Agnès Bernauer

Agnès Bernauer, l’ange d’Augsburg, le Danube et la raison d’État…

« Voici pourtant ce que vous n’aviez pas voulu. Ce que vous avez décidé, vous l’avez décidé pour qu’il ne fût pas attenté à l’ordre, pour que ne fût pas troublé la tranquillité de votre peuple, pour que le trône fût incontestable, pour que ce pays ne fût pas déchiré entre des ambitions rivales. Et voici vos campagnes qui brûlent…
Pardonnez à ma franchise. La beauté d’une jeune fille innocente a été jetée aux du Danube parce qu’elle menaçait la paix, et vous avez la guerre. Que sa mort fût exigée par le salut de l’État, était déjà intolérable, et l’État n’est pas sauvé. Avez-vous eu raison ? »

Friedrich Hebbel (1813-1863), Agnès Bernauer, 1855, texte français de Pierre Sabatier et de Thierry Maulnier, création de l’adaptation française au Théâtre de France le 13 juin 1965     

C’est avec un peu de persévérance qu’on peut arriver jusqu’au vieux et discret cimetière de Sankt-Peter (Saint-Pierre), dans un quartier excentré de la petite ville danubienne bavaroise de Straubing, et y découvrir la chapelle avec son monument funéraire dédié à Agnès Bernauer (vers 1410-1435) qui aurait été la fille d’un humble barbier d’Augsbourg.

Skt Peter Straubing

Le petit cimetière de Sankt Peter à Straubing date du XIIe siècle. La basilique a été construite à partir de 1180 et la chapelle d’Agnès Bernauer en 1436. Deux autres chapelles voisinent avec celle d’A. Bernauer, photo © Danube-culture, droits réservés

Il émane de ce cimetière qui, avec ses remparts et ses pierres tombales grises et verdâtres, entoure et protège une haute et sobre basilique romane, comme une atmosphère paisible d’antichambre céleste.

Agnès Bernauer, « l’ange d’Augsbourg », eut le grand malheur de rencontrer en 1428 le noble Albert III (1401-1460), fils du duc Ernest de Bavière (1373-1438). On suppose que le couple s’est marié en 1431 ou 1432, séjourne à Munich ainsi qu’au château de Blutenburg ou éventuellement dans celui de Vohburg sur le Danube. Le duc Ernest de Bavière ne supporta pas cette mésalliance qui, selon lui, mettait en péril non seulement sa volonté dynastique mais bouleversait aussi l’ordre social du Royaume de Bavière. Aussi, pour sauver celui-ci, s’arrangea-t-il avec le juge Emmeram Rusperger pour faire inculper sa belle-fille de sorcellerie. Elle fut condamnée et noyée dans le Danube le 12 octobre 1435 en l’absence d’Albert III que son père avait envoyé à une chasse organisée par un de ses parents.

Vohburg/Donau où pourraient s’être réfugiés Albert III et Agnès Bernauer après leur mariage célébré en secret, gravure de Matthäus Merian (1621-1687), fin du  XVIIe siècle

La belle et courtoise Agnès mourut sans renier son mari, en conflit avec son père et qui partit se réfugier à la cour d’Ingolstadt. Les soldats d’Ernest de Bavière eurent du mal à accomplir leur sale besogne. La jeune fille, jetée du pont, dériva à la surface du fleuve comme protégée par la grâce divine ou par le génie d’un ondin ému par son sort cruel. Les bourreaux durent lui attacher les cheveux à une perche et maintenir sa tête longtemps sous l’eau pour qu’elle meure noyée. « La grande roue lui est passée sur le corps » dira le commanditaire du meurtre, le duc Ernest de Bavière. Pris de remords ou admirant sa fidélité jusque dans l’au-delà, il lui fit édifier une chapelle et une sépulture demeurée vide (on ignore encore aujourd’hui où elle fût enterrée) dans le cimetière de Saint-Pierre à Straubing puis se retira dans un cloître où il mourut trois ans plus tard. Albert se réconcilia avec son père avant sa mort, contracta, toujours au nom de la raison d’État, un nouveau mariage en 1437 avec une jeune femme digne de son rang, Anna von Braunschweig-Grubenhagen (1420-1474), et lui succéda en 1438.

La stèle en marbre rouge d’Agnès Bernauer avec un chapelet à la main et deux petits chiens à ses pieds, symbole du dévouement et de la fidélité conjugale, photo © Danube-culture, droits réservés

L’histoire du destin tragique d’Agnès Bernauer est une source importante de profit pour les commerçants de la ville car sans elle, cette cité ne ferait, malgré son patrimoine et la présence du fleuve, ses terres agricoles aux alentours, que pâle figure face aux trésors de Regensburg et Passau. Une fresque théâtrale est organisée tous les quatre ans depuis 1935 dans la cour intérieure du château du château ducal. « Les Agnès Bernauer —Festspiele magnifient en costume moyenâgeux l’héroïne plébéïenne de la triste histoire d’amour sacrifiée à la raison d’État. »1 Les prochaines représentations auront lieu en 2023.

Dans son adaptation pour un des sketch du film de Michel Boisrond ‘Les amours célèbres » Jacques Prévert, en poète malicieux et libertaire, prend le contrepied du point de vue défendu par le comte Ernest de Bavière, point de vue adopté par Hebbel et de nombreux autres auteurs. « Non seulement Prévert n’approuve pas ce principe, mais il proteste contre la persécution du bonheur, analogue à celle de la beauté : « ils sont beaux, ils sont jeunes et avec tout ça, ils voudraient être heureux; de quel droit ? », fait-il dire à Ernest. »2

Chapelle d’Agnès Bernauer dans le cimetière de Saint Pierre de Straubing, photo © Danube-culture droits réservés

C’est dans cette même petite ville danubienne bavaroise marquée du sceau quelque peu désuet désormais de la Raison d’État, que nait le talentueux « saltimbanque » Emmanuel Schikaneder (1751-1812)3, de son vrai nom Johann Josef Schikaneder. Le hasard d’une géographie danubienne oppose en quelque sorte le meurtre de la jeune fille d’un barbier d’Augsburg venue à la rencontre de son tragique destin à Straubing, à la légèreté bienveillante et pleine de fantaisie du Singspiel de Mozart, die Zauberflöte (La Flûte enchantée) dans lequel le compositeur et son librettiste font prendre prendre leur revanche aux coeurs purs et au petit peuple. Aucun festival ne porte le nom de Schikaneder…

Emmanuel Schikaneder (1751-1812)

Comédien, chanteur, musicien, écrivain, directeur de théâtre, franc-maçon comme Mozart qu’il rencontre pour la première fois lors de son séjour à Salzbourg, Schikaneder sera le librettiste complice ainsi que le Papageno de la première du dernier Singspiel de Mozart, créé dans au Théâtre sur la Vienne (Theater an der Wien) en 1791 et dirigé par le compositeur en personne. Schikaneder avait écrit auparavant une pièce dramatique consacrée à Agnès Bernauer qui avait été donnée à Salzbourg. Devant l’émotion immense des spectateurs lors de chaque représentation, il décida un soir que son héroïne serait exceptionnellement graciée ce jour-là !

Emmanuel Schikaneder en Papageno (Wien : Alberti 1791)

La vie et le  martyre de la belle Agnès a inspiré de nombreux autres écrivains, musiciens, poètes et cinéastes parmi lesquels :

Alboize de Pujol Jules-Édouard (1805-1854), Foucher, Paul-Henri (1810-1875), Agnès Bernauer, drame musical (?) en cinq actes et six tableaux, créé à Paris en 1845
Bernard, Raymond (1891-1977), Le Jugement de Dieu, film, 1952
Boisrond, Michel (1921-2002), Les Amours célèbres, 1961, film à sketchs avec Brigitte Bardot (Agnès Bernauer), Alain Delon (Le duc Albert de Bavière), Suzanne Flon (Ursula, La Margravine), Jean-Claude Brialy (Eric Torring), Jacques Dumesnil (Hans, le bourreau), Pierre Brasseur (Le grand duc Ernest), Michel Etcheverry (Gaspard Bernauer, barbier et père d’Agnès)… Le film est une adaptation au cinéma du feuilleton paru en bandes dessinées de Paul Gordeaux (textes) et Louis Moles (dessins) dans France-soir du 4 au 23 avril 1957. Les dialogues du 3ème sketch, Agnès Bernauer, sont de Jacques Prévert (1901-1977).

Brigitte Bardot (Agnès Bernauer et Alain Delon (le duc Albert III de Bavière) dans le film « Les amours célèbres » de Michel Boisrond (1961)

Gleißner, Franz Johannes (1759-1818 ?), Agnes Bernauerin, mélodrame, 1781, créé en 1790 à Munich
Greif, Martin (1839-1911), Agnes Bernauer, der Engel von Augsburg, 1894
Harlan, Veit (1899-1964), Agnès Bernauer, scénario de film (?)
Hebbel, Friedrich (1813-1863), Agnes Bernauer, tragédie en 5 actes, 1851, traduit en français par Louis Brun, Éditions Aubier (bilingue), Paris, 1930
Krebs, Karl (1804-1880), Agnes, der Engel von Augsburg, opéra, 1834
Kroetz, Franz Xaver (1946), Agnes Bernauer, 1976, d’après Friedrich Hebbel, pièce de théâtre
Ludwig, Otto (1813-1865), Der Engel von Augsburg, (1856-1857) et Agnes Bernauerin, 1859
Lipowsky, von, Felix Joseph  (1764-1842), Agnes Bernauerinn, biographie historique Lentner, München 1801
Meyr, Melchior (1810-1871), Agnès Bernauerin, 1852 et Herzog Albrecht, 1862
Mottl, Felix (1856-1911), Agnes Bernauer, 1880, adaptation libre d’après la pièce de Friedrich Hebbel, jeu de scène en 3 actes, représenté au Festival de Bayreuth où F. Mottl était l’assistant de Hans Richter.
Orff, Carl (1895-1982), Die Bernauerin, 1947, « Ein bairisches Stück », 1947, drame musical, texte en vieux bavarois, création à Stuttgart le 15 juin 1947 au Théâtre d’État du Württemberg.
Ott, Arnold (1840-1910), Agnes Bernauer, 1889
Prévert, Jacques (1900-1977), Agnès Bernauer, 1961, dialogues du troisième sketch du film de Michel Boisrond, « Les amours célèbres »
Seyfried, Ignaz von (1776-1841), Agnes Bernauerin, (livret) de Karl Ludwig Giesecke, burlesque (!), 1798
Törring, Josef August, von (?) , Agnes Bernauerinn, 1780
Schikaneder, Emmanuel (1751-1812), Agnes Bernauer, Salzbourg, vers 1780 ?
Weber, Carl-Maria von (1786-1826), Agnes Bernauerin, spectacle romantico-patriotique, après 1809

« Le monument funéraire, qui représente Agnès Bernauer avec un chapelet à la main et deux petits chiens à ses pieds, symboles de la fidélité conjugale unissant cette fille du peuple et son époux princier, a été élevé par le duc Ernest, son meurtrier. La tradition, qu’Hebbel a reprise dans son drame, en fait une illustration de la raison d’État : le duc Ernest aurait profondément admiré la vertu, la personnalité d’Agnès, l’amour si pur qui l’unissait à son fils, et aurait décidé — avec fermeté mais à contrecoeur — de l’éliminer brutalement, en raison des conséquences politiques de ce mariage, et des complications qui en résulteraient : désordres, guerres, révoltes et effondrement de l’État, luttes fratricides et misère. Une fois accompli ce sacrifice — ou ce crime d’État — le duc rendit hommage à la fermeté morale et à l’innocence de la victime en lui faisant ériger — maintenant qu’elle ne représentait plus un danger — un sépulcre qui rappellerait son souvenir aux siècles futurs, et en se retirant lui-même dans un cloître ; son fils Albert, qui avait pris les armes contre lui pour défendre puis pour venger sa femme, réintégra vite les rangs de la politique et de la dynastie, et, s’étant réconcilié au nom de la raison d’État avec ce père qui l’avait rendu veuf, assuma le pouvoir ducal et contracta ensuite ne nouveau mariage conforme à son rang. »

Claudio Magris, « La grande roue » in Danube, pp. 153-254, Éditions Gallimard, Paris, 1986

Notes :
1  Pierre Burlaud, « Noyade et canonisation » in Danube-Rapshodie, Images, mythes et représentations d’un fleuve européen, Éditions Grasset, 2001, p. 130
2
Arnaud Laster Arnaud, « L’Agnès Bernauer de Jacques Prévert : des voix libertaires au Moyen Age », Cahiers de l’Association internationale des études françaises, 1995, n°47, p. 103

www.persee.fr/doc/caief_0571-5865_1995_num_47_1_1865
3 Emmanuel Schikaneder est enterré  à Vienne au Währinger Friedhof (cimetière Währinger). Une ruelle de la capitale autrichienne porte son nom (Schikanedergasse) dans le quartier de Wieden (4e arrondissement).

Sources :
Burleaud, Pierre, « Noyade et canonisation » in Danube-Rapshodie, Images, mythes et représentations d’un fleuve européen, Éditions Grasset, 2001, pp. 129-134 
Ishikawa-Beyerstedt, Saeko,  « J. A. Graf von Törring, « Agnes Bernauerinn » (1780), Melchior Meyr, « Agnes Bernauerin » (1852), M. Meyrs, zweite Ausgabe, « Herzog Albrecht » (1862), Friedrich Hebbel, « Agnes Bernauer » (1851), Otto Ludwig, « Der Engel von Augsburg » (1856 – 57), Otto Ludwig, « Agnes Bernauerin » (1859), Arnold Ott, « Agnes Bernauer » (1889), Martin Greif « Agnes Bernauer, der Engel von Augsburg » (1894), Zusammenfassung zu « Agnes Bernauer », Ein Sonderfall ,F. X. Kroetz, « Agnes Bernauer » (1976), in Friedrich Hebbels Einfluss auf die Moderne. Seine Rezeption in dramatischen Bearbeitungen von « Judith » bis « Die Nibelungen,  Tectum Verlag, Marburg, 2014,
Hebbel, Friedrich, Agnes Bernauer, tragédie en 5 actes, 1851, traduit en français par Louis Brun, Éditions Aubier (bilingue), Paris, 1930
Laster Arnaud, « L’Agnès Bernauer de Jacques Prévert : des voix libertaires au Moyen Age ». In: Cahiers de l’Association internationale des études françaises, 1995, n°47. pp. 99-113
 https://www.persee.fr/doc/caief_0571-5865_1995_num_47_1_1865
Löwenstein, Agnes, « The source of Hebbel’s « Agnes Bernauer », The Modern Language Review, publié par Modern Humanities Research Association, Vol. 4, No. 3 (Apr., 1909), pp. 302-322 (21 pages)
https://www.jstor.org/stable/3713226

Eric Baude, © Danube-culture, droits réservés, mis à jour mars 2023

Michael Wening (1645-1718) Straubing et le Danube, 1726

Le temple du Walhalla, le temple de la libération et le Danube bavarois entre Ingolstadt, Regensburg et Passau

   Après avoir laissé Ingolstadt, où bat le coeur de la Bavière historique ancienne capitale ducale avec son enceinte fortifiée (bastion) dont on ne sait si elle protégeait plus la ville des envahisseurs que des crues légendaires du fleuve et dans la forteresse de laquelle fut emprisonné pendant la Première Guerre mondiale celui qui n’était à cette époque que le capitaine de Gaulle, on suit le fleuve sur la rive droite et traverse tout d’abord la petite ville de Vohburg et ses quatre tours historiques. Un pont ou le petit bac saisonnier d’Eining permet de changer de rive et de découvrir sur le plateau au nord de Pförring (rive gauche) les ruines de Celeusum, un ancien camp romain fortifié avec des thermes. Les Romains connaissaient bien également les vertus des eaux sulfureuses de Bad Gögging (rive droite). Toujours sur la même rive droite un autre camp fortifié romain, celui d’Abusina, érigé en 80 après J.-C., détruit en 250 par les Alamans puis reconstruit est  le mieux conservé de tous les camps romains de la Bavière. Entre Eining et Weltenburg d’autres vestiges de la présence des Romains ont été conservés sur la rive gauche. Avec les reliefs de l’Altmühltal que le Danube franchit à travers un étroit défilé que les bateliers d’autrefois franchissaient difficilement vers l’amont avec leurs « Zille » au moyen d’ anneaux fixés dans les parois rocheuses. Au pied de la colline Wûrzberg et le Danube, surveillant le fleuve et dont l’architecture se plie au dessin d’un méandre vigoureux se tient l’abbaye bénédictine de Weltenburg sur la rive droite et ses frères brasseurs (quoi d’étonnant quand on sait qu’elle a été fondé par des moines irlandais et écossais !) en amont de Kelheim (rive droite) et à l’entrée du dernier défilé karstique de Souabe qu’affronte le Danube. Les abbayes ou anciennes abbayes sont une constante dans le parcours du Haut-Danube. Elles rappellent combien ces paysages de Bavière sont des terres catholiques.

L’abbaye bénédictine de Weltenburg, photo droits réservés

Sur le Frauenberg voisin de l’abbaye (Montagne des femmes) les Romains ont construit une forteresse à l’époque où le fleuve était une des principales de frontière (Limes) de l’Est de l’empire. L’abbaye, fondée vers 610,est baroquisée au XVIIIe. Son église Saint-Georges est un pur chef d’oeuvre du Rococo bavarois dû au génie artistique et au sens du « theatrum sacrum » des frères Cosmas Damian (1686-1739) et Egid Quirin Asam (1792-1750). Sur le Frauenberg a été également érigée, à l’emplacement des fondations d’un ancien temple romain une première chapelle elle-même reconstruite à l’époque où l’abbaye est rénovée dans le style baroque.
La plus ancienne abbaye de la Bavière joue le rôle d’une gardienne régulièrement inondée des portes d’un Danube quelque peu surpris par le relief karstique qui s’est mis en travers de son chemin.

Saint-Georges dans le choeur de l’église baroque décorée par les peintres, sculpteurs et stucateurs  Cosmas Damian et Egid Quirin Asam, photo © Danube-culture, droits réservés

Au-delà des portes du Jura souabe qui ferme le passage sauf au Danube, s’impose dans le paysage la pompeuse et quelque peu surprenante « Befreiungshalle », Temple de la Libération ou de la délivrance (du calvaire napoléonien) au sommet d’une éminence de la rive gauche. Proche de deux sites celtiques sur le Michelsberg, achevé en 1863 ce monument est la concrétisation du souhait de Louis Ier de Bavière (1786-1868) de faire édifier à cet endroit précis un édifice dédié à la victoire de Leipzig (1813) contre ce qui restait des armées napoléoniennes après la désastreuse campagne de Russie.

La Befreiungshalle (Temple de la Libération), inaugurée le 18 octobre 1863, photo © Danube-culture, droits réservés

En forme de polygone de 18 côtés soulignés par 18 pilastres sur chaque sommet desquels se tient une korè (sculpture) symbolisant les 18 peuples ayant participé à la libération de l’Allemagne du joug napoléonien. Au dessus des korès, un péristyle de 48 colonnes (3 x 18 colonnes) puis à nouveau au dessus du péristyle 18 autres pilastres surmontés de trophées. L’illusion réussie d’un monument en marbre, alors qu’il est en brique, contrairement au Walhalla, est due au crépi et à la peinture qui prend soin d’imiter des blocs de marbre. Un escalier de 84 marches conduit à l’entrée monumentale qui débouche sur une salle intérieure toute de véritable marbre cette fois, haute de 49 mètres et surmontée d’une coupole. Au sol se trouve l’inscription : « Puissent les Allemands ne jamais oublier ce qui a rendu nécessaire le combat pour la libération et par quoi ils ont vaincu. »

Deux des 34 victoires posant tendrement leurs mains sur le bouclier de bronze symbolisant la victoire de Waterloo du 18 juin 1815… Photo © Danube-culture, droits réservés

18 niches placées sur un socle décorent la partie inférieure de la salle avec 34 statues victorieuses toutes différentes les unes des autres qui se donnent la main ou brandissent des boucliers de bronze. Des plaques avec les noms des généraux et des forteresses conquises dominent les niches. La seule source de lumière naturelle avec le portail d’entrée est une lanterne en verre au sommet de la coupole.

La coupole en caissons de la Befreiungshalle et la lanterne à son sommet, photo © Danube-culture, droits réservés

Un escalier part sol et permet d’accéder au péristyle intérieur et à la balustrade extérieure d’où la vue exceptionnelle s’ouvre sur la vallée du Danube et les environs. Le monument, construit sur les plans de l’architecte Friedrich Wilhem von Gärtner (1791-1847) puis achevé par Leo von Klenze (1784-1864), fut inauguré à l’occasion du cinquantième anniversaire de la bataille des Nations et de la victoire de la coalition alliée à Leipzig, le 18 octobre 1863.

Kelheim qui se trouve au pied de l’édifice, était connue au temps de la navigation d’avant l’invention de la vapeur pour son port sur le Danube d’où partaient autrefois, avant que la portion amont entre Ulm et Kelheim ne s’ouvre au trafic fluvial, les bateaux (« Kelheimer ») transportant diverses marchandises vers les grandes villes de l’aval possède un intéressant patrimoine historique du début de l’ère industrielle, une  autre initiative du même entreprenant Louis Ier de Bavière répondant au nom de Ludwig Kanal (Canal du roi Louis). Kelheim marque également  l’entrée (ou la sortie…) du nouveau canal Rhin-Main-Danube (ancien confluent de la rivière Altmühl avec le Danube).

Le canal Louis en juin 1916 lors de la visite d’Albert III de Bavière, photo d’archives

Le fleuve continue à serpenter dans un relief s’apaisant peu à peu puis rejoint Ratisbonne (Regensburg). L’ambiance de l’ancienne « Radasbona » celte ou « Castra Regina » romaine (les historiens ne mentionnent pas moins de soixante-dix noms différents pour Regensburg !) contraste et allège joyeusement le souvenir de la « Befreiungshalle ».

Le vieux pont de pierre légendaire de Regensburg (Ratisbonne), photo © Danube-culture, droits réservés 

Ratisbonne qui s’enorgueillit d’avoir accueilli Saint Emmeran, Charlemagne (vers 742-814, adepte de la natation dans le Danube), les croisades, Frédéric Barberousse (1122-1190), Charles Quint (1500-1558), son fils illégitime Don Juan d’Autriche qui y est né, le peintre Albrecht Altdorfer (vers 1480-1538), maître de l’École dite « du Danube », Johannes Kepler (1571-1630), brillant mais infortuné astronome, les empereurs Napoléon Ier, Guillaume Ier de Hohenzollern (1797-1888), François-Joseph de Habsbourg (1830-1916) et les princes de Thurn und Taxis (ils y sont établis depuis 1748), plus récemment le cardinal Joseph Ratzinger devenu pape sous le nom de Benoît XVI (2005), eut les honneurs de la diète impériale du Saint Empire Romain Germanique de 1663 à 1806 mais subit aussi des épidémies de peste, les désastres de la guerre de Trente ans et autres conflits.

Statue de Don Juan d’Autriche (1547?-1578), fils illégitime de Charles Quint et de Barbara Blomberg, copie du monument érigé à Messine à la gloire du vainqueur de la flotte turc à la bataille navale de Lépante (1571), photo © Danube-culture, droits réservés

Son vieux pont « mémoire » de seize arches datant du XIIe siècle (1135-1146), le « Steinerne Brücke », le pont le plus ancien encore en place sur le Danube, véritable talisman de Ratisbonne, long de 330 m, doté de son propre sceau (aujourd’hui celui de l’université) et qui n’a jamais été détruit, illustre l’importance de la cité dans l’histoire des échanges et du commerce en Europe et au-delà. Ratisbonne est aujourd’hui une vieille dame alerte classée au patrimoine mondiale de l’Unesco (2006) pleine de charme et d’entrain et le Danube n’y est évidemment pas étranger. Située au au point le plus septentrional du cours du fleuve, elle n’en témoigne pas moins d’un art de vivre quasi méridional.

En amont du vieux pont de pierre, sur le Danube une réplique de Kelheimer motorisée, photo © Danube-culture, droits réservés

En continuant à descendre le fleuve, sur un promontoire de la rive gauche escarpée, à la hauteur de Donaustauf se tient une autre réalisation architecturale due à ce même roi  que bavarois bâtisseur et patriote (oncle de « Sissi » et de François-Joseph), tout aussi pompeuse que la « Befreiungshalle » en amont, le « Walhalla » ou temple de l’honneur construit entre 1830 et 1841 sur les plans de l’architecte officiel du monarque, Leo von Klenze (1784-1864). Le nom donné au monument fait référence au séjour des morts de la mythologie germanique.

Le Walhalla depuis la rive gauche du Danube, photo © Kerstin Dittmann, droits réservés

En style néodorique, entièrement en marbre le temple, accessible depuis le Danube par un sentier et un escalier de 358 marches n’est pas sans une certaine ressemblance avec le Parthénon.

L’intérieur du Walhalla en marbre polychrome, photo © Danube-culture, droits réservés

L’architecte y a convoqué cariatides, Walkyries, Victoires et autres symboles dans l’intention peut-être de de rompre l’ennui des 131 héros et héroïnes (13 seulement…) germaniques parmi lesquelles les peintres flamands Jan van Eyck (1390-1441) et Peter Paul Rubens (1577-1640), saint Nicolas de Flüe (1417-1487), le philosophe hollandais Erasme (1466/69 ?-1536), les compositeurs autrichiens Joseph Haydn (1732-1809), Wolfgang Amadeus Mozart (1756-1791), Franz Schubert (1797-1828) et Anton Bruckner (1824-1896) qui, figés avec la statue de Louis Ier de Bavière pour la postérité, se regardent (ou s’ignorent…) dans une ambiance solennelle et un silence qui seraient pétrifiants, s’ils n’étaient interrompus par les exclamations et les bruits de pas des visiteurs.

Un médiocre buste de Mozart… photo © Danube-culture, droits réservés

Aux 131 bustes s’ajoutent 64 plaques commémoratives. De nouvelles personnalités de langue allemande sont régulièrement accueillies sur la décision du conseil des ministres du Land de Bavière.

William  Turner, le Danube et le temple du Walhalla

Après ce passage par la mythologie germanique, l’élégante tour chinoise du jardin princier de Donaustauf, en contrebas du « Walhalla », engendre une des plus rafraîchissantes et étonnantes surprises du Danube bavarois.

La tour chinoise de Donaustauf (Bavière), photo © Danube-culture, droits réservés

Les coteaux danubiens ont changé de physionomie et les premières vignes (Bach/Donau) ont fait leur apparition, indice d’une direction méridionale prise par le fleuve et d’une exposition favorable dans une Bavière plus connue pour ses brasseurs que ses vignerons. Miracle danubien !

Straubing, gravure de Michael Wening (1645-1718)

C’est à Straubing (rive droite), ex place forte romaine, trésor médiéval et Renaissance que se joua le destin, à l’âge de vingt-cinq ans, de la douce, belle mais roturière Agnès Bernauer (1410-1435). Elle eut le malheur de faire chavirer le coeur du duc Albert III de Bavière (1401-1460) mais pas celui de son cruel père Ernest (1373-1438). Soucieux de s’en tenir scrupuleusement à la suprême raison d’État  celui-ci organisa avec un juge à sa solde le procès pour sorcellerie de sa belle-fille et la fit noyer dans le Danube.

Tableau d’un peintre inconnu d’Augsbourg du XVIIIe d’après un modèle du XVIe siècle

Mais le fleuve et ses eaux rédemptrices et protectrices des innocents prirent le parti de la belle Agnès et le supplice fut difficile à exécuter. Le duc Ernest, pris de remord ou admiratif de la fidélité d’Agnès pour son amour, lui fit ériger en 1436 une chapelle (cimetière Sankt Peter) puis se retira de la vie publique peu de temps après. Le hasard fit naître à Straubing un personnage au destin plus heureux que celui de la belle Agnès, le premier « papageno » de la Flûte enchantée de Mozart, acteur et directeur de théâtre, Emanuel Shikaneder (1751-1812).

La petite ville de Deggendorf est aux lisières de la forêt de Bavière (« Bayerischer Wald »). Le fleuve, depuis longtemps haut-lieu de navigation sur ce parcours, a la sagesse de contourner ce massif par le sud en se dirigeant tranquillement vers Passau la sublime, là où les eaux du Danube se mélangent à celles fougueuses de l’Inn et aux noirs reflets de l’Ilz.

Eric Baude pour Danube-culture, © droits réservés, mis à jour avril 2022

Kasparus Karsen (1810-1896), vue de Passau sur le Danube, 1858,  huile sur toile

 Note :
1  « Kelheimer » est le nom spécifique pour le plus grand modèle de «Zille», nom générique pour une embarcation typique de diverses tailles mais de même construction qui a navigué sur le Danube et ses affluents jusqu’après l’invention des bateaux vapeur. Elle est encore construite de nos jours.  C’est à Kelheim que furent construites ces grandes « Zille » qui pouvaient atteindre une longueur de 30 mètres. Elles permettaient de convoyer, en train de bateaux  ou en embarcation unique, jusqu’à deux tonnes de différentes marchandises (vin, sel, matériaux de construction…). Les « Kelheimer » étaient difficiles,  de par leur dimension, à haler vers l’ amont. Les équipages   pouvaient mettre à certains endroits du cours du fleuve en raison de son débit et de la morphologie des rives un temps considérable pour effectuer les manoeuvres et nécessitaient  parfois la force de soixante chevaux reliés aux bateaux par un système de cordages. 

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