Ada Kaleh (I)

« Les femmes de l’île chantent des chansons traditionnelles. Elles essaient de chanter dans des tonalités plus élevées en faisant vibrer leurs voix cristallines […]. Les pêcheurs fredonnent des airs de récitatifs qu’ils terminent par des fins de phrases aiguës. […]. Puis le soir vient et Ada kaleh s’élève doucement à travers la phosphorescence de l’eau. »
Tout comme l’ancienne et proche cité roumaine d’Orşova et les îles Poreci, érigée à l’emplacement de la colonie romaine de Tierna et qui marquait la fin de la voie trajane, prouesse technique et humaine taillée dans les rochers le long du fleuve par les armées romaines, la minuscule mais singulière île danubienne d’Ada Kaleh (1,7 km de long sur 500 m de large) fut recouverte en 1970 par les eaux d’un lac artificiel, conséquence de la construction du premier des deux imposants barrages/centrales hydroélectriques roumano-serbe des Portes-de-Fer, Djerdap I.

Cette île en forme de croissant au milieu du grand fleuve, formée par les sédiments d’un affluent de la rive gauche roumaine, la rivière Cerna, fut submergée par la volonté des dictateurs roumains Gheorghe Gheorghiu-Dej (1901-1965) et Nicolae Ceauşescu ( 1918-1989) qui ne voyaient dans cette île « exotique » qu’un désuet et encombrant souvenir de la longue domination ottomane sur les principautés danubiennes de Moldavie et de Valachie. L’histoire de cette île remonte jusqu’à l’antiquité et à la mythologie grecque. Elle portait avant l’arrivée des turcs sur l’île au XIVe siècle encore, semble-t-il, son nom grec d’origine, Erythia. Hérodote la mentionne sous le nom de Cyraunis. Les chevaliers teutoniques la baptisèrent Saan. L’île répondit aussi aux noms de Ducepratum, l’île ville Ata / Ada, l’Ile forteresse, Ada-Kale, Ada-i-Kebir, l’île d’Orsova, la Nouvelle Orsova, Karolina, Neu Orsova… Les Serbes la mentionnent sous le nom d’Oršovostrvo, les Hongrois la nomment Uj-Orsova sziget et les Roumains continuent à l’appeler de son nom turc Ada Kaleh (l’île fortifiée).

La vieille Orsova, la Nouvelle Orsova et les récifs en aval, dessin du XVIIIe siècle

Certains archéologues supposent que l’empereur Trajan lors de la guerre daco-romaine de 101-102, aurait traverser le Danube avec ses légions juste à l’endroit où se trouvait l’île, après avoir fait construire un pont de bateaux qui s’appuyait sur celle-ci. L’existence d’un canal de navigation pourrait confirmer qu’Ada Kaleh, de par sa position stratégique pour la défense de l’accès au canal, devait être déjà peuplée durant les Ier et IIe siècles après J.-C.1
Pour l’archéologue serbe Vladimir Kondic, la forteresse romaine de Ducepratum ou Ducis pratum, utilisée du IVe au VIe siècle, aurait été construite sur l’île-même.2
   « Une légende populaire de la région des Portes-de-Fer raconte qu’Hercule a séparé des rochers au lieu dit « Babakaï » ouvrant de ce fait les gorges du fleuve qui s’écoule vers la mer Noire. Les Valaques croient à un être surnaturel qu’ils appellent Dzuna, terme ressemblant beaucoup au mot Danube. Dzuna habite dans les profondeurs des eaux, sort de l’eau pour se laisser porter par le vent quand il souffle et on entend alors la musique de flûtes. Vue de la falaise, l’île d’Ada Kaleh ressemblait énormément par sa forme à un dragon dont la tête plongeait dans les profondeurs de Danube. Et selon de nombreuses croyances populaires de la région des Portes-de-Fer, on croit que la carpe, à partir d’un certain âge acquiert des ailes et sort de l’eau pour se transformer en dragon, d’où probablement la légende d’un combat mystique entre le héros populaire serbe Baba Novak et un terrible dragon de la région des Portes-de-Fer. Baba Novak coupa la tête du dragon qui dégringola de la colline et laissa des traces de sang  formant la rivière Cerna sur  la rive gauche confluant avec le grand fleuve près de l’île Saan-Ada Kale. L’origine du mot Saan renvoie au mot sang en latin et roumain, d’où une légende racontant que  l’île aurait été créée soit à partir de la tête en sang du dragon, soit à partir de gouttes de ce sang versé à l’endroit où la rivière Cerna se jette dans le Danube. »5
L’île est mentionnée sur une carte autrichienne de 1716 sous le nom de Carolaina.

Plan de l’île d’Orsova, Nicolas de Sparr : Atlas du Cours du Danube avec les plans, vues et perspectives des villes, châteaux et abbayes qui se trouvent le long du cours de ce fleuve depuis Ulm jusqu’à Widdin dessiné sur les lieux, fait en MDCCLI.TM (1751), collection de la Bibliothèque Nationale d’Autriche de Vienne

Les avantages de l’emplacement stratégique de l’île permettant de contrôler la navigation sur le fleuve à un endroit où la largeur de celui-ci est restreinte en raison du relief traversé, sont remarqués par les armées de l’empire des Habsbourg qui, après avoir repoussé les Turcs au XVIIsiècle, la dote d’un solide dispositif de fortifications afin de se prémunir contre de nouvelles menaces ottomanes, transformant peu à peu l’île à chacune de leurs occupations, en une sorte de  « Gibraltar » de l’occident en Europe orientale. Mais en 1739, suite au Traité de Belgrade entre l’Autriche et l’Empire ottoman, négocié avec l’aide de la France, l’île est rendue à la Sublime Porte ainsi que la Serbie et Belgrade. Elle sera difficilement reconquise par l’Empire autrichien en 1790 lors d’une nouvelle guerre austro-turque et demeurera par la suite ottomane jusqu’en 1918.

Ada Kaleh (Neu Orsova) sur la carte de Pasetti

Elle fut étonnement (volontairement ?) un des « oublis » des négociations du Congrès de Berlin (1878). Occupée de force par les armées austro-hongroises au moment de la Première guerre mondiale, Ada Kaleh devient officiellement un territoire roumain suite au Traité de Lausanne (1923). Les autorités du royaume de Roumanie laissent la jouissance de l’île à la population turque insulaire tout en lui donnant un statut fiscal avantageux, statut qui encourage la contrebande de diverses marchandises.

Elles la dotent en même temps de nouvelles infrastructures, construisent une école officiant en roumain et en turc, une église orthodoxe, une mosquée, une mairie, un bureau de poste, une bibliothèque, un cinéma, des fabriques de cigarettes, de loukoums, de nougats, des ateliers de couture et y installent même une station de radio !

Intérieur de la mosquée

La réputation grandissante de l’île lui permet d’attirer alors de nombreux visiteurs6 au nombre desquels le roi Carol II de Roumanie, des dignitaires du régime communiste et des curistes de la station thermale proche de Băile Herculane (Herkulesbad, les Bains d’Hercule). On raconte aussi que des tunnels auraient été creusés et remis en service par des trafiquants de marchandises sous le fleuve depuis l’île vers la rive droite yougoslave7. Les habitants y vivent de la fabrication de tapis, de la transformation du tabac, de la fabrication du sucre oriental rakat, d’autres produits non imposés, du tourisme et profitent sans doute aussi de diverses contrebandes.

Boite de lokoums « La favorite du sultan » d’Ada Kaleh

Il ne reste qu’un peu moins d’un demi-siècle avant sa disparition définitive, rayée de la carte par la dictature communiste. Mais qui sait si Ada Kaleh dont le minaret de la mosquée réapparaît parfois en période de basses-eaux du Danube, comme pour rappeler sa présence silencieuse sous les eaux assagies par la construction du barrage, ne redeviendra pas un jour ce qu’elle fut autrefois ?

Ada Kaleh, photo Rudolf Koller, 1931, collection Bibliothèque Nationale d’Autriche, Vienne

Informés du projet mégalomane les habitants turcs commencent à déserter « l’île sublime » bien avant le début des travaux du barrage. Certains choisissent de repartir en Turquie, d’autres s’installent dans la région de la Dobroudja, à Constanţa qui a conservé un quartier  turc ou à Bucarest, attendant vainement la réalisation de la promesse du gouvernement roumain d’être rapatriés avec le patrimoine d’Ada Kaleh sur l’île toute proche en aval de Şimian (PK 927). Mais le projet de second barrage en aval, près de Gogoşu, (PK 877) qui commence dès 1973 et dont le lac de retenu aurait du à son tour noyé cette terre d’accueil, décourage les habitants de s’y installer. Il reste encore aujourd’hui sur cette petite île abandonnée, au milieu d’une végétation abondante, des ruines de ce nouveau paradis turc perdu. Des villages voisins serbes et roumains des bords du fleuve, Berchorova, Eșelnița, Jupalnic, Dubova, Tufari, Opradena, l’ancienne Orşova, d’autres îles des environs d’Ada Kaleh, des sites archéologiques remarquables, subissent le même sort.

L’île de Şimian (PK 927) avec ses quelques vestiges mais sans le charme de sa soeur Ada Kaleh, photo © Danube-culture, droits réservés

Quelques monuments et maisons furent malgré tout reconstruits sur l’île de Simian mais l’architecture et l’ambiance insulaire ottomane unique des petits cafés, des ruelles pittoresques, de la mosquée à la décoration élégante, des bazars turcs d’Ada Kaleh, de ses ruelles pittoresques et de ses jardins parfumés, disparurent dans les flots de la nouvelle retenue.

Le bazar d’Ada Kaleh en 1912

« Je me souviens encore de l’odeur du tableau Ada Kaleh quand je sautais de mon lit. L’île verte avec son minaret jaune pâle […] et la femme turque peinte au premier plan lévitait sur les profondeurs vert Nil du Danube […] Ma chambre était pleine jusqu’au plafond de cette odeur d’huile de lin et quand j’ouvrais la fenêtre, je le voyais littérairement se déverser et couler en cascades le long des cinq étages de façade rugueuse de notre immeuble en préfabriqué… »
Mircea. Cărtărescu, « Ada-Kaleh, Ada-Kaleh », Fata de la marginea vieţii, povestiri alese, Humanitas, Bucarest, 2014

Notes : 
1 Srdjan Adamovicz, « Ada Kaleh histoire et légende d’une Atlantide danubienne »
https://doi.org/10.4000/cher.13140
2 idem

3 idem
4 idem
5 Cartarescu Mircea « Ada Kaleh, Ada Kaleh (Vallée du Danube/Roumanie) », dans Last andLost, Atlas d’une Europe fantôme, sous la direction de Katharina Raabe et Monika Sznajderman. Traduit du roumain par Laure Hinckel, Éditions Noir sur Blanc 2007, p. 155-173, cité par Srdjan Adamovicz, dans « Ada Kaleh histoire et légende d’une Atlantide danubienne », opus citatum.
6 Voir l’article
L’expérience de l’Orient : le tourisme sur l’île danubienne submergée d’Ada Kaleh (1878-1918, 1ère partie)
7 Tunnels sous le Danube : un secret non résolu. L’infatigable voyageur M.T. Romano raconte que, dans l’entre-deux-guerres, on pouvait encore voir des traces des tunnels depuis les rives du Danube du côté serbe. Il affirmait que, selon les habitants, une autre galerie communiquait avec la rive roumaine et concluait que de tels travaux avaient dû soulever de nombreuses difficultés. Les murs de la forteresse, d’une épaisseur maximale de 25 mètres, avaient résisté, en 1737, pendant 69 jours, aux deux sièges turcs. En 1810, les drapeaux russes sont hissés brièvement sur l’île par le bataillon dirigé par Tudor Vladimirescu.

Eric Baude  pour Danube-culture, mis à jour août 2024, © droits réservés

Au revoir Adah-Kaleh, photo de 1964

Adah Kaleh, 1964

Sources :
ADAMOVICZ, Srdjan, « Ada Kaleh histoire et légende d’une Atlantide danubienne »
https://doi.org/10.4000/cher.13140
LORY, Bernard, « Ada Kale », Balkanologie, VI-1/2, décembre 2002, p. 19-22. URL : http://balkanologie.revues.org/437
MARCU, P. « Aspects de la famille musulmane dans l’île d’Ada-Kaleh », Revue des Études Sud-Est Européennes, vol. VI, n°4, 1968, pp. 649-669
NORRIS, Harry T., Islam in the Balkan, religion and society between Europe and the Arab world, Columbia (S.C.) University of South Carolina Press, Columbia, 1993

ŢUŢUI, Marian, Ada-Kaleh sau Orientul scufundat (Ada Kaleh ou l’Orient englouti), Noi Media Print, Bucureşti, 2010
VERBEGHT, Pierre, Danube, description, Antwerpen, 2010
https://en.wikipedia.org › wiki › Ada_Kaleh
Ada Kaleh, an Ottoman Atlantis on the Danube
Ada-Kaleh: the Balkan Island Where People Once Lived with no State or Masters, Petar Georgiev Mandzhukov’s memoir Harbingers of Storm (Sofia: FAB, 2013)
Ada Kaleh: the lost island of the Danube – photogallery

Au revoir les enfants, au revoir Adah Kaleh…

 Documentaires :
The Turkish Enclave of Ada Kaleh, documentaire de Franck Hofman, Paul Tutsek et Ingrid Schramme pour la Deutsche Welle (en langue anglaise)
https://youtu.be/pNOLbkE4524
Le dernier printemps d’Adah Kaleh (1968) et Adah Kaleh, le Sérail disparu (en roumain)
npdjerdap.org

 

Ada Kaleh, l’île (dés)enchantée

 
La date exacte de l’engloutissement d’Ada Kaleh n’a pas pu être déterminée avec précision. La centrale hydroélectrique de Djerdap I été inaugurée en 1972 mais la submersion de l’île a probablement eu lieu bien plus tôt. Les photos montrent en tous les cas un processus de démolition des bâtiments inexorable et qui permet de se rendre compte qu’il n’y avait presque plus rien d’autre de visible que des ruines avant sa disparition. Il est donc probable que certaines de ces photos aient été prises en 1971, tandis que les dernières datent de 1972.
Des fouilles systématiques ont été réalisées par une équipe d’archéologues avec l’aide de la population locale. Tous les souvenirs de valeur furent évacués sur la petite île proche de Simian, en aval de la centrale électrique. Il n’est resté de tous les trésors d’Ada-Kaleh que des ruines qui, si elles avaient eu des ailes, se seraient sans aucun doute elles-mêmes enfuies.
Des étudiants de l’université d’architecture Ion Mincu de Bucarest ont pu au cours des dernières années d’avant la mise en eau du lac de retenue de la centrale hydroélectrique, dessiner tous les bâtiments qui y existaient. Le petit-fils d’un de ces étudiants a miraculeusement numérisé ces dessins. Ces dessins étaient jusqu’à aujourd’hui, les derniers témoignages iconographiques de l’île. Heureusement, plusieurs clichés de l’album photo de Medji Ibrahim, pris à une époque ultérieure, sont venus les compléter.
On voit sur ces photos surprenantes de nombreux bâtiments réduits en poussières. Certains d’entre eux ont quand même pu être identifiés mais avec difficulté. De nombreuses pierres de l’ancien fort Elisabeth, construit par les Autrichiens, ont aussi été transportés sur l’île de Simian, ainsi que la mosquée, à l’origine un monastère franciscain. Son immense tapis a été installé dans celle de Constanta.

Pendant toute son enfance, Adele Geafer, une ancienne habitante d’Ada-Kaleh, a passé ses étés sur l’île. Elle a bien voulu nous raconter sa dernière visite en 1967.Voici la description de sa dernière visite :

   Je m’appelle Adele Geafer Gülşen. Ma mère était d’origine tchéco-hongroise, mon père turc d’origine allemande. Dans notre famille, nous parlions parfois en hongrois, parfois en allemand. Quant aux hommes ils s’exprimaient en turc. Les religions catholique, luthérienne et musulmane étaient toutes présentes au sein de ma famille.

   J’ai visité l’île une dernière fois en 1967. Cet été-là, je n’ai pu passer qu’un court moment sur Ada-Kaleh. Depuis la gare d’Orşova, ma mère et moi devions parcourir trois kilomètres à pied du fait que le train ne s’arrêtait pas toujours à la station la plus proche de l’île. Lorsque nous sommes arrivés à la hauteur d’Ada-Kaleh, nous avons appelé le batelier Yusuf. Il a ramé jusqu’à la rive pour nous emmener. C’était un homme maigre comme un os, musclé, très bronzé. Je trouvais qu’il faisait toujours le même âge. Lorsque l’embarcation s’est éloignée de la rive, mon cœur s’est mis à battre très fort. Je ne quittais plus l’île des yeux comme si j’y cherchais quelqu’un que je connaissais. De loin, j’ai remarqué que l’île ne ressemblait plus à celle que j’aimais. Elle m’est apparue différente, beaucoup plus dénudée. Où avaient disparu ses arbres ? Lorsque nous avons débarqué, le spectacle m’a beaucoup effrayé. Les grands arbres avaient été coupés jusqu’à la souche. On pouvait voir désormais du débarcadère l’autre côté de l’île à travers le parc. Quel vandalisme ! ai-je pensé en moi-même.


Ma grand-mère maternelle, Lőcsey Gizella, vivait près du port. Sur le chemin vers sa maison, mon estomac s’est noué de colère à la vue des destructions. Je n’arrivais pas à le croire. L’année dernière, l’île était encore très animée. Maintenant, tout me semblait fantomatique. Ma grand-mère tenait une librairie-papeterie sur l’île. Lors de notre dernière visite elle ne s’occupait plus que du déménagement. Elle n’a pu emporter de sa grande maison que très peu de choses. On lui a attribué un petit appartement d’une pièce en ville à Timisoara. Quand mon grand-père et ma grand-mère étaient encore jeunes, ils vivaient à Cluj (Klausenburg). La maison qu’ils avaient achetée sur Adah-Kaleh leur servait de maison de vacances. Ils ne s’y installèrent définitivement qu’après la Seconde Guerre mondiale.

Ma grand-mère m’apprit que mes grands-parents paternels avaient déjà déménagé. Ils ont vu leur maison détruite par l’armée. Ils ont reçu ensuite une maison en face de la plage, dont les propriétaires avaient déjà émigré en Turquie. Mon grand-père paternel, Geafer Iliyas, venait de Turquie et sa femme, ma grand-mère, Novi Anna, de Transylvanie saxonne. Je souhaitais leur rendre visite. Comme ils vivaient auparavant de l’autre côté de l’île, mais qu’ils habitaient désormais en face de la plage, le trajet était beaucoup plus court. Ils étaient déjà couchés quand je suis arrivé. Ils avaient plus de soixante-dix ans et on leur avait retiré la maison de leur vie. Grand-mère disait avec beaucoup de tristesse : «Si je dois quitter Ada-Kaleh, je veux retourner dans mon pays, en Allemagne.» Il n’y avait déjà plus de police, plus de médecin, plus d’épicerie sur l’île. Mon père allait tous les jours leur rendre visite depuis Orșova, leur apportait du pain et tout ce dont ils avaient besoin pour surmonter ces temps difficiles. Entourés de bagages, ils n’attendaient plus que leur passeport pour s’en aller. En les quittant, j’avais l’intention de revoir la demeure où j’avais passé les plus belles années de mon enfance. Après quelques pas dans sa direction je me suis arrêté, je changeais d’avis et m’asseyais sur la plage, toute pensive, fermait les yeux. Mes pensées s’accrochèrent à mes années de jeunesse. J’ai donc franchi en rêve la porte voûtée de la maison comme je l’avais toujours fait et marchais le long du sentier bordé de roses, respirant leur doux parfum puis je continuais vers mes arbres fruitiers préférés avec notre chien toujours collé à mes jambes jusqu’au bord du Danube. J’ai grimpé au noyer qui me servait de poste de vigie. Je revoyais mentalement toute la rive, la rue, les maisons et à ceux qui y avaient habité.

   Autrefois je m’asseyais très souvent sur une branche de ce noyer. C’était ma place favorite. Je pouvais me laisser rêver tranquillement. Mais dès que la sirène du bateau retentissait au loin, je me dépêchais de redescendre. Je voulais voir si le bateau accostait sur l’île. Cela faisait aussi partie de mes tâches d’aider mon grand-père à la vente. L’arrivée de touristes était toujours l’occasion pour mon grand-père de gagner quelque chose. Il proposait des figues au sirop ou des pétales de rose dans de grands paniers, faits chez nous. J’aimais beaucoup le mouvement des touristes et je  les étonnais par mes connaissances linguistiques. À leur grande surprise, je leur proposais des visites guidées, tantôt en hongrois, tantôt en allemand, pour qu’ils ne se perdent pas dans les ruelles. En récompense, j’étais invité au café pour déguster un sorbet ou un «braga», une boisson rafraîchissante fabriquée à partir du maïs.


   Mon grand-père avait eu autrefois un bazar dans lequel il vendait divers souvenirs, notamment des tableaux en verre. Il n’était pas facile de gérer un commerce sur l’île. Cela dépendait beaucoup des touristes. Si ceux-ci ne venaient pas, on se retrouvait rapidement en difficulté financière. Avec Miskin Baba, les habitants de l’île avaient leur propre protecteur. De son vivant, il avait accompli de nombreux miracles. Ceux qui se rendaient sur sa tombe pouvaient aussi lui demander conseil. Mon grand-père voulait obtenir de l’aide pour ses difficultés financières. Il se rendit sur sa tombe, prit un peu de terre, la mit dans un sac en toile et le plaça sous son oreiller. Dans son rêve, Miskin Baba lui est apparu lui disant : «Fais une valise pleine de tableaux en verre et va à Craiova. Là-bas, tu en tireras un bon prix». Grand-père fit ce que Miskin lui avait dit. Arrivé à Craiova, il chercha d’abord un hôtel. Devinez qui se tenait derrière le comptoir d’accueil ? Une de ses bonnes connaissances d’Ada-Kaleh. Dans la joie des retrouvailles, grand-père raconta son histoire. Son ami fit immédiatement poser quelques tableaux en verre sur le comptoir de l’hôtel pour que les clients puissent les voir. À peine grand-père était-il revenu dans sa chambre d’hôtel sans même défaire sa valise, que son ami l’appelait pour lui demander d’autres tableaux car les dames les achetaient comme des petits pains. L’affaire marcha si bien qu’il télégraphia à grand-mère pour qu’elle lui expédie une autre valise pleine de tableaux. Le conseil de Miskin Baba donna beaucoup de travail et apporta de bons revenus sur l’île. Même les femmes se devaient d’y participer.


Mes pensées étaient de nouveau revenues dans le présent. Je me suis levée et je suis repartie sur mes pas. Mais je ne voulais pas voir la scène détruite de mon enfance. J’ai donc changé de direction et traversé l’une des casemates pour me rendre au centre de l’île. Les souvenirs étaient omniprésents. Une ruelle étroite menait à l’école, construite à l’emplacement d’une casemate. Les cours étaient dispensés en roumain, mais le dernier cours du prêtre et de l’enseignant turc se faisait en langue turque. Nous, les enfants, parlions tantôt en turc, tantôt en roumain. En m’approchant du centre, j’ai vu que tout était fermé à l’exception du café, encore ouvert. À l’intérieur, il y avait surtout des inconnus. Je n’ai pu reconnaître que trois anciens habitants. C’était un sentiment vraiment étrange de voir tous ces bâtiments désormais fermés, la librairie, la poste, l’épicerie, la boulangerie, l’usine textile, la petite fabrique de tabac dans laquelle mon père avait travaillé comme comptable. Les odeurs de «Rahat» et de «Suciuk» avait aussi disparu. Tout semblait désert. Il n’y avait presque plus que des étrangers assis dans le café et dont la tâche consistait à faire de notre vie  une histoire du  passé.


   La fabrique de tabac me rappelait notre vie sociale car juste derrière se trouvait le cinéma de l’île. Avant d’ y aller, il était de coutume de flâner dans le parc voisin. Mon grand-père saluait tout le monde avec la formule de politesse traditionnelle turque : «Aksam seriflerimis hayrolsum…» Les films n’étaient projetés qu’en soirée, l’électricité assurée par un générateur électrique qui ne fonctionnait que de la fin de l’après-midi à onze heures du soir. Je souris encore quand je pense au nombre de fois où nous avons dû faire une pause imprévue pour  attendre la réparation de la pellicule. C’était une bonne occasion de bavarder ensemble ou pour certains de fumer une pause cigarette dehors. Cette précieuse vie sociale n’a jamais été négligée. Le retour à la maison se déroulait souvent de manière un peu erratique, sans aucun éclairage public. Chacun sortait sa lampe de poche et de nombreuses petites lumières brillaient dans la nuit profonde sur les casemates. Arrivés à la maison, nous allumions la lampe à pétrole avant d’aller nous coucher.
   J’ai passé mes deux premières années d’école à Ada-Kaleh. Par la suite, j’ai été scolarisée à Timisoara (Temeswar) mais je passais toujours les vacances scolaires chez mes grands-parents sur l’île. Les vacances de printemps étaient passionnantes. Le Danube avait toujours beaucoup d’eau à cette époque de l’année. Le niveau de la nappe phréatique augmentait par conséquent et remplissait de nombreux fossés, comme par exemple le fossé «Hendekek», m’obligeant à faire un détour pour me rendre chez eux. Le Ramadan, les jours de Pâques étaient une occasion de se réjouir et de déguster de nombreuses friandises. Les femmes apportaient leurs plaques de cuisson rondes d’un mètre de diamètre, chez le boulanger pour préparer leurs gâteaux ; Ma pâtisserie préférée, le «Frauenbrust-Küchlein» était appelé ainsi en raison de son apparence et une cerise trônait en plein milieu. Ces délicieux petits gâteaux, imbibés de sirop odorant était l’une de mes friandises préférées et je les attendais avec impatience chaque année.


Mon chemin m’emmena jusqu’au parc. L’endroit où avant poussaient encore des châtaigniers et des caroubiers géants, était devenus un lieu de destruction. Partout, des troncs d’arbres abattus jonchaient le sol et les souches sciées gisaient sur leur ancien emplacement. Je savais désormais qu’il n’y aurait plus jamais de «retour à la maison» possible. J’ai traversé le parc, qui n’en était plus un, et je suis arrivé sur l’autre côté de l’île qui fait face à la rive serbe. Je me suis promené le long de la rive. Là encore, des souvenirs de jeunesse me sont revenus. Ma cousine et mes amies jouaient souvent à cache-cache dans les casemates. Nous grimpions sur les mûriers disparus. Mais nous ne faisions pas que grimper sur les arbres, nous devions aussi récolter de la nourriture pour nos vers à soie. Sur la tombe de Miskin Baba sur laquelle brûlaient auparavant en permanence des cierges, je n’ai  plus trouvé que des traces sur la terre. Cela m’a à la fois peiné et m’a mis en colère. C’était notre protecteur qui avait aidé plus d’un habitant à se sortir de la misère, comme mon grand-père… Je pensais que tout ce qui arrivait était une honte, un déshonneur. Je me tenais devant la maison de la tante d’Aranka. C’était la fille de Bicsérdi, l’un des fondateurs du crudivorisme. Mes grands-parents suivirent ce régime pendant dix ans dans leur jeunesse. Le mari de la tante hongroise d’Aranka était un Turc qui se prénommait Omer. De nombreuses familles d’ethnies, de nationalités et de religions différentes vivaient sur l’île. Cette cohabitation des peuples et religions mélangés sur l’île, était très harmonieuse et fonctionnait parfaitement. Il y avait un mélange de langues qui étaient parlées dès l’enfance. Il n’y avait aucune orientation politique particulière. On était seulement des insulaires !


Je me mis à respirer encore une fois l’odeur humide des tuiles de la casemate, devenues les ultimes témoins de l’île d’autrefois, qui furent ensuite à jamais noyées sous l’eau. La maison de mon enfance sur Ada-Kaleh avait disparu. Mais Ada-Kaleh restera éternellement dans ma mémoire. Malgré toute ma tristesse d’aujourd’hui, je suis très heureuse d’avoir pu passer ma jeunesse dans un endroit aussi beau. Personne ne pourra m’enlever ces merveilleux souvenirs !

http://adevarul.ro/locale/turnu-severin/ultimele-fotografii-realizate-insula-ada-kaleh–7_54d7aa4d448e03c0fd6812d4/index.html

Traduction de l’article : Eric Baude pour Danube-culture, © droits réservés, août 2024

Amand Helm, photographe, Ada-Kaleh et Fort Élisabeth (Portes-de-Fer)

   Né à Teplice au nord des Pays de Bohême, territoire tchèque appartenant alors à l’Empire des Habsbourg, Amand Helm ouvre son premier studio de photographie sur la place Venceslas à Prague puis dès le milieu des années 1860, travaille à Vienne et en Basse-Autriche, photographiant parfois des projets de construction de lignes et ouvrages de chemins de fer, comme celui du prince héritier Rodolphe de Habsbourg. En 1868-1869, il prend des clichés de quelques-uns des sites les plus remarquables le long du Danube, de ses sources au delta, photos à partir desquelles il élabore son « Donau-Album ». Les paysages danubiens s’apparentent à des peintures vedutistes et témoignent presque des derniers moments d’une nature et de paysages anciens, avant les premiers bouleversements de la révolution industrielle, révolution qui débute tardivement en Europe centrale.
L’histoire de la provenance de la photo, qui a appartenu au géographe français Élisée Reclus (1830-1905) et qu’il a offerte  à la Bibliothèque nationale de France en 1886, connaît toutefois un autre rebondissement. Contraint à l’exil par son activisme pendant la Commune de Paris, E. Reclus rédige pendant son séjour en Suisse, sa monumentale Nouvelle Géographie Universelle en 19 volumes. Elle sera publiée par la Librairie Hachette. Le troisième volume, publié en 1878, est consacré à l’Europe centrale, Autriche-Hongrie, Allemagne.

Ada-Kaleh et Fort Élisabeth, gravure colorée, vers 1830

   Fort Élisabeth a été construit en 1736 sur la rive droite du Danube, non loin de l’actuelle Tekija qui appartient à la commune de Kladovo (Serbie). Cette rive  droite serbe du Danube était également sous la domination des Habsbourg après la paix de Passarowitz (1718), selon l’historien Miloš Petrović. Les travaux de construction ont été dirigés par Johann Andreas von Hamilton (1679-1738), un militaire d’origine écossaise au service de l’Autriche, commandant en chef et gouverneur militaire du Banat, successeur du comte lorrain Claude Florimond de Mercy. L’éponyme n’était autre que l’épouse du roi Charles III de Hongrie, la mère de la reine Marie-Thérèse, la princesse Élisabeth Krisztina de Brunswick-Wolfenbuettel, considérée comme la plus belle femme de son temps. Ce fort faisait partie d’un ensemble de fortifications édifiées sur l’île d’Ada-Kaleh dans le but de contrôler la frontière du Danube et les navires qui l’empruntaient. L’ouvrage comportait plusieurs niveaux. La partie centrale se trouvait au niveau du Danube avec une tour de guet construite sur la colline escarpée la surplombant. Selon certaines légendes, un tunnel sous-marin la reliait à Ada-Kaleh. Dans la réalité un pont temporaire en bois reliait les fortifications insulaires à celles de la rive droite. Fort Élisabeth continua d’exister et de s’étendre après son transfert des mains autrichiennes aux Ottomans. Il fut encore régulièrement représenté sur les cartes du Bas-Danube, plus récemment sur la section du  « Second Military Survey » (1858). Bien que la région autour du fort, ait été intégrée à la Principauté de Serbie en 1833, Fort Élisabeth resta curieusement sous administration directe de l’Empire ottoman, quelque 500 soldats turcs y étant stationnés jusqu’au milieu du XIXe siècle.
Fort Élisabeth a été démoli par l’État serbe nouvellement indépendant dès 1868 à la demande des Turcs. Les ruines ont été exploitées par la population, puis les restes détruits dans la construction d’une route le long du fleuve. Les ruines des parties inférieures ont été submergées en même temps que l’île voisine d’Ada-Kaleh, au moment de la construction de la centrale électrique Djerdap I. Le niveau du Danube a été rehaussé d’environ 30 mètres sur ce tronçon et la route côtière elle-même inondée a été reconstruite au-dessus, creusant des entailles indélébiles sur les flancs des montagnes qui s’élèvent à l’arrière-plan.
On peut simplement résumer brièvement l’importance de cette photographie exceptionnelle d’Amand Helm comme étant probablement l’un des premiers clichés d’Ada-Kaleh telle qu’elle fut autrefois et la dernière et unique photographie connue de Fort Élisabeth.

Notes :
1
« Le progrès a aujourd’hui immergé l’ensemble de ce paysage. Un voyageur assis à ma vieille table sur l’embarcadère d’Orşova serait obligé de l’envisager à travers un gros disque de verre monté sur charnière de   cuivre ; ce dernier encadrerait une perspective de boue et de vase. Le spectateur serait en effet chaussé de plomb, coiffé d’un casque de scaphandrier et relié par cent pieds de tubes à oxygène à un bateau ancré dix-huit brasses plus haut. Parcourant un ou deux milles vers l’aval, il se traînerait péniblement jusqu’à l’île détrempée, au milieu des maisons turques noyées ; vers l’amont il trébucherait entre les herbes et les éboulis jonchant la route du comte Széchenyi pour discerner de l’autre côté du gouffre obscur les vestiges de Trajan ; et tout autour, au-dessus et en-dessous, l’abîme sombre baillerait, les rapides où se précipitaient naguère les courants, où les cataractes frémissaient d’une rive à l’autre, où les échos zigzaguaient le long des vertigineuses crevasses, étant engloutis dans le silence du déluge. Alors, peut-être, un rayon hésitant dévoilerait l’épave éventrée d’un village ; puis un autre, et encore un autre, tous avalés par la boue. Il pourrait s’épuiser à arpenter bien des jours ces lugubres parages, car la Roumanie et la Yougoslavie ont bâti l’un des plus gros barrages de béton et l’une des plus grosses usines hydroélectriques du monde entier, en travers des Portes de Fer. Cent trente milles du Danube se sont transformés en une vaste mare, qui a gonflé et totalement défiguré le cours du fleuve. Elle a supprimé les canyons, changé les escarpements vertigineux en douces collines, gravi la belle vallée de la Cerna presque jusqu’aux Bains d’Hercule. Des milliers d’habitants, à Orşova et dans les hameaux du bord de l’eau, ont du être déracinés et transplantés ailleurs. Les insulaires d’Ada-Kaleh ont été déplacés sur une autre île en aval, et leur vieille terre a disparu sous la surface comme si elle n’avait jamais existé. Espérons que l’énergie engendrée par le barrage a répandu le bien-être sur l’une et l’autre rive, en éclairant plus brillamment que jamais les villes roumaines et yougoslaves, car, sauf du point de vue économique, les dommages causés sont irréparables. Peut-être, avec le temps et l’amnésie, les gens oublieront-ils l’étendue de leur perte.
   D’autres ont fait mal, ou pis ; mais il est patent qu’on n’a jamais vu nulle part aussi complète destruction des souvenirs historiques, de la beauté naturelle et de la vie sauvage. Mes pensées vont à mon ami d’Autriche, cet érudit qui songeait aux milliers de milles encore libres que les poissons pouvaient parcourir depuis la Krim Tartarie jusqu’à la Forêt-Noire, dans les deux sens ; en quels termes, en 1934, avait-il déploré le barrage hydroélectrique prévu à Persenbeug, en Haute-Autriche : « Tout va disparaître ! Ils feront du fleuve le plus capricieux d’Europe un égout municipal. Tous ces poissons de l’Orient ! Ils ne reviendront jamais. Jamais, jamais, jamais !
   Ce nouveau lac informe a supprimé tout danger pour la navigation, et le scaphandrier ne trouverait que l’orbite vide de la mosquée : on l’a déplacée pierre par pierre pour la reconstruire sur le nouveau site des Turcs, et je crois qu’on a soumis l’église principale au même traitement. Ces louables efforts pour se faire pardonner une gigantesque spoliation ont ravi à ces eaux hantées leur dernier vestige de mystère. Aucun risque qu’un voyageur imaginatif ou trop romantique croit entendre l’appel à la prière sorti des profondeurs ; il ne connaîtra pas les illusoires vibrations des cloches noyées comme à Ys, autour de la cathédrale engloutie : ou bien dans la légendaire ville de Kitège, près de la moyenne Volga, non loin de Nijni-Novgorod. Poètes et conteurs disent qu’elle disparu dans la terre lors de l’invasion de Batu Khan. Par la suite, elle fut avalé par un lac et certains élus peuvent parfois percevoir le chant des cloches. Mais pas ici : mythes, voix perdues, histoire et ouï-dire ont tous été vaincus, en ne laissant qu’une vallée d’ombres. On a suivi à la lettre le conseil goethéen : « Bewahre Dich von Raüber und Ritter und Gespentergeschichten », et tout s’est enfui… »

Patrick Leigh Fermor,  « La rançon du progrès ou « Quelques réflexions à la table d’un café, entre le Kazan et les Portes de Fer », in Dans la nuit et le vent, À pied de Londres à Constantinople (1933-1935), traduit de l’anglais par Guillaume Villeneuve, Éditions Nevicata, Bruxelles, 2016

Cet article est issu de celui publié sur le site Duna szigetek (https://donauinseln.blogspot.com), traduit, adapté et complété en français par Eric Baude.
Eric Baude pour Danube-culture, © droits réservés, août 2024 

Le Danube ottoman

« Contrafactur, wie der Türck Wien belagert, Anno 1529 » (titre original), plan du siège de Vienne en 1529 par les armées ottomanes, dessin d’Albert von Camesina (1806-1881) d’après Hans Guldenmund(t) et Ehrard Schön, collection du Wien Museum 

   « Le [bas] Danube (sous contrôle bulgare depuis la fondation du Deuxième Royaume bulgare en 1187) était d’importance militaire, stratégique et économique pour les Ottomans. Ils y accédèrent par le nord en conquérant le royaume bulgare de Târnovo (1393) et la principauté bulgare de Vidin (1396). Le fleuve devint ainsi une frontière naturelle entre l’Empire ottoman et les principautés roumaines de Valachie et de Moldavie. Conscients de son importance stratégique, à l’image des Romains et de leur célèbre Limes, les Ottomans créèrent dès les premières conquêtes une ligne de défense formée de lieux fortifiés le long de la rive méridionale (droite) du Danube. Les forts de la rive droite (comme Silistra, Nicopolis et Vidin) servirent de bases militaires pour de nouvelles campagnes au nord et au nord-ouest et de remparts contre les attaques venant de la rive opposée. Les premières provinces ottomanes danubiennes méridionales apparaissent à la fin du XIVe siècle : les sancak [sous-division administrative de l’Empire ottoman] de Silistra,

Carte ottomane du Danube du géographe et érudit turc Katip Çelebi ? (1609-1657)

Nikopol (Nicopolis) et Vidin rattachées au beylerbeyilik [province de l’Empire ottoman] de Roumélie [ensemble des territoires ottomans dans les Balkans]. Vers 1419-1420 d’autres importantes places fortes du Danube inférieur (Giurgiu/Yergögi, Turnu/Holovnik sur la rive septentrionale) devinrent ottomanes. La flotte ottomane (danubienne) occupa brièvement le centre commercial moldave de Chilia (Kilia) sur la rive gauche du bras septentrionale dans le delta du Danube. À la même époque, la forteresse de Cetatea Alba (Akkerman) sur la mer Noire à l’embouchure du Dniestr est attaquée par les Ottomans. Ils conquièrent le port génois de Caffa en Crimée (1455), puis les ports portiques d’Azov (1473), Copa et Anapa (1479). En 1484, la conquête de Kilia et Akkerman leur assure le contrôle définitif du delta danubien. C’était autant de pas vers la transformation de la mer Noire en lac ottoman. Les prises de Belgrade (1521), Mohács (1526), Buda (1540-1541), Brǎila (1538-1540) et Esztergom (1543) font des Ottomans les seuls maîtres du Danube d’Esztergom jusqu’à la mer Noire. La forteresse de Tighina (Bender) sur le Dniestr (annexée en 1538) renforce la voie fluviale du Danube par la voie militaire terrestre des Tatars.

Eszt

Esztergom en 1543 sur une miniature turque

   En même temps le Danube se transforme en une ligne naturelle le long de laquelle se succèdent d’ouest en est une grande partie des provinces européennes ottomanes : Esztergom, Budin, Srem, Smederovo (Semendire), Mohács, Vidin, Nikopol, Silistra et les pays tributaires de la Valachie, Transylvanie et Moldavie, sur les deux rives.
La voie fluviale du Danube était d’intérêt commercial, économique et militaire pour les Ottomans. Les ports de Chilia, Brăila, Silistra, Nikopol, Vidin, Smederovo, Golubac, Belgrade et Buda étaient parmi les plus fréquentés. Le Danube – sur lequel débouchaient de nombreuses voies terrestres – reliait l’Europe centrale aux Balkans, aux territoires au-delà de la mer Noire et la Méditerranée. La perception des revenus des échelles, qui allaient à l’État ottoman fut confié au defierdalik du Danube (Tuna defierdaliḡi, créé en 1583, supprimé en 1627-1628).

Semlin (Zemun), 1608

   Les îles du fleuve devinrent probablement ottomanes parallèlement à la conquête des territoires riverains. La documentation ottomane les cite à partir du XVIe siècle. Les animaux ne pouvaient y passer qu’en hiver. Inexploitables durant les longues périodes d’inondation, on pouvait en été y pratiquer labour, culture potagère et viticulture. Leur exploitation étant ainsi liée aux conditions climatiques, elles n’étaient pas systématiquement exploitées et furent longtemps non fiscalisées. L’installation de populations sur les îles visait le renforcement de la sécurité du trafic fluvial, non un profit économique.

Plan ottoman du siège de Vienne en 1683

   Les Ottomans attachèrent une grande importance militaire au Danube défendu par trois capitaineries fluviales à Buda, Smederovo et Hirsova, chacune commandée par un kapudan [amiral] portant le titre mirliva-yt Tuna [capitaine du Danube]. Il n’y avait pas un commandement central du Danube. Les capitaineries étaient sous le contrôle des beylerbey [gouverneurs] régionaux.Une des villes fortifiées du Danube conquises par Soliman le Magnifique
La sécurité du tronçon entre les Portes-de-Fer et la mer Noire était confiée aux voïvodes de Valachie et Moldavie. La flotte du Danube évoluait en fonction des besoins militaires : 80-100 bâtiments lors de l’expédition de Varna ; après 1699, elle compta 55 bâtiments et 10 navires de transport. En outre, la plupart des places fortes (Vidin, Nikopol, Silistra, Smederovo, Ruse) avaient des flottilles pour le transport et contre les incursions d’ennemis ou de brigands.

Antoine du Chaffat (170?-1740) : plan de la forteresse de Baba Vida (Vidin), gravé à Augsburg vers 1740

En 1853, on cite 15 bâtiments pour celle de Vidin et 25 pour celle de Rusçuk (Ruse). Silistra avait perdu la sienne après 1828-1829. Des chantiers navals et des arsenaux existaient dans les principales échelles [ports fluviaux] : Vidin, Ruse, Nikopol, Silistra.

Sistova (Svishtov) à l’époque ottomane, gravure d’Adolph Kunike (1777-1838), vers 1825

   À partir de 1686, l’Empire Ottoman commence à perdre ses territoires danubiens et le contrôle du fleuve. Buda fut la première place reconquise par les armées du Saint Empire Romain germanique. Désormais le Danube sera la principale ligne de défense contre les offensives russes aux XVIIIe et XIXe siècles.

Ada-Kaleh

Le Traité de Berlin (1878) fit perdre aux Ottomans toutes leurs possessions danubiennes, à l’exception de la petite île d’Ada-Kaleh, oubliée (?) par les signataires et que l’Empire ottoman conservera jusqu’au traité de Lausanne (1923) avant qu’elle ne soit intégrée à la Roumanie puis disparaisse dans les flots du lac de retenue de la centrale hydroélectrique de Djerdap.

Ayşe Kayapınar, « Danube », in François Georgeon, Nicolas Vatin, Gilles Veinstein (sous la direction de) Dictionnaire de l’empire Ottoman – XVe-XXe siècle, Fayard, Paris, 2015, pp. 329-330.

Autres sources :
Ayşe Kayapınar, « Les îles ottomanes du Danube au début du XVIe siècle, Autres îles ottomanes », in Nicolas Vatin, Gilles Veinstein (sous la direction de), Insularités ottomanes, Institut Français d’Études Anatoliennes, Maisonneuve et Larose, Paris, 2004

Danube-culture, mis à jour mai 2024 

Les embouchures du Danube sur une carte ottomane (XVI-XVIIe siècles)

Patrick Leigh Fermor : « quelques réflexions à la table d’un café, entre le Kazan et les Portes-de-Fer »

D’impressionnants et nombreux bateaux de croisière franchissent désormais cette succession de défilés assagis grâce au lac de retenu de la centrale hydro-électrique qui remonte loin, très loin et dont l’influence se fait sentir jusqu’à 150 km en amont. Ces défilés furent aussi, avant de devenir territoires roumains (rive gauche) et serbes (rive droite). pendant plusieurs siècles, des lieux d’affrontements entre l’Empire ottoman et le Saint Empire romain germanique dont faisaient partie le royaume de Hongrie et l’archiduché d’Autriche.
« Le progrès a aujourd’hui immergé l’ensemble de ce paysage. Un voyageur assis à ma vieille table sur l’embarcadère d’Orşova serait obligé de l’envisager à travers un gros disque de verre monté sur charnière de   cuivre ; ce dernier encadrerait une perspective de boue et de vase. Le spectateur serait en effet chaussé de plomb, coiffé d’un casque de scaphandrier et relié par cent pieds de tubes à oxygène à un bateau ancré dix-huit brasses plus haut. Parcourant un ou deux milles vers l’aval, il se traînerait péniblement jusqu’à l’île détrempée, au milieu des maisons turques noyées ; vers l’amont il trébucherait entre les herbes et les éboulis jonchant la route du comte Széchenyi pour discerner de l’autre côté du gouffre obscur les vestiges de Trajan ; et tout autour, au-dessus et en-dessous, l’abîme sombre baillerait, les rapides où se précipitaient naguère les courants, où les cataractes frémissaient d’une rive à l’autre, où les échos zigzaguaient le long des vertigineuses crevasses, étant engloutis dans le silence du déluge. Alors, peut-être, un rayon hésitant dévoilerait l’épave éventrée d’un village ; puis un autre, et encore un autre, tous avalés par la boue. Il pourrait s’épuiser à arpenter bien des jours ces lugubres parages, car la Roumanie et la Yougoslavie ont bâti l’un des plus gros barrages de béton et l’une des plus grosses usines hydroélectriques du monde entier, en travers des Portes de Fer. Cent trente milles du Danube se sont transformés en une vaste mare, qui a gonflé et totalement défiguré le cours du fleuve. Elle a supprimé les canyons, changé les escarpements vertigineux en douces collines, gravi la belle vallée de la Cerna presque jusqu’aux Bains d’Hercule. Des milliers d’habitants, à Orşova et dans les hameaux du bord de l’eau, ont du être déracinés et transplantés ailleurs. Les insulaires d’Ada Kaleh ont été déplacés sur une autre île en aval, et leur vieille terre a disparu sous la surface comme si elle n’avait jamais existé. Espérons que l’énergie engendrée par le barrage a répandu le bien-être sur l’une et l’autre rive, en éclairant plus brillamment que jamais les villes roumaines et yougoslaves, car, sauf du point de vue économique, les dommages causés sont irréparables. Peut-être, avec le temps et l’amnésie, les gens oublieront-ils l’étendue de leur perte.
D’autres ont fait mal, ou pis ; mais il est patent qu’on n’a jamais vu nulle part aussi complète destruction des souvenirs historiques, de la beauté naturelle et de la vie sauvage. Mes pensées vont à mon ami d’Autriche, cet érudit qui songeait aux milliers de milles encore libres que les poissons pouvaient parcourir depuis la Krim Tartarie jusqu’à la Forêt-Noire, dans les deux sens ; en quels termes, en 1934, avait-il déploré le barrage hydroélectrique prévu à Persenbeug, en Haute-Autriche : « Tout va disparaître ! Ils feront du fleuve le plus capricieux d’Europe un égout municipal. Tous ces poissons de l’Orient ! Ils ne reviendront jamais. Jamais, jamais, jamais !
Ce nouveau lac informe a supprimé tout danger pour la navigation, et le scaphandrier ne trouverait que l’orbite vide de la mosquée : on l’a déplacée pierre par pierre pour la reconstruire sur le nouveau site des Turcs, et je crois qu’on a soumis l’église principale au même traitement. Ces louables efforts pour se faire pardonner une gigantesque spoliation ont ravi à ces eaux hantées leur dernier vestige de mystère. Aucun risque qu’un voyageur imaginatif ou trop romantique croit entendre l’appel à la prière sorti des profondeurs ; il ne connaîtra pas les illusoires vibrations des cloches noyées comme à Ys, autour de la cathédrale engloutie : ou bien dans la légendaire ville de Kitège, près de la moyenne Volga, non loin de Nijni-Novgorod. Poètes et conteurs disent qu’elle disparu dans la terre lors de l’invasion de Batu Khan. Par la suite, elle fut avalé par un lac et certains élus peuvent parfois percevoir le chant des cloches. Mais pas ici : mythes, voix perdues, histoire et ouï-dire ont tous été vaincus, en ne laissant qu’une vallée d’ombres. On a suivi à la lettre le conseil goethéen : « Bewahre Dich von Raüber und Ritter und Gespentergeschichten », et tout s’est enfui… »

Patrick Leigh Fermor,  « La rançon du progrès ou « Quelques réflexions à la table d’un café, entre le Kazan et les Portes de Fer », in Dans la nuit et le vent, À pied de Londres à Constantinople (1933-1935), traduit de l’anglais par Guillaume Villeneuve, Éditions Nevicata, Bruxelles, 2016

Danube-culture, mis à jour août 2024

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