Des aventuriers sur le Danube (I) : L’Écossais John MacGregor descend le fleuve en canoë depuis Donaueschingen jusqu’à Ulm (1865)

« Une charrette pleine de chanteurs… »

   John MacGregor (1825-1892) publiera le journal de bord de son voyage européen de l’année 1865 dès l’année suivante sous le titre « A thousand miles in the « Rob Roy » canoë on rivers and lakes of Europe ».1 Ce voyage l’emmène de Londres… à Londres ou plus exactement de la Tamise à la Tamise.
Après avoir traversé la Manche à bord de son embarcation légère, un canoë qu’il a baptisé « Rob Roy » sur laquelle flotte un petit drapeau britannique, John MacGregor commence par naviguer sur la Meuse, le Rhin, le Main et à nouveau le Rhin qu’il quitte pour franchir en tirant son canoë le massif de la Forêt-Noire et atteindre les sources du Danube via le Titisee. Il en explore les environs, remonte la Breg et la Brigach puis suit le Danube de Donaueschingen jusqu’à Ulm, passe brièvement sur son affluent l’Iller, rejoint (en train) Friedrichshafen et le le lac de Constance pour retrouver le Rhin jusqu’à Schaffhouse (Suisse). De là il traverse le lac de Zürich, navigue ensuite sur les lacs de Zug et des Quatre-Cantons, sur l’Aar, retrouve le Rhin, franchit Bâle, passe en France sur le canal Rhin-Rhône, rejoint la Moselle via les Vosges et Remiremont, transite par la Meurthe et la Marne pour descendre vers Paris où se termine son périple avec son canoë. De Paris John MacGregor rentre en Angleterre par le train via Calais, un voyage qui lui coûte huit francs de l’époque. Il lui faut encore deux schillings pour le bateau de Calais à Douvres. Les chemins de fer britanniques transporte gratuitement le « Rob Roy » de Douvres jusqu’à Charing Cross (Londres). Là, deux porteurs l’emmène jusqu’à la Tamise : « Une marée montante, par une soirée ensoleillée, nous porte rapidement et gaiement jusqu’à Searle’s, où je débarque les affaires du « Rob Roy », prenant pied, reconnaissant et sain et sauf, une fois de plus, sur le rivage de la vieille Angleterre dont le drapeau a bravé sur un millier de miles les rapides et les obstacles. »

Le « Rob Roy » avec sa voile

Ce long voyage précède de plus de vingt ans sur le Danube les périples de deux Français dont nous évoquerons les aventures danubiennes dans de prochains articles, Émile Tanneguy de Wogan (1850-1906), un explorateur et homme de lettres qui publie son Voyage du canot en papier le « Qui-Vive » et aventures de son capitaine en 1887 à la Librairie Hachette, et le futur général et photographe amateur Paul Lancrenon (1857-1922) qui descendra avec sa périssoire, une embarcation légère à la fois robuste et fragile, de nombreux fleuves (y compris le Danube et la Volga !) et rivières européens.

Paul Lancrenon

Alors que Tanneguy de Wogan partira comme John MacGregor de Donaueschingen vers Ulm, Paul Lancrenon commencera son périple là où ses deux prédécesseurs ont terminé le leur. Il part d’Ulm pendant l’été 1889 avec sa périssoire démontable « Vagabonde III » expressément fabriquée à Paris par Auguste Tellier (1840-1914) et descendra le Danube jusqu’à Belgrade. Paul Lancrenon semble avoir renoncé malgré lui pour des impératifs de temps à poursuivre son aventure en aval et en particulier à franchira avec sa périssoire les Portes-de-Fer. Il rentrera avec son bateau en France par le train depuis la capitale serbe mais reviendra par la suite sur le Danube.2

   Il est impossible de ne pas citer également Paul Boyton (1848-1924), aventurier, sportif, nageur de longues distances et inventeur américain qui en 1876 (?), lors de son séjour en Europe, descend avec une combinaison de son invention plusieurs fleuves (Rhin, Rhône, Arno…) dont le Danube à la nage de Linz à Budapest en quatre-vingt-quatre heures tout en faisant une étape remarquée à Vienne, exploit qui ne manque pas de faire sensation.

Paul Boyton surnommé « l’homme-grenouille intrépide »

Paul Boyton publiera à son retour le récit de ses nombreuses aventures et voyages dans son livre autobiographique The story of Paul Boyton (1892).
Quant à l’américain Francis Davis Millet (1846-1912), il publiera à New York le récit de sa descente du Danube en canöe-kayak en 1893 sous le titre « The Danube from the black forest to the black sea » avec ses propres illustrations et les aquarelles de son ami britannique Alfred Parsons (1847-1920).

Francis Davis Millet The Danube from the black forest to the Black sea », 1893

Aux sources du Danube en 1865

   « On n’est pas plus d’accord sur le lieu de la source réelle du Danube que sur celle du Nil. Après avoir essayé d’obtenir des informations précises auprès des habitants de la ville, j’ai passé une journée à explorer les environs. La région de Donaueschingen est composée d’un sol perméable3 avec de nombreux petits et quelques plus grands ruisseaux. J’ai suivi l’un d’eux, la Breg, qui prend sa source à vingt miles de là, près [du hameau] de Saint-Martin4, et j’ai exploré une dizaine de miles d’un autre, la Brigach. Ce ruisseau prend sa source près de Saint-Georges5, à une lieue environ de la source du Neckar6, qui se jette dans le Rhin7. La Breg et la Brigach se rejoignent près de Donaueschingen. Mais dans la ville, une source d’eau claire jaillit dans les jardins du prince8, près de l’église. Ce cours d’eau, le jeune Danube, se mêle aux autres, déjà assez larges ici pour une barque, et qui portent maintenant pour la première fois le nom de Danube. 

   On raconte que le nom de Danube n’a jamais été donné aux deux autres ruisseaux parce qu’ils s’assèchent parfois pendant les étés chauds, alors que la source d’eau claire des jardins du prince coule sans interruption depuis des temps immémoriaux.
   La Breg et un autre ruisseau secondaire sont détournés pour remplir un étang près de la Brigach. Celui-ci est entouré d’une forêt et est joli à voir avec son île, ses cygnes et ses poissons rouges. Une roue à eau (que l’on a vainement essayé de cacher) pompe l’eau jusqu’à une corne d’abondance dans un groupe de statues au milieu de l’étang romantique. L’eau qui s’écoule rejoint les autres ruisseaux et forme ensemble ce qu’on appelle maintenant le Danube, l’ancien Ister romain.9 Pour qu’il n’y ait pas d’erreur possible, je les ai tous remonté jusqu’à ce qu’ils soient trop plats pour qu’un canoë puisse y flotter.
   Hilbert [?] dit que « le nom « Danube » vient de Don et Düna (un fleuve). En celte, « Dune » signifie rivière et « don » « brun », tandis que « au » signifie en allemand « île »(comme en anglais « eyot »).10
   Il semble que ces cours d’eau aient conservé des traces de leurs noms romains. Telle la Brigach, le ruisseau qui vient du nord, où se trouve Alt-Breisach, le « Mons Brisiacus » romain, un lieu toujours cité dans les annales des guerres, alors que Breg pourrait peut-être venir de « Brigantii », les gens du « Brigantus Lacus », l’actuel lac de Constance, où Bregenz est l’ancien « Brigantius ». Le Neckar s’appelait autrefois « Nicer », et la Forêt Noire,  « Hercynia Silva ».
Maintenant que le lecteur a été suffisamment embrouillé en ce qui concerne la source du Danube ainsi que son nom, laissons le latin de côté et sautons gaiement dans notre canoë. Des chanteurs firent entendre leur « so-fa » en guise d’adieu et poussèrent des cris de joie à la vue du drapeau anglais. Mon aubergiste – dont la facture de 13 francs pour trois jours avait été payée – s’inclina profondément. La population était surprise. Le 28 août 1865, le « Rob Roy  » quitta le petit pont et s’élança à la vitesse d’une flèche sur le magnifique fleuve tout jeune. 

« Lentement… »

   Au début, le Danube ne mesure que quelques pieds de largeur, mais bientôt il s’élargit et les affluents de la vaste plaine lui font rapidement atteindre la largeur de la Tamise à Henley. Le fleuve sombre et silencieux s’étire en de lents et larges méandres à travers une campagne plate recouverte de prairies. Des roseaux chancelants l’encadrent et des plantes grimpantes argentées et endormies reposent dans l’eau. Outre différentes espèces de canards, on y trouve par dizaines des hérons au long plumage, au longues ailes et aux longues pattes qui semblent avoir oublié de se doter d’un corps. De jolis papillons multicolores glissent sur les rayons du soleil et de fières libellules planent dans l’air.
Des gens de la campagne ramènent du foin. La moitié de leur travail consiste à affuter les lames souples de leurs maigres faux, qu’ils trempent ensuite dans l’eau. Ils discutent et lorsque je passe à leur hauteur, je découvre une série de bouches ouvertes et d’yeux étonnés. Mais dès qu’ils retrouvent leur présence d’esprit, ils font preuve de politesse en me disant « bonjour » et en enlevant leur chapeau. Puis ils en appellent d’autres, et tous rient lourdement –  en fait pas du tout de manière désobligeante, mais avec un rire franc et sincère face à cette étrange clandestinité en regardant un homme coincé dans un canoë à des centaines de miles de chez lui et qui pourtant sifflote joyeusement… »

John MacGregor, A thousand miles in the « Rob Roy » canoë on rivers and lakes of Europe, London : Sampson Low, son, and Marston, Milton House, Ludgate-Hill, 1866.
John MacGregor est l’auteur des illustrations.
Traduction Danube-culture, © droits réservés 

Eric Baude pour Danube-culture, © droits réservés, mis à jour août 2024

Notes :
David Henry Thoreau (1817-1862) a déjà publié « A week on the Concord and Merrimacks Rivers », « Une semaine sur les fleuves Concord et Merrimack » en 1849 et l’écossais et compatriote de John MacGregor, Robert Louis Stevenson publiera « An Inland Voyage », « Voyage en canoë sur les rivières du Nord »  en 1878.
2 Paul Lancrenon publie l’année suivante (1890) le récit de son voyage fluvial sous le titre « D’Ulm à Belgrade. 1500 kilomètres en périssoire », ouvrage entièrement lithographié et illustré de 25 dessins dont 7 à pleine page et une carte dépliante, Belfort, 1890. Paul Lancrenon publiera un second livre sur ses nouvelles aventures danubiennes (avec le Rhin supérieur et la Volga) de 1896, Trois mille lieues à la pagaie, de la Seine à la Volga, Paris, E. Plon-Nourrit et Cie, 1898.
3 Un sol de type karstique dans le lequel l’eau des fleuves (Danube, Rhin…) ou des rivières peut s’infiltrer et ressurgir via un réseau souterrain plusieurs dizaine de kilomètres plus loin dans un autre bassin versant comme c’est le cas pour le Danube à Immendingen dont une partie conséquente des eaux ressurgissent dans le bassin versant du Rhin à  peu avant le lac de Constance.
4 À la hauteur de 1078 m au hameau de Saint Martin au dessus du village de Furtwangen (Land du Bade-Wurtemberg) dans la Forêt-Noire où la Breg prend sa source.
5 À environ 925 m de hauteur sur la commune de  Sankt Georgen im Schwarzwald  (Bade-Wurtemberg)
6 Cette rivière de 362, 3 km qui  prend sa source à Schwenningen (Bade-Wurtemberg) a été avant les bouleversements géologiques du pliocène qui ont privé le Danube originel (Urdonau) d’une partie de son bassin au profit du Rhin, un affluent du Danube.
de Furstenberg
8 Voir l’article consacré à ce toponyme sur ce site.
9 L’Ister est le nom donné par les Grecs au Bas-Danube
10 Voir l’article consacré à l’étymologie du nom Danube sur ce site.

« De nombreux spectateurs du matin… »

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