Sulina, kilomètre zéro

Sulina, kilomètre zéro : la fin d’un compte à rebours…
Fin ou commencement ?

   Quand on descend le Danube depuis ses sources en Forêt-Noire, quand on se laisse guider, dès le fleuve navigable, par une pente infime, par des méandres harmonieux, par un courant aux variations considérables et par un chenal qui ne cesse de s’élargir et de se rétrécir au gré du relief ou des barrages et autres aménagements, les kilomètres et les milles parcourus s’allègent étrangement, s’effacent, disparaissent lentement, régulièrement, irrémédiablement jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien de ce qu’on a cru pouvoir un instant détenir ; la notion de distance parcourue.
Seule certitude : on ne sait ni où le Danube prend réellement ses sources ni où il finit ! 

Le voyage sur le Danube existe-t-il vraiment ?

La navigation danubienne s’apparente, d’amont en aval, au règne mystérieux de la soustraction ! Ce qui est parcouru est effacé, évanoui, perdu. Les kilomètres, après avoir été de fidèles compagnons de cette soustraction, du moins en avons-nous eu l’impression, laissent, peu avant le delta, la place aux milles maritimes, autres repères qui sont de règle pour la navigation sur cette partie du Bas-Danube et qui vont du port de Brǎila (rive gauche) à celui de Sulina. Oubliée aussi ou presque la vitesse (souvent associée au bruit) dès les portes du delta franchies, où celle-ci paraît, quand elle se fait entendre, sur l’eau (les barques et les vedettes de transport sont munies de puissants et bruyants moteurs), sur les berges, les plages, sur les pistes sableuses et poussiéreuses, dans les quelques rues carrossables de Sulina pendant la saison estivale et de certains villages reliés à la terre ferme (les 4×4 se sont aussi invités sur la scène du delta depuis quelques années), d’une modernité incongrue voire vulgaire, kitsch qui ne sied guère à ce singulier environnement d’eau, de sable et de roseaux. Si vous êtes pressés, ne comptez pas sur le delta pour partager votre impatience. Allez donc voir ailleurs !
   Puisqu’il ne reste plus maintenant, à cet endroit, sur le fleuve, rien d’autre que des distances en ruine avant l’au-delà fluvial, le voyage sur le Danube existe-t-il vraiment ?
   Étrange périple dont n’ont guère conscience les croisiéristes. Périple aux allures d’une dérive vers le néant après tant d’efforts dépensés à trouver un chemin. Le Danube s’évertue lentement mais imperturbablement, inexorablement, à défaire, à décomposer soigneusement, avec une infinie et invisible patience, tout voyage organisé, prémédité : la réalité de plus en plus décalée depuis l’invention par la Commission européenne du Danube du point zéro à Sulina, le rendez-vous  laborieux avec la Mer noire ou du moins repoussé de plus en plus loin comme s’il ne devait pas avoir lieu maintenant mais plus tard ce dont témoignent les vieux phares aveugles, rouillés, hors service et perdus dans leur propre dérive, certes en apparence immobiles. Cette rencontre du moment présent, du maintenant, de l’ici et du nulle part, désintègre d’abord le souvenir même des jours et des nuits souvent blanches d’avant le départ et l’(in)certitude des heures de navigation, de la traversée de grandes villes aux monuments et bâtiments relevant  à la fois du meilleur et du pire de l’histoire humaine, aux quais longilignes et monotones, du rythme des confluences où les eaux ont quelquefois du mal à se mêler, de canaux imposants, d’anciens signaux de navigation, inutiles désormais et de plus en plus recouverts par la végétation, d’embarcadères désuets, de bajoyers de gigantesques écluses qui ferment l’horizon pendant la mise à niveau vers l’aval ou l’amont puis s’ouvrent brièvement vers l’horizon, vomissent comme à regret de lourds convois et des péniches chargées et se referment à nouveau. Rien n’était déjà établi avant d’entreprendre le voyage depuis le lointain amont, mais là, arrivé dans le delta, tout le paysage s’ingénue à flotter, à vaciller inlassablement vers l’horizontal, nuages, îles, forêts, roseaux, oiseaux, rives (mais où sont les rives ?), tout sur l’eau et autour de l’eau s’enfuit, dérive sans fin. Les eaux emportent tout. Peut-on trouver plus abstrait que la réalité des souvenirs dans cet univers horizontal à la fois mouvant et pourtant apparemment si immobile ? Le temps deltaïque est, semble-t-il, l’allié de l’oubli, de la désintégration et peut-être aussi, pour combien d’années encore, le dernier refuge continental de la lenteur.
   Seul le ciel frissonne et nous donne raison d’attendre un coucher de soleil imminent. Les mouvements sur les infimes langues de terre vacillantes, dans ces confins labyrinthiques d’eaux, de canaux, de roseaux, d’oiseaux et encore d’eaux, sont devenus imperceptibles ; ces peuples des «eaux-delà», dont tout l’art consiste à se dérober aux inquisiteurs et aux habitants eux-mêmes. Il n’y a plus ni aval, ni amont, ni sources, ni même delta, il n’y a que le fleuve immense sur lequel dérivent des pélicans blancs.
Eric Baude, Sulina, delta du Danube
Sulina photo Danube-culture, droits réservés

Le delta du Danube et Sulina

   « Au voyageur fatigué du ciel et de l’eau, les bouches du Danube s’annoncent par un misérable village massé autour d’un dôme d’or, et qui semble flotter sur la mer. Plus loin Sulina paraît dans le même accroupissement au ras des flots. La ville est bâtie sur le sable, au milieu de roseaux verts et jaunes, et son peuple ne trouve d’ombre que celle de ses maisons. L’idée qui s’impose est celle d’une ville morte, roulée par le Danube et repoussée par la mer. La plaine et la mer se confondent, comme se confondent la plaine et le ciel. Il semble qu’il n’y ait de réel que le bateau immobile et Sulina qui se balance.
   De plus près, la ville montre un visage propre, une beauté médiocre de campagnarde et de pêcheuse. Elle voudrait s’égayer de quelques notes vives d’habits militaires comme de l’or de son dôme, mais l’immense cadre gris la rapetisse et l’éteint. Les mâts et les vergues des vaisseaux rangés au quai lui font un semblant d’avenue plantée d’arbres secs mais bientôt le regard se détourne d’elle pour interroger la grande route d’un Danube jaune et lourd.
   Le fleuve dessine deux ou trois larges courbes, puis devient un grand canal boueux tout bêtement droit, que double la ligne sèche du chemin de halage. Le long de ses berges, çà et là, se dressent, comme des bornes, des huttes au seuil desquelles brillent de beaux pieds nus. Aucun arbre d’abord, puis, comme une espérance, ils viennent un à un, et se massent enfin en petits groupes dans de petits jardins. Des barques en formes de pirogue où des hommes en bonnet de fourrure pagayent, sillonnent la pesanteur de l’eau silencieuse. Par endroits tremblent les ailes d’un moulin à vent.
   L’arrière pays n’est qu’un champ de roseaux semé d’étangs bleus qui s’ouvrent sur le fleuve jaune, et au bord desquels courent de petits chevaux, crinières battantes. La vie humaine se resserre dans un espace de vingt mètres au delà des berges, le long de la rangée des arbres verts. À quelques pas des pirogues tirées à terre et presque couchées sur les seuils, de petites maisons blanches, percées d’étroites fenêtres, s’échelonnent, posées sur le sable, et couvertes de toits de chaume quadrangulaire au milieu de minuscules jardins carrés. Puis vingt croix irrégulièrement dispersées parmi les touffes d’ajonc, comme un troupeau de bêtes immobiles, un héron au milieu d’une flaque bleue, un serpent qui traverse le fleuve… »

Pierre Dominique, « Le Danube », Les Danubiennes, Bernard Grasset, Paris, 1926

  « Cinq heures après avoir quitté Tulcea, le bateau était maintenant presque vide. Dans la réverbération du soleil couchant, eau grise et ciel se confondaient. Se sont dessinés enfin une tour, une grue, quelques immeubles du genre HLM : Sulina, bourgade du bout du fleuve. Et plus loin encore, une ligne sombre : la mer Noire.
La Commission européenne instituée par le Traité de Paris du 30 mars 1856 pour améliorer la navigabilité des embouchures du Danube a construit ces digues et ce phare achevés en novembre 1870. Les Puissances signataires du Traité ayant été représentées successivement par … » suit la liste des noms des mandataires de « l’Autriche-Hongrie, la France, la Grande-Bretagne, la Prusse et la Confédération d’Allemagne, la Sardaigne et l’Italie, la Turquie ». Cette plaque apposée sur une maison carrée en pierre grise qui abrite encore la capitainerie du port ne pourrait mieux évoquer le sort des peuples de la région et légitimer leur sentiment d’avoir été constamment dépossédés de leur histoire. On y trouve en effet deux absents. La Russie — elle venait de perdre la guerre de Crimée et donc de dire temporairement adieu à ses visées sur l’au-delà du fleuve — et surtout cette Roumanie qui n’était encore ici, en 1856, que la Valachie : la seule population présente sur ces confins n’a pas eu à participer aux décisions des cours européennes qui l’intéressaient au premier chef…

L’ancien palais de la Commission Européenne du Danube, au bord du fleuve, photo prise de l’ancien phare de Sulina, photo Danube-culture, droits réservés

Au-delà s’étendait un no man’s land de dunes, de canaux et d’étendues d’eau croupie, de poutrelle et de blocs de béton dont on ne comprenait pas la destination première. Et au-delà, encore, la mer, qui plus que Noire méritait le nom de Morte, tant le battement mécanique de ses vagues huileuses et sombres imitait maladroitement la respiration marine. « Beach ! » nous ont crié des jeunes filles. Elles ont disparu derrière des ronciers et nous ne les avons pas revues. Nous avons traversés le cimetière des Lipovènes. Qui sont les Lipovènes ? Une secte de Vieux Croyants persécutés en Russie et venus peupler ce rivage il y a cents ans. Mais encore ? La sage théorie de Klavdij selon laquelle, en voyage, on ne peut prétendre tout savoir et tout apprendre, qu’il faut laisser leur part d’autonomie et de mystère aux histoires que l’on croise, avait décidément du bon — surtout pour nous voyageurs à bout de souffle, qui avions l’impression d’être arrivés sur la fin d’un monde.

Photo Danube-culture, droits réservés

Des coques de bateaux échoués émergeaient des champs qui masquaient les eaux. Le soir tombait, c’était l’heure où la lumière qui s’enfuit exalte la passion photographique de Klavdij. Une proue noire se dressant très haut, nue, lui a fait oublier le temps, l’endroit, toute autre repère que cette forme enfoncée comme un coin géant dans le ciel, solitaire, lyrique, incarnant à la fois la désolation infinie et la pérennité du passage des hommes. Il l’a photographié longuement, puis a sauté d’une épave échouée en pleine terre à l’autre avec une frénésie qui lui a fait négliger ce que, moi, j’apercevais au loin : au sud, d’une haute tour de radiophare, nous parvenaient de soudains
miroitements ; au nord se dessinaient, j’en étais certain, les tourelles et les mâts gris de bateaux de guerre accostés au ras de l’horizon, et il en émanait d’identiques éclairs rapides : il n’y avait pas de doute, nous étions observés, uniques humains sur ce Finistère. J’ai fini par repérer la silhouette d’un homme, non, de plusieurs, qui nous suivaient à la jumelle. Pour la première fois, j’ai senti monter une sourde angoisse et j’ai fini par la faire, un petit peu, partager à Klavdij, l’arrachant à un sentiment de plénitude dans son travail qu’il avait rarement vécu avec autant d’intensité depuis le début du voyage.

Entre Danube et mer Noire : la station météo, digue méridionale du chenal du bras de Sulina, photo Danube-culture, droits réservés 

Au bout d’un canal impossible à traverser, c’était enfin la jonction du fleuve et de la mer. En face, très loin, la côte ukrainienne. Du haut d’un mirador, un homme en civil, armé, nous a hélés avant de descendre. D’autres, boueux et hirsutes, sont sortis d’une cabane, se sont approchés, nous ont tendu la main qui ne tenait pas une bouteille de bière : « Ostarojno ! Granitsa ! Opasnïe ! — Attention, frontière, dangereux ! » presque mot pour mot et dans la même langue les paroles que nous avions entendues, il y avait plus d’un mois, au soir de notre arrivée dans le port de Durrës… Étaient-ils gardes frontières, roumains ou ukrainiens, étaient-ils pêcheurs ou contrebandiers, lipovènes ou tsiganes ? L’homme à la Kalachnikov a insisté pour nous ramener en barque à Sulina. Nous avons refusé avec l’obstination du désespoir, pour rebrousser chemin vers l’ouest. Longtemps, sans oser nous retourner, nous avons senti leurs regards nous suivre. Peut-être étions-nous arrivés ici aux bords d’une Europe, encore une autre qui s’affirmait d’emblée, celle-là, abruptement inconnue. »

François Maspero, Klavdij Sluban, Balkans-Transit, Éditions du Seuil, Points aventure, 1997 

Sulina, rive gauche, photo Danube-culture, droits réservés

   « Pendant deux heures, la chaloupe a descendu un petit canal bien serré dans ses murs de roseaux. La nuit est tombée, et Sulina ne s’est dévoilé qu’au dernier moment, à la lueur de ses rares lampadaires.
Débarquer de nuit à Sulina est propice aux fantasmes, aux sourdes appréhensions des villes portuaires qui ne montrent d’elles-mêmes qu’une rangée de hangars endormis, silhouettes fantastiques de bâtiments mystérieux. Il faut d’abord enjamber des chalutiers amarrés les uns aux autres avant de parvenir au quai obscur, plein d’ombres furtives et de chiens énervés. Mieux vaut attendre la lumière du jour pour dissiper ces peurs irrationnelles. Mais même de jour, Sulina reste peuplée de fantômes… »

Sulina en 1846, une vingtaine d’années avant que la Commission Européenne du Danube ne commence ses travaux. Le vieux phare se situe encore à l’embouchure (rive droite), le cimetière est au bord de la mer et sur la piste qui mène au bras et au village de Sfântu Gheorghe. Sur la rive gauche se trouve l’établissement de quarantaine. La légende précise que Sulina est entièrement construite en bois.

   « Il y a cent ans, le vieux phare était encore au bord de la mer. Trois ou quatre kilomètres de lande le dépassent maintenant, sédiments que le Danube n’en finit pas de drainer et qu’il dépose là avant de finir sa course. Un vaste terrain vague, cimetière d’épaves et d’installations portuaires dont il ne reste que les socles de béton. Tout au bout se dresse un mirador désaffecté. La vue, de là-haut, est imprenable. Sur Sulina, à l’ouest, devenue miniature. Sur l’immense courbe de la plage qui disparait vers le sud. Sur les côtes de l’Ukraine, que l’on devine loin au nord. Sur le Danube qui se perd en mer, vers l’est, un temps prolongé par de longues digues qui s’étirent et s’étiolent jusqu’au nouveau phare, au large. Et sur cette lande, juste au pied, qui émerge à peine des eaux, piquée de buissons penchés par les vents, langue de sable qui marque le point le plus oriental de Roumanie, assurément la limite d’une Europe, et qui s’enfonce comme une pointe dans les eaux de la mer Noire. »

Guy-Pierre Chaumette, Frédéric Sautereau, « Sulina, au bout d’une Europe, vit hors du temps », Lisières d’Europe, De la mer Égée à la mer de Barents, voyage aux frontières orientales, , Autrement, Paris, 2004

Eric Baude, © Danube-culture, mis à jour mars 2024

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