« Sur le Beau Danube Bleu »

 Petite histoire du « Beau Danube bleu » : entre légendes et vérité…
La Valse « An der schönen blauen Donau », en français « Sur le beau Danube bleu », opus 314, du compositeur viennois Johann Strauss II (1825-1899) fête en 2022 le cent cinquante cinquième-cinq anniversaire de sa création.

La suite de valses la plus célèbre de toute l’histoire de la musique, la plus jouée mais aussi la plus enregistrée au monde, encore plus enregistrée que la symphonie dite « Du nouveau monde » d’Antonín Dvořák (1841-1904) et qui fit danser des générations de couples depuis sa création, à Vienne, le 15 février 1867, et fait toujours danser et rêver, n’a pas pris une ride malgré de nombreux accommodements, reprises, arrangements, adaptations, paraphrases, pastiches et utilisations en toutes circonstances d’un goût parfois plus que douteux. Elle reste toujours pour le grand public le suprême moment de plaisir et d’émotion du « populaire » concert du Nouvel An de l’Orchestre Philharmonique de Vienne, retransmis dans le monde entier par la Télévision Autrichienne depuis la somptueuse salle du Musikverein1, une salle aux proportions idéales et à l’acoustique exceptionnelle (l’une des plus belles de la planète musicale).

La salle du Musikverein de Vienne construite selon les plans de Théophil Hansen (1813-1891), photo Wikipedia

La construction du bâtiment, commencée la même année que la création de cette suite de valses, sur les plans de Theophil Hansen (1813-1891), architecte d’origine danoise naturalisé autrichien et chantre du néoclassicisme viennois, s’achèvera au tout début de 1870. L’inauguration du Musikverein eut lieu le 6 janvier 1870 avec un concert dirigé par le remarquable jeune chef autrichien Johann Herbeck (1831-1877) suivi d’un bal pour lequel Johann Strauss II écrivit une autre suite de valses, Freut Euch des lebens (Les Joies de la vie), opus 340.

Les ombres du Danube noir
On pourrait presque considérer ce concert d’inauguration du Musikverein comme le premier de la série de concerts du Nouvel An. Encore ne faut-il pas oublier que la véritable origine de cette manifestation musicale du Nouvel An remonte à l’année 1938 et à une initiative de Clemens Krauss (1893-1954), un chef d’orchestre autrichien sympathisant du régime nazi. Le concert du Nouvel An de Vienne servit d’outil de propagande de ce régime2. Sombre période aussi pour le Philharmonique de Vienne : une soixantaine de musiciens du Philharmonique de Vienne appartinrent au parti hitlérien pendant la seconde guerre mondiale. Une dizaine d’entre eux en seront expulsés à la fin du conflit pour activités nazies. Quant à Arnold Rosé (1863-1946)3, le génial violon solo de l’orchestre de 1881 à 1938 et beau-frère de Gustav Mahler (1860-1911), il quitta Vienne et l’Autriche peu de temps après la mort de sa soeur en août 1938 et se réfugia à Londres. Sa fille et nièce de Gustav Mahler, Alma Rosé (1906-1944), violoniste d’exception disparaît à Auschwitz en 19444. Aussi quand on lui proposa en 1946, de reprendre sa place de violon solo de l’orchestre, refusa-t-il catégoriquement. Arnold Rosé mourra à Londres deux ans plus tard5.

Planent ainsi au dessus du traditionnel concert du Nouvel An de la première et irréprochable, musicalement parlant, formation symphonique viennoise, les ombres effrayantes d’un Danube noir avec lequel l’Autriche continue encore à fleurter.
Mais revenons au Beau Danube bleu

Une grand valse de concert avant une valse de bal ?
   Cette oeuvre, semble-t-il la première composition pour choeur d’hommes de J. Strauss II, avait été commandée en 1865 par le Männergesangverein, l’Association du Choeur d’Hommes de la capitale impériale, cercle musical fondé en 1843 à l’Auberge du Lion d’or6. Cette société chorale chante en de nombreuses occasions non seulement des grandes oeuvres de Schubert, Berlioz, Brahms mais aussi de la musique populaire et plus légère voire satirique ou parodique dans le cadre des soirées déguisées de Carnaval, des « Soirées des fous » ou de concerts en plein air. J. Strauss II n’a jusque là que très peu composé pour la voix : quelques oeuvres de jeunesse, un lied pour sa femme Jetty (von) Treffz (1818-1878), de son vrai nom Henriette Chalupetzky, cantatrice autrichienne.

Jetty (von) Treffz, première femme de Johann Strauss II, sources Gallica, BNF, Paris

Il commence par écrire deux versions, l’une pour choeur et piano, l’autre pour orchestre. Les premières esquisses de la partition pour orchestre datent de 1866. La version pour choeur d’hommes, d’abord en quatre puis cinq parties, est achevée peu de temps avant la première mais la partie de piano doit être encore orchestrée pour l’orchestre militaire (ensemble à cordes) qui accompagnera le choeur lors de son prochain concert. L’arrangement est confié soit à Josef Widerman, chef de l’orchestre militaire ou à Johann Proksch de l’orchestre de J. Strauss II. La toute première audition de l’oeuvre a lieu pendant la période de Carnaval du 15 février 1867, sans l’introduction et la coda, en deuxième partie d’un concert marathon de cinq heures à la Salle des bains de Diane, située sur le canal du Danube, à la hauteur actuelle du 95, Obere Donaustrasse, rue du Haut-Danube. Cette salle des Bains de Diane a été malheureusement été démolie depuis et on trouve aujourd’hui à sa place un immeuble moderne à l’architecture peu inspirée qui abrite les bureaux d’I.B.M et sur la façade de laquelle n’est apposée qu’une simple plaque commémorative rappelant l’emplacement de la salle de Diane. L’été précédent, le 3 juillet 1866, l’Autriche a subi une cruelle défaite contre les Prussiens à Sadová ou Königggratz, près de la ville aujourd’hui tchèque de Hradec Králové, et l’ambiance n’est guère aux réjouissances dans la capitale autrichienne. Cet hiver 1867, les nombreux bals de la cour ont été remplacés par des concerts, c’est pourquoi le Männergesangverein, (Association du Choeur d’Hommes) présente le 15 février, au lieu de la soirée traditionnelle dite « Soirée des fous » avec danse et des déguisements, un « orphéon de carnaval ». L’orchestre militaire du quarante-deuxième régiment d’infanterie et le choeur d’hommes sont dirigés par Rudolf Weinwurm (1835-1911), directeur du Männergesangverein. Le programme de cette longue manifestation est en grande partie constitué de parodies et de pastiches pour tenter de divertir le public.

Partie de ténor I (première page) de la suite de valses du Beau Danube bleu avec le texte pamphlétaire d’origine de Joseph Weigl (1821-1895), Musée historique de la Ville de Vienne (photo droits réservés)

« Wiener seid’s froh!
Oho! Wieso ?
Ein Schimmer des Licht —
Wir sehen noch nicht.
Der Fasching ist da ;
Ach so, na ja !
Was hilft denn das Trauern
Und das Bedauern ?
Drum froh un heiter seid ! »
Extrait du texte original de Joseph Weygl  

   Le texte original que chante le choeur d’hommes, écrit par le poète « de service » du Männergesangverein, Joseph Weigl (1821-1895), humoriste, traducteur, commissaire et rédacteur de la gazette de la police, est médiocre voire niais (le choeur aurait-il vraiment  tout d’abord refusé de le chanter ?) mais il est dans le ton de l’époque c’est-à-dire anti révolutionnaire et de caractère satirique et politique, voire dans l’un des couplets franchement antisémite. On parle ici d’un ton moqueur de la vie à la campagne, des propriétaires de biens, on raille les artistes et les hommes politiques viennois en invitant dans le dernier couplet les auditeurs à oublier, lors de la période du Carnaval, les soucis de la vie. Le public viennois qui est convié à la manifestation et invité à participer financièrement à la construction d’un monument à la mémoire de Franz Schubert (1797-1828), n’y prête guère attention et l’oeuvre est très bien reçue contrairement à la légende et aux biographies romancées qui voudraient que cette première audition ait été un échec. La presse relate l’évènement avec enthousiasme : « Le Beau Danube bleu pour choeur et orchestre frappait de plein fouet. C’est un véritable Johann Strauss, un excellent Johann Strauss, plein de ses mélodies gaies et tendres que l’on ne peut trouver que sur les rives du beau Danube bleu… ». Les journalistes parlent d’un grand triomphe pleinement mérité. L’oeuvre s’impose rapidement à Vienne avant même ses grands succès ultérieurs de Paris et de Londres. La musique, aux antipodes de la sombre situation politique de l’Empire autrichien de l’époque dominé par la Prusse, parle au coeur des Viennois qui ont un grand besoin de réconfort et de penser à autre chose après la défaite de leur armée face à Guillaume Ier. Quant au médiocre texte de Joseph Weigl, il disparait en 1890, remplacé par un poème malheureusement à nouveau sans grand génie mais plus « convenable », plus en harmonie avec l’atmosphère de l’oeuvre et dont l’auteur est le critique musical et compositeur Franz von Gerneth (1821-1900).

Johann Strauss II vers 1880 par Franz Gaul (1837-1906), Musée historique de la Ville de Vienne

La création de la toute première version pour orchestre, complétée de l’introduction et de la coda, a lieu le 10 mars de la même année au Jardin du peuple royal et impérial (K. und K. Volksgarten). Quant à la version pour choeur et orchestre avec le texte de Franz von  Gerneth, elle aura lieu le 2 juillet 1890 au parc Dreher (du nom du brasseur viennois A. Dreher le jeune), dans le quartier viennois périphérique de Meidling, à proximité immédiate du château impérial de Schönbrunn à l’occasion de la saison musicale de l’établissement de plein air J. Weigl (un homonyme de l’auteur des premières paroles de la valse.

Le Parc Dreher et l’établissement de plein de J. Weigl. Sur la gauche la scène de plein air où se produisaient les orchestres à la belle saison.

J. Strauss II se rend à Paris pendant le printemps de cette même année pour l’Exposition Universelle de 1867 à l’invitation de la femme de l’ambassadeur d’Autriche, Pauline de Metternich (1836-1921)7, amie intime de l’Impératrice Eugénie. La France de Napoléon III est en train de se rapprocher de l’Autriche face au danger prussien. Le compositeur va se trouver au coeur de cette nouvelle amitié des deux pays. Il lui faut ajouter une valse à son programme musical. Il fait donc acheminer de Vienne sa partition pour orchestre déjà utilisée au mois de mars précédent.

Le 28 mai 1867, en pleine Exposition Universelle, J. Strauss II dirige ses compositions lors de plusieurs concerts et suscite un immense engouement populaire pour sa musique et pour le genre de la valse. L’œuvre s’identifie à la nouvelle alliance franco-autrichienne contre la Prusse. Nouveau succès parisien pour les Strauss, trente ans après celui du père Johann Strauss I.  Le succès est tel que les éditeurs viennois ne parviennent qu’avec difficulté à répondre à la demande dans les semaines suivantes. La légende du beau Danube bleu est en route. L’oeuvre va faire le tour du monde.

Lors d’une tournée triomphale aux États-Unis, dans les années 1870, le musicien viennois dirige au Festival de Boston Sur le beau Danube bleu et quelques autres de ses compositions à l’occasion d’un concert réunissant plus de mille musiciens.

Les années 1860 : le temps des grandes valses

Ces années 1860 sont une période faste pour le musicien viennois, nommé enfin Directeur de la musique des bals de la cour en 18639. Il écrit alors un certain nombre de ses plus grandes suites de valses, Künstlerleben (La vie d’artiste), opus 316, Geschichten aus dem Wienerwald (Histoires de la forêt viennoise), opus 325, Wein, Weib und Gesang, Du vin ,des femmes et des chansons, opus 333. Oubliée l’ambiance des valses tourbillonnantes et superficielles d’autrefois. Avec leur introduction de plus en plus élaborée, aux tempos lents et aux atmosphères nostalgiques ou mélancoliques, ces oeuvres se situent dans la tradition des grands compositeurs et concerts viennois, concourant à la dignité retrouvée de l’Autriche. L’opus 314 va servir de socle à la construction du mythe romantique austro-danubien.

L’oeuvre

Sur le beau Danube bleu est constitué d’une suite de cinq valses, chacune précédée d’une introduction lente et majestueuse, et divisée en deux thèmes principaux qui s’enchaînent. Elles se concluent par une coda, correspondant ainsi au plan habituel fixé par les Strauss.

Nombreux sont les emprunts thématiques à des oeuvres précédentes : opus 268 (valse n°1, n°4 et n°5), opus 265 (valse n°2) , opus 251 (valse n°3), opus 215 (valse n°5). Ces thèmes sont réutilisés transposés dans de nouvelles tonalités (ré majeur, si mineur, sol majeur et fa majeur et la majeur)

L’atmosphère féérique qui traverse toute l’oeuvre tient à de nombreux éléments parmi lesquels :
– une orchestration irréprochable et raffinée, un jeu de multiples nuances et de subtiles effets de tous genres comme  un art sans égal du rubato et du trémolo.
– une mise en valeur par l’intermédiaire de la somptueuse orchestration de la grande tradition viennoise de la facture instrumentale qu’on retrouve dans l’utilisation des bois et des cuivres (sonorités des cors extrêmement enveloppantes, soli bucoliques de la flute et du hautbois, dialogues entre bois et cuivres) s’inscrivant dans la tradition de l’orchestre romantique des compositeurs Carl Maria von Weber (1786-1826) et Otto Nicolaï (1810-1849), un des fondateurs de l’Orchestre Philharmonique de Vienne dont l’oeuvre lyrique la plus célèbre Les joyeuses commères de Windsor, composée en 1845-1846, fut refusée par l’Opéra de la cour et dont la musique symphonique est si rarement interprétée.
– le thème à la fois simple et élégant, facile à fredonner de la première valse qui s’impose par son dessin d’une grande souplesse. Il apparaît dès l’introduction et revient textuellement dans la coda, permettant de donner une grande unité à l’œuvre.
– les nombreux changements de tonalités d’une valse à l’autre (et au sein de chacune) qui évitent un sentiment de répétition.
Cette musique à la fois populaire et savante, sans la moindre parcelle de vulgarité, élaborée avec goût, intelligence et avec un remarquable savoir-faire sait réconcilier la société avec elle-même. Elle continue manifestement à agir de la sorte aujourd’hui.

Quelques réflexions autour du titre de l’oeuvre

Pourquoi diable Johann Strauss a-t-il intitulé sa suite de valses Sur le beau Danube bleu ?

« Genius Locui », la Leopoldstadt

« Aucun autre quartier de Vienne n’a été aussi marqué par le Danube que la Leopoldstadt. Située, telle une île, entre les bras du Danube, elle  avait constitué son propre microcosme. Le fleuve, qui par ses inondations, détruisait toujours à nouveau ce quartier, assurait aussi l’existence à une large couche de la population. Johann Strauss vivait depuis sa prime enfance dans la Leopoldstadt dont le caractère commençait à changer à partir de 1860 lorsque ce quartier fut rattaché à la « grande commune de Vienne » : la Leopoldstadt s’urbanisait. C’est dans cette juxtaposition de trois éléments contradictoires : le Danube non encore apprivoisé, le parc d’attraction du Prater et un paysage urbain toujours plus grand ayant sa propre spiritualité, que résidait le charme de la Leopoldstadt. C’est ici, à l’âge de quarante ans, que Johann Strauss composa en 1866/1867 son opus 314 « Le Beau Danube bleu », la plus célèbre valse du monde. »
Johann Strauss, Salles commémoratives de grands musiciens, Musée historique de la Ville de Vienne, Vienne, ?

Il faut rappeler tout d’abord que le fleuve empruntait à cette époque d’autres chemins et que c’est l’homme, par ses aménagements, qui l’a fait  changer de route. Aussi l’oeuvre fait-elle référence à ce qu’on appelle maintenant « Le vieux Danube ». Le Danube « straussien » d’autrefois n’avait évidemment rien à voir avec le tracé monotone et rectiligne, presque entièrement bétonné et tout sauf poétique du Danube viennois contemporain sur lequel naviguent les bateaux de croisière et au bord duquel ils s’amarrent.

Le fleuve traine toujours au dix-neuvième siècle une mauvaise réputation avec ses sautes d’humeur, ses nombreux bras et ses îles marécageuses en forme de labyrinthe, inondant régulièrement certains quartiers de la ville dont Leopoldstadt où la famille de Johann Strauss I est installée depuis 1834 dans la maison dite Zum Goldenen Hirschen (Au Cerf d’Or), au n° 17 de l’actuelle Taborstrasse. Elle y occupe une suite de pièces et y restera 52 ans. Johann Strauss II ne quittera lui-même cet appartement parental qu’après son mariage en 1862 et restera dans le même quartier de Leopoldstadt, conservant son appartement de la Praterstrasse, où il compose « Sur le Beau Danube Bleu » bien après l’achat de sa maison de Hietzing.

L’immeuble d’habitation de Johann Strauss Junior (vers 1870), Praterstrasse 54, peinture de Karl Wenzel Zajicek (1860-1923)

Les grands-parents paternels du compositeurs résidaient, quant à eux, Flossgasse (rue des radeaux !) dans un bâtiment surnommé Zum heiligen Florian. Le grand-père, Franz (qui se serait noyé dans l’un des débordements du fleuve) y tenait entre 1803 et 1816 une brasserie, fréquentée en particuliers par les bateliers et les mariniers du Danube. Ainsi le compositeur et sa famille sont-ils en lien intime avec le Danube.

Pour mettre fin à ces calamités des inondations répétées et faciliter également le développement de la nouvelle navigation à vapeur (la prestigieuse impériale et royale D.D.S.G. ou DonaudampfschiffgesellschaftSociété Danubienne de Bateaux à Vapeur, fondée en 1829, n’a-t-elle pas offerte dès 1830, avec son steamer « François Ier un service fluvial pour les passagers entre Vienne et Budapest ?), des travaux de régulation et d’aménagement ont commencé et vont continuer à se réaliser. Le profil du fleuve viennois et autrichien va se métamorphoser tout comme la physionomie de la ville et des quartiers qui le bordent.

Une grande effervescence autour des débuts et du développement de la navigation danubienne règne aussi dans la capitale, effervescence dont le point culminant va être pour tous le pays l’Exposition Universelle de 1873 qui est installée au Prater en bordure du fleuve désormais canalisé. Le Danube apparaît ainsi pour les Viennois, sous les traits de deux visages antinomiques : une menace régulière pour une partie de la ville mais aussi un formidable outil de promotion de l’industrie viennoise et d’incitation à une nouvelle forme de voyages, à la découverte et à l’ouverture vers l’Europe orientale et la mer Noire par la route fluviale. Les premiers voyageurs par bateau ne décrivent-ils leur expérience avec enthousiasme ?

Alors à quel Danube, J. Strauss II fait-il référence en choisissant ce titre et cette couleur ? Le musicien emprunte-t-il son titre à deux poèmes du recueil Stille Lieder (1840) de Karl Isidor Beck (1817-1879) et qui parlent du beau Danube bleu et que le musicien a peut-être lu ? Beck, poète, journaliste et écrivain, né dans une famille juive de la petite cité de Baja sur la rive gauche du Danube hongrois méridional, célèbre t-il vraiment le même fleuve que l’oeuvre de J. Strauss II ?

D’autre part la question récurrente de la couleur bleue du fleuve m’étonnera donc toujours. Pourquoi le Danube ne pourrait-il pas être bleu ? Le fleuve est bleu même à Vienne et encore aujourd’hui comme j’ai pu le voir à maintes reprises lorsqu’un grand ciel bleu s’y reflète intensément par grand beau temps clair. S’il est vrai que le Danube prend plus souvent d’autres couleurs, marron, verdâtre, jaune (voir Jules Verne et son Danube Jaune), gris, doré, blond (version hongroise selon C. Magris dans son livre Danube), parfois argenté, orange ou rougeoyant au coucher quand le soleil prend plaisir à plonger dans ses eaux en une sorte d’apothéose de la nature… il lui arrive aussi d’être d’un bleu magnifique. Avouer que pour danser, c’est quand même beaucoup plus attrayant que Le Danube gris8 ou Le Beau Danube marron ! Alors ? Pour ce qui concerne la couleur bleue, les prudents commissaires viennois de la grande exposition anniversaire consacrée au cent cinquantième anniversaire de la célèbre valse et organisée au début de 2017 à la Bibliothèque municipale se sont interrogés et s’interrogent toujours, ne pouvant, comme bien d’autres avant eux, qu’émettre des hypothèses.

Le musicologue américain John Witten, éminent connaisseur de l’oeuvre de Johann Strauss témoigne de son côté : « Et finalement, en ce qui concerne l’affirmation trop souvent répétée — même par des journalistes et des savants renommés, voire même par les Viennois10 — que le Danube n’est jamais bleu, on ne peut que plaindre celui qui le croit ou le répète. Les jours de grand soleil, chaque regard jeté à partir de Nussdorf ou de Heiligenstadt sur le fleuve montre que le Danube peut être, même aujourd’hui, d’un grand bleu splendide. Exactement comme Strauss semble l’avoir senti et vu. »

Les hommes, à défaut de voir le Danube en bleu, n’en feraient-ils pas voir de toutes les couleurs au fleuve depuis leur installation sur ses rives ? Une pesanteur que la suite de valses du Beau Danube bleu prend justement à revers !

Le grand malentendu du kitsch !

Jamais peut-être aucune oeuvre n’aura engendré dans l’histoire de la musique classique autant de malentendus que cette suite de valses opus 314. Tout cela en grande partie à cause du titre ! Bien souvent utilisée, récupérée, parodiée, mutilée, elle symbolise bien malgré elle, une « grande » époque, des clichés nostalgiques sur le fleuve (le seul fleuve qui traverse désormais l’Autriche. Même la Suisse à la taille plus modeste voit deux grands fleuves naître dans ses montagnes : le Rhin et le Rhône !) ,  et sur l’Autriche, l’Empire austro-hongrois, Vienne et la musique viennoise. L’oeuvre a ainsi contribué elle-même à forger l’image d’un Danube mythique loin de la réalité mais qui continue à être entretenue à l’intention de touristes en mal de romantisme à l’eau de rose (du Danube !). L’Histoire a assimilée cette oeuvre à ses tragédies humaines ou à des fêtes élitistes, la réduisant bien souvent à une musique d’accompagnement. L’oeuvre a connu tous les malentendus possibles !Elle  fut transformée en oeuvre de propagande par le régime nazi puis choisie provisoirement par l’Autriche à la fin de la seconde guerre mondiale comme hymne national. Elle n’a pourtant absolument aucun message patriotique à diffuser. Le cinéma (merci Messieurs Kubrick et Coppola et bien d’autres !), la publicité, les médias, le tourisme de masse, l’industrie du souvenir en ont fait une musique aseptisée, vidée de sa profondeur et de son existence et de ses qualités propres. Les hauts-parleurs exécrables d’une compagnie d’aviation que je ne nommerai pas, les indicatifs d’émissions radiophoniques, les sonneries de portables, les toilettes d’une station de métro de la capitale autrichienne et sans doute ailleurs dans ce monde en état de surdité aggravée, vomissent désormais en boucle dans l’espace contemporain quelques premières mesures désincarnées d’un thème éblouissant.

Pourtant, pourtant, derrière tous ces décors de théâtre superflus, ces habits de cirques éphémères dont on a inlassablement paré cette musique, il y a autre chose de plus secret reliée à l’intimité indicible de cette suite de valses qu’on ne peut découvrir qu’en revenant à l’oeuvre elle-même, dans un pur silence de première écoute.

Eric Baude, janvier 2018, révisé et complété juin 2022 

Notes
Le bâtiment qui appartient toujours à la Gesellschaft der Musikfreunde in Wien (Société des amis de la Musique de Vienne), fondée en 1812 par Joseph Sonnleithner (1766-1835), ami de Beethoven et auteur du livret de l’opéra Fidelio, comportait à l’origine une grande et une petite salle, celle dernière baptisée « Salle Johannes Brahms » en 1937. Quatre autres plus petites salles ont été inaugurées en 2007 : les salles de verre, de métal, de pierre et de bois. Elles servent à des usages divers (conférences, ateliers…)

2 Le régime nazi utilisa aussi Le Beau Danube bleu comme outil de propagande.
3 Arnold Rosé était né en Moldavie et sa famille qui appartenait à la communauté juive de sa capitale Iaşi, émigra à Vienne pour que les enfants puissent poursuivre leurs études musicales.
4 Fania Fénelon (Fanny Golstein), artiste juive parisienne raconte dans son livre « Sursis pour l’orchestre » que la femme du responsable du camp d’Auschwitz-Birkenau, sachant qu’Alma Malher était autorisée à quitter définitivement le camp de concentration le lendemain, l’a invité la veille à diner pour la remercier de ses activités musicales et l’a empoisonné. Fania Fénélon (Fanny Goldstein), « Sursis pour l’orchestre, témoignage recueilli par Marcelle Routier, Stock, 1976. !
5 Ironie de l’Histoire, la famille Strauss était d’origine juive hongroise. Mais les valses plaisaient tellement au « Führer » qu’après l’Anschluss de 1938 annexant l’Autriche au IIIe Reich allemand, le Ministère de la culture prit un grand soin à effacer toute trace de son hérédité juive afin que la musique des Strauss puisse continuer à être jouée
6 L’auberge était proche de l’actuel Konzerthaus, grande salle de concert viennoise.
7 Son mari, Richard de Metternich (1829-1895), qui est aussi son oncle, est le fils de Klemens-Wenceslas de Metternich (1773-1859), diplomate et homme d’état autrichien, grand ennemi de Napoléon Ier et à l’origine du Congrès de Vienne.
8J. Strauss Junior avait pris le parti des révolutionnaires en 1848 (peut-être pour défier son père qui occupait le poste) et avait été arrêté pour avoir joué par pure provocation La Marseillaise dans la rue.
9 Franz Lehár intitulera par dérision sa dernière valse de concert Le Danube gris en réaction aux désillusions et à l’incompréhension que tous les amateurs de cette danse ressentaient devant l’évolution des goûts.
10 Même les statistiques s’en sont mêlées : « L’affirmation du troisième couplet du poème accompagnant l’oeuvre musicale qui a rendu le Danube encore plus célèbre dans le monde entier que le chant des bateliers pour la Volga, à savoir la suite de valses du Beau Danube Bleu de Johann Strauss junior, est contestée de manière saisissante par des statistiques scientifiques officielles qui furent publiées en 1935. Celles-ci affirment que le Danube est marron 6 jours par an, 55 jours jaune argileux, 38 jours vert poussiéreux, 49 jours vert clair, 47 jours vert pomme, 24 jours vert métallique, 109 jours vert émeraude et 37 jours vert foncé. » Le total  des jours se monte à 365 si bien qu’il n’y a que lors d’une année bissextile que le Danube a la possibilité d’être bleu un trois cent soixante-sixième jour… »
Kurt Dieman, « XXII. Bezirk, Donaustadt, Donau so blau, so blau… » in Musik in Wien, Wilhem Goldmann Verlag Band II, ?,  1981  

Sources :
Monika Fink : An der schönen blauen Donau, Walzer, op. 314, in Monika Fink, Hans-Dieter Klein, Evelin Klein, Meisterwalzer, Lang, Frankfurt am Main u. a. 1999, ISBN 3-631-35189-5, S. 5–14 (Persephone. Publikationsreihe zur Ästhetik. Bd. 4).

Henry-Louis de la Grange, Vienne, une histoire musicale, Les chemins de la musique, Éditions Fayard, Paris, 1995
Dr. Adelbert Schusser, Dr. Reingard Witzmann, Johann Strauss, Salles commémoratives de grands musiciens, Musée historique de la Ville de Vienne, Vienne, ?
Jeroen H.C. Tempelman, By the Beautiful Blue Danube in New York, Vienna Music – Journal of the Johann Strauss Society of Great Britain, no. 101 (Winter 2012), S. 28–31.
Dr. John Whitten, « La création de l’opus 314 Le Beau Danube bleu« , in Johann Strauss, Salles commémoratives de grands musiciens, Musée historique de la Ville de Vienne, Vienne, ?
www.johann-strauss.at
www.wien.gv.at/kultur/archiv/geschichte

Premiers enregistrements

Des extraits de la suite de valses du Beau Danube bleu ont été enregistrés, probablement à Philadelphie (Pennsylvanie), dans une transcription-arrangement pour orchestre à vent par le Pryor’s Orchestra [i.e. Victor Orchestra] sous la direction de Walter B. Rogers  le 1er mai 1906 (Victor 21294 ou B-6220, matrice C-148/4). Durée 3 mn 33.
Browse All Recordings | Blue Danube waltz, Take 4 (1906-05-01 …

    Le chef d’orchestre anglais Léopold Stokowski (1882-1977) a enregistré des extraits de la suite de valses du Beau Danube bleu avec une sélection de musiciens de l’orchestre philharmonique de Philadelphie le samedi le 10 mai 1919.
Blue danube Waltz, Victor 74627, matrice C-22825-4, disque 78 tours Victrola
 www.stokowski.org

   Le tout premier enregistrement intégral de la suite de valses du Beau Danube bleu a été réalisé en 1924 par l’Orchestre Philharmonique de Vienne (enregistrement par pavillon).

La version de référence ?

Difficile d’établir un classement parmi quelques-uns des meilleurs enregistrements de l’opus 314. S’il faut en choisir un malgré tout, ce sera celui de l’Orchestre Philharmonique de Vienne, dirigé par Nikolaus Harnoncourt (2003) ou une version plus ancienne dirigée par le même Nikolaus Harnoncourt, à la tête de l’excellent Royal Concertgebow Orchestra et enregistrée dans la salle de l’orchestre, à Amsterdam, en mai 1986 (Teldec 9031-74786-2).

Au cinéma (sélection)
Des extraits de l’opus 314 ont été utilisés dans les films suivant :

Le salaire de la peur, Henri-Georges Clouzot, 1953
2001 : L’odyssée de l’espace, Stanley Kubrick, 1968
Minnie et Moskowitz (Ainsi va l’amour), John Cassavetes, 1971
Le monde sur le fil, Reiner Werner Fassbinder, 1973
La porte du paradis, Michael Cimino, 1980
Europa, Europa, Agniezka Holland, 1990
Rasta Rockett, Joe Turteltaub, 1993
Les anges déchus, Wong Kar-Wai, 1995
La belle verte, Coline Serreau, 1996
Titanic, James Cameron, 1997
Austin Powers, Jay Roach, 1997
Chat noir, chat blanc, Emir Kustarica, 1998
Battle Royale, Kinji Fukasaku, 2000
Good bye, Lenin !, Wolfgang Becker, 2003
Les 11 commandements, François Desagnat, 2004
99 francs, Jan Kounen, 2007
Wall-E, Andrew Stanton, 2008
Jodorowsky’s dune, Franck Pavich, 2013
Gus, petit oiseau grand voyage, Christian de Vita, 2015
Lolo, Julie Delpy, 2015

Theodor Zache (1862-1922), « La valse viennoise », 1892 : Au centre J. Strauss Junior, entouré de J. Strauss père, Joseph Lanner, Joseph Strauss, Édouard Strauss, Joseph Bayer, Carl Millöcker, Philipp Fahrbach fils et Carl Michael Ziehrer, en bas le portrait de Johann Schrammel, sources, S.d.d.b. : Theo Zasche/92, HM, Inv. N°61.186

 

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