nous avions entendues, il y avait plus d’un mois, au soir de notre arrivée dans le port de Durrës… Étaient-ils gardes frontières, roumains ou ukrainiens, étaient-ils pêcheurs ou contrebandiers, lipovènes ou tsiganes ? L’homme à la Kalachnikov a insisté pour nous ramener en barque à Sulina. Nous avons refusé avec l’obstination du désespoir, pour rebrousser chemin vers l’ouest. Longtemps, sans oser nous retourner, nous avons senti leurs regards nous suivre. Peut-être étions-nous arrivés ici aux bords d’une Europe, encore une autre qui s’affirmait d’emblée, celle-là, abruptement inconnue. »

François Maspero, Klavdij Sluban, Balkans —Transit, « Coucher de soleil sur le delta », Éditions du Seuil, Paris, 1997

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