Voyageurs sur le Danube : le défilé des Portes-de-Fer par Charles Bigot (1840-1893)

   Au retour d’un long périple qui l’emmène jusqu’en Grèce et en Turquie l’écrivain et journaliste français Charles Bigot fait à son tour en 1885 après bien d’autres européens, l’expérience de la remontée des Portes-de-Fer qu’il relate dans son livre Grèce – Turquie, le Danube. Pour lui, seul le cirque grandiose de Gavarni dans le massif des Pyrénées peut rivaliser de beauté avec les Portes-de-Fer.
Où l’on apprend encore qu’il peut faire plus chaud sur cette partie du fleuve l’été que dans le Péloponèse ou à Constantinople et que le confort, la propreté des bateaux autrichiens et la manière dont on y lave le linge laisse à désirer !

Rappelons en préambule que le très ancien défilé des Portes-de-Fer s’est creusé il y a environs cinq millions d’années, qu’il s’étend sur 135 km et que la largeur du fleuve varie dans celui-ci de 2 km à moins de 150 m pour ses parties les plus étroites. Aujourd’hui le défilé est coupé par le gigantesque barrage de Djerdap 1, construit entre 1963 et 1972 par les régimes communistes roumains et yougoslaves. La rive gauche du défilé des Portes-de-Fer est de nos jours roumaine, la rive droite est serbe.
« De Bucharest à Pesth, le chemin de fer transporte les voyageurs en vingt-deux heures, le jour où ne passe pas le train plus rapide de l’Orient-Express. Mais nous n’avons fait en chemin que la première partie du trajet. Les Portes-de-Fer du Danube, ces fameuses Portes-de-Fer que l’on dit un des plus grandioses spectacles de l’Europe, sont non loin de nous : il faut les voir, car savons-nous si l’occasion manquée se retrouverait jamais ? Et le seul moyen de voir les Portes-de-Fer, c’est de remonter le Danube en bateau.
À quatre heures et demie, le samedi, 18 juillet, nous montons dans le train qui doit nous conduire d’abord à Orşova. Il est grand jour, le lendemain, quand nous arrivons à cette ville, où nous allons nous embarquer. La matinée est magnifique ; le grand fleuve jaune resplendit sous la lumière de Juillet. Orşova est une jolie petite ville, toute blanche au milieu de la verdure. Le François-Joseph, lequel nous allons monter, peint en blanc et couvert de sa grande tente, a un air coquet et confortable ; la douane autrichienne elle-même, qu’il nous faut subir, veut bien ne pas trop bouleverser nos malles : tout s’annonce favorablement, tout nous promet un heureux voyage.
À peine avons-nous remonter le Danube pendant trois quarts d’heure que la vallée se resserre. Les collines s’élèvent et deviennent de véritables montagnes. La nature, si riante tout à l’heure, prend un aspect sauvage : nous voici arrivés aux fameuses Portes-de-Fer.
Il n’y a pas à dire, le spectacle est digne de réputation. Oui, certes, nous avons bien fait de quitter le chemin de fer et de prendre la route la plus longue ! Ce que peut rêver l’imagination, même d’un Gustave Doré, est ici dépassé par la réalité. Le Danube, si large il y a quelques minutes et dont un kilomètre séparait les deux rives, semble n’être plus maintenant qu’une petite rivière. À peine nous paraît-il plus large que la Seine au Pont-au-Change. Une énorme muraille à gauche, une énorme muraille à droite, s’élevant à pic à 200 ou 300 mètres, l’encaisse et l’enferme ; Il roule d’un mouvement furieux, rapide comme la flèche ; quand les débris qu’il emporte et qui passent devant nos yeux ne nous montreraient pas l’énergie du courant, les coups de piston précipités de la machine suffiraient à nous prouver quel effort est nécessaire pour le remonter. Les montagnes succèdent aux montagnes, tantôt à pic, laissant voir la roche aiguë et nue, tantôt couvertes de bois de sapins. Pas un village, pas un château : rien ici que la nature dans toute son énergie farouche. Rien que ces deux puissances : la roche et le fleuve impétueux.
   Et pendant deux heures le spectacle continue ainsi, grandiose et sauvage. Par moments, les montagnes s’écartent, le fleuve reprend sa largeur habituelle et s’épanouit ; il semble alors un petit lac enfermé de toutes part comme dans les murailles d’un cirque ; puis les montagnes se rapprochent, se rejoignent, et voici un nouveau défilé où le fleuve roule une fois encore comprimé, avec un mouvement furieux, se creusant çà et là en violents tourbillons. Malheur à la barque que saisirait un de ces tourbillons.
   La lutte a été terrible ici entre ces deux puissances, l’eau et le rocher. L’imagination se reporte involontairement aux âges lointains qui en ont été témoins. En ces temps, le sud de l’Autriche, la Serbie, les parties basses de la Hongrie ont dû longtemps formé un lac immense, une véritable mer où tombaient, sans cesse et toujours, les eaux venues des Alpes, des montagnes du Wurtemberg et de la Bohême, des Karpathes ; une infranchissable barrière les arrêtait, à l’ouest. Le duel a commencé. C’est l’eau qui a remporté la victoire ; elle a trouvé dans ces murailles de granit les failles et les défauts, elle les a percées l’une après l’autre, elle a forcé les cinq ou six enceintes qui lui faisaient obstacle, elle s’est frayée un passage enfin jusqu’à cette vallée au milieu de laquelle court aujourd’hui le bas Danube. Que de siècles a duré cette lutte ! Les rochers seuls qui en ont été les témoins, et où d’âge en âge le fleuve a creusé plus profondément son lit, nous en pourraient raconter l’histoire.
   Les touristes admirent, et avec raison, les bords de la Meuse aux environs de Liège, les bords de l’Elbe, les bords du Rhin de Mayence à Coblentz ; mais s’il faut parler de grandeur, rien de tout cela ne saurait être comparé, même de bien loin, à ce passage des Portes-de-Fer. Je ne vois, en un autre genre, que le cirque de Gavarni, avec le chaos qui le précède, qui puisse entrer en parallèle.
Qu’on imagine, pendant une quarantaine de kilomètres, un amoncellement de collines et de montagnes jetées en tout sens, pêle-mêle, comme un immense troupeau ; qu’on se figure maintenant une masse d’eau énorme, rencontrant sur son chemin cette formidable barrière, ici tournant les obstacles, serpentant dans les intervalles ; là se frayant de vive force une route à travers quelque roche moins dure : — tel est le spectacle unique au monde, à la fois superbe et terrible, qui nous est offert. L’homme s’y voit en présence de forces auprès desquelles la sienne est bien peu de chose et il y a je ne sais quoi de religieux dans l’admiration mêlée d’épouvante dont il est impossible de se défendre ici.
Les Portes-de-Fer sont franchies ; maintenant la vallée s’élargit de nouveau et par endroits devient immense ; d’énormes îles se sont formées de place en place, toutes couvertes d’oseraies, de saules et de frênes ; De distance en distance nous nous arrêtons devant quelque village qui rit au milieu de la verdure. C’est le dimanche ; le bruit des cloches, le son de la musique, les cris des enfants viennent gaiement jusqu’à nous. Partout ici les paysans portent la longue blouse blanche, serrée à la taille d’une courroie, et qui flotte au dessous comme un jupon ou une fustanelle ; ils portent aussi un large pantalon de toile blanche ; le costume n’a pas changé, depuis les bas-reliefs de la colonne Trajane.
L’après-midi est admirable ; l’eau du Danube, sans une ride sous le grand soleil, paraît toute blanche, toute laiteuse, comme cette mer que nous avons vu dans le golfe de Smyrne. Les arbres des îles basses, les arbres de la rive, s’y reflètent tranquillement. Çà et là passe quelque bateau à vapeur descendant la rivière, quelque chaland qui glisse rapidement au fil de l’eau, quelque barque effilée, avec ses deux extrémités relevées en pointe. Le spectacle est tout charmant, d’une harmonie de tons fine et exquise. Quel joli tableau un Claude Lorrain ou un Cuyp1 eût fait avec ce paysage qui est là devant nos yeux ! Le soleil décline à l’horizon, puis se couche dans sa gloire: il est nuit close quand nous arrivons à Belgrade, et nos poussons ensuite jusqu’à Semlin2, d’où nous ne repartirons que le lendemain matin.
Je me permettrai de donner un conseil aux voyageurs qui viendront après nous ; qu’ils ne manquent pas de faire en bateau à vapeur le trajet d’Orşova à Belgrade, mais qu’ils reprennent le chemin de fer jusqu’à Pesth. Nous avions, nous, pris nos billets d’Orşova à Pesth sur le Danube, et vraiment nous avions eu tort. Le voyage dure bien près de trois jours, et les deux derniers sont les moins intéressants. Sans doute le Danube est toujours un beau fleuve ; les collines qui le bordent font souvent de belles lignes ; les îles auxquelles il fait une ceinture d’or ou d’argent, selon les reflets de la lumière, sont luxuriantes de végétations ; on voit défiler devant soi nombre de petites villes, ou pittoresquement situées sur quelque colline, ou baignant leurs pieds dans le grand fleuve ; les clochetons carrés de leurs églises, surmontés de leurs toits capricieux, que couronnent une boule d’or, ne manquent pas d’originalité. — On se lasse pourtant et de ces collines, et de ces îles, et de ces villes et de ces villages, et du fleuve éblouissant, toujours calme, toujours uni comme un miroir.
Nous avons ici trouvé d’ailleurs une chaleur terrible, la chaleur suffocante que nous n’avions rencontrée ni à Athènes, ni dans le Péloponèse, ni à Constantinople, ni à Brousse. Pas un souffle d’air durant le jour, et la réverbération du soleil fatigue nos yeux sur le pont autant que la chaleur fatigue tout notre corps. Pas un souffle d’air la nuit, même en évitant de descendre dans les cabines, et ici hélas ! aussi les coussins du salons sont infestés de vermine, aussi bien que les matelas des couchettes. On se lève plus las que l’on s’est couché, et la nourriture n’est pas faite pour réparer les forces.On voyage moins aujourd’hui sur le Danube qu’on ne le faisait il y a quelques années, et, les affaires étant moins prospères, le service s’est fort relâché.
   Un hasard m’a fait assister, entre deux repas, à la façon dont se fait sur le François-Joseph la lessive du linge. Le garçon, un garçon qui nous sert à table en habit noir, coiffé à la Capoul, une rose jaune à la boutonnière, possédant toute la distinction d’un ténor italien, a ramassé consciencieusement et mis en un tas toutes les serviettes du dîner. Il les prend une à une, les étale sur une table, répand sur chacune quelques gouttes d’eau, après les avoir détriplées et les empile. La pile faite, il reprend chaque serviette encore moite et la replie avec soin. Voilà ma lessive terminée. J’ai voulu m’assurer si le procédé était habituel, et j’ai vu en effet, trois jours durant, la même opération se renouveler avec la même conscience, et sans le moindre mystère d’ailleurs.
   J’imagine que, lorsqu’une serviette se trouve par trop tachée, on veut bien lui faire les honneurs d’un lavage pour de bon. Mais ce n’est pas chose ragoûtante de penser que l’on essuie, au souper, sa moustache avec une serviette qui a essuyé le matin, à sept heures et demie, la moustache d’un premier monsieur, et à midi celle d’un second monsieur, sans parler des divers messieurs de la veille et de l’avant-veille. Vous me croirez sans peine, si j’ajoute que, cette découverte faite, je me suis privé des serviettes du François-Joseph. On a, en Autriche, des idées sur la propreté un peu différentes des nôtres, et j’ai bien peur que la façon dont on faisait la cuisine à bord de notre bateau ne ressemblât fort à celle dont on y lavait les serviettes !
   Enfin, à la fin du troisième jour, vers quatre heures de l’après-midi, voici la citadelle d’Ofen qui se montre à gauche sur une haute colline ; voici à notre droite, dans la vaste plaine, une grande ville qui s’étale : c’est Pesth, et nous quittons le François-Joseph, aussi contents d’en descendre, qu’à Orşova, nous avions eu de plaisir à y monter. J’ignorais encore le cadeau que m’avait fait le beau Danube : il m’avait donné la fièvre, et je m’en suis aperçu dès le lendemain. »

BIGOT, Charles,  « Sur le Danube » in Grèce – Turquie, le Danube, Paul Ollendorff Éditeur, Paris, 1886

Notes : 
1Albert Cuyp (1620-1691), peintre paysagiste hollandais
2 Zemun, aujourd’hui quartier de la capitale de la Serbie Belgrade, autrefois, ville de l’Empire autrichien à la frontière de l’Empire ottoman 

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