Galaţi et la francophonie

   Les traditions de la francophonie dans la ville de Galaţi remontent déjà à la première moitié du XIXe siècle, s’inscrivant dans le grand mouvement d’émancipation de la Roumanie, cette « île de latinité dans un monde slave » au contact des lumières de la modernité venant du côté de l’Europe occidentale et notamment de la France. Grâce à sa position au bord du Danube, deuxième fleuve d’Europe et importante voie de communication entre les pays du continent, cet important centre portuaire a été ouvert à toutes sortes d’influences, devenant une ville cosmopolite dans tous les sens du terme.

   Vers le milieu du XIXe siècle Saint-Marc Girardin (1801-1873), littérateur et homme politique français, professeur d’histoire puis de littérature à la Sorbonne, notait dans ses Souvenirs de voyages et études (Paris, Amiot, 1852-1853) que de tous les pays que traverse le Danube, la Valachie et la Moldavie sont les plus intéressées à la prospérité du fleuve. Sous le régime du monopole turc, c’est en vain que ces principautés étaient fécondes ; cette fécondité ne leur profitait pas, leurs céréales étant destinées à approvisionner Constantinople. La Porte fixait les prix, et les bateaux turcs venaient les charger à Ismaïl, à Galatz et à Brailof. Or, la paix d’Adrianople1 en 1829 a accordé aux deux Principautés Roumaines la liberté du commerce, et cette liberté avait besoin de la navigation du Danube, car les Principautés étaient liées en haut avec l’Europe centrale et en bas avec la mer Noire et la Méditerranée.

Galaţi, sa falaise et son port vers 1824 depuis la rive droite du fleuve, pendant la domination ottomane, , dessin de Jacob Alt (1789-1872) document Danube-culture

   Deux villes importantes, notait l’auteur, Brǎila en Valachie et Galaţi en Moldavie « personnifient pour ainsi dire les intérêts et les espérances des Principautés à l’égard du Danube… Si le Danube devient la grande route entre l’Orient et l’Occident…, Bucarest, Brailof, Galatz, Iassy même deviendront, pour ainsi dire, les auberges de la civilisation dans sa nouvelle route vers l’Orient. Les marchandises, sur leur chemin, répandent la richesse, mais les voyageurs répandent les idées… Pour Galatz, pour Brailof, les ballots de marchandise qui viendront du Haut Danube sont la richesse, les voyageurs sont la civilisation, c’est plus encore, c’est l’attention de l’Europe ».

Le port de Galaţi dans les années 1900, document de la collection de la Bibliothèque départementale V. A. Urechia du Judets de Galaţi, droits réservés

   Quant aux débuts de la francophonie en Roumanie, il faut remonter au XVIIIe siècle pour voir l’introduction du français comme discipline obligatoire pour les enfants de l’aristocratie et constater la présence de secrétaires français auprès des princes de Moldavie et de Valachie, ainsi que l’apparition des premières colonies françaises dans les deux capitales. Un premier consulat français fut établi à Bucarest en 1795. Cependant, c’est au XIXe siècle que les voyageurs roumains en France y ramènent les valeurs libérales de la révolution française et les lumières de la culture française en général.

L’ancien Hôtel administratif de la Commission Européenne du Danube à Galaţi, aujourd’hui le bâtiment abrite la Bibliothèque départementale V. A. Urechia, collection Bibliothèque départementale V. A. Urechia, droits réservés

   À Galaţi, la création des premières écoles privées où l’on apprenait le français date dès les premières décennies du XIXe siècle. Le premier établissement, fondé en 1833, était celui de J. Sachetti qui accueillait 25 élèves pour leur enseigner le français, le roumain, le grec et l’allemand. Notons qu’il disposait aussi d’une bibliothèque de 500 livres.
    Par la suite, l’intérêt pour l’apprentissage de cette langue prestigieuse cultivée dans la plupart des grands centres européens  allait s’accroître, ce dont témoigne le nombre bien important d’écoles destinées à son étude.
   En 1842, une « école pour l’éducation des jeunes filles » avait deux « professeures » chargées d’enseigner aux élèves l’ouvrage manuel féminin et le « dialecte français ».
   En 1845, le prince moldave Mihail Sturdza (1794-1884) visite la ville de Galaţi2 et décide la création d’une « école publique » où l’on étudiera aussi le français.
   Une pension nommée « École pour nos enfants », où l’enseignement était donné en roumain, en français et en allemand, fut fondée en 1946 par trois « boyards » de la ville : Vasile Sârbinschi, Ion Cumbari et Sofia Cosma.
   En 1849, Celestina Scotti a ouvert un « pensionnat français-allemand de demoiselles » qui accueillait 35 élèves et 6 professeurs, l’enseignement de 4 ans étant donné en français. Les disciplines d’étude étaient l’Histoire ancienne et moderne, la mythologie, la géographie, l’arithmétique, le roumain, l’anglais et le grec.
   En 1850, le Suisse Al. Fedi, maître de français, ouvrait un autre pensionnat pour filles auxquelles il enseignait la langue et la culture françaises.
   En 1860, Ana Ghica, présidente de la Société des Dames de Galati, fondait un orphelinat pour les jeunes filles pauvres et cherchait à y embaucher une institutrice « qui sache le français ».
   Cependant, l’établissement le plus notoire où le français  fut vraiment la langue des études a été l’Institut Notre-Dame de Sion, créé en 1867 par l’ordre (ou la congrégation) catholique du même nom (Notre-Dame de Sion). Deux ans après son apparition s’y ajoutait une école confessionnelle et un orphelinat. En 1870 il n’y avait que 40 élèves, mais en sept ans seulement l’effectif passa à 200 élèves, l’enseignement étant assuré par 18 mères et soeurs. En 1890 l’établissement employait 31 professeurs et était l’une des plus importantes institutions de culture féminine de Roumanie.

Notre-Dame de Sion, photo © collection de la Bibliothèque départementale V. A. Urechia du Judets de Galaţi, droits réservés

   Au début du XXe siècle le nombre des élèves s’élevait déjà à 600. Le consul français de Galaţi (notons que Galaţi regroupait à l’époque 19 consulats étrangers) observait que le succès de cette pension, admirablement organisée, contribuait largement au développent de l’influence française au sein de la haute société moldave.

La Galaţi de la Belle-Époque s’inspire de la mode et de l’élégance et de l’éducation à la française, photo © collection de la Bibliothèque départementale V. A. Urechia du Judets de Galaţi, droits réservés

   Au cours des deux derniers siècles, de nombreux intellectuels de Galaţi, hommes de lettres, artistes, penseurs ou hommes politiques, se sont illustrés brillamment dans le domaine de la culture française, s’étant inscrits dans le flux continu des traditions francophones de cet important centre économique et culturel de la Roumanie. Parmi eux, la haute personnalité de l’historien et écrivain Vasile Alexandrescu Urechia (1834-1901) y occupe une place de premier ordre. Ayant fait ses études à Paris et s’étant pénétré de la culture et des hautes valeurs spirituelles de ce véritable foyer de lumières intellectuelles, le savant roumain allait contribuer par la suite à propager ces valeurs dans les deux capitales roumaines, ainsi que dans la ville de Galaţi où il fut député puis sénateur à partir de 1867. En tant que professeur, il a enseigné dans les universités de Iaşi et de Bucarest et compte aussi parmi les membres fondateurs de l’Académie Roumaine. Nommé ministre du Département des Cultes et de l’Instruction Publique en 1860, V. A. Urechia accordait des bourses à des jeunes qui allaient étudier en France, en Espagne ou au Portugal et cherchait à moderniser l’enseignement roumain selon les préceptes et les concepts de ces pays émancipés.

Vasile Alexandrescu Urechia (1834-1901), lithographie d’Eduard Sieger datant de 1891, collection de la Bibliothèque départementale V. A. Urechia du Judets de Galaţi, droits réservés

P   articulièrement préoccupé par l’ethnographie, V. A. Urechia s’est distingué dans ce domaine pendant qu’il était étudiant à la Sorbonne, à l’occasion du Congrès international d’ethnographie de Paris (1858). Ses relations avec le savant français Léon de Rosny ont orienté les études de ce dernier vers la vie des Roumains et, après des voyages en Roumanie, Rosny allait publier un ouvrage intitulé « Les Populations danubiennes. La Patrie des Roumains d’Orient » (1882-1884),  livre dédié à son ami V. A. Urechia.
En 1883, V. A. Urechia recevait à Paris l’hommage de la Société française d’Ethnographie et à cette occasion Léon de Rosny (1837-1914) lui a adressé des louanges mémorables et bien méritées le présentant comme « un collègue qui a offert tant de preuves de zèle et de dévouement pour notre association internationale et confraternelle, surtout pendant le Premier Congrès International de Sciences Ethnographiques organisé à Paris en même temps que l’Exposition Universelle de 1878 ». « Vous nous avez présenté alors, poursuivait Rosny, cette jeune et brave nation qui, sur les bords du Danube, dans les Carpates, sur le littoral de la Mer Noire et jusqu’en Macédoine et en Épire, où elle a de nombreux frères, brandit vaillamment l’étendard de l’idée gallo-latine au milieu des populations slaves et non-aryennes de l’ancienne Turquie européenne ».
   Un collaborateur de Rosny, Auguste Lasouef (1829-1906) allait proposer ensuite à la Société Française d’Ethnographie l’institution d’un prix international V. A. Urechia, avec trois médailles : d’or, d’argent et de bronze portant l’effigie du savant roumain. Le Musée d’histoire de Galaţi en conserve des exemplaires.
   Un mémorable hommage adressé par les Français au savant V. A. Urechia figure  dans les pages de l’Encyclopédie contemporaine, revue hebdomadaire universelle des sciences, des arts et de l’industrie, n° 311 du 12 décembre 1895, sous le titre « CLXXVIIIe Congrès des Langues Romanes : M. Vasile A.Urechia, de Bucarest », signé E. Romuald :
« Parmi les hautes personnalités européennes  ont tenu à prendre part au dernier Congrès des Langues Romanes de Bordeaux, nous avons remarqué M. le sénateur V. A. Urechia dont le nom fait aujourd’hui autorité dans les grandes questions politiques, scientifiques et littéraires qui passionnent notre « extrême soeur latine », la Roumanie… »
   Non seulement nous avons voulu rendre hommage à l’érudition du savant, au talent de l’écrivain, mais encore nous avons tenu à constater la grande amitié que porte à notre pays un des plus dévoués et des plus vaillants champions du progrès intellectuel….
   Il s’est signalé enfin à l’attention sympathique de tous en rendant de grands services à la fameuse Ligue Culturelle roumaine, cette société qui compte aujourd’hui plus de deux cent mille membres et qui est devenue sous sa présidence un facteur puissant de la politique des peuples latins en Orient ».
   L’auteur note ensuite que V. A. Urechia, ministre de l’instruction publique en Roumanie, représentait au sein du sénat roumain la ville de Galaţi, un des principaux ports du Danube, et que cette ville doit à son sénateur une des plus belles bibliothèques du pays et un important musée d’histoire.
   Par le même article nous apprenons que, lors de son séjour à Paris, V. A. Urechia a dirigé une feuille roumaine « Opiniunea » plaidant pour l’union des Principautés, puis que, rentré en Moldavie, il collabora à des périodiques français tels que les trois journaux de l’Empire: le Constitutionnel, la Patrie, Le pays, puis il écrivit sa correspondance pour les publications Le Siècle, La Presse, Le Temps…

Dr. Nicolae Taftă, Président de la Fondation Eugène Ionesco de Galaţi

Notes :
1 Andrinople, aujourd’hui Edirne en Turquie, ville située aux frontières avec la Grèce et la Bulgarie et traversée par la Maritsa.
C’est sous le règne de M. Sturdza que Galaţi obtint son statut de port franc (1837)

La Bibliothèque française Eugène Ionesco de Galaţi, un des emblèmes de la francophonie roumaine, photo © Danube-culture, droits réservés

Danube-culture adresse ses remerciements à Laetiţia Buriana de la Bibliothèque départementale V.A. Urechia de Galaţi et à Victor Cilincă pour la mise à disposition des documents iconographiques.

Bibliographie :
Nicolae Taftă, Jacques Hesse, Une aventure humaine : La bibliothèque française Eugène Ionesco de Galati (Roumanie)publiée par Les amis de la Bibliothèque française Eugène Ionesco de Galaţi, 2016
N. Cartojan, « Pensionatele franceze din Moldova în prima jumătate a veacului al XIX-lea », Omagiu lui Ramiro Ortiz (Bucharest: Tipografia Bucovina, 1929), 71–72.
Roger Ravard, Le Danube maritime et le port de Galatz, Thèse pour le doctorat, Librairie moderne de droit et de jurisprudence Ernest Sagot et Cie , Paris, 1929

Albert Marquet, Quais de Galatz, 1933 ; ce peintre post-impressioniste et de marine français séjourne et peint à Galaţi en 1933 puis retourne à Vienne par le Danube.

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