Les soupes de poissons danubiennes hongroises et roumaines : une géographie du goût et des traditions !

   Il existe une étonnante variété de recettes culinaires autour des poissons tout au long du Haut, Moyen et Bas-Danube. Et pour cause, le Danube était autrefois l’un des fleuves les plus poissonneux d’Europe. S’y côtoyaient de nombreuses espèces dont certaines, trop abondamment pêchées, ont aujourd’hui disparu.
Parmi les meilleures recettes à base de poissons on trouve les traditionnelles et incontournables ciorbǎ de peşte (soupes ou bouillabaisse de poisson). Il y a peut-être autant de variations de recettes de ciorbǎ que d’affluents du Danube ! Les ciorbǎ ou borş (bortsch, mais sans jus de son de blé !) des pêcheurs sont réputées comme quelques-unes des meilleures soupes de poissons du continent européen. C
elles d’aujourd’hui n’ont peut-être plus tout à fait le même goût que les soupes d’autrefois. Plusieurs raisons sont à l’origine de la raréfaction de la faune piscicole (ce que confirme la plupart des pêcheurs danubiens) : la construction des barrages, la régulation du fleuve pour le Danube allemand et autrichien, la pollution, la surpêche et le braconnage, en particulier dans le delta du Danube où il est bien difficile de le contrôler car il fait partie, d’une certaine façon, d’une tradition de défi aux autorités1. Les recettes ont donc du s’adapter à l’évolution de la faune piscicole. De plus, du fait du réchauffement des eaux fluviales, conséquence du changement climatique, de la modification du lit et des bords du fleuve, de la construction de digues et de l’empierrement des rives sur le Haut-Danube, certaines espèces invasives de poissons comme les gobies à tâches noires remontent désormais loin en amont désormais le Danube depuis la mer Noire et trouvent un environnement favorable à leur reproduction perturbant les espèces endogènes et menaçant un équilibre piscicole de plus en plus fragilisé.
   Danube-culture quelques recommandations pour cuisiner et réussir la traditionnelle ciorbǎ de peşte.
Jó étvágyat ! (hongrois), Poftă bună ! (roumain), Bon appétit !

 Parmi les plus réputées les soupes de poissons hongroises, relevées et épicées comme celles de Baja où se déroule en été le Halfőző Fesztivál, la plus grande fête autour de cette spécialité ou celle de Szeged sur la Tisza (affluent du Danube de la rive gauche), que les pêcheurs locaux nommaient autrefois Paprikache, un plat relevé où le poisson est précisément accompagné des meilleurs paprikas de la région et de piments savoureux.
   Plus en aval, en Roumanie, c’est l’excellente et traditionnelle ciorbă de pește (L’étymologie du mot est la même que celle du mot turc çorba et remonte à la période d’occupation ottomane) ou une  borş de pește, au goût acide, dû à une base de son de blé fermenté appelé borș. On raconte que les plus savoureuses ciorbă seraient concoctées par les pécheurs lipovènes dans le delta du Danube2, avec de l’eau et des poissons du fleuveMais les soupes de poissons des rives amont croates, serbes et bulgares, territoires danubiens où la pêche était aussi autrefois pratiquée avec assiduité, ne sont pas non plus en reste et méritent bien plus qu’une unique dégustation.
   Selon la tradition plus le plat contient de variétés différentes de poissons meilleure en est la soupe. Allez savoir ! Chacun défendant sa recette, il faut les goûter toutes !

Notes :
1
Lire au sujet de la pêche dans le delta du Danube roumain l’article de Veronica Mitroi et Jean-Paul Billaud, « Mais que sont devenus les poissons du delta du Danube ? Les économies morales de la dégradation de la pêche dans une réserve de biosphère », Développement durable et territoires [En ligne], Vol. 7, n°3 | Décembre 2016, mis en ligne le 21 décembre 2016, consulté le 26 janvier 2019.
URL: http://journals.openedition.org/developpementdurable/11472 ; DOI : 10.4000/developpementdurable.11472

2135 espèces de poissons ont été inventoriées dans la Réserve de biosphère du delta du Danube dont une trentaine font l’objet d’une pêche traditionnelle (Sources ARBB, 2010).  

Deux festivals renommés en Hongrie et en Roumanie y sont consacrés, chacun récompensant chaque année les meilleures recettes :

Bajai Halfőző Fesztivál
 www.bajaihalfozofesztival.hu

Ça mijote ! Bajai Halfőző Fesztivál 2018, (photo Fercsák, Róbert, droits réservés)

 Festivalul Borşului de Peşte al Deltei Dunǎrii (en septembre) à Crişan, dans le delta du Danube roumain
www.info-delta.ro/festivalul-borsului-de-peste-al-deltei-dunarii

   On prépare les soupes de poissons en général, quelqu’en soit les endroits, dans des marmites ou chaudrons de forme variée qui, raconte-t-on, changent le goût tout autant que l’eau et les autres ingrédients.

Poissons du Danube hongrois :
Gardon (Rutilus rutilus)
Gardon galant (Rutilus virgo)
Ide mélanote (Leuciscus idus)
Chevesne (Leuciscus cephalus)
Rotengle ou gardon-carpe (Scardinius erythrophthalmus)
Aspe (Aspius aspius)
Ablette (Alburnus alburnus)
Brème bordelière (Blicca björkna)
Brème commune (Abramis brama)
Brème du Danube (Abramis sapa Pall.)
Brème bleu (Abramis Ballerus)
Brochet (Esox lucius)
Nase (Chodrostoma nusus)
Tanche (Tinca tinca)
Pélèque rasoir (Pelecus Cultratus)
Goujon (Gobio gobio)
Barbeau commun (Barbus barbus)
Carpe commune (Cyprinus carpio)
Carassin commun (Carassius carassius)
Loche d’étang (Misgurnus fossilis)
Silure glane (Silurus glanis)
Lotte (Lota lota)
Perche (Perca fluviatilis)
Grémille du Danube (Gymnocephalus cernuus
)

Sandre (Stizostedion lucioperca)
Zingel streber (Aspro streber Siebold
)

Barbotte brune (Ictalurus nebolosus)
Perche soleil (Lepomis gibbosus)
Achigan à grande bouche (Micropterus salmoides)
Anguille d’Europe (Anguilla, anguilla)
Carpe de roseau (Ctenopharyngodon idella Val.)
Carpe marbrée (
Hypophthalmus nobilis)

Photo droits réservés

À la hongroise !
Soupe traditionnelle de poissons de Szeged 

Ingrédients :
– 500 g de petits poissons d’eau douce
– 1 carpe de 1kg-1,2kg ou év. un autre grand poisson d’eau douce
– 1 gros oignon
– 1 c. à soupe de paprika légèrement piquant
– 1/2 piment
– 1 poivron vert piquant
– sel

Préparation
Écaillez soigneusement les petits poissons, les vider et les laver.
Réservez la laitance au réfrigérateur.
   Coupez la tête et la queue de la carpe, découpez le reste en morceaux d’env. 3 cm.
Salez délicatement et réservez au frais. 
Mettez les petits poissons avec la tête et la queue de la carpe dans une casserole, ajoutez l’oignon pelé et coupé en rondelles. Versez de l’eau froide jusqu’à ce que les poissons soient recouverts. Faites chauffer doucement et laissez mijoter à feu doux pendant 1 heure environ. Filtrez et réservez le bouillon. Ajoutez ensuite 1 litre d’eau froide au bouillon de poissons puis incorporez dans celui-ci les morceaux de carpe, le paprika, le poivron vert et la laitance. Laissez frémir à feu doux pendant 10 à 15 minutes avant de servir.
   Ce plat peut s’accompagner par exemple d’un vin blanc hongrois fruité (Olaszrizling) de la région du lac Balaton (Transdanubie du nord). On peut sortir des sentiers battus et tenter une alliance originale avec un grand vin rouge corsé du vignoble de Szeksard comme le Szeksárdi de cépage bikavér ou Kefrankos (Transdanubie du sud).

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À la roumaine !
Ciorbǎ de peşte traditonalǎ (bouillabaisse  du Delta du Danube)

   Voici les secrets de la réussite d’une bouillabaisse comme on la cuisine dans le delta du Danube.
   Il faut tout d’abord différentes sortes de poisson très frais et en grande quantité (un dicton raconte qu’on doit utiliser de l’eau du Danube pour une bouillabaisse réussie !). Choisir des poisson gras : carpe, silure, truite mais aussi des espèces moins grasses telles que brochet, perche, sandre… Au printemps, un morceau (une queue) de hareng donne un goût délicieux. Ensuite il ne doit pas y avoir trop de légumes pour que la bouillabaisse garde franchement le goût du poisson. On ajoutera un peu du vinaigre.
   Coupez les queues et les têtes des grands poissons et préparez le potage en les faisant bouillir dans de l’eau tout en y ajoutant en ajoutant les petits poissons. Mettez ensuite le chaudron sur le feu, la quantité d’eau nécessaire étant légèrement supérieure à celle des poissons. Joignez de l’oignon coupé fin, des pommes de terre épluchées et coupées en dés ou en cubes. Dès que les légumes sont bien cuits, ajoutez le poisson, les tomates et les poivrons coupés. Quand le poisson commence à bouillir, ajoutez une cuillère de sel et deux cuillères de vinaigre. À la fin on peut encore saler légèrement selon le goût des convives et de la verdure hachée finement.
   Servez d’abord le poisson sur un grand plateau puis la ciorbă assaisonnée d’ail.

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Recette II

   Le secret de l’authentique soupe roumaine de poissons réside dans le borş (bortsch) un condiment obtenu à partir de la fermentation de son de blé. Encore que là les avis différent si l’on croit le gastronome et épicurien Radu Anton Roman dont un éditeur français a eu l’excellente idée de le faire traduire et de le publier.
Radu Anton Roman, Savoureuse Roumanie, 358 recettes culinaires et leur histoire, Les Éditions Noir sur Blanc, Montricher, 2004   

    Commencez par le poisson : vous avez besoin d’une ou plusieurs têtes de gros poissons (carpe ou silure) ainsi que trois ou quatre poissons plus petits (notamment des carassins). Il vous faut aussi un oignon, un poivron, une grosse tomate, une carotte, un panais et un demi-céleri rave, environ 750 ml de borş, une demi-tasse de riz et une botte de Livèche (la livèche est une plante condimentaire vivace herbacée qui ressemble à un céleri géant. C’est l’ancêtre de tous les céleris branches et raves.)
   Nettoyez délicatement et soigneusement les poissons et leur enlevez les branchies. Faites-les bouillir dans une grosse marmite pendant une quinzaine de minutes. Entretemps coupez les légumes en dés d’environ un centimètre, un centimètre et demi de côté et rajoutez-les dans la soupe avec le riz. Laissez bouillir à feu moyen pendant une autre trentaine de minutes avant de rajouter le borş et une demi-botte de livèche. Salez selon vôtre propre goût et laissez mijoter pendant une autre dizaine de minutes.
Enlevez les têtes de poissons et les os, récupérez la chair des poissons que vous remettrez dans la marmite. Juste avant de servir la  ajoutez l’autre demi-botte de livèche afin d’amplifier sa saveur. Si la soupe ne vous semble pas trop aigre, vous pouvez également lui ajouter du jus de citron ou un peu de vinaigre.
   Si vous ne disposez pas de borş, vous pourrez compenser par le jus d’un ou même de deux citrons.
   Sachez également que dans le delta du Danube, la soupe de poisson est consommée en deux étapes. Durant la première, on mange le poisson avec du mujdei, une sorte de mousse d’ail similaire à la sauce rouille puis on déguste la soupe, accompagnée d’un ou de plusieurs piments. Un plat exceptionnel d’un goût vraiment intense !
   Cette recette s’accompagne la plupart du temps d’un ou de plusieurs petits verres d’alcool local ou de vodka mais vous pouvez préférer un vin roumain.

Variante avec de la vegeta :
   Mettez dans une marmite d’eau bien chaude et coupés en morceaux des oignons blancs nouveaux (avec leurs tiges vertes) des carottes, des pommes de terre, des tomates fraîches coupés en morceaux, 2 cuillères à soupe de vegeta (préparation de légumes et condiments déshydratés en poudre qu’on trouve en France dans les épiceries turques), 3 cuillerées à soupe de concentré de tomate, du cerfeuil, des queues de fenouil en morceaux. Vous y ajouterez les morceaux de poissons (perche, silure, brochet, sandre et autres poissons blancs d’eau douce).
Laisser mijoter longuement à petits bouillons.

Sauce à l’ail (mujdei)
Écrasez au pilon une vingtaine de gousses d’ail, coupez les piments rouges (piments oiseaux) en petits morceaux très fins. Ajoutez un citron épluché coupé en dés très fins puis du vinaigre blanc et de l’huile d’olive. Mélangez longuement, mettez 2 cuillerées à soupe de végéta, une cuillerée à soupe de sel. Mouillez le tout avec un peu de bouillon refroidi de la soupe. Ajoutez quelques branches de céleri en branche ciselées…
   Comme pour la Hongrie où les Romains acclimatèrent la culture de la vigne, la Roumanie est un pays de tradition vinicole très ancienne (6 000 ans). Ce vignoble, initialement d’excellente qualité mais devenu souvent médiocre à quelques exceptions près sous le régime communiste, s’est métamorphosé depuis les années 1990 et, emmené par des vignerons entreprenants, produit désormais d’excellents vins y compris biologiques. Les coteaux danubiens sont propices à la culture de la vigne tant du point de vue de l’ensoleillement que des sols. Il faut chercher pour accompagner la Ciorbǎ de peşte traditonalǎ un vin du côté de la Dobrogea ou du Dealu Mare, un rouge en cépage local Feteascǎ-neagrǎ au goût de prune ou un blanc sec (Riesling, Feteascǎ-albǎ) de terroir chaud et caillouteux.

Pofta bunǎ !
 Bon appétit !

Merci à L. Grădinaru, L. Šerban et A. Susnea pour leurs informations et traductions.

Eric Baude pour Danube-culture, mise à jour juin 2023, © droits réservés

Poissons du Danube, gravure italienne du XVIIIe siècle, collection Danube-culture

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