Qui sont les premiers danubiens ?

Au néolithique, vers 6000 ans av. J.-C., des relations commerciales entre les différents peuples qui cohabitent autour du fleuve se mettent peu à peu en place, préfigurant déjà les grands routes commerciales danubiennes des époques ultérieures.
Il est vraisemblable que les Égyptiens connaissaient vraisemblablement déjà l’existence du Danube. D’après l’archéologue et historien serbe Branko Gavela (1914-1994), ils pourraient avoir été déjà familiers des itinéraires sur les deux rives du Danube. Les historiens et les géographes de la Grèce antique pensaient, quant à eux, que la route du Danube avait déjà été empruntée par le pharaon égyptien et grand voyageur Sesostris III.
Les populations thraces, ancêtres des bulgares colonisent aux alentours de l’an 1000 av. J.-C. les terres entre le Bas-Danube et le nord de l’Egée. Au VIIe siècle av. J.-C., des marins grecs remontent le fleuve depuis la mer Noire à travers les bras du delta. Des celtes s’installent à leur tour un peu plus tard sur le Haut-Danube, dans le sud actuel de l’Allemagne (vers 600 av. J.-C.). Ils continuent ensuite leur progression vers l’est, colonisant les terres du Moyen-Danube et celles autour de son affluent la Save.    Un peuple celto-thrace bâtit une forteresse du nom de Singidun au confluent des deux fleuves. La présence celte perdure encore à travers la toponymie de cette région. Cette domination celte disparaît vers 120 av. J.-C. sous la pression conjuguée des Romains, de tribus germaniques et des Sarmates iraniens. C’est aussi l’époque où le royaume des Daces se constitue sur le territoire d’une partie de l’actuelle Roumanie.
La conquête romaine de la vallée du Danube commence à partir de 27 av. J.-C.. Elle fait du fleuve la limite nord de l’Empire et une protection pas toujours efficace, contre les barbares, les Celtes, les Pannoniens et les Illyriens. Un grand nombre de soldats romains est affecté à la protection des frontières entre Vienne et Budapest, dans les hautes et basses vallées fluviales. Ils bâtissent une impressionnante ligne de fortifications appelée limes.

Des places fortes sont édifiées aux confluents du Danube et de ses grands affluents et dans d’autres lieux stratégiques. Les Romains vont même jusqu’à surveiller les frontières de leur empire en créant une flotte spécifique qui parcourt habilement le fleuve au moyen de bateaux adaptés aux conditions spécifiques de sa navigation succédant ainsi  à de nombreuses autres peuplades, des Égyptiens aux Celtes en passant par les Grecs qui les ont précédé sur le fleuve ou sur une partie de celui-ci. Des postes frontières sous haute surveillance sont érigés à certains points stratégiques.
Ces lieux prennent leur essor économique et deviennent vite des cités florissantes comme Castra Regina (Ratisbonne), Vindobona (Vienne, fondée en fait par les celtes), Aquincum (Budapest), Singidunum (Belgrade) et Sexantrapista (Ruse, Bulgarie)… En 105-106, l’empereur romain Trajan étend la domination de Rome au cour inférieur du fleuve au dépend des Daces et de leur roi Décébal annexant d’importants territoires, équivalents à peu près aux territoires de la Roumanie et de la Moldavie d’aujourd’hui. Son successeur, le sage Hadrien préfère quant à lui plutôt se concentrer sur la consolidation et la protection des nouvelles frontières de l’empire. Dès le IIIe siècle après J.-C. les Goths du nord de la mer Noire descendent vers le Sud et traversent le Danube. Une puissante armée romaine conduite par l’empereur Gallien et deux futurs empereurs, Claude II et Aurélien les dominent à la bataille de Naissus en 269. À la suite de ce triomphe romain, les invasions s’estompent provisoirement et il se passera un siècle avant que les frontières de l’empire ne doivent à nouveau être défendues dans la région du Danube contre les Goths et les Sarmates. Puis de grandes invasions vont avoir lieu tout comme une immigration relativement pacifique due à l’arrivée brutale à l’est des Huns : certaines tributs en fuite sont alors autorisées à venir s’installer à l’abri des frontières de l’empire.
Aux IVe et Ve siècles l’Empire romain n’a plus les moyens ou ne se donne pas les moyens, pris par d’autres priorités d’empêcher de vastes tributs de Goths et d’autres peuples germaniques d’envahir la plaine danubienne. Quant aux Huns ils déferlent de leur côté depuis steppes asiatiques dans cette région et ravagent le sud-est de l’Europe allant même jusqu’à envahir l’Italie, berceau de l’empire. Aux Huns succèdent au siècle suivant et au VIIe siècle les tributs slaves. Elles élargissent leurs conquêtes et se mêlent aux populations thraces sur le territoire actuelle de la Bulgarie.
À la fin du VIIIe siècle Charlemagne repousse aux confins de l’Europe les Avars installés sur un large territoire depuis 567 (Khaganat) et les descendants d’Attila, unissant une bonne partie de l’Europe occidentale et centrale dans un Empire franc. Mais des Magyars, venus d’entre les rives de l’Oural et de la Volga et des Turcs des tribus des Petchenègues et des Curmans font alors leur apparition et s’installent en Hongrie.
Au XIe siècle, dix tributs magyars et khazars décident de s’unir contre les Petchenègues, les Russes et les Bulgares. La Hongrie et les Magyars, à la tête desquels se trouve le prince Geza, se convertissent au christianisme en 975, transformant cette fois le fleuve en une voie de pèlerinage plus sûre. Son fils, Étienne (István, vers 980-1038), est couronné premier roi de Hongrie à Budapest en l’an mille. Canonisé après sa mort il deviendra le saint patron de la Hongrie.
Voie fréquentée assidument au Moyen-âge par toutes sortes de gens aux convictions religieuses affirmées mais pas toujours bien intentionnés, la route danubienne subit des exactions de bandes appartenant à la fameuse « croisade du peuple » en 1096, croisade qui se vantent d’aller délivrer Constantinople et Jérusalem. Ces croisés peu scrupuleux pillent et rançonnent sur leur passage les populations danubiennes.
Les Vikings connaissent et utilisent également le Danube puis Les Génois établissent des comptoirs le long du fleuve. Mais les princes de Dobrogea et de Valachie leur disputent ainsi qu’aux byzantins le contrôle du delta du Danube. Au XVe siècle, celui-ci bascule pour une longue période sous le contrôle des Ottomans. Le Danube devient alors un axe de pénétration important pour les campagnes européennes de Soliman le Magnifique (1495-1566) et de ses armées qui remontent jusqu’en Europe centrale y compris sur le Danube. Belgrade sera conquise tout comme Pest et Buda. Vienne est deux fois assiégée par les Ottomans mais sauvée d’extrême justesse.
Le recul des ottomans pendant le XVIIe siècle permet à l’Empire autrichien de reprendre durablement des territoires danubiens. Le Prince Eugène de Savoie (1663-1736) et Charles de Lorraine (1643-1690) s’illustrent dans cette reconquête. L’empire autrichien rassemblera autour du fleuve et au delà des peuples aux langues, aux origines, aux identités et aux cultures multiples. La repeuplement des territoires occupés par les Ottomans est encouragé par les Habsbourg.  En 1786, 3000 colons souabes à qui on a promis des terres et d’autres avantages sont transportés par bateaux d’Ulm (Bavière) à Novi Sad (Voïvodine). L’opération durera 3 mois et sera régulièrement renouvelée avec plus ou moins de succès.
Napoléon et ses armées empruntent à leur tour les rives du Danube d’ouest en est pour occuper Vienne et une partie de l’Empire des Habsbourg puis poursuivent jusqu’en Russie et assiègent Moscou. L’empereur remporte en 1809, après avoir perdu celle d’Essling sur la rive gauche du fleuve, à proximité de Vienne, sa dernière grande victoire à Wagram.

Anton von Perger (1809-1876) : Napoleon quitte en barque la Lobau danubienne, huile sur toile, 1845

Le Traité de Vienne de 1815 octroie pour la première fois au Danube un statut de fleuve international sans que cela soit vraiment suivi d’effet. La Russie s’installe dans le delta du Danube pour la première fois en 1829 et établit sa souveraineté sur la rive orientale de la mer Noire. La Valachie annexe les ports danubiens de Turnu Magurele, Giurgiu et Brăila (rive gauche).
De 1838 à 1948 de nombreux traités tentent de concrétiser un statut international stable pour le fleuve mais les évènements tragiques de l’histoire contrarient à plusieurs reprises cette volonté. Les rives danubiennes et le le fleuve lui-même sont le théâtre de violents affrontements à l’occasion des deux conflits mondiaux.  En 1948, la Convention de Belgrade rétablit la Commission Internationale du Danube précédemment créée. Le cours du fleuve sera alors partagé et ce jusqu’en 1989,  entre les pays sous influence de l’URSS (le bloc communiste) et l’Europe de l’Ouest. Le fleuve est, durant cette période, le théâtre de nombreuses, dramatiques et parfois réussies tentatives d’évasion et d’émigration vers l’ouest.
Si la circulation sur le fleuve a été encore entravée par d’autres évènements plus récents comme la guerre dans l’ex-Yougoslavie, les efforts de l’UE et des pays riverains pour une coopération internationale dans de multiples domaines commencent à porter leurs fruits. Les populismes et les nationalismes qui secouent encore certains pays de cette région restent des menaces pour ces rives danubiennes qui ont pourtant connues par le passé de trop nombreux évènements tragiques.

Eric Baude pour Danube-culture, © droits réservés, mis à jour juillet 2023

 

Cosmogonies et mythologie des fleuves et de la traversée : entre mort, résurrection et immortalité

« Selon Gaston Bachelard les êtres humains ne sont pas des êtres du besoin mais du désir, l’eau ‒ et les quatre éléments ‒ ne se limite pas à une seule utilité, fonction, activité… Elle participe activement à l’imagination matérielle et charrie d’innombrables images qui contribuent à doter chaque Terrien d’un monde ou cosmos, dont la richesse spirituelle s’avère indispensable à l’édification de sa demeure terrestre. Cette étroite, subjective, intime relation avec les éléments facilite, par le filtre des images poétiques, l’intelligibilité du monde et démultiplie les interactions entre le Terrien et la Nature, à laquelle il appartient par la médiation même des éléments. La marchandisation des éléments, leur altération, dégradation, pollution, exploitation, extinction, éloigne les Humains de leur Humanité, puisque cette dernière réclame sa part de rêverie, sa portion d’imagination pour attribuer du sens aux choses et poétiser les mots qui les désignent. Le langage poétique élémental appartient à la capacité de rêver le monde pour le faire advenir. Ce mépris pour les éléments et leur géopoétique propre à chacun et à la géopoétique de leur entrelacements, représentent un appauvrissement irréversible qui cède le terrain à l’écocide. Se réapproprier la géopoétique des éléments revient à contrer la guerre déclarée par le productivisme et sa logique du toujours plus. « Faire environnement » ne consiste pas à environner l’environnement avec le déploiement inconsidéré des technologies, mais à combiner, associer, fiancer, le vivant et l’humain, pour coproduite, cocréer, copoétiser la Terre. Notre conversation avec les éléments ne relève pas du murmure honteux ou clandestin, mais d’une joyeuse fraternisation respectueuse des spécificités du vivant, ses rythmes, ses attentes et ses possibles. »
Thierry Paquot, Géopoétique de l’eau, Hommage à Gaston Bachelard

« N’urinez jamais à l’embouchure des rivières qui s’écoulent dans la mer, ni à leur source : gardez-vous en bien. »
« N’y satisfaites pas non plus vos autres besoins : ce n’est pas moins funeste. »
Hésiode, Les Travaux et les Jours

« Ô voyageur, suspend ton pas en atteignant le Danube ! Qu’importe ta hâte, demeure un instant, médite et contemple les flots vénérables et majestueux de ce fleuve royal que le monde antique a élevé au statut de divinité. »
Jean Bart (Eugeniu P. Botez), Le livre du Danube, Bibliothèque de la Ligue navale, Bucarest, 1933

 

Adoration de l’Agneau mystique des frère Jan et Hubert Van Eyck, 1432, détail : la source céleste se divise en sept fleuves qui correspondent au sept dons du Saint-Esprit, cathédrale Saint-Bavon de Gand

Mythologie des fleuves et de la traversée : entre mort, résurrection et immortalité

Nous sommes pour un certain nombre d’entre nous européens, les descendants des Grecs, des Celtes et des Latins, de ces civilisations qui vénéraient l’élément liquide et au sein de celui-ci les cours d’eau. Nous avons perdu au fil du temps qui s’est écoulé et des évènements de l’Histoire de notre continent ce culte divin pour les fleuves, pour l’eau et les autres éléments de la nature. Nous n’ appréhendons plus les fleuves comme aux premières heures de nos civilisations, nous ne les comprenons plus ou alors, depuis l’ère industrielle, seulement à travers le prisme de nos besoins énergétiques, de l’hygiène, de nos craintes devant les inondations et désormais aussi des basses-eaux dues à des périodes de sécheresse répétitives (sources de grande préoccupation pour les navigations de commerce et de croisière comme celles du Danube du Rhin et d’autres grands fleuves), de nos frénésies insatiables d’exploitation et de consommation des ressources naturelles, de nos envies presque pathologiques d’aménagements divers et de demandes de création d’espaces de loisirs et de lieux de villégiature face à une urbanisation effrénée. Pas un fleuve de l’ouest de notre vieux continent, pour ne se limiter qu’à ce territoire, sans volonté humaine et obstination d’aménagement pathétique. Ailleurs, de part le monde, le destin des grands fleuves semblent presque partout désormais devoir être réécrit par l’homme de la même manière. Ne les détourne-t-on pas en Chine, au mépris des populations riveraines et par des artifices techniques titanesques dont les conséquences sont imprévisibles. Ce ne sont pas les montagnes que l’on déplace (encore que…) mais bien les fleuves. Sombre avenir pour ceux-ci qui se doivent également de charrier vers la mer, vers les peuples de l’aval, moins d’alluvions, conséquence de la construction de barrages gigantesques, que de quantités croissantes de déchets de toutes sortes et origines.
Certains s’amusent à jouer sur la notion de fleuve sauvage comme c’est le cas pour la Loire dont on dit qu’elle est « le dernier fleuve sauvage d’Europe ». Un fleuve il est vrai presque sans barrage contrairement au Danube, au Rhin ou au Rhône mais pourtant considérablement endigué. Nous autres humains aimons nous bercer d’illusion quant à notre impact sur la nature et sur les fleuves en particulier. Nous refusons toujours regarder la vérité en face surtout quand elle nous renvoie une image de nos comportements incohérents et irresponsables. Comment la Loire pourrait-elle rester sauvage, préserver ce caractère originel, spécifique dans un paysage qui lui est de plus étranger, uniformisé, banalisé, massacré (et ce n’est pas un mot trop dur quand on est face à certaines réalisations…) en résumé anthropisé c’est-à-dire emprisonné par une pensée pseudo rationnelle, elle-même phagocytée, empoisonnée par la notion prégnante d’utilité et de consommation à court terme ? Le temps des fleuves n’est décidément pas celui des hommes. Le fleuve a toujours été un grand ordonnateur de ses paysages jusqu’au XIXe siècle mais il y a alors rupture du lien intime entre les deux partenaires. Le regard des hommes sur les fleuves s’appauvrit, dérive, se délite, se fragmente, s’effrite, se décompose et se dépoétise définitivement. D’ailleurs on pourrait s’interroger sur la notion même de regard sur le fleuve !
Les fleuves ont été non seulement révérés comme des dieux ou des éléments du divin par les premières civilisations à l’exemple du Tigre (nom grec, en sumérien Idigna c’est-à-dire « eau courante ») avec Sumer et pour citer un exemple encore plus évident, le Nil chez les Égyptiens qui en situaient la source (en égyptien Jotru) dans le monde surnaturel et dont l’étymologie du nom n’est pas encore vraiment élucidée mais aussi comme des symboles ésotériques pour les philosophes grecs. La plupart des grandes civilisations sont nées au bord d’un fleuve puis certaines se sont effondrées quand celui-ci s’est asséché.
Il se pourrait qu’on ait oublié aujourd’hui cette dimension divine et cosmique des fleuves dont les hommes de l’Antiquité avaient par contre une perception exacerbée. Émettons malgré tout le souhait qu’on puisse redonner aux fleuves leur caractère vivant et divin, leur don de métamorphose ainsi que toute leur dimension cosmique que leur reconnaissaient avec beaucoup d’humilité, de crainte et de vénération les premières civilisations de l’humanité.

Pieter Mortier (1661-1711), situation du Paradis Terrestre, Et des Païs Habitez par les Patriarches Dressée pour bien entendre l’Histoire Sainte, Par Messire Pierre Daniel Huet, 1700

 Grèce : Les dieux-fleuves du ciel, de la terre et des enfers, le dieu-fleuve métamorphose et le dieu-fleuve amoureux

Le réseau hydrographique grec, tout modeste qu’il soit en comparaison d’autres bassins fluviaux, est une source d’inspiration féconde et il nourrit abondamment l’imaginaire de ce monde grec antique qui emprunte aussi à l’héritage de croyances populaires chez des peuples plus anciens tout en les adaptant. Hésiode recense trois mille dieux et divinités des fleuves, des rivières, des ruisseaux et des sources. Il nous raconte que « Téthys conçut d’Océan et enfanta les fleuves tourbillonnants : Le Néilos, et l’Alphée, et l’Eridan aux tourbillons profonds, et le Strymôn, et le Méandre, et l’Istros au beau cours, et le Phasis, et le Rhèsos, et le Haliacmôn, et le Heptaporos, et le Grènicos, et l’Aisépos, et le divin Simoïs, et le Pènée, et le Hermos, et le Caikos au cours charmant, et le grand Saggarios, et le Ladôn, et le Parthénios, et l’Evénos, et l’Ardèskos et le divin Skamandros… » (Hésiode, Théogonie). Les Grecs anciens sacrifiaient volontiers à leurs dieux-fleuves des animaux comme des  taureaux, des chevaux, des moutons mais aussi des boucles de cheveux…

Océan, surmonté de son nom grec ΩΚΕΑΝΟϹ, avec ses attributs habituels : pinces de crustacé sur la tête et rame à la main, auxquelles ont été rajoutés ici un navire et un dauphin. Pétra (Jordanie), église, aile sud, mosaïque, VIe siècle, photo domaine public

Les Grecs avaient, au delà de leur propre cours d’eau, malgré tout besoin aussi de fleuves de dimension respectable et c’est pourquoi l’Ister ou l’Istros et les autres grands fleuves de la mer Noire tout comme le Nil et d’autres cours d’eau, les fascinèrent. Ont-ils été les premiers navigateurs à s’être aventurés sur le Bas-Danube ? Il n’est pas impossible que des navigateurs égyptiens, voire phéniciens ou peut-être encore des marins inconnus de civilisations encore plus anciennes qui avaient un culte pour l’eau, les mers et les fleuves et… l'[e]au-delà les aient précédé.

Johannes Moreelse (vers 1602-1634) , Héraclite, huile sur canevas,  vers 1630, Musée Centraal, Utrecht

L’image du fleuve a inspiré également le philosophe Héraclite (vers 540-vers 580). Pour lui et pour d’autres les fleuves sont l’image de la fluctuation universelle, de l’incessante métamorphose et de l’impermanence de toute chose. Il s’y réfère à trois reprises dans les rares fragments qui ont pu être préservés jusqu’à aujourd’hui. Ses pensées philosophiques sont populaires mais on oublie trop souvent leur auteur. Rendons à Héraclite ce qui lui appartient en le citant : « Ceux qui descendent au même fleuve, des eaux toujours nouvelles les baignent » (Fragment 12), « Nous descendons et nous ne descendons pas dans le même fleuve. » (Fragment 49), et enfin la troisième citation qui développe les deux premières : « On ne peut descendre deux fois dans le même fleuve, ni toucher deux fois une substance périssable dans le même état car par la promptitude et la rapidité de sa transformation, elle se disperse et se réunit à nouveau, ou plutôt ni à nouveau ni après, c’est en même temps qu’elle se rassemble et qu’elle se retire, qu’elle survient et s’en va. »(Fragment 91). »

Filippo Lauri (1623-1694), Alphée poursuivant Aréthuse, 1671, Musée du Louvre

Voici ce que nous raconte Jacques Lacarrière sur les fleuves du ciel et de la terre dans son livre En suivant les Dieux, Au coeur des Mythologies.

« Les fleuves sont, eux aussi, des êtres vivants. Mais, à l’inverse des sources, ils sont des éléments changeants dont le cours varie sans cesse. Ce courant qui abreuve, irrigue parfois inonde, se divisant en bras [encore une image anthropomorphique et là ce n’est pas moi qui le dit mais J. Lacarrière…] ou serpentant à travers les obstacles, possède lui aussi toutes les apparences de la vie. Il faut bien se dire que, pour les fleuves comme pour les sources, la vénération mêlée de crainte qu’ils ont inspirée a précédé de loin toutes les images et les figures que la mythologie en a tirée par la suite. On a adoré les fleuves en tant que tels, on a vénéré ou craint leur courant, leur eau majestueuse ou torrentielle, leur profondeur, leur puissance, sans éprouver le besoin de les représenter sous des formes animales ou humaines. Il s’agissait d’êtres vivants ayant leur forme propre auquel on consacrait des animaux, en général des chevaux et des taureaux (des moutons ou d’autres offrandes quand il n’y avait pas d’animal à proximité ce qui était plutôt rare). Si l’on prit par la suite, surtout en Grèce et à Rome, l’habitude de représenter les fleuves sous des formes humaines, comme une sorte de géant pourvu de cornes et à la barbe ruisselante, on se contentera ailleurs, chez les Celtes ou les Scythes [deux peuples danubiens…], de les représenter sous une forme animale, taurine de préférence. En Grèce même, l’Achéloos2 fut d’abord un taureau, comme le Scamandre3 à Troie, l’Eridanus4 (le Pô) et le Tibre en Italie [célébré plus tard dans la Rome antique comme le Tiberius pater c’est-à dire le père de tous les fleuves], ce qui explique l’existence des cornes qu’ils continueront à porter, une fois humanisés. Er surtout les fleuves, comme toutes les divinités aquatiques, peuvent [doivent] se métamorphoser à volonté [ce qui dans certaines circonstances et postures amoureuses est bien pratique !]…

Noël Coypel (1628-1707), Hercule et Achéloos, huile sur canevas, vers 1700-1704, Musée national des châteaux de Versailles et de Trianon

Dans sa tragédie Les Femmes de Trachis, Sophocle nous présente la reine Déjanire, dernière épouse mortelle d’Héraclès [ou Hercule chez les Romains], en proie aux assiduités de l’Achéloos qui se confie au Choeur :

« Mon prétendant s’appelait Achéloos, c’était un fleuve. Et il venait me réclamer tantôt sous forme de taureau, tantôt sous forme de dragon luisant et tortueux, ou bien sous forme d’homme, mais un homme à front de taureau, avec une barbe touffue d’où ruisselait des flots d’eau vive « 5

Héraclès en aurait également profiter pour arracher par la même occasion la corne d’abondance à Achéloos…

C’est ce terrible prétendant qu’Héraclès dut combattre pour obtenir la main de Déjanire. La malheureuse doit assister malgré elle au combat, sur un tertre, tremblante de terreur devant l’affrontement de ses deux prétendants :

[Citons de nouveau Sophocle] :

« L’un est un fleuve puissant, hautes cornes, quatre pattes,
Il a la forme d’un taureau. C’est Acheloos d’OEniadis,
L’autre vient du pays de Thèbe. Il brandit l’arc,

La lance, la massue. C’est le fils de Zeus.
L’un vers l’autre ils s’avancent pour conquérir l’épouse
Cypris, déesse de l’hymen,

À leurs coptes arbitre le combat.
Alors c’est grand fracas de bras, d’arc et de cornes,

Prises brutales, front contre front, râles haletants,

Tandis qu’au loin, assise sur un tertre,

La belle, la douce Déjanire attend de savoir
Qui sera son époux. »6

La belle Déjanire tentera de tuer involontairement Héraclès en lui faisant revêtir une chemise enduite d’un philtre qu’elle croyait d’amour reçue du centaure Nessos ou Nessus, passeur établi sur l’Évènos7 mais qui était en fait un poison mortel. Elle se suicidera et Héraclès, fou de douleur, s’immole sur le Mont OEta.8

L’enlèvement de Déjanire par le centaure Nessus Ecole française du XVIIe, huile sur toile

L’historien grec né à Agyrium (Agira), Diodore de Sicile (90 av. J.-C. ?-20 av. J.-C. ?), raconte à sa manière dans son oeuvre considérable constituée à l’origine de quarante livres mais dont il n’en subsiste que quinze et intitulée Histoire universelle, les péripéties d’Héraclès (Hercule) avec Acheloos (tome Ier, livre IV, traduction de l’abbé Terrasson)  :

« HERCULE pour rendre service aux Calydoniens, détourna le fleuve Acheloüs et l’ayant fait passer dans le nouveau lit qu’il avait creusé lui‑même, il mit à sec une vaste étendue de terre qui autrefois couverte et maintenant arrosée par les eaux de ce fleuve est devenue très fertile. C’est ce qui a donné lieu aux poètes de feindre qu’Hercule se battit contre le fleuve Acheloüs changé en taureau ; que dans ce combat il lui cassa une corne dont il fit présent aux Étoliens et que cette corne fut appelée la corne d’Amalthée. Ils ajoutent qu’elle renferme tous les fruits d’automne, comme des raisins, des pommes et des oranges. Mais le but de cette fable est de représenter par la corne le nouveau canal de l’Acheloüs, et par les raisins, les pommes et les oranges, la fertilité de la contrée voisine du fleuve et la multitude infinie des arbres fruitiers qui y naissent. D’autres cependant croient que la corne d’Amalthée signifie l’ardeur et la persévérance du travail que demande la culture de la terre. Hercule combattit ensuite pour les Calydoniens contre les Thesprotes. Il se rendit maître par force de la ville d’Éphyre et tua de sa propre main Phylée, roi de ces peuples. La fille même de ce prince fut amenée prisonnière. Hercule ayant eu commerce avec elle en eut un fils appelé Tlépolème. Trois ans après son mariage avec Déjanire, ce héros dînant avec Oenée et étant servi à table par Eurynome, fils d’Architèle, à peine alors sorti de l’enfance, ce jeune homme fit une faute en servant. Hercule le tua quoiqu’involontairement en lui donnant un coup de poing. Cet accident l’affligea beaucoup, et il s’exila lui‑même de la ville de Calydon. Prenant avec lui Déjanire sa femme et leur fils Hyllus qui n’était alors qu’un enfant, ils arrivèrent ensemble au bord du fleuve Événus. Ils trouvèrent là le Centaure Nessus, qui moyennant un certain salaire transportait d’un côté du fleuve à l’autre ceux qui avaient envie de le traverser. Ce Centaure ayant d’abord pris Déjanire pour la faire passer de l’autre côté du fleuve, fut frappé de sa beauté et entreprit de lui faire violence. Déjanire implora en criant le secours de son mari. Hercule lança un trait contre le Centaure qui se sentant blessé à mort dit à Déjanire qu’il voulait lui laisser un philtre dont la propriété serait de faire qu’Hercule n’aimât plus aucune autre femme qu’elle : que pour cet effet, il fallait qu’elle mêlât l’huile qu’il lui donnait avec le sang qui découlait de la pointe de la flèche et qu’elle en frottât la tunique d’Hercule. Il expira dès qu’il eut donné cet avis à Déjanire. »

Mais reprenons notre lecture du livre de Jacques Lacarièrre :
« Il faut bien dire que pour les Grecs, de tels combats n’avait rien de mythologique. Derrière la convention littéraire qui tendait à décrire les combats d’Héraclès comme une suite d’épisodes héroïques et naïfs (dont les détails et les circonstances pouvaient être enjolivés à l’infini), les anciens Grecs percevaient certainement l’existence d’un véritable affrontement entre le héros civilisationnel  et cette force dangereuse qu’était le fleuve, au même titre que l’Hydre de Lerne. En luttant contre l’Achéloos et en l’empêchant de s’unir à Déjanire, Héraclès contraint le fleuve à demeurer dans les limites de sa nature, à ne pas pénétrer dans le monde humain. Et comme derrière tous ces symboles et ces images il est toujours possible de trouver des réalités très concrètes, on comprend qu’on peut y voir le symbole de la domestication des fleuves, de la découvertes de l’irrigation ». Peut-être peut-on y percevoir également le symbole de nos propre forces destructrices, le symbole de la barbarie de l’homme qu’il faut par un combat désespéré de notre raison, réussir à dominer.

« Si Héraclès parvient à vaincre l’Achéloos et à l’empêcher d’épouser Déjanire, il est d’autres fleuves, dans l’histoire de la mythologie, qui eurent plus de chance en amour. L’idée qu’un être vivant puisse être engendré par un fleuve n’a rien que de très naturel puisque les fleuves sont eux-mêmes des êtres vivants, doués du pouvoir de métamorphose. Il faut admettre ici la logique des mythes. Rien n’interdit, à priori, à un fleuve d’engendrer puisqu’il détient la vie et qu’il est fait d’une substance considérée comme fécondatrice, voire comme une semence. Si l’on oublie la rhétorique et la psychologie, on découvrira derrière les affabulations des poètes, la trame et le sens primitifs des forces en présence.

On a vu combien la langue anthropomorphique que nous continuons toujours d’employer à propos de l’eau — « l’eau qui chante », « fondre en larme », [« un projet qui tombe à l’eau, aller à vau l’eau »], — révèle à notre insu, les antiques associations entre l’eau et la vie. Aussi, en voyant deux fleuves « mêler leurs eaux » ou  » entremêler leurs bras », les poètes antiques pensèrent-ils naturellement à un enlacement amoureux. Aimer, pour un fleuve, cela consiste précisément à se jeter dans les « bras d’un autre fleuve ». Les confluents sont des lieux de conjonctions amoureuses et les « eaux mêlées » le symbole de l’union absolue. Le fleuve, en effet, possède le privilège de pouvoir s’unir si complètement à sa partenaire aquatique qu’il est ensuite impossible de  distinguer les deux conjoints. C’est une aventure de cet ordre qu’Ovide nous décrit dans la belle histoire de la fontaine Aréthuse.

L’Alphée9 est un fleuve du Péloponnèse qui coule en Arcadie. Il est comme tous les fleuves, fils d’Océan et de Théthys, son épouse. Un jour, il conçut, en apercevant Artémis, une folle passion pour la déesse. Mais la déesse réussit à chaque fois à fuir son étreinte. Il poursuivit alors la compagne de la déesse, la nymphe Aréthuse. Elle avait, un jour, commis l’imprudence de se baigner nue dans le fleuve et celui-ci, quittant son lit, se lança à sa poursuite.

René Antoine Houasse (1645-1710), Alphée et Aréthuse, huile sur canevas, vers 1688, Musée national des châteaux de Versailles et de Trianon

Aréthuse s’enfuit à travers l’Arcadie et l’Élide. Mais la nymphe épuise vite ses forces alors que le fleuve , lui, est infatigable. Il est sur le point de la rattraper lorsque Artémis intervient pour sauver sa compagne. Elle l’enveloppe d’une nuée qui la dissimule aux regards du fleuve. Alphée tourne alors autour d’elle, pour monter la garde. Mais tandis qu’il l’assiège, « … une sueur glacée couvre les membres d’Aréthuse, des gouttes azurées coulent de tout son corps ; partout où elle pose le pied, de leur ruissellement naît une mare, et de ses cheveux coule une rosée et elle se voit changée en …fontaine. Mais le fleuve — car il reconnaît à cette eau l’objet de son amour — quittant l’apparence humaine qu’il avait prise, reprenant sa forme, se change, pour se mêler à elle, en ondes. Artémis fendit alors le sol et Aréthuse, plongée dans d’obscures cavernes, est entraînée jusqu’à Ortygie (en Sicile) où la déesse la ramena à la surface de la terre, sous les cieux. »

(Ovide, les Métamorphoses, trad. J. Lacarrière)

Les unions des fleuves furent malgré tout fécondes. Là où leurs eaux demeurent calmes, stables, sans débordements excessifs, en des pays au climat tempéré, ils peuvent passer pour des bienfaiteurs dont la paternité était bénéfique et recherchée. Chez un certain nombre de peuple indo-européens, en particulier les Celtes et les Scythes, beaucoup de noms propres signifient « fils du fleuve » : Rhénogénus, « fils du Rhin » en Gaule romaine, « fils du Don » chez les Scythes. En Grèce, l’Alphée donna naissance à plusieurs rois en Arcadie et en Messénie, l’Achéloos enfanta les Sirènes. En Troade, le fleuve Scamandre engendra Teucer, le premier roi de Troie et se trouva ainsi être l’ancêtre de toutes les dynastie troyennes. Cette paternité attribuée aux fleuves explique sans doute la coutume antique consistant à abandonner des nouveaux-nés aux flots d’un fleuve. Si le fleuve les sauve, c’est qu’ils sont de la même race que lui et, donc, prédestinés à être des héros, comme ce fut le cas pour Moïse [et aussi pour Rémus et Romulus,  abandonnés dans un panier sur le Tibre et laissés à leur destin…] »

Giambattista Fontana (1524-1587), Rémus et Romulus abandonnés sur le Tibre, gravure, 1575, Fine Arts Museum, San Francisco

« Les fleuves ne coulent pas seulement sur la terre. Les mythes projettent tout naturellement dans la totalité de l’univers les éléments et les réalités que l’homme rencontre dans son propre monde. Quand l’homme imagine l’univers constitué par les différentes parties d’un géant ou d’un dieu primordial, c’est en fait sa propre image qu’il agrandit aux dimensions du monde. Mais cette image lui revient différente, déformée par le jeu de ces lentilles ou miroirs successifs que constituent l’Histoire, l’évolution, le vieillissement des mythes. Si bien que de ces deux images en présence : l’homme de cette terre, le terrien, et l’Homme immense, gigantesque qui servit à modeler l’univers, l’Homme céleste, on ne sait plus laquelle exista en premier. Et l’univers renvoie à l’homme, sans qu’il sans doute, des figures, des réalités, des visions oubliées, empruntées à son propre monde. Il doit donc, en toute bonne logique, exister des fleuves ailleurs que sur la terre, dans le ciel ou dans les Enfers.

Phlégias, roi des Lapithes puni et exilé au Tartare, lieu de punition par Apollon fait traverser le Styx à Virgile et Dante dans La Divine Comédie (Chant VIII), gravure de Gustave Doré

Les fleuves infernaux traversant le pays des morts sont en général des fleuves connus ou identifiés et prolongeant seulement leur parcours sous la terre. On suppose alors qu’ils pénètrent dans le royaume des Enfers. Tels furent, pour les Grecs, le Styx11 [Styx, l’Océanide, figure féminine est la fille d’Oceanos et de Téthys, la déesse marine] et l’Achéron [fils de Gaïa et d’Hélios, fleuve de la douleur, qui empoisonne celui qui aimerait boire de son eau, le Cocyte12, bras du Styx ou affluent de l’Achéron dont les eaux sont constituées par les larmes des âmes mauvaises et sur les rives duquel attendent les défunts privés de sépulture pendant cent ans, le Phlégéthon ou Pyriphlégéthon (le fleuve brûlant de feu), également affluent de l’Achéron qui, en fait, n’est pas fait d’eau, mais de flammes sulfureuses, et dont le cours entoure la demeure des âmes les plus mauvaises]. Ils ne diffèrent en rien, sous terre, de ce qu’ils sont à sa surface, si ce n’est que leur eau acquiert dans l’au-delà des propriétés particulières. C’est aussi le cas du Léthé — qui était d’ailleurs une source à proprement parler plus qu’un fleuve — dont les eaux coulaient en silence et faisaient perdre à ceux qui en buvaient tout souvenir de leur vie antérieure. Les eaux du Styx passaient, quant à elles, pour rendre invulnérables tous  ceux qu’on y plongeait. C’est dans ce fleuve que la nymphe Thétis, épouse de Pélée et mère d’Achille, avait trempé son fils en le tenant par le talon, rendant invulnérable tout le corps du héros à l’exception de ce seul talon. Cette eau servait surtout aux dieux à prononcer leurs serments solennels. Jurer par le Styx était le plus terrible des serments et quiconque se parjurait encourait d’horribles châtiments. Il avait le pouvoir d’entendre les paroles prononcées. Son eau n’était pas une eau morte car elle enregistrait à jamais ce qui était dit en sa présence. Elle était « la mémoire des dieux. » [Une eau mémoire des dieux et mémoire du monde ? Comment ne pas penser aux travaux récents et parfois violemment décriés de certains scientifiques sur la mémoire de l’eau comme ceux de Jacques Benveniste (1935-2004) et de Matsuru Emoto (1943-2014).]

Dans la tradition de l’Hindouisme…

Les éléments de la nature sont aussi divinisés dans la mythologie indienne. Ainsi du Gange qui se transforme en déesse sous le nom de Gangā. Ce fleuve qui est une mythologie à lui tout seul pour les Hindouistes, d’une longue sensiblement égal au Danube (entre 2500 et 3000 km) mais au bassin un peu plus important (env. 900 000 km2, celui du Danube mesurant de 817 000 km2 ) et fait delta, destin commun avant de se jeter dans le golfe de Bengale avec un autre grand fleuve sacré (pour les Hindouistes) qui descend de l’Himalaya tibétaine, le Brahmapoutre ou en sanskrit Brahmaputra, c’est-à-dire le fils de Brahma (les Grecs de l’Antiquité qui le connaissaient le nommaient Dyardanes ou Œdanes) long lui aussi d’un peu moins de 3000 km et dont le bassin mesure env. 650 000 km2.

La déesse Ganga (détail), Besnagar, période Gupta, photo de Joseph David Beglar (1845-1907)

Mais les fleuves n’existent pas non plus pour les Hindouistes seulement sur terre mais aussi au-dessus de la terre, dans le ciel c’est à dire ailleurs dans l’univers ou  du moins ils y existaient, à l’origine des temps car les fleuves qui coulent aujourd’hui sur la terre ne sont qu’un bras de ce fleuve initial, baignant les espaces du ciel.

   Ainsi, selon un mythe indien célèbre cité dans les grandes épopées du Mahâbhârata et du Ramayana, le Gange, aux origines, coulait dans le ciel, non sur la terre. Mais devant l’amoncellement des cendres de tous les hommes morts sur la terre, la planète risquait d’étouffer. Il lui manquait un fleuve pour balayer les cendres. Alors un sage, Baghirata, tenta par le seul pouvoir de l’ascèse, de faire descendre le Gange céleste sur la terre. Mais le dieu Shiva s’interposa, afin d’éviter à la terre une catastrophique inondation. Ce dieu Shiva représente, dans le panthéon indien, le principe destructeur et régénérateur. Dans la conception cyclique de la philosophie indienne, toute destruction appelle une régénération, toute mort une renaissance selon un cycle sans fin où la vie succède à la mort, où rien ne s’achève ni ne s’anéantit jamais. Le dieu Shiva décide donc d’intervenir et de faire descendre le Gange sur sa chevelure. Là, le fleuve serpentera et se divisera avant de s’écouler sur la terre, sans mal pour les humains.

Shiva faisant couler le Gange de ses cheveux et Parsatti assis sour une peau de Tigre, source Wellcome image, https://wellcomeimages.org/indexplus/obf_images/ca/a3/c7fa636c7c95540559cafff87166.jpg

   « Shiva résolut de faire disparaître le Gange. la sainte rivière tomba sur sa tête, dans l’épaisseur de la couronne de ses tresses, pareille à l’Himalaya, et ne peut aller jusqu’à terre en dépit de tous ses efforts. Égarée dans la couronne de ses tresses, elle ne pouvait trouver d’issue. Elle erra ainsi pendant un grand nombre d’années. »

(Extrait de l’Anthologie sanskrite, traduction de Louis Renou, voir bibliographie)

   Lorsqu’après une sévère ascèse, le dieu permettra enfin au fleuve Gange, divisé, apaisé, de se répandre sur la terre, la venue du fleuve divin sera comme une fête prodigieuse, un évènement que les dieux, les hommes, les animaux eux-mêmes salueront dans l’exaltation :

   « Son eau se répandit sur terre parmi des cris aigus, pendant que des bancs de poissons, de tortues, des troupes de crocodiles et autres animaux tombaient ou étaient tombés sur la terre dont ils rehaussaient l’éclat. »

    Alors, les dieux, les sages, regardèrent le Gange descendant du firmament sur la terre. Montées sur des chars pareils à des villes, sur des chevaux, sur des éléphants et des embarcations, les divinités accoururent pour voir cette merveilleuse descente du Gange en ce monde — eux les vieux à l’état incommensurable. Et tandis qu’elles affluaient ainsi avec l’éclat de leur parure, le firmament, sans nuage, brilla comme sous une centaine de soleils. Les bandes de crocodiles et de serpents, les poissons agiles parsemaient l’espace d’éclairs.  Les jaillissements de l’eau blanche d’écume pareils à des nuées d’automne, emplissaient les airs avec le vol dense des flamants… »

Rappelons que l’eau du Gange est censé effacer toutes les erreurs humaines. « Il lave aussi bien les cendres des morts que le corps des vivants de toute trace de souillure depuis que le dieu Shiva l’a capturé et conduit dans son lit. Les pèlerinages vers les sources du fleuve sont également très appréciés pour effacer un Karma chargé. »

(Extrait de l’Anthologie sanskrite, traduction de Louis Renou, voir bibliographie)

En Chine ancienne

« Cette civilisation accordait une grande place au pouvoir qu’exerçait le premier empereur mythique Yu le Grand sur les dieux du fleuve. Afin de combattre les eaux, Yu conclut une alliance avec le dieu du Fleuve (le fleuve Jaune, Huanghe, dont les eaux débordaient), il lui céda la moitié de son corps, en gage de sa personne entière. Il lui fallut toutefois treize années de dur labeur pour mettre fin aux inondations. Afin de canaliser toutes les eaux de la terre, il ouvrit des brèches à travers les montagnes et dragua les fleuves, les sources et les estuaires.

Yu le Grand et le fleuve Jaune, National Palace Museum, Pékin

Malgré son épuisement il alla jusqu’au bout de sa mission en édifiant un système d’irrigation capable de drainer les eaux en crue vers la mer. Son titanesque ouvrage de drainage rendit la terre propice à la culture et relia les neuf provinces de Chine les unes aux autres. En reconnaissance, l’empereur en place abdiqua en sa faveur. Les habitants tentaient également de leur côté d’adoucir les divinités fluviales par des sacrifices humains. Ils pensaient en effet que des dragons-rois vivaient dans les fleuves et qu’ils attendaient de la part des hommes des sacrifices qui les délivreraient des inondations et des crues. Les noyés étaient des êtres dangereux qui cherchaient parmi les baigneurs quelqu’un qui leur permettrait de naître une seconde fois. »
(Rubrique « Fleuve », Encyclopédie des symboles, voir bibliographie)

Dans la tradition bouddhique, dans la Genèse et dans les traditions perses

La tradition bouddhique a aussi bien évidemment ses propres légendes des eaux mais elle sont en de nombreux points différentes de la tradition hindouiste. « Elle imagine qu’il existe au centre du monde , dans la région de l’Himalaya, un lac immense dont les eaux servent de réservoir à la terre. [Quant au Gange céleste, au lieu de tomber dans la chevelure du dieu Shiva comme le stipule la tradition hindouiste] il se se déverse dans un lac nommé Anavatapta.

Première carte bouddhiste du monde avec le lac Anavatapta au centre, réalisée par le moine japonais Rokashi Hoptan, 1710, source Wikipedia

Ce lac contient toutes les eaux du monde et il est bridé par quatre rochers en forme d’animaux, correspondant aux quatre points cardinaux. L’eau s’échappe par les gueules de ces animaux : à l’est, de la tête du lion sort un fleuve clair : la Sita ; au sud, de la tête du boeuf sort un fleuve blanc : le Gange ; à l’ouest, de la tête d’un cheval sort un fleuve vert : l’Indus ; au nord, de la tête d’un éléphant sort un fleuve jaune : l’Oxus. »

J. Lacarrière remarque « qu’on ne peut s’empêcher  de faire le rapprochement avec les quatre fleuves tels qu’ils sont présentés dans la Genèse. Là aussi, en ce lieu mythique appelé Eden, qui est le centre du monde, jaillissent à chacun des points cardinaux quatre fleuves qui se répandent vers les quatre extrémités de la terre.

Topographie du paradis terrestre avec Adam et Ève dans le jardin des délices ay pays d’Éden, source de quatre fleuves, page de l’Atlas de cartographie historique de l’Arménie, Zadig Khanzadian, 1960, Musée arménien de France – Fondation Nourhan Fringhian, Paris

   « … Un fleuve sortait d’Éden pour arroser le jardin et de là il se divisait pour former quatre bras. Le premier s’appelle le Pishon [ou Pison, l’Indus ?] : il contourne tout le pays de Havila où il y a l’or ; l’or de ce pays est pur et là se trouve le bdellium et la pierre d’onyx. Le deuxième fleuve s’appelle le Giron [Giton, le Gange ?] : il contourne tôt le pays de Kush. Le troisième fleuve s’appelle [Hidekel] le Tigre [?] : il coule à l’orient d’Assur. Le quatrième fleuve est l’Euphrate. »
La Bible de Jérusalem

Quant aux anciens Iraniens [les Perses] dont les mythes sont très proches de ceux de leurs voisins indiens, « ils avaient imaginé, eux aussi, un lac analogue. Un fleuve mythique nommé Ardvi [signifiant productif et fertile] descend de la montagne Hukairya et se jette dans un lac gigantesque. De ce fleuve et de ce lac sortes toutes les eaux de la terre. »

Plat de l’époque des Sassanides (deuxième empire perse) daté des Ve-VIIe siècles de notre ère représentant la déesse Ardvi Sura Anahita, Cleveland Museum of Arts, photo domaine public

Ardvi[Sura] est aussi le nom de la Grande Déesse des eaux du panthéon iranien. Son nom complet, Ardvi Sura Anahita, signifie la « forte rivière pure » ou les  » eaux fortes non polluées ». Elle est la source de vie, liée à la purification, la déesse de toutes les eaux à la surface de la Terre, la source de l’Océan cosmique, la déesse des eaux fertilisantes, de la fertilité et de la fécondité.13

« L’humide, l’héroïque, l’immaculée », « Aux larges cours », « toutes les bouches de ses fleuves se réunissent à la Mer Vourukasha. Chacun d’eux s’y réunit au milieu de cette mer ».

Les fleuves du Coran
« Le terme « eau » figure à soixante-trois reprises, toujours au singulier, dans quarante-deux des cent quatorze sourates du Livre, soit plus d’une sur trois. (François Clément, « L’eau sous la langue et autres arabesques » in Jackie Pigeaud, L’eau, les Eaux, Xès Entretiens de la Garenne Lemot, voir bibliographie)

Pour les bédoins et les hommes du désert l’eau évoque le paradis. Dans le Coran, « le fleuve revêt un caractère d’abondance et des promesses de félicité. Voici la description du jardin promis à ceux qui craignent Dieu. Il y aura des fleuves dont l’eau est incorruptible, des fleuves de lait au goût inaltérable, des fleuves de vins, délices pour ceux qui en boivent, des fleuves de miel purifié. (XLVII, 15). L’eau ne sera pas saumâtre, le lait ne va pas s’acidifier et le miel sera transparent. Ces fleuves seront d’une pureté inégalée sur terre. Oui, ceux qui craignent Dieu demeureront dans des jardins, au bord des fleuves, dans un séjour de Vérité, auprès d’un Roi tout-puissant. (LIV, 54-55). C’est ainsi qu’a apparaît le Paradis : il étanche toutes les soifs. (Henry Normand, Dictionnaire des symboles universelles basés sur le principe de la clef de la connaissance, voir bibliographie)
Dans un hadîth (recueil de commentaires sur le Coran) rapporté par Al Boukhari, Mahomet décrit ainsi un fleuve du paradis  :
« Tandis que je marchais au Paradis, je vis un fleuve dont les bords étaient formés de perles voûtées et trouées ?
– Qu’est-ce, O Gabriel ? demandais-je
– C’est le fleuve de l’abondance, répondit-il, celui que Ton Seigneur t’a accordé.
L’ange en prit une poignée et je constatai que sa boue était du musc de la meilleure odeur ».
Et dans un autre hadit : « Le fleuve de l’abondance est un fleuve au Paradis, ses bords sont en or, son lit est formé de joyaux et de rubis, son sable est meilleur que le musc, son eau plus délicieuse que le miel et plus blanche que la neige« .

Si les principaux fleuves du paradis qui sont aussi les sources des autres fleuves, sont au nombre de quatre, trois (?) fleuves baigneraient selon les livres d’exégèses les enfers musulmans : al-Mawbiq, al-Ghay et al-Athâm.

Dans la mythologie nordique

   Dans la mythologie nordique Élivágar (flots tumultueux) est un nom collectif qui désigne les rivières présentes à l’origine du monde et dont la source est Hvergelmir. Hvergelmir se trouve au centre de Niflheim ou Nebelheim et représente un monde glacial de la brume ou de l’obscurité et des Nibelungen qui existait avant la création du monde, sous la troisième racine du frêne Yggdrassil ou arbre monde sous laquelle se cache Nidhögg un dragon/serpent qui ronge la racine.Le Grímnismál, un des poèmes mythologiques de l’Edda poétique précise à son sujet que  « c’est là que toute rivière a son origine ».

Oluf Olufsen Bagge (1780-1836), Yggdrasil, Prose Edda, 1847, source Wikipedia

Le frêne [parfois un autre arbre] Yggdrasil, arbre qui dans la mythologie nordique est l’arbre des origines symbolise l’axis mundi, l’Arbre Monde que nous retrouvons dans toutes les traditions. Du pied de cet arbre de la Sagesse jaillissent également trois sources, celle de la possession, celle de la puissance, celle de la connaissance. »

lL n’y a pas de mythologie sans fleuve et pas de fleuve sans mythologie ! Laissons en conclusion encore une fois la parole à Jacques Lacarièrre :  « …tour à tour nourriciers et destructeurs, apportant la vie et la mort, les fleuves jouent le rôle d’éléments primordiaux jaillissant du centre du monde, Himalaya, Éden ou arbre-monde, pour se répandre ensuite sur la surface de la terre. Ils sont présents partout, ils coulent depuis les origines et ils couleront jusqu’à la fin des temps, avant l’homme, après l’homme encore qu’on puisse peut-être désormais en douter. Ils sont le miroir mouvant où ce dernier découvre à la fois sa prospérité et son anéantissement, le courant de vie qui nourrit, détruit et purifie et dont l’homme ne peut qu’amoindrir ou diviser la force prodigieuse sans jamais la posséder vraiment, comme celle de la terre. C’est pourquoi les fleuves, mieux que tôt autre élément de l’univers, ont suggéré à l’hommes les délices les délices et les angoisses du devenir. » (Jacques Lacarièrre, Les fleuves du ciel et de la terre, in Au coeur des mythologie, p. 104, voir bibliographie)

La traversée du fleuve

« Ne traversez jamais les fleuves au cours éternel, avant d’avoir prononcé une prière, les yeux fixés sur leurs magnifiques courants, avant d’avoir trempé vos mains dans l’onde agréable et limpide. Celui qui franchit un fleuve sans purifier ses mains du mal dont elles sont souillées attire sur lui la colère des dieux, qui lui envoient par la suite de terribles châtiments. »
Hésiode, Théogonie, (cité par Jacques Béthemont dans son livre Les mots de l’eau, dictionnaire des eaux douce, voir bibliographie)

Ludwig Richter (1803-1884), traversée [paisible et en musique] de l’Elbe au pied des ruines de la forteresse de Schreckenstein (Střekov), huile sur toile, 1837, château de Pillnitz

La traversée du fleuve est également une thématique à la dimension universelle. Elle apparaît dans de nombreuses traditions et appartient à une mythologie commune aux continents africain, sud et nord américain, asiatique, pacifique, européen. Partout dans le monde où les hommes rencontrent un fleuve il y a évidemment passage sur l’autre rive en acte et symboliquement. Traverser un fleuve à gué est aussi une étonnante expérience. Par ailleurs les passeurs ainsi que leurs embarcations diverses auxquels nous devons faire appel afin de nous protéger des flots, du courant ou d’une dérive incertaine ont la précieuse mission de nous emmener sains et saufs sur une autre rive, de l’autre côté, peut-être celle de l’éternité, de la résurrection ou encore de l’immortalité. La traversée peut prendre un sens métaphorique ou ésotérique dont les philosophes de toutes traditions se sont également emparés. Mais celle-ci n’est parfois que la continuation, au-delà de l’obstacle symbolique, géographique et physique que représente le fleuve, d’un simple chemin quotidien, familier ou une tentation inoffensive pour atteindre une autre rive toute proche sans qu’elle soit synonyme d’un monde inconnu. On traverse aussi parfois un bras du fleuve pour rejoindre une île, ces lieux d’un ailleurs sans vrai danger. C’est le fleuve, cet architecte du paysage qu’il faut remercier d’avoir inventer les îles. On s’embarque et l’on fait faire preuve de patience tout en s’émerveillant de cette traversée qui semble suspendre le temps. Le fleuve, cet inventeur prodigieux,  féconde sans cesse l’imaginaire du paysage et des hommes et les réconcilie. C’est de ces îles apprivoisées, cultivées, sauvages, enchantées dont des hommes de tout âge et de toute condition sont tombés et tombent encore régulièrement amoureux. Les îles au milieu des grands fleuves ont sans doute captiver autant que leurs soeurs maritimes qu’elles aient été proches du continents, lointaines ou exotiques. Ne vous êtes-vous pas déjà interrogés sur la présence des îles au milieu des fleuves ?

Le mythe de la traversée chez les Égyptiens de l’Antiquité

Le cycle perpétuel du lever et du coucher du soleil est comparable au cycle de la vie et de la mort. Ainsi, chaque matin le soleil naît à l’orient, croît jusqu’au zénith, puis vieillit jusqu’à l’occident où il disparaît dans le royaume des morts. Le dieu solaire Rê fait cette traversée à bord d’une barque appelée mandjet. Le choix d’une barque comme moyen de transport se comprend aisément dans une civilisation résolument fluviale où le Nil occupe la place d’axe principal de communication et de source quasi-exclusive d’alimentation grâce aux crues, à l’irrigation et à la pêche.

Seth harponne le serpent Apophis pour défendre la barque de Re, source Wikipedia

Le périple de Rê se perpétue au-delà du soir et de la tombée de la nuit. C’est aux commandes d’une autre barque, appelée Mesektet qu’il entame son périple souterrain et traverse les douze heures de la nuit avant de pouvoir renaître au matin. Dans le royaume des morts (la nuit), il doit affronter les forces du chaos dont le représentant le plus puissant est le serpent Apophis. Il est accompagné sur la barque par d’autres divinités qui, comme Seth, l’aident à lutter contre le chaos.

Par ailleurs, la navigation est le parcours d’initiation que doit accomplir l’âme dans la barque du soleil jusqu’à affronter le tribunal suprême composé d’Osiris, de Maat à la balance et de 42 divinités. Osiris est considéré comme le premier navigateur après que Seth l’a tué et c’est à l’issue de cette navigation qu’il est devenu Osiris le ressuscité. Enfin, dans le culte oriental d’Isis, la déesse est dite « pelagia » c’est-à-dire favorable aux marins.

Des barques solaires ont été retrouvées près des pyramides de Gizeh. Enfouie depuis environ 4500 ans, la barque funéraire de Kheops ne fut découverte qu’en 1954 au pied de la pyramide de Khéops. Elle fut trouvée lors de travaux autour de la grande pyramide.

Les Égyptiens de l’Antiquité ont imaginé qu’en s’associant au dieu solaire lors de sa course perpétuelle à bord des barques sacrés, leurs âmes vivraient éternellement. C’est ainsi que le culte funéraire est fortement marqué par ce mythe solaire. Par exemple, on construisait de préférences les tombeaux sur la rive occidentale du Nil (où « meurt » le soleil) et lors de l’enterrement on faisait traverser le fleuve au défunt sur des barques semblables à celle du dieu solaire. Sous l’ancien Empire, le roi est le seul à ressusciter sous la forme d’une divinité. Il a également le pouvoir de se joindre au dieu Rê dans sa barque. La barque solaire devait transporter le corps du souverain dans l’au-delà pour une vie éternelle.

Le mythe de la traversée du fleuve chez les Grecs : Charon, immortel  passeur des Enfers

Charon, fils d’Érèbe et de Nyx était le vieux mais immortel passeur des Enfers. Souvent représenté comme un vieillard grand et fort avec une longue barbe blanche, et portant des vêtements foncés et sales, il convoyait dans sa barque sur le Styx les âme des défunts déjà ensevelis, recevant pour sa tâche une pièce de monnaie placée dans la bouche du défunt. C’est la raison pour laquelle une obole était placée dans la bouche du mort lors des rites funéraires grecs. C’est cette offrande capitale qui allait permettre au mort de régler sa traversée. Ceux qui ne pouvaient payer étaient condamnés à errer sur les rives pendant 100 ans. Les âmes elles-mêmes devaient ramer car Charon ne faisait que conduire la barque. Il lui était interdit de faire passer des êtres vivants et ayant désobéi, il  fut enchainé pendant un an après avoir fait passer Héraclès [Hercule] qui voulait descendre aux Enfers.

Joachim Patinier (ou Patinir, vers 1480/1485-1524), Le passage du Styx, Charon (détail) huile, Musée du Prado

   Pour connaître un peu mieux le personnage et en avoir une idée précise, il faut se reporter à Virgile qui le décrit dans le chant 6 de l’Énéide quand Énée, avec l’aide de la Sibylle se rend aux enfers pour rencontrer son père Anchise.

  « De là part la voie qui mène aux ondes de l’Achéron du Tartare. Ici un gouffre aux eaux fangeuses, agité de vastes remous bouillonne et crache tout son sable dans le Cocyte. Un portier effrayant surveille ces eaux et ces fleuves, Charon, d’une saleté repoussante, au menton tout couvert de poils blancs et hirsutes, aux yeux fixes et ardents ; un manteau sordide, retenu par un nœud, pend de ses épaules. À l’aide d’une perche, il pousse son radeau, manœuvre les voiles, et transporte les corps dans sa barque couleur de rouille ; assez vieux déjà, mais de la vieillesse vive et verte d’un dieu. Toute une foule éparse près des rives se pressait à cet endroit : des mères et des époux, et les corps sans vie de héros magnanimes, des enfants et de jeunes vierges, des jeunes gens placés sur le bûcher sous les yeux de leurs parents ; ils sont nombreux comme les feuilles qui, dans les forêts, glissent et tombent au premier froid de l’automne, ou comme les myriades d’oiseaux qui, venus du large vers la terre, se rassemblent, dès que la froide saison les fait fuir à travers l’océan et les pousse vers des terres baignées de soleil. Ils restaient debout, suppliant de pouvoir traverser les premiers, et tendaient les mains, dans leur désir de l’autre rive. Mais le triste Nocher accepte tantôt ceux-ci, tantôt ceux-là, refoulant tous les autres, bien loin à l’écart du rivage. […]

Claude Gellée, dit le Lorrain (1600 ou 1604/1605 – 1682), la Sybille de Cumes conduisant Énée aux Enfers, plume et encre brune, vers 1669-1672, Musée du Louvre 

   Dès lors, poursuivant sur la voie engagée, ils [Enée et la Sibylle] s’approchent du fleuve. Dès que le nocher, depuis les flots du Styx, les aperçoit de loin s’avançant par le bois silencieux et dirigeant leurs pas vers la rive, il les interpelle et d’emblée les accable d’invectives : « Qui que tu sois, homme en armes qui te diriges vers nos fleuves, allons, de là où tu es, dis-moi pourquoi tu viens, et arrête-toi. Ici, c’est le royaume des ombres, du sommeil et de la nuit qui endort : transporter dans la barque stygienne des corps en vie est interdit. D’ailleurs, je n’ai pas eu à me réjouir, à leur arrivée ici, d’avoir accueilli sur le marais l’Alcide, et Thésée et Pirithoüs, bien qu’ils fussent nés de dieux et dotés de forces invincibles. Le premier saisit de sa main et enchaîna le gardien du Tartare, qu’il avait arraché, tout tremblant, du trône même du roi ; les autres tentèrent d’enlever notre souveraine à la couche de Dis ». À ces dires, la prophétesse de l’Amphrysos répondit brièvement : « Ici, point de traîtrise comparable ; cesse de t’inquiéter, nos traits n’apportent pas de violence ; le gigantesque geôlier pourra, aboyant sans fin dans son antre, terroriser les ombres exsangues, et la chaste Proserpine surveiller le seuil de son oncle paternel. Le Troyen Énée, illustre pour sa piété et ses faits d’armes, descend auprès de son père, chez les ombres profondes de l’Érèbe. Si le spectacle d’une si grande piété ne t’apitoie nullement, reconnais du moins ce rameau ». Et elle découvre le rameau dissimulé sous son vêtement. Le cœur de Charon gonflé de colère s’apaise ; et plus un mot n’est prononcé. Lui, admirant le don vénérable, la baguette miraculeuse qu’il aperçoit après si longtemps, tourna sa barque bleu sombre et s’approcha de la rive. Alors, il fait reculer les autres âmes, assises sur les longs bancs, et vide le pont ; en même temps, il accueille dans sa coque le grand Énée. Sous le poids, la barque faite de pièces agencées gémit et par ses fentes prend en abondance l’eau du marais. Finalement la prophétesse et le héros, indemnes, traversent le fleuve et sont déposés sur une fange informe, parmi les algues glauques. »
Virgile, Enéide, Chant VI

Faisons encore au sujet de la traversée un bref détour par la philosophie. Les fleuves furent aussi un vaste sujet de réflexion pour les philosophes grecs comme on l’a déjà vu avec Héraclite. Chez Platon et peut-être également Socrate l’image récurrente de la traversée du fleuve était systématiquement en rapport avec la question de l’immortalité de l’âme. « Ainsi, que ce soit à l’intérieur des mythes chez Héraclite que le philosophe élabora, ou à l’intérieur de ses développements dialectiques, la traversée du fleuve a tout d’un symbole ésotérique, autrement dit, d’un symbole en rapport avec la transmission de la connaissance métaphysique inhérente au processus initiatique traditionnel…. Les récits que l’on trouve chez Platon vont dans le sens de cette interprétation : la traversée de la rivière représente l’épreuve de résistance de l’âme à la pesanteur du corps qui peut conduire à une rechute dans le cycle indéfini des réincarnations après la mort, conformément à ce qu’était, selon toute vraisemblance, le cœur de la doctrine transmise lors des cérémonies de culte à mystères. Mais le flot qu’il s’agit de traverser ne représente pas uniquement le monde de la génération : c’est aussi, chez Platon, le flot du logos…. Platon semble donc envisager la pratique de la philosophie comme un moyen efficace pour traverser le fleuve, c’est-à-dire pour entraîner son âme à ne pas chuter de nouveau dans un corps après la mort. »12

Dans l’ancienne Chine

« À l’arrivée du printemps, une cérémonie consistait à ce que de jeunes hommes traversent les fleuves pour accompagner le passage du vieux yin au jeune yang, tandis que, dans le bouddhisme ch’an, gagner la rive opposée était le symbole dont on se servait couramment  pour désigner à cet état fondamental des choses où l’on se trouve à la fois en-deçà et au-delà de l’être et du non-être. »
(Rubrique « Fleuve » dans l’Encyclopédie des symboles, voir bibliographie)

Chez les Celtes

C’est au terme d’une traversée (navigation) sur la mer de l’ouest que les Celtes irlandais découvrent les îles fortunées, situées dans l’au-delà où règnent des femmes immortelles parmi lesquelles Avallon, Ablach (cf. imrama celtiques). Ces îles fortunées sont un pays paradisiaque où le temps n’a pas de prise et où poussent des pommiers chargés de pommes d’argent et d’or.

John-William Waterhouse ( 1849-1917), Tristan et Yseult avec le philtre magique, huile sur toile, vers 1916, collection Fred et Sherry Ross

Quant à la légende Tristan qui illustre à merveille ce thème de la traversée c’est aussi sur une barque que, blessé à mort, il rejoint Yseult et la promesse d’une nouvelle vie. C’est sur cette même barque qu’ils boivent tout deux l’élixir qui les fera tomber amoureux.

Dans la mythologie judéo-chrétienne

Les motifs de la traversée et de la barque ont été fortement exploités par la religion chrétienne. Nombreux sont les saints qui ont pour attribut la barque, parmi lesquels Saint Brandan dont la navigation n’est autre que la christianisation de celle de Bran (celtique). Ce saint parcourt les mers, guidé par le Seigneur, et la légende dit qu’ainsi il aurait visité l’île des bienheureux. Dans la mythologie judéo-chrétienne, on raconte aussi que de nombreux saints prenaient la mer en provenance d’Irlande pour aller évangéliser les contrées païenne. D’ailleurs, Voltaire s’en amuse dans l’incipit de l’Ingénu.

Une autre embarcation célèbre est bien sûr l’arche de Noé qui est à la fois symbole de mort et de vie, dans une sorte de rédemption.

Enfin, le Christ lui-même incarne la figure du passage, notamment lorsqu’il marche sur les eaux.

Celui qui incarne sans doute le mieux ce thème de la traversée est sans nul doute Saint-Christophe dont l’histoire a été racontée par Jacobus de Voragine (1228/1229-1298) dans sa Légende dorée.

Joachim Patinier (ou Patinir, vers 1480/1485-1524), Paysage avec Saint Christophe (1422), huile sur bois, monastère de San Lorenzo, Espagne

   La figure de ce saint légendaire ne repose sur aucun personnage historique réel, mais il est néanmoins adoré depuis le Ve siècle est considéré comme l’un des quatorze sauveurs. La légende le décrit comme un géant du nom d’Offero ou de Reprobus originaire de la tribu sauvage des cynocéphales, qui ne voulait offrir ses services qu’au plus puissant des êtres. Après qu’un roi et le Diable eurent fait preuve de lâcheté, seul restait l’enfant Jésus. Le géant l’aurait porté pour l’aider à traverser un fleuve ; durant la traversée, l’enfant devint si lourd qu’il fit s’affaisser le géant sous l’eau et le baptisa Christophore, le porteur du Christ. Saint-Christophe serait mort en martyre sous le règne de l’empereur Decius. Il est représenté comme un géant tenant à sa main un pieu ou un bâton feuillu (symbole de la rémission des péchés par la force de la grâce divine) ; l’enfant Jésus est assis sur l’une de ses épaules et tient un globe qui symbolise le monde. Le saint imaginaire est l’incarnation du croyant qui porte le Christ dans le monde pour professer sa foi et obtient ainsi le salut de son âme : « Il porta le Christ de diverses manières : sur ses épaules lorsqu’il l’aida à traverser le fleuve ; dans son corps lorsqu’il se mortifiait ; dans son esprit lorsqu’il se recueillait ; dans sa bouche lorsqu’il faisait profession de foi et allait prêcher la bonne nouvelle ». (Jacobus de Vorangine, La légende Dorée).

Dans la mythologie germanique : La légende des Nibelungen

  « Le Danube, c’est la Pannonie, le royaume d’Attila, c’est l’Orient, l’Asie qui déferle et détruit, à la fin de la Chanson des Nibelungen, la valeur germanique ; quand les Burgondes le traversent, pour se rendre à la cour des perfides Huns, leur destin – un destin allemand – est scellé. »
Claudio Magris, in Danube, collection « L’Arpenteur » Éditions Gallimard, Paris, 1988

La légende des Nibelungen fait partie de ce fond mythique nordeuropéen qui a marqué l’inconscient collectif et l’imaginaire de notre Occident, tout aussi profondément que les mythes gréco-latins ou hébraïques du fonds méditerranéen. Cette mythologie nordique nous est relativement peu connue en France, où depuis des siècles les habitudes culturelles nous ont familiarisés plutôt avec l’héritage gréco-romain, et surtout parce que ces légendes du Nord sont avant tout de source orale et qu’elles n’ont pas été écrites avant le XIXe siècle.

La légende s’ébauche aux premiers siècles de notre ère alors que le christianisme était encore loin d’être implanté en Germanie et que le mythe l’emportait de beaucoup sur l’histoire. Cette légende concerne la race des Burgondes (dont les Nibelungen sont les ancêtres mythiques), qui était alors installée à Worms sur les bords du Rhin. Contée et chantée en partie dès le XIIIe siècle par les troubadours, cette chanson dont l’auteur est inconnu, s’est perpétuée jusqu’à nos jours (au moins en ce qui concerne l’épopée de Siegfried). L’évêque de Passau, ville sur le Danube à la frontière austro-allemande, Pilgram (920 ?-991 ?), en aurait fait réaliser un texte en latin au Xe siècle. Un manuscrit de la Chanson des Nibelungen est conservé dans la Bibliothèque de la cour des princes de Fürstenberg à Donaueschingen, là où le Danube prend officiellement ses sources. Ce manuscrit date de 1203 et a été vraisemblablement copié par un moine d’une abbaye voisine. Des fragments de la Chanson des Nibelungen ont été également retrouvés dans la bibliothèque de la somptueuse abbaye bénédictine danubienne de Melk en Wachau et y sont exposés. Le compositeur allemand Richard Wagner (1813-1883) s’inspirera de cette tragique épopée pour écrire en 1874 une oeuvre lyrique imposante, la Tétralogie (Der Ring der Nibelungen, l’Anneau des Nibelungen composé de L’Or du Rhin, La Walkyrie, Siegfried, Le Crépuscule des dieux.

Synopsis :
Le jeune Siegfried s’éprend de Kriemhild, sœur du roi des Burgondes Gunther, qui règne à Worms sur le Rhin (Rhénanie-Palatinat). Gunther lui promet la main de Kriemhild s’il l’aide à conquérir Brunhild, vierge guerrière, reine d’Islande. Siegfried assiste Gunther et le fait triompher des trois épreuves imposées aux prétendants. Siegfried épouse alors Kriemhild mais il intervient à nouveau pour maîtriser Brunhild, la jeune épouse de Gunther qui se rebelle. Quelques années après, une querelle éclate entre les deux reines : Kriemhild, blessée dans son amour-propre par Brunhilde qui la traite d’esclave, reproche à sa belle-sœur d’avoir appartenu à Siegfried avant d’être devenue la femme de Gunther.

À Brunhilde outragée, Hagen, le fidèle vassal de Gunther, promet vengeance. Ayant appris de Kriemhild quelle partie du corps de Siegfried était vulnérable, il le tue traîtreusement dans une partie de chasse. Afin de venger le meurtre de Siegfried, Kriemhild accepte d’épouser le roi des Huns, Etzel (Attila), et réussit à attirer Gunther et ses guerriers dans le pays d’Etzel. Par la faute de Kriemhild, obsédée de se venger et par celle de Hagen, qui n’accepte aucun compromis, les fêtes du mariage dégénèrent en sanglants combats. De la troupe des Burgondes, il ne restera plus que Hagen, à qui Kriemhild va trancher la tête avec l’épée de Siegfried avant d’être aussitôt mise à mort par Hildebrand.

Comment les seigneurs se rendirent tous chez les Huns et arrivèrent au bord du Danube.
C’est ici, au bord du fleuve, que cherchant et trouvant un moyen de passer sur l’autre rive, Hagen apprend de la bouche des ondines surprises par le héros, que le voyage sera, pour lui et ses compagnons d’armes, sans retour…

« Au matin du douzième jour, le roi atteignit le Danube… »

1525
Lorsque, quittant la Franconie de l’Est, ils chevauchèrent vers le Swalefeld, on pouvait reconnaître à leur majestueuse allure les princes et leurs parents, ces héros dignes d’éloge. Au matin du douzième jour, le roi atteignit le Danube.
1526
Hagen de Tronege chevauchait en tête. Il était, pour les Nibelungen, une aide et un réconfort. À ce moment, le hardi héros descendit de cheval, mit pied à terre sur le sable de la grève et attacha tout aussitôt sa monture à un arbre.
1527
Le fleuve était sorti de son lit, et on avait caché les bateaux. Les Nibelungen étaient fort inquiets, ne sachant pas comment ils pourraient passer l’eau. Le fleuve était trop large. Plus d’un chevalier à la belle prestance mit alors pied à terre.
1528
« Prince du Rhin, dit alors Hagen, il peut t’arriver malheur ici. Tu peux le voir toi-même : le fleuve a débordé. Son courant est très fort. J’ai grand peur qu’ici nous ne perdions aujourd’hui plus d’un valeureux héros.
1529
— Que me reprochez-vous, Hagen ? dit le noble roi. Au nom de vos hautes qualités, ne nous découragez pas d’avantage. Cherchez donc le gué qui nous permettra d’aller sur l’autre rive et de transporter loin d’ici nos chevaux et nos vêtements.
1530
— Je ne hais pas la vie, dit Hagen, au point de vouloir me noyer dans ce large fleuve. Plus d’un guerrier périra, avant, de ma main au pays d’Etzel : c’est ma ferme volonté.
1531
Restez près de l’eau, vous autres, fiers et valeureux chevaliers ! J’irai moi-même chercher le long du fleuve, les passeurs qui nous conduiront sur l’autre rive, au pays de Gelfrat. » Le vigoureux Hagen saisit son solide bouclier.
1532
Il était bien armé : il avait pris son bouclier et attaché sur la tête son heaume qui brillait d’un vif éclat. Il portait, par-dessus sa cuirasse, une épée très large, dont les deux tranchants coupaient terriblement.
1533
Hagen se mit à la recherche des passeurs, en amont comme en aval. Il entendit l’eau d’une belle fontaine clapoter ; il tendait l’oreille ; c’étaient des ondines aux dons surnaturels qui se baignaient là et voulaient se rafraîchir.
1534
Hagen les remarqua et les suivit secrètement. Lorsqu’elles s’en aperçurent, elles tentèrent de s’enfuir à la
hâte. Elles étaient heureuses de lui avoir échappé. mais Hagen leur prit leurs vêtements. C’est le seul tort qu’il leur fît.
1535
L’une des ondines — Hadeburg était son nom — dit alors : « Noble chevalier Hagen, dès que vous nous aurez rendu nos vêtements, héros hardi, nous vous ferons savoir aussitôt comment se terminera pour vous votre voyage à la cour des Huns. »
1536
Tels des oiseaux, elles voletaient devant lui de-ci de-là sur les flots. Aussi lui parurent-elles tout à fait capables de faire des prédictions dignes de foi. Quoi qu’elles dussent lui dire, il était prêt à le croire. De ce qu’il désirait savoir, elles l’en informèrent clairement.
1537
Hadeburg lui dit : « Vous pouvez bien partir pour le pays des Huns. Je vous en réponds en cet instant sur ma foi : jamais héros ne sont allés en aucun royaume pour s’y couvrir d’aussi grands honneurs. Vous pouvez m’en croire, je dis la vérité. »
1538
Hagen eut le coeur réjoui de ces paroles. Sans tarder d’avantage il leur rendit leurs habits. Lorsqu’elles eurent revêtu leurs étranges vêtements, elles lui dirent la vérité sur leur voyage au pays d’Etzel.

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Hagen et les ondines du Danube par Johann Heinrich Füssli (1741-1825), peintre suisse d’origine britannique

1539
La deuxième ondine, qui s’appelait Sieglinde, dit alors : « Je veux te mettre en garde, fils d’Aldrian. Ce n’est que pour recouvrer ses vêtements que ma parente t’a menti. Si tu vas chez les Huns, tu seras cruellement trompé.
1540
Il te faut rebrousser chemin ; il en est encore temps. Car, hardi héros, vous n’êtes invités que pour périr au pays d’Etzel. Tous ceux qui s’y rendent sont voués à la mort. »
1541
Hagen répondit alors : « Vous m’abusez sans nécessité. Comment pourrait-il arriver que nous trouvions là tous la mort par la haine de quiconque ? » Elles commencèrent à lui expliquer plus précisément leur prédiction.
1542
L’une d’elles reprit : « Les choses sont telles qu’aucun de vous ne restera en vie, si ce n’est le chapelain du roi. Nous le savons bien. Celui-là rentrera sain et sauf au pays de Gunther. »

Ferdinand Fellner (1847-1916), Hagen et les Ondines

1543
Le coeur plein de rage, le hardi Hagen dit alors : « Il serait bien pénible de dire à mes seigneurs que nous perdrons tous la vie chez les Huns. Toi, la plus sage des femmes, montre-nous donc où passer l’eau. »
1544
Elle dit : « Puisque tu ne veux pas renoncer au voyage, sache qu’en amont, au bord de l’eau il y a une maison où demeure un passeur. Il n’y en a nulle part ailleurs. » Il en resta là et ne posa plus de question.
1545
L’une des ondines dit à Hagen qui s’éloignait, contrarié : « Attendez encore, seigneur Hagen, vous êtes trop pressé ! Écoutez encore comment vous atteindrez l’autre rive. Le seigneur de cette marche s’appelle Else.

Danube_Arthur Rackham_Ondine

Ondine, Arthur Rackham (1867-1939)

1546
Son frère a pour nom le brave Gelpfrat. Il est seigneur en Bavière. Vous rencontrerez de grandes difficultés si vous voulez traverser sa marche. Tenez-vous sur vos garde et usez de prudence à l’égard du passeur.
1547
Il est d’humeur si irascible qu’il ne vous laissera pas la vie, à moins que vous ne vous montriez bienveillant envers ce héros. Si vous voulez qu’il vous fasse traverser le fleuve, donnez-lui le salaire qui lui revient. Il est le gardien de ce pays et il est tout dévoué à Gelpfrat.
1548
S’il ne vient pas tout de suite, appelez-le de l’autre côté du fleuve, et dites que vous vous appelez Almerich. C’était un héros valeureux, qui a quitté ce pays à cause d’une guerre privée. Le passeur viendra à vous dès que vous aurez prononcé ce nom. »
1549
Le téméraire Hagen s’inclina devant les ondines. Il ne dit plus rien et garda le silence. Puis il remonta le long du fleuve jusqu’à ce qu’il trouvât de l’autre côté une maison.
1450
Il commença à crier très fort par dessus le fleuve : « Passeur, viens me chercher, dit le brave valeureux, je te donnerai comme salaire un bracelet d’or rouge. Il me faut absolument, sache-le, faire cette traversée. »
1551
Le passeur était si puissant qu’il ne lui plaisait pas de servir ; c’est pourquoi il n’acceptait jamais qu’on le payât. Ses hommes d’armes étaient eux aussi très arrogants. Hagen cependant, continuait de rester seul de ce côté-ci de l’eau.
1552
Il se mit alors à crier avec une telle force que tout le fleuve en retentit, car la force du héros était exceptionnellement grande : « Viens me chercher : je suis Almerich. Je suis le vassal d’Else ; l’acharnement d’ennemis m’a fait quitter ce pays. »
1553
Il lui offrit au bout son épée un bracelet, beau et rutilant, fait d’or rouge, pour qu’on le transporta dans le pays de Gelpfrat. L’audacieux passeur prit lui-même la rame en main.
1554
Ce passeur était marié depuis peu. L’appétit de grandes richesses conduit souvent à une mauvaise fin. Il voulut gagner l’or si rouge de Hagen. Cela lui valut la mort, donnée par l’épée furieuse du héros.
1555
Le passeur se hâta de ramer jusqu’à l’autre rive. Comme il ne trouva pas l’homme dont il avait entendu le nom, il entra dans une terrible colère. Quand il aperçut Hagen, il dit au brave d’un ton furieux :
1556
« Il se peut que vous vous appeliez Almerich. Mais vous ne ressemblez pas à celui que j’attendais : il était mon frère par ma mère et par mon père. Maintenant que vous m’avez trompé, il faudra que vous restiez de ce côté-ci du fleuve.
1557
— Non, par le Dieu tout-puissant, répliqua Hagen. Je suis un guerrier étranger et je veille sur des braves. Faites-moi aujourd’hui l’amitié de prendre le salaire que je vous offre pour que vous me fassiez traverser le fleuve. Je vous en serai vraiment reconnaissant. »
1558
Le passeur reprit : « Cela ne peut être. Mes chers Seigneurs ont des ennemis. C’est pourquoi je ne fais passer aucun étranger en ce pays. Si tu tiens à la vie, redescends vite sur le rivage.
1559
— N’agissez pas de la sorte, dit Hagen, car mon coeur est triste. Acceptez de moi, par amitié, cet or si précieux et conduisez-nous sur l’autre rive, mille chevaux et autant d’hommes. « Le passeur, en colère, dit : « Jamais je ne le ferai. »
1560
Il brandit une forte rame, grande et large, et en frappa Hagen, qui en fut très contrarié, car il trébucha
dans la barque et tomba à genoux. Jamais le seigneur de Tronege n’avait rencontré passeur si emporté.
1561
Celui-ci voulut mettre encore davantage en colère l’audacieux étranger. Il abattit une perche si fort sur la tête de Hagen qu’elle vola en éclats. C’était un homme très fort. Le passeur d’Else en eut fort à souffrir.
1562
Fou de rage, Hagen aussitôt mit la main au fourreau où il trouva son épée. Il fit sauter la tête de l’homme et l’envoya par le fond. La nouvelle fut bientôt connu des fiers Burgondes.
1563
Tandis que Hagen frappait le batelier, la barque s’était mise à dériver au gré des flots. Il en fut fort affligé.
Il la remit dans la bonne direction, mais la fatigue l’avait gagné. Le vassal du roi Gunther rama de toutes ses forces.
1564
L’étranger fit virer la barque à coup de rame si violents  que la forte rame se brisa dans ses mains. Il
voulait rejoindre les guerriers et accoster sur le rivage. Il n’avait plus de rame ; comme il eut tôt fait d’en lier les morceaux ensemble
1565
avec une courroie de bouclier ! C’était un étroit galon. Il descendit le fleuve en direction d’une forêt. Là, il trouva son seigneur debout sur le rivage. Maint homme de belle prestance vint alors à sa rencontre.
1566
Les valeureux et courageux chevaliers le saluèrent et lui firent un bel accueil. Ils virent alors dans la
barque fumer le sang qui avait couler de la blessure  que le guerrier avait fait au passeur. Les héros assaillirent Hagen de questions.
1567
Lorsqu’il vit le sang chaud ruisseler dans la barque, le roi Gunther dit aussitôt : « Dites-moi donc Hagen, où est le passeur ?  Je crains que votre vaillance et votre force lui aient ôté la vie. »
1568
Hagen mentit : « J’ai trouvé la barque près d’un saule sauvage. Je l’ai détaché de ma main. Aujourd’hui, je n’ai vu ici aucun passeur. Il n’est arriver malheur à personne par ma faute.
1569
Le seigneur Gernot, du pays burgonde dit : « J’ai grand’ peur qu’aujourd’hui, plus d’un de nos compagnons très chers ne trouvent la mort puisque nous n’avons à disposition aucun batelier qui nous fasse traverser le fleuve. J’en suis très triste. »
1570
Hagen cria très fort : « Hommes d’armes, déposez dans l’herbe les harnais des chevaux. Il me souvient que j’étais le meilleur passeur qu’on pût trouver sur le Rhin. Je me fais fort de vous faire passer dans le pays de Gelpfrat. »
1571
Pour leur faire traverser au plus vite le fleuve, ils fouaillèrent les chevaux, qui se mirent tout aussitôt à nager, si bien que le fort courant ne heur enleva aucune bête. Il n’y en eut que quelques-unes que la fatigue fit dériver au loin.
1572
Puisqu’ils ne pouvaient renoncer au voyage, les guerriers portèrent dans la barque leur or et aussi leurs vêtements. Hagen commandait à tous : il mena sur l’autre rive, dans le pays inconnu, grand nombre de puissants guerriers.
1573
Tout d’abord, il fit traverser le fleuve à mille nobles chevaliers, puis à ses propres guerriers. Mais il y en avait encore bien plus. Ce sont neuf mille hommes d’armes qu’il transporta sur l’autre rive. Ce jour-là, le bras du héros de Tronege ne resta pas oisif.
1574
Tandis qu’il les amenait tous sains et saufs sur l’autre rive, le brave, vaillant et courageux, songeait aux
étranges paroles que lui avaient dites les farouches ondines. Cela faillit coûter la vie au chapelain du roi.
1575
Hagen trouva le prêtre près des bagages renfermant les objets du culte. De sa main, il s’appuyait sur le reliquaire. Mais cela ne lui servit de rien. Quand Hagen le vit, l’infortuné prêtre de Dieu dut souffrir un grand tourment.
1576
Hagen le fit promptement passer par-dessus bord. Ils furent nombreux à s’écrier :  « Sauvez-le, seigneur, sauvez-le ! » Le jeune Giselher se mit en colère. Mais Hagen ne voulut pas renoncer à son projet.

Ferdinand August Fellner (1799- 1859), Hagen jette l’aumonier dans le Danube, lithographie, vers 1820

1577
Le seigneur Gernot, du pays des Burgondes, dit : « À quoi nous sert donc, Hagen, la mort du chapelain ? Si un autre que vous faisait cela, vous en seriez fâché. Pourquoi en voulez-vous au prêtre ? »
1578
Le prêtre faisait l’impossible pour se maintenir sur l’eau. Il espérait pouvoir s’en sortir si quelqu’un lui venait en aide. Mais cela ne put être, car le vigoureux Hagen était fort en colère et le repoussait toujours au fond de l’eau, ce que personne n’approuva.
1579
Lorsqu’il se rendit compte que personne ne venait l’aider, le pauvre prêtre fit péniblement demi-tour pour regagner l’autre rive. Bien qu’il ne sût pas nager, la main de Dieu le secourut, en sorte qu’il revint sain et sauf sur la terre ferme.
1580
Le pauvre prêtre se mit debout et secoua ses vêtements. Par là Hagen reconnut que le sort prédit par les farouches ondines était inéluctable. Il pensa en lui-même : « Ces braves sont voués à la mort. »
1581
Lorsqu’ils eurent déchargés le bateau et emportés tout ce que les vassaux des trois rois y avaient accumulé, Hagen le réduisit en morceaux qu’il jeta dans le fleuve. Les hardis et valeureux guerriers en furent très étonnés.
1582
« Pourquoi faites-vous cela, mon frère ? demanda Dancwart. Comment traverserons-nous le fleuve lorsque, du pays des Huns, nous reviendrons dans le pays rhénan ? » Hagen leur fit, depuis, comprendre  qu’il n’y aurait pas de retour.
1583
Le héros de Tronege dit : « Je le fais dans cette intention : s’il se trouve dans ce voyage quelque lâche parmi nous qui, par couardise, voudrait nous quitter et s’enfuir, il trouvera dans ces flots une mort honteuse. »
1584
Leurs chevaux étaient prêts, et les bêtes de somme bien chargées. Ils n’avaient, au cours de ce voyage, subi aucune perte qui les mît en difficulté, mis à part le chapelain. Celui-ci dut regagner la rive à pied la rive du Rhin.

La Chanson des Nibelungen, « La Plainte, Aventure XXV, Comment les seigneurs se rendirent tous chez les Huns »

Rappelons enfin que le thème de la traversée apparaît dans une oeuvre poétique beaucoup plus proche de nous, celle du poète et critique d’art Yves Bonnefoy (1923-2016) qui était lui-même un grand spécialiste des mythologies et l’auteur d’un dictionnaire sur ce thème. Ce thème de la traversée est encore associé à d’autres motifs qui sont la substance même de la poésie « bonnefidienne » comme le seuil, la barque et par voie de conséquence l’eau. »

Eric Baude pour Danube-culture, mis à jour juillet 2022, © droits réservés

Notes :
1″La vie d’Homère nous échappe en fait presque totalement. Sept villes se sont disputé l’honneur de lui avoir donné le jour dont Chios. Kenneth White, dans son très beau recueil « Un monde à part, Cartes et territoires » cite le livre d’un ingénieur ukrainien travaillant à Mikolaïv sur le Boug dans lequel celui-ci affirme qu’Homère, avant d’être grec était d’abord scythe et cimmérien (peuple indo-européen originaire des steppes de la Sibérie occidentale et installé par la suite en Tauride et sur les rives de la mer d’Azov), qu’il est est né à Olévia (?) sur les bords de la mer Noire et est mort et a été enterré sur la péninsule d’Hylaea. » 
Kenneth White, Un monde à part, cartes et territoires, collection Feuilles d’herbe(s), Géographie Éditions, Héros-Limite, Genève, 2018
2 Fleuve grec qui porte aujourd’hui le nom d’Aspropotamos, (potamos signifiant fleuve en grec), le plus grand cours d’eau de Grèce (220 km). Il se jette dans la mer Ionienne. Ce fleuve de l’Épire, au nord-ouest de la Grèce, coulait entre l’Étolie et l’Acarnanie. Il passait pour le plus ancien fleuve de la Grèce. C’est sur ses bords, dit-on, que s’établirent et vécurent les hommes primitifs. Après avoir mangé les glands doux de la forêt de Dodone, ils venaient se désaltérer aux eaux douces de l’Achéloos. Achéloos est aussi le père des Sirènes. On le retrouve dans les récits d’Appolodore et dans les Métamorphoses d’Ovide.
3 Le Scamandre ou en grec ancien Σκάμανδρος / Skámandros est un fleuve côtier de Troade, ancienne région d’Asie mineure où se trouvait la ville de Troie. Dans la mythologie grecque, c’est aussi le dieu fleuve le personnifiant. Si les humains le nomment Scamandre, les dieux le désignent par le nom de Xanthe (Ξάνθος / Xánthos). Hésiode en fait un descendant d’ Océan et de Théthys. Comme le Simoïs, autre dieu fleuve de Troade, sa source se trouve au mont Ida et coule dans la plaine de Troie avant de rejoindre l’Hellespont, ancien nom du détroit des Dardanelles qui relie la mer Egée à la mer Noire via la mer de Marmara. Un passage de l’Illiade parle de deux cours d’eau issus du Scamandre dont l’un est chaud et l’autre toujours frais. C’est en cherchant ces deux cours d’eau que l’archéologue allemand Heinrich Schliemann aurait localisé la colline d’Hissarlik et mis au jour les vestiges de la cité antique de Troie. Le nom actuel du Scamandre est Karamenderes, rivière d’une centaine de kilomètres et coulant en territoire turc.
4 Ou l’Eridan, ancien nom du Pô mais aussi du Rhin et du Rhône dans l’Antiquité… Il se peut que ce soit sur l’Éridan qu’auraient navigué Jason et ses compagnons après avoir remonté le Danube et la Sava lors de leur voyage de retour en Thessalie. Rappelons que parmi les Argonautes au nombre d’environ cinquante il y aurait une femme à la forte personnalité du nom d’Atalante, connue pour sa beauté et sa course rapide et qui n’avait accepté de se marier qu’avec plus véloce qu’elle. Hippomène qui en était tombé amoureux laissa tomber trois pommes d’or confiée par Aphrodite qui détournèrent l’attention d’Atalante et lui permirent d’arriver le premier.
5 Jacques Lacarrière, (traduit et commenté par), Le théâtre de Sophocle, Oxus éditions, 2008, voir bibliographie
6 Idem
7 Fleuve d’Étolie dont la source se trouve dans le Pinde. Les parents du dieu-fleuve associé sont Océan et Téthys ou bien Arès et Démodice selon Apollodore ou Arès et Stéropé selon Plutarque. Le prince Evenos se jeta dans le cours d’eau après avoir échoué à rattraper sa fille, Marpessa, enlevée par Idas sur un char ailé. Dans les Trachiniennes de Sophocle c’est sur ses rives que se déroule la rencontre entre Héraclès accompagnée de Déjanire et du centaure Nessos.
8 Sommet du massif de Pinde
9 Ce sont les eaux du fleuve Alphée qu’Héraclès (Hercule) détourna pour nettoyer les écuries d’Augias.
10 Le Styx apparaît également dans la Divine Comédie de Dante Alighieri (1265-1321)
11Dans la mythologie grecque, le Cocyte était un fleuve des Enfers était alimenté par les larmes de ceux qui étaient dans la démesure, comme par exemple l’orgueil, ainsi que celles de ceux qui s’étaient mal conduits en général. Sur ses rives, les âmes qui n’avaient pas eu de sépultures (âmes perdues ou errantes) cherchaient leurs chemins vers les Enfers. C’est sur ses rives que devaient attendre les âmes privées de sépulture, pendant cent ans, avant de comparaître devant les juges qui statueront sur leur sort définitif. On représentait sur son rivage des ifs, des cyprès et autres arbres au feuillage sombre. Dans son voisinage se trouvait une porte posée sur un seuil et des gonds d’airain, entrée du Tartare. Dans la tradition romaine (notamment chez Virgile), le Cocyte devient le fleuve principal des Enfers…
12 Mathieu Labadie, « Le symbole ésotérique de la traversée du fleuve chez Platon », Revue de l’histoire des religions, 3 /15, Armand Collin, pp. 299-324, https://doi.org/10.4000/rhr.8405
13 Pour l’historien des religions et anthropologue français Georges Dumézil (1898-1986) elle correspond à la déesse indienne Saravstî.

Johan Mader (1796-1847) ), troisième terrasse des jardins du château de Hof (Basse-Autriche), grotte des fontaines, allégorie du Danube, photo Wolfgang Sauber, droits réservés 

Sources bibliographiques :
BACHELARD, Gaston, L’Eau et les Rêves, Essai sur l’imagination de la matière, Librairie Joseph Corti, Paris, 1942
BÉTHEMONT, Jacques, Les mots de l’eau, dictionnaire des eaux douces, L’Harmattan, Paris, 2012
BIEDERMANN, Hans, Knaurs Lexikon der Symbole, Éditions Knaur, München, 1989
COLIN, Didier, Dictionnaire des symboles, des mythes et des légendes, Hachette, Paris, 2000
ELIADE, Mircea, Traité d’histoire des religions, préface de Georges Dumézil, Payot, Lausanne, 1989
ENCYCLOPÉDIE DES SYMBOLES, Édition française établie sous la direction de Michel Cazenave, Encyclopédie d’aujourd’hui, La Pochothèque, Le Livre de Poche, ?, 1999
FRÉDÉRIC, Louis (1923-1996), Nouveau dictionnaire de la civilisation indienne, Bouquins, Paris, 2018
HÉSIODE, Théogonie, Le Livre de Poche, Collection Classiques, traduction Philippe Brunet, Paris, 1999
HÖLDERLIN, Friedrich, Poèmes fluviaux, anthologie traduite et présentée par Nicolas Waquet, Éditions Laurence Teper
LABADIE, Matthieu, « Le symbole ésotérique de la traversée du fleuve chez Platon », Revue de l’histoire des religions, 3 /15, Armand Collin, https://doi.org/10.4000/rhr.8405
LACARRIÈRE, Jacques, En suivant les Dieux, Au coeur des Mythologies, Éditions Philippe Lebaud, Paris, 1998
LACARRIÈRE, Jacques, Le livre des genèses, essai d’iconographie sur la création du monde, Éditions Philippe Lebaud, 1990
LACARRIÈRE, Jacques, (traduit et commenté par) Le théâtre de Sophocle, Oxus éditions, 2008
LA CHANSON DES NIBELUNGEN, traduit du moyen-haut-allemand par Danielle Buschinger et Jean-Marc Pastré, L’aube des peuples, Gallimard, Paris, 2001
LORDKIPANIDZÉ Otar, LÉVÈQUE, Pierre (sous la direction de), La mer Noire, acte du VII
e symposium de Vani, P.U.F. Franc-Comtoises, Diffusion Les Belles Lettres, Paris, 1999
NORMAND, Henry, Dictionnaire des symboles universelles basés sur le principe de la clef de la connaissance, Dervy, Paris, 2012
PAQUOT, Thierry, Géopoétique de l’eau, Hommage à Gaston Bachelard, Eterotopia France / Rhizome, Paris, 2016
PIGEAUD, Jackie (dir.), L’EAU, LES EAUX, Xes Entretiens de La Garenne Lemot, Interférences, Presses Universitaires de Rennes, 2006
RENOU, Louis (1986-1966), Anthologie sanskrite, Paris, Payot, 1947,
OVIDE, Les Métamorphoses, Folio Classique, Paris, 1992
WHITE, Kenneth, Un monde à part, cartes et territoires, collection Feuilles d’herbe(s), Géographie Éditions, Héros-Limite, Genève, 2018

Sites consultés :
mythologica.fr
http://racines.traditions.free.fr/symboles/baytreuth.pdf

L’île aux Serpents

   Le phare de l’île aux Serpents construit en 1856 par l’ingénieur français Michel Pacha au service de l’Empire ottoman,  vers 1895  

  « Désormais, devenu dieu, tu habiteras avec moi le palais de Nérée ; de là, sortant à pied sec du sein des eaux, tu verras Achille, notre fils chéri, habiter l’île aux rives blanchissantes, dans le détroit de l’Euxin… »
Euripide (vers 480-406 av. J.-C.), Andromaque, in M. ARTAUD, Tragédies d’Euripide. Paris, Charpentier, 1842 (vers 1257-1262) 

« Quand de cette embouchure [du fleuve Ister] à peu près, on navigue droit vers la pleine mer avec le vent du nord, on rencontre une île, que les uns appellent île d’Achille, les autres course d’Achille ; d’autres enfin Leuké [la Blanche] à cause de sa couleur. On dit que Thétis l’a fait sortir de la mer pour son fils, et qu’Achille l’habite. Il y a en effet dans cette île un temple d’Achille, et une statue d’un travail ancien. L’île est déserte ; quelques chèvres seulement y paissent, et l’on dit que ceux qui y abordent les offrent à Achille. Il y a dans ce temple beaucoup d’autres offrandes encore, des fioles, des anneaux, des pierres précieuses; toutes ces choses ont été offertes à Achille en témoignage de reconnaissance ; et les inscriptions, les unes grecques, les autres latines, en toute sorte de mètres, font l’éloge d’Achille. Il y en a pour Patrocle ; car ceux qui désirent plaire à Achille, honorent Patrocle avec Achille. De nombreux oiseaux vivent dans cette île, des mouettes, des poules d’eau, des plongeurs de mer, en quantité innombrable. Ce sont ces oiseaux qui prennent soin du temple d’Achille ; tous les jours, le matin, ils volent à la mer, puis les ailes imprégnées d’eau, reviennent en toute hâte, et arrosent le temple; quand cela est bien fait, ils nettoient alors le pavé avec leurs ailes.

Fragment de parchemin en cuir de la « carte du bouclier » de la mer Noire de Dura Europos, colonie à l’origine macédonienne et site archéologique sur le moyen Euphrate (Syrie) daté d’avant 260 de notre ère. La carte retrouvée en 1922 par l’historien et archéologue belge Franz Cumont (1868-1967) est légendée en grecque et représente des postes de rassemblement le long de la mer Noire avec les noms de Kallatis, Tomis, des bouches du Danube, Chersonèse… On distingue également plusieurs bateaux à voile et à rames, collection de la Bibliothèque Nationale de France, Paris, Gr. Suppl. 1354, no. 5.

Voici encore ce que l’on raconte : De ceux qui abordent dans cette île, les uns, qui y sont venus avec intention, apportent sur leurs navires des victimes, qu’ils immolent en partie, et qu’en partie ils lâchent pour Achille ; les autres, en certain nombre, y abordent forcés par la tempête ; et ceux-ci empruntent au dieu lui-même une victime, en lui demandant, au sujet des victimes, si ce qu’il y a de préférable et de meilleur n’est pas de lui offrir celle qu’eux-mêmes dans leur sagesse ont choisie au pâturage, et pour laquelle ils déposent en même temps le prix qui leur semble convenable. Si l’oracle refuse (car il y a des oracles dans ce temple), ils ajoutent quelque chose au prix ; et s’il refuse encore, ils ajoutent encore; quand l’oracle accepte, ils savent alors que le prix suffit. Voilà d’elle-même alors la victime sur ses pieds, et elle ne s’enfuit plus. Il y a là aussi beaucoup d’argent, qui a été offert au héros en paiement des victimes.

L’île d’Achille ou île aux Serpents et les bouches du Danube  sur la  » Nona Europe Tabula », carte (re)dessinée à la Renaissance d’après la Géographie de Ptolémée

On dit qu’Achille apparaît en songe à ceux qui ont abordé dans l’île ; qu’il apparaît en mer an moment où l’on approche de l’île, et qu’il indique l’endroit le meilleur pour y aborder et y mouiller. Quelques-uns disent encore qu’Achille leur est apparu pendant la veille au haut du mât ou à l’extrémité d’une vergue, de la même manière que les Dioscures, avec cette seule infériorité d’Achille par rapport aux Dioscures, que les Dioscures vous apparaissent ainsi visibles, et vous sauvent par leur apparition, quoi que soit l’endroit où vous naviguez, tandis qu’Achille ne le fait que pour ceux qui approchent de l’île. Il en est qui disent que Patrocle aussi leur est apparu en songe. Ces choses que je te transcris sur l’ile d’Achille, je les tiens de gens qui avaient abordé dans l’île, ou qui les avaient apprises d’autres; et elles ne me paraissent pas indignes de foi… »
Lucius Flavius Arrianus (Arrien), Périple du Pont-Euxin, vers 132

Première page du Périple du Pont-Euxinc d’Arrien, imprimé par Johann Froben (1460-1527) et Nicolaus Episcopius (1531-1565), Basel, 1533 (Editio princeps)

   Lucius Flavius Arrianus (vers 105 ?-180 ?), historien, géographe et philosophe romain, fut l’élève d’Épictète (50-125) et gouverneur de la province de Cappadoce sous l’empereur Hadrien. Son Périple du Pont-Euxin, en grec ancien « τοῦ Εὐξείνου Πόντου, Períplous toû Euxeínou Póntou », en latin « Periplus Ponti Euxini » est un guide détaillant les destinations rencontrées par les visiteurs lorsqu’ils se déplacent sur les rives de la mer Noire. Il a été écrit entre 130 et 131 après J.-C. Il se présente sous la forme d’une lettre adressée à l’empereur Hadrien (76-138) à Rome, qui était particulièrement attaché aux recherches géographiques et avait visité en personne une grande partie de ses vastes provinces. Il contient un relevé topographique précis des côtes de l’Euxin, de Trapezus à Byzance, et a été écrit probablement alors qu’Arrien occupait sa charge de légat (gouverneur) de Cappadoce. Le but de ce guide était d’informer l’empereur de la  « configuration du territoire » et de lui fournir les informations nécessaires telles que les distances entre les villes et les endroits qui offriraient un port sûr pour les navires en cas de tempête, dans l’éventualité où Hadrien organiserait une expédition militaire dans la région. Le « Périple » contient, selon l’expression épigrammatique de l’historien britannique de l’Antiquité romaine Edward Gibbon (1737-1794) « tout ce que le gouverneur de Cappadoce avait vu de Trapezus, [colonie grecque du nord de l’Anatolie, aujourd’hui la ville turque de Trabzon] à Dioscures [Sparte dans le Péloponèse, principal lieu de culte des Dioscures] ; tout ce qu’il avait entendu, de Dioscures au Danube ; et tout ce qu’il savait, du Danube à Trébizonde ». Ainsi, alors qu’Arrien donne beaucoup d’informations sur la rive sud et est de l’Euxin, en contournant la rive nord ses intervalles deviennent plus grands, et ses mesures de moins en moins précises.
Édouard Taitbout de Marigny (1793-1852)1 décrit à son tour l’île aux serpents avec précision dans son « Portulan de la mer Noire et de la mer d’Azov ou description des côtes de ces deux mers à l’usage des navigateurs » qu’il publie en langue française à Odessa en 1830 :
« Fidonisi, La petite île des Serpents, à laquelle les Russes ont conservé son nom grec de Fidonisi, et que les Turcs appellent Ilane Adasi, est située à 23 milles, E[st] 3/4 N[ord]-[Est], de la bouche du Danube, dite de Soulina : sa forme est à peu près carrée ; elle a environ 325 toises [1 toise = 1, 949 m] dans sa plus grande étendue, et une vingtaine de hauteur, au dessus du niveau de la mer.

Édouard Taitbout de Marigny, Portulan de la mer Noire et de la mer d’Azov ou description des côtes de ces deux mers à l’usage des navigateurs, Odessa, 1830

Ses bords, qui sont accores et rocailleux, n’offrent que trois points accessibles ; on peut mouiller sur chacun de ses côtés : le brassage y varie depuis 11 jusqu’à 3 brasses3 (1, 8288 m), fond de vase et coquilles, à 2/5 de mille de la côte. Cette île apparait au navigateur décrivant un arc à l’horizon ; quelques petits buissons la garnissent, et, sur son sommet, il y a un large puit, à une petite distance duquel, on aperçoit des racines de murs d’une ancienne construction. Fidonisi portait jadis le nom de Levki (Leucée) et celui de Makarone (des bienheureux) : elle était consacré à Achille, et, l’on y voyait un temple, une statue et des inscriptions : les navigateurs venaient y faire des offrandes. »
Édouard Taitbout de Marigny, Portulan de la mer Noire et de la mer d’Azov ou description des côtes de ces deux mers à l’usage des navigateurs par E. Taitbout de Marigny, Odessa, Imprimerie de la ville, 1830

On trouve encore une description de cette île dans le récit de voyage d’un diplomate français atypique, membre de la Commission Européenne du Danube, Adolphe Lévesque, Baron d’Avril3 « De Paris à l’île des serpents à travers la Roumanie, la Hongrie et les bouches du Danube« .

Adolphe Lévesque, Baron d’Avril (1822-1904)

  « Cette ile était autrefois dédiée à Achille. On en racontait encore, au dernier siècle, des histoires merveilleuses comme celle-ci :
En revenant de la Crimée, un capitaine de navire turc, nommé Hassan, fut jeté sur l’île des Serpents par une tempête  effroyable. Les naufragés, au nombre de vingt-cinq construisirent des huttes avec les débris de leur navire. Ils passèrent une année entière dans ces lieux désolés, luttant contre les éléments et soutenant leur misérable existence avec la chair de gros poissons dont la capture les mettait souvent en grand péril. Ainsi, le capitaine Hassan fut un jour engagé dans une lutte terrible contre un requin qui pesait neuf cents livres. Les naufragés finirent par se dévorer entre eux ; et il ne restait plus que quatre de ces infortunés, quand la venue d ‘un bâtiment les arracha au désespoir et à une mort certaine. Arrivé à Constantinople, le capitaine Hassan montrait sur ses épaules et sur sa poitrine la trace des blessures qu’il avait reçues pendant son duel avec le requin de neuf cents livres.
   Si l’aventure vous parait un peu difficile à croire, je vous renvoie à l’Histoire de l’empire ottoman par Hammer (L. LXVIII)4
Non seulement on n’y rencontre plus de requins antédiluviens, mais il m’a été assuré qu’âme vivante n’y a vu un seul serpent. Peut-être se sont-ils mangés les uns les autres comme les compagnons du facétieux capitaine Hassan. Le dernier sera mort d’ennui ; ou plutôt, ce qui est aussi probable que la plupart des faits affirmés par les historiens, il aura suivi le grand mouvement de migration qui a entraîné les Barbares d’Orient en Occident. Où sera-t-il allé ?
En attendant qu’il surgisse un savant en Allemagne pour embrouiller définitivement le problème, je me bornerai à constater que ce petit rocher stérile, situé à peu près à égale distance des embouchures de Kilia et de Soulina, a failli faire recommencer la guerre de Crimée.
   Cet îlot, n’étant pas mentionné dans les territoires cédés au Traité de Paris, devait-il rester à la Russie ? Est-il, au contraire, une annexe nécessaire des bouches du Danube ? On peut dire, à l’appui de cette opinion, que l’île des Serpents n’est pas plus mentionnée dans les traités de 1812 et 1829 que dans celui de 1856, et que si, à l’une de ces époque, elle est devenue une possession russe, comme conséquence de la possession, en tout ou en partie, des bouches du Danube, elle devait subir le même sort en 1856.
Un bâtiment était parti d’Odessa en 1856, avec un employé russe et tout un matériel de phare, pour rétablir l’ancien état de choses ; mais les Turcs avaient devancé les anciens possesseurs, et de plus l’amiral Lyons3 croisait devant l’ilot avec quelques bâtiments.Les Russes se sont retirés.Le protocole du 6 janvier 1857 décida que l’île des Serpents suivrait le sort des bouches du Danube et serait, par conséquent, annexé à la Turquie, qui continue à y entretenir un phare… »
Adolphe Lévesque, Baron d’Avril « De Paris à l’île des serpents à travers la Roumanie, la Hongrie et les bouches du Danube » par Cyrille, auteur du voyage sentimental dans les pays slaves, Paris, Ernest Leroux Éditeurs, 1876
   L’île aux Serpents a également fasciné un grand nombre d’auteurs littéraires parmi lesquels l’écrivain roumain originaire de Moldavie Alexandru Vlahuţă (1858-1919) qui lui consacre un des chapitres de son livre « La Roumanie Pittoresque » (publiée en français en 1903) :
   « Le soleil étincelant se levait depuis l’horizon lointain de la mer. Les rayons dessinaient des franges vertes, jaunes et rouges sur le miroir de l’eau. La terre se retira derrière nous. Peu à peu Sulina s’immergea dans les vagues. Les arbres, les mâts, les toiles noires à cause de la fumée, tout s’effaça ; la voûte bleue du ciel était comme un toit immense sur le désert immense de la mer.
Après deux heures de navigation vers l’est, nous aperçûmes devant nous un rocher blanc : L’Île aux serpents. De loin l’île ressemble aux ruines d’une cité fantastique qui sortait de l’eau. À environ 50 m de distance de l’île, le bateau s’arrêta. Une barque vint nous chercher et quelques minutes après nous marchions sur le bord pierreux de cet îlot solitaire. Un magnifique soldat s’avança joyeusement à notre rencontre. Il savait qu’avec nous, étaient arrivées ses provisions de Sulina.
– Tu t’ennuies ici, camarade? – demandais-je pour entamer la discussion – tout en montant vers le phare au sommet de l’île.
– Pourquoi m’ennuierais-je? On n’est pas sur une terre étrangère… c’est toujours notre pays.

Alexandru Vlahuţă (1858-1919)

Le jeune garde-frontière embrassa d’un regard fier et heureux l’étendue de la mer, comme s’il voulait dire : « Tout est à nous ! » En marchant parmi les pierres, je lui racontais que ce rocher avait été habité il y a trois milles ans par Achille, le plus renommé des héros grecs, comment celui-ci épousa la belle Hélène, qu’à leurs noces vinrent Neptune, le dieu des mers et Amphitrite, son épouse et les nymphes de toutes les eaux qui coulent vers la mer ; je lui montrais l’endroit où il y avait le temple d’Achille, et je lui racontais comment les oiseaux de l’île volaient chaque matin et trempaient leurs plumes en revenant rapidement pour arroser le sol du temple, tout en le balayant soigneusement. […] Nous étions à présent au somment de l’île à côté du phare. Aucun arbre, aucun arbuste n’était visible à la surface de cet îlot. Autour de nous les vagues frémissaient. Elles venaient de loin, de très loin, des peuples inquiets pour l’éternité, et se brisaient en hurlant sur les rochers de l’île, en frappant avec insistance, comme si elles voulaient la déraciner. Le soleil répandait des rayons de plus en plus ardents depuis la clarté bleue du ciel. Des arcs-en-ciel s’allumaient sur les vagues. Nos regards s’immergèrent dans l’horizon, se perdant oubliés dans le désert brillant et sans limites de la mer. Les vagues semblaient brûler. Je n’avais jamais vu autant de lumière, autant d’espace. Nos âmes furent remplies d’un sentiment de sacralité, et nous restâmes immobiles, comme dans une mystérieuse prière, sous le charme de cette vue étonnante. Le temps semblait s’être arrêté. Nos pensées s’assoupirent, balancées par la plainte continue des vagues. Nous étions tous silencieux comme dans une église. »
Alexandru Vlahuţă (1858-1919) « La Roumanie Pittoresque », 1903

Plan de 1922 de l’île aux Serpents devenue roumaine entre 1878 et 1948 par le Traité de San Stefano

   Vieille d’environ 6000 ans, tour à tour grecque, romaine, byzantine, moldave, vénitienne (?), génoise, moldave, ottomane russe (Traité d’Andrinople 1829), de nouveau ottomane (Traité de Paris de 1856. L’officier de marine, ingénieur et homme d’affaires français Michel Pacha4 y fait un construire un phare), russe (Traité de San Stefano de 1878), roumaine, soviétique (procès-verbal du 28 mai 1948 qui ne fut jamais ratifié…) et ukrainienne, cette petite île de 17 hectares, autrefois déserte et sans ressource en eau, aux confins de l’Europe, fut l’objet de nombreuses revendications territoriales et récemment au coeur d’un conflit frontalier entre la Roumanie et l’Ukraine qui hérita de l’île occupée (annexée) par l’Union soviétique. Elle a été définitivement attribuée à l’Ukraine par la Cour de Justice Internationale de La Haye en 2009 mais certaines de ses eaux territoriales environnantes demeurent, en raison de la présence sous la mer de réserves d’hydrocarbures, l’objet d’un différent entre les deux pays…

Frontières maritimes entre la Roumanie et l’Ukraine confirmées par le Traité de Constanţa en 1997 et par la Cour Internationale de Justice de La Haye en 2009.

Les évènements récents (l’invasion de l’Ukraine par la Russie) ont remis l’île aux Serpents au centre de l’actualité. Après avoir bombardé sa base militaire, l’île est occupée depuis le 24 février 2022 par des soldats de la Fédération de Russie qui l’abandonnent le 30 juin 2022. Si celle-ci retourne donc de jure à l’Ukraine, elle reste pour le moment inoccupée.

Eric Baude pour Danube-culture, © droits réservés, 18 juillet 2022

La canonnière roumaine ‘Lieutenant Lepri » devant l’Île aux serpents en 1932, photo collection particulière

Notes :
1 Edouard Taitbout de Marigny (1793-1852), originaire d’une vieille famille aristocratique française émigrée aux Pays-Bas, est un diplomate, géographe, archéologue, collectionneur d’antiquités et artiste néerlandais. À partir des années 1820, il occupe successivement les postes de vice-consul des Pays-Bas à Théodosie (Féodossia ville de la péninsule de Crimée), de consul à Odessa, (1830), de consul général des Pays-Bas dans les ports de la mer Noire et d’Azov (1848). En 1821, 1823-1825, 1829-1851, il navigue avec son bateau et explore à plusieurs reprises les côtes de la mer d’Azov, de la mer Noire et de la mer Méditerranée se familiarisant avec les cultures des peuples riverains en particulier avec celle des Circassiens. E. Taitbout de Marigny fut membre du comité exécutif  de la Société d’Histoire et de l’Antiquité d’Odessa et publia les récits de ses voyages.
2 Adolphe Lévesque, baron d’Avril (1822-1904), diplomate et écrivain français. Attaché à la mission française en Orient en 1854, consul général à Bucarest en 1866, il est nommé en 1867, délégué à la Commission Européenne du Danube à Galatz (Galaţi) et succède à Édouard Engelhardt (1828-1916). Le baron d’Avril remplira cette fonction jusqu’à son affectation comme envoyé extraordinaire au Chili en 1876. Il publia parfois sous le pseudonyme de Cyrille, plusieurs ouvrages relatifs à l’Orient, donna une traduction nouvelle de la Chanson de Roland et collabora également à la Revue d’Orient et à la Revue des Deux Mondes.
3 1790-1858, commandant de la flotte britannique de la Méditerranée entre 1854 et 1858 pendant la Guerre de Crimée.
4 1819-1907, Directeur général des phares et balises de l’Empire ottoman  à partir de 1855. Sous son autorité le littoral maritime de l’Empire ottoman verra la construction de plus de 120 phares de 1856 à 1880.
5 Joseph von Hammer-Purgstall (1774-1856), Histoire de l’Empire ottoman, depuis son origine jusqu’à nos jours, Bellizard, Barthès, Dufour et Lowell, Paris, 1836

L’île aux Serpents en 2021, photo droits réservés

Sources :
Arrien (Lucius Flavius Arrianus), Le Périple du Pont-Euxin, texte grec et traduction en français d’Henry Chotard, Paris, Éditions Durand, 1860
Arrien (Lucius Flavius Arrianus), Le périple du Pont-Euxin, texte établi et traduit par Alain Silberman, Paris, Belles Lettres, Collection des universités de France, Série grecque, n° 371, 1995, XLVII-96 p.
Després, François, « L’Ile aux Serpents : source de contentieux entre la Roumanie et l’Ukraine »Balkanologie [En ligne], Vol. VI, n° 1-2 | 2002, mis en ligne le 03 février 2009, consulté le 23 avril 2022. URL : http://journals.openedition.org/balkanologie/441 ; DOI : https://doi.org/10.4000/balkanologie.441
Kačarava Daredjan D., Fraysse Arlette, Geny Évelyne, « L’île Leukè », in « Religions du Pont-Euxin » : actes du VIIIe Symposium de Vani (Colchide), 1997. Besançon, Institut des Sciences et Techniques de l’Antiquité, 1999. pp. 61-64. (Collection « ISTA », 718), https ://www.persee.fr/doc/ista_0000-0000_1999_act_718_1_1589
Lévesque, Adolphe Baron d’Avril, De Paris à l’île des serpents à travers la Roumanie, la Hongrie et les bouches du Danube par Cyrille, auteur du voyage sentimental dans les pays slaves, Paris, Ernest Leroux Éditeurs, 1876
Arnaud Pascal. « Une deuxième lecture du « bouclier » de Doura-Europos », in : Comptes rendus des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 133ᵉ année, N. 2, 1989. pp. 373-389.
www.persee.fr/doc/crai_0065-0536_1989_num_133_2_14735
Taitbout de Marigny, Édouard, Portulan de la mer Noire et de la mer d’Azov ou description des côtes de ces deux mers à l’usage des navigateurs par E. Taitbout de Marigny, Odessa, Imprimerie de la ville, 1830
 Vlahuţă, Alexandru (1858-1919), La Roumanie Pittoresque, traduction de Marguerite Miller-Verghi, 1903
https://fr.wikipedia.org/wiki/Île_des_Serpents

L’île aux Serpents, une île convoitée… Photo droits réservés

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