Dieudonné Auguste Lancelot : une nuit à bord d’un steamer sur le bas-Danube en 1860

   « Quand nous arrivâmes au bateau, nous vîmes que notre société chrétienne s’était mise en communication avec la foule mahométane. De jeunes élégants sans linge apparent, drapant leurs grâces dans des caftans et des ceintures qui devaient avoir déjà paré pour le moins trois générations, aux nuances de groseille rôtie, de poire tapée, de marmelade brûlée, en étaient à envoyer hardiment des signes de baisers à nos compagnes de voyage qui prenaient la chose gaiement : seule, drapée avec art dans un burnous écossais, l’aventurière française les saluait avec une grâce sérieuse, comme une actrice rappelée.
   Après Viddin, les rives du Danube deviennent arides et plates du côté de la Valachie, montueuses en Bulgarie et souvent d’une nudité complète, coupées en falaise sur le fleuve où aboutit quelque large chemin, qui rampe en zigzags de mamelons en mamelons, et traverse des amas de chétives cabanes à demi-enterrées, semblables de loin à des tentes à moitié écrasées. Des chèvres broutent l’herbe desséchée et poudrée à blanc. Cà et là des femmes, vêtues d’une longue tunique de toile blanche, debout dans l’eau jusque’à mi-jambe, pêchent à la ligne.
   Les bourgades valaques, au milieu de sites un peu plus agréables, commencent par quelques maisons éparses, puis se groupent, s’alignent et vont se perdre sous les arbres. Mais les côtes de la Bulgarie sont à peu près désertes et on n’y voit pas de route qui suivent le fleuve. Les rares villages sont bêtes à mi-côtes ; sur les sentiers blancs, qui les unissent le long des pentes nues, on aperçoit de temps en temps, cheminant avec une lenteur que la distance augmente, des femmes abritées sous d’immenses parapluies rouges. La courbe de ces parapluies, en forme de coupoles mauresques, ne laisse voir que le bas des jupes blanches, tombant toutes droites, sans ampleur, sans balancement, et teintées de reflets vermillonnés. Ces figures isolées ont l’apparence des immenses champions vénéneux qui poussent à l’humidité au plus sombre de nos forêts.
   Les seules scènes animées de ces rives sont les ébats de nombreuses troupes d’oiseaux noirs qui tiennent, autant que j’en pus juger à distance, du corbeau commun et du petit ibis noir et blanc d’Égypte. Ils explorent les grèves, très-vifs, très- actifs, toujours en guerre avec les vautours gris qui sautillent lourdement, gauchement, rôdent autour d’eux, mais fuient à la moindre attaque.
   Cependant, sur le bateau, autour de nous, les Turcs, après avoir passé tout le jour couchés ou accroupis, éprouvent, vers le soir, le besoin du repos et font leurs préparatifs pour dormir commodément. Les plus soigneux de leur personne, déploient avec une attention lente et posée leur couvertures et et leurs coussins. Les plus aisés disposent d’une literie complète. Leur déshabillé de caleçon et de camisole est amusant à voir, surtout quand les majestueux turbans déroulés laissent voir leur tête rasée, et font place à une sorte de serre-tête. Jusqu’à cet instant, je n’aurais jamais imaginé qu’un Turc pût si parfaitement ressembler au marquis de Mascarille ou au vicomte de Jodelet après leur mésaventure. La plupart, moins sybarites par nécessité, s’allongent simplement sans rien changer à leur toilette et sans autre précaution que de s’orienter afin d’être le moins possible exposés au vent qui fraîchit.
   Le pont était déjà transformé en un immense dortoir et, curieux avant tout, je n’avais pas encore pensé à me ménager un gîte. Le salon des premières m’était interdit : la chambre des deuxièmes, encombrée d’une population mêlée, était inhabitable. Le Romain [Roumain], de l’équipage m’offrit bien de partager sa chambre de maître et un punch que plusieurs passagers que plusieurs passagers ses compatriotes y faisaient flamber ; mais il aurait fallu être matin et aimer passionnément le punch pour se condamner à respirer l’air infect de ce réduit encombré de paquets de suif, de pots de bière et des vieux linges de toilette de la machine tout suintants d’huile. je préférai les hasards de la belle étoile et je remontai sur le pont.
   Il était illuminé d’un seul falot qui n’éclairait qu’un peu l’avant et laissait tout le reste dans l’ombre où brillaient ça et là quelques lueurs de pipes allumées. En me faufilant dans l’étroit sentier ménagé par les corps étendus, je trébuchais plus d’une fois contre des jambes sorties de l’alignement et je marchais sur plus d’une babouche égarée.
   Plusieurs femmes s’étaient réunies au centre du pont. Plus empaquetées que jamais, elles ressemblaient à des momies roulées dans leurs mille bandelettes. En avant de la cheminée, le grand coffre qui, sur tous les bateaux renferme les ustensiles de manoeuvre et sert d’armoire à l’équipage, était entouré de nombreux dormeurs qui s’y adossaient. Sous le couvercle à demi soulevé, apparaissaient les jambes et les têtes de deux matelots couchés sur des cordes, tandis que l’ombre du coffre qui interrompait les formes et tronquait les corps, ne laissait voir que des jambes et des bras bizarrement assemblés. Il y avait là dans un pêle-mêle confiant mais peu gracieux, un Turc, un Grec, un prêtre valaque et des Allemands chez lesquels la fatigue effaçait toute prévention de sang et toute rancune de race.
À force de fureter partout, je trouvais une sorte de niche formée par un amas de divers colis. Je m’y blottis faute de mieux, et je trouvais la place bonne sinon pour dormir, du moins pour être isolé et observer en paix. J’étais dans l’ombre, j’avais devant moi l’envers du grand coffre, la colonne noire de la cheminée et la rue formée par les deux faces des cabines en perspective. Je pouvais ainsi tout voir sans être vu.
   Toute manoeuvre avait cessé, notre bateau était immobile à l’ancre et me rappelait quand je regardais sa cargaison mal rangée de corps et de membres épars, le vaisseau fantôme des légendes du gaillard d’avant ; je m’endormis en y rêvant.
   Mon sommeil ne fut ni profond ni doux. Ma couche était étroite et peu moelleuse. Éveillé brusquement par une lourde pression et une odeur musquée très pénétrante, j’eus l’impression d’une lutte avec quelque bête fantastique à rauquements féroces. En ouvrant les yeux, je vis sur ma poitrine la noire masse d’une des deux négresses qui, confiante dans le silence et l’obscurité, avait eu l’idée de promener à visage découverts ses espérances et ses regrets ; puis elle s’était assise, aspirant à pleine narine la brise de la nuit moins noire qu’elle et exhalant de bruyants soupirs ; ses yeux d’un blanc laiteux, démesurément ouverts, sa face luisante sous le ciel étoilé, ses dents brillantes sous sa lèvre retroussée, me causèrent une surprise six désagréable que dans la première émotion je ne fus pas maître de dissimuler. Un mouvement brusque lui révéla que le paquet sur lequel elle se reposait, était un homme, et plus effrayée que moi, elle s’enfuit en poussant un cri sourd qui heureusement n’éveilla personne et ne troubla qu’un petit instant la paix profonde de la nuit.
   Je redressais mon enceinte protectrice de colis ébranlée par la massive apparition, lorsque j’en vis une autre qui est restée dans mon esprit comme une vision. Elle s’annonça par un bruit léger, un frôlement de babouches traînées, des petits pas craintifs et dissimulés, de chuchotements continus comme des pépiements d’oiseaux. Bientôt je vis surgir à la droite du grand coffre et comme se levant d’entre les corps couchés alentour, l’un après l’autre, trois fantômes pareils, sans visages, et tout blancs sous la clarté de la lune. Ils s’effacèrent un peu dans l’ombre portée par les cabines comme s’ils se dissolvaient dans la brume, puis en ressortirent accusés plus nettement par la lueur rougeâtre du falot. Ils marchaient lentement et indécis. Lorsqu’ils furent arrivés plus près de moi, je vis devant eux, et à hauteur de ceinture à peine, une tête très pâle, aux yeux éteints, à la barbe blanche, coiffée d’un turban sans apparence de corps, et qui me fit d’abord l’effet d’être coupée et portée à la main comme une lanterne par le premier fantôme. Ce qui donnait de la vérité à cette impression, c’est que la tête tournait à droite et à gauche en ballotant comme suspendue par le gland de sa calotte semblable à une tache rouge sinistre. Mais lorsque cette étrange patrouille parvint à l’angle des cabines, la tête me parut accompagnée d’un bras ; il s’éleva dans la direction de la petite plate-forme qui sur tous les paquebots, surplombe l’eau auprès de chaque roue, et y disparut entrainant la tête ; les trois fantômes se perdirent à leur tour en décroissant dans la même direction : alors j’eus le temps de trouver un corps à la tête ; c’était le vieux patriarche turc, petit, maigre et tellement courbé que la lumière tombant d’aplomb sur son chef branlant, n’atteignait, quand il se présentait de face, ni ses jambes ni son torse enveloppés d’un vêtement de ton neutre qui se fondait dans l’ombre : il était suivi de ses trois femmes… »
Dieudonné Auguste Lancelot (1822-1894), De Paris à Bucharest, Causeries géographiques, dessins et textes inédits, 1860, chapitre XIII, revue « Le Tour du Monde, Nouveau Journal des Voyages », LIBRAIRIE DE L. HACHETTE ET Cie, Paris, 1867
Danube-culture, mis à jour décembre 2024

Albert Marquet (1875-1947) : voyage à Galaţi et dans le delta du Danube en 1933

« Marquet a beaucoup voyagé. Qui le connaissait peu aurait pu s’en étonner. Discret et ne demandant qu’à passer inaperçu, il paraissait fait pour vivre une vie tranquille, volontiers contemplative, entièrement occupée à peindre et dessiner, isolé, un peu en retrait, derrière une fenêtre soigneusement choisie. Mais non, il était curieux des êtres. Il aimait la rue, son mouvement, tout ce qui décelait la vie. Il était aux aguets de ce qui lui permettait de prendre connaissance des gens que le hasard lui faisait rencontrer. Il se méfiait des paroles trop contrôlées, plus souvent dites pour masquer que pour confier et pensait que des attitudes, des mouvements, des tressaillements de visages moins surveillés livraient davantage de vérité. Quand il eut assez d’argent pour partir à l’étranger, peu lui importa de déambuler dans un pays dont il ignorait la langue. Il n’avait qu’à se promener au hasard des rues pour trouver compagnie, et une compagnie qui ne lui pèserait pas. Elle lui laisserait sa liberté intacte. Ne s’apercevant pas de sa discrète présence elle ne risquerait pas de le contraindre à supporter une curiosité qui se serait refermée sur lui et l’aurait emprisonné. »

Albert Marquet vers 1920

D’Athènes à Galatz

   « Nous devions avoir instinctivement besoin de nous retrouver dans de l’habituel et du connu car nous avions passé le printemps sur les bords du Danube. Un de nos amis diplomate y était envoyé pour quelques semaines et craignant de s’y ennuyer il nous avait incité à le suivre. Tenté par un voyage en Méditerranée, coupé d’escale dont il avait apprécié le charme au cours d’une précédente croisière, Marquet n’hésita pas. Il revit Athènes et le Parthénon, en goûta la mesure et l’équilibre, la couleur du marbre que l’action conjointe du temps et du soleil était arrivée à incorporer à la colline qui le portait. Il s’attarda longuement au musée où des sculptures archaïques offraient leurs jeunes sourires et leurs grâces. Aucun enseignement, aucune contrainte, seulement l’acceptation des conditions de la vie, dans ses limites et ses dimensions. Plus de perfection peut-être dans les oeuvres du grand musée de la ville mais l’émerveillement de l’enfance était passé ; passé ou dépassé ? L’appréciation dépendait de la qualité de son visiteur, de son humeur ou de son émotion. Marquet se sentit plus à l’aise à Athènes qu’en Égypte.

Albert Marquet, les quais de Galatz. Au premier plan deux bateaux portant pavillon de la C.E.D. Le premier aurait pu être celui mis à la disposition du peintre lors de son séjour en 1933.

À Galatz où nous savions devoir rester, nous fûmes logés dans le meilleur hôtel du pays mais quand le lendemain matin Marquet ouvrit sa fenêtre sur une rue étroite, sans caractère, il déclara tout net : « Autant nous installer à Bécon-les-Bruyères. Nous partirons demain. » La Commission du Danube tenait en ce moment séance sous la présidence d’un haut fonctionnaire roumain, et sa femme mise au courant par moi, de la subite décision de Marquet tenta d’arranger les choses. Elle fit tenir un mot à son mari pour l’instruire de l’affaire et lui suggérer un possible accommodement.  Il donna son accord. Alors elle nous informa que la Commission avait sur le Danube un bateau qu’elle mettait à notre disposition. Il ne nous offrait qu’une cabine étroite mais sur le pont, Marquet se trouverait en plein milieu du trafic fluvial. De quoi le séduire et le fixer pour un bout de temps. Le beau Danube bleu : une valse, une chanson. Sous nos yeux s’étalait un large fleuve, grossi par les eaux limoneuses du printemps et sur lesquelles pour la délectation de Marquet s’entrecroisaient des bateaux de tous tonnages et battant divers pavillons. L’animation gagnait les quais où de gros camions mêlés à de légères carrioles  apportaient diverses marchandises que des dockers entassaient dans des entrepôts ou dans des cales béantes. La coulée des eaux lourdes du Danube nous incita à nous laisser emporter par elle jusqu’à l’embouchure et sans quitter notre bateau nous arrivâmes à Sulina. Les mêmes eaux blondes et puissantes, une immense plaine marécageuse et couverte de joncs, livrée à toutes sortes d’oiseaux que le bruit de notre moteur effrayait. Ils s’envolaient avec des cris et un grand bruit d’ailes pour se reposer à nouveau confiants, quelques mètres plus loin. Comme nous exprimions notre surprise et notre ravissement il nous fut dit que si nous souhaitions en voir davantage une voiture serait mise à notre disposition avec un soldat comme guide. « Vous traverserez le delta et dans une heure ou deux vous serez à Vulkov, une Venise verte. Vous n’aurez qu’à louer un bateau pour y circuler. Vous en trouverez facilement, chaque famille a le sien. Pas d’hôtel. Vous logerez chez l’habitant. »
La voiture avait des ressorts grinçants. Elle avança sur une piste sablonneuse ou défoncée en côtoyant d’abord la mer puis traversant une terre à peine émergée des eaux où des oiseaux nageaient, se poursuivaient et criaient, nous aboutîmes à un large bras du fleuve3. Un bateau nous attendait et bientôt, après l’avoir traversé et marché quelque peu, entendu les paroles de bienvenue d’un maire souriant et barbu qui, sans doute, donna des directives à notre soldat, nous fûmes abandonnés, nous et nos valises, dans une pièce blanchie à la chaux. « Nous airons de la chance, dit Marquet, si nous arrivons demain à trouver le Danube. » Pourquoi pas ? J’étais optimiste. Nous étions arrivés à nous faire servir à dîner dans une chambre encombrée d’icônes, de broderies et de dentelles par une fillette loquace qui, en roumain, en russe et par gestes nous fit connaître toute sa famille4. Elle eut aussi recours à quelques photographies.

Valcov (Vylkove) dans les années trente, photo du photographe allemand Kurt Hielscher (1881-1948) 

Le Danube nous le retrouvâmes sans peine. La compagnie de navigation qui nous avait pris en charge envoya un de ses employés à notre recherche et il lui fut facile de nous rejoindre. Nous étions les seuls étrangers dans le pays et nous ne pouvions pas y faire un pas sans être suivis par une nuée d’enfants. Il nous fit prendre place dans sa barque et nous dit sa joie de parler français, sa fierté de constater qu’il pouvait comprendre et être compris dans une langue dont il ne s’était jamais servi depuis qu’il l’avait apprise à l’école. Dans son euphorie il entreprit de nous enseigner le russe et le roumain et comme nous avions plus envie de regarder que d’écouter il se donna beaucoup de mal pour rien.

Albert Marquet, Les quais de Galatz, 1933

Quand vint le moment de quitter Galatz nous n’eûmes pas d’hésitation. Nous regagnerions Vienne en remontant le Danube. Nous n’avions pas envie de nous en séparer brutalement. Nous entreprîmes un long voyage que Marquet illustra d’aquarelles faites vivement du bateau qui côtoyait des rives fuyantes. De petits villages, une église se détachant d’une verte colline, des prés, des paysans, une charrette traînée par un cheval maigre, des bateaux que le nôtre dépassait ou rencontrait, une gorge resserrée entre de vraies montagnes : le récit se poursuivait séduisant et varié. « Pourquoi, demanda un de nos compagnons, un ingénieur roumain, ne prenez-vous pas de photos, et tranquillement dans votre atelier vous feriez vos aquarelles. » Comment faire comprendre à cet homme raisonnable qu’il est plus tentant d’essayer d’appréhender ce qui vous échappe ? »

Marcelle Marquet, Marquet, Voyages, Série Rythmes et Couleurs, Éditions Librex S.A., Lausanne, 1968

Notes : 
1 Sulina,  port (autrefois port franc) et petite ville à l’extrémité du delta sur le bras du Danube du même nom, bras aménagé par la Commission Européenne du Danube pour la navigation maritime. La Commission Européenne du Danube effectua d’importants travaux de canalisation et installa ses services techniques à Sulina qui se développa dans la deuxième moitié du XIXe siècle et connut une économie prospère au début du XXe siècle.
2 Valçov, village de pécheurs lipovènes (Vieux-Croyants orthodoxes) situé sur le bras de Kilia. La petite ville d’aujourd’hui se trouve en Ukraine et porte le nom de Vylkove ou Vilkovo.
3 Le bras de Kilia ou Chilia, bras septentrional du delta du Danube. Une piste relie Sulina (rive gauche) au bras de Kilia (rive droite) qu’il faut franchir pour atteindre Vylkove (rive gauche).
4 A. Marquet et sa femme sont hébergés dans une famille lipovène.

Sources :
MARQUET, Marcelle, Marquet, Voyages, Série Rythmes et Couleurs, Éditions Librex S.A., Lausanne, 1968
MARQUET, Marcelle, Le Danube, voyage de printemps, Mermod, 1954 (32 pages)

Danube-culture, mis à jour décembre 2024

Sulina et la Commission Européenne du Danube

Sulina dans l’histoire européenne…

   L’histoire de Sulina et de la Dobroudja est liée à la présence dans l’Antiquité des tributs gètes et daces puis des comptoirs grecs, des empires romains ( province de Mésie), byzantin, bulgare, des nombreuses péripéties de l’histoire des principautés valaques et moldaves, du despotat de Dobroudja, des Empires turcs et russes et de la création du royaume de Roumanie ainsi que de ses querelles territoriales avec la Bulgarie. Si ces différents roumano-bulgares ont été heureusement résolus depuis, il reste encore par contre à démêler un certain nombre de litiges territoriaux entre l’Ukraine et la Roumanie qui se partagent un delta du Danube à la géographie en évolution permanente, les rives de cette partie européenne de la mer Noire et des eaux territoriales.
Sulina se situe aujourd’hui aux frontières orientales de l’Union Européenne.


Le nom de Selinas ou Solina, à l’entrée du bras du fleuve du même nom est déjà mentionné dans le long poème épique «L’Alexiade» d’Anna Commène (1083-1148), princesse et historienne byzantine. Dans le second Empire Bulgare au XIIIe siècle, le village est un petit port fréquenté par des marins et des commerçants génois qui passera sous le contrôle du Despotat de Dobrodgée, lui-même placé sous la protection de la Valachie en 1359. Sulina devient ottomane et à nouveau valaque en 1390 jusqu’en 1421 puis  possession de la principauté de Moldavie. Un document de juillet 1469 mentionne que « la flotte de la Grande Porte était à Soline », avant l’attaque de Chilia et de Cetatea Alba. Conquise avec la Dobrogée par les Ottomans en 1484 elle prend le nom le nom de «Selimya». Elle reste turque (ottomane) jusqu’au Traité d’Andrinople (1829) qui l’annexe à l’Empire russe. Le delta du Danube appartiendra à celui-ci de 1829 à 1856. La Convention austro-russe conclue à Saint-Pétersbourg (1840) est le premier document écrit de droit international qui désigne Sulina comme port fluvial et maritime. Cette convention jette les bases de la libre navigation sur le Danube. Malgré ses promesses, la Russie n’effectue aucun travaux d’entretien pour facilité la navigation fluviale sur le Bas-Danube et dans le delta afin de ne pas nuire à son propre port d’Odessa, situé à proximité sur la mer Noire. Sulina redeviendra une dernière fois turque après la Guerre de Crimée et le Traité de Paris (1856) du fait du retour des principautés de Valachie et de Moldavie dans l’Empire ottoman qui gardent toutefois  leurs propres administrations, le sultan ne faisant que percevoir un impôt sans possibilité d’ingérence dans les affaires intérieures.

Le nombre de navires de commerce anglais de haute mer qui entrent dans le Danube par le bras de Sulina est passé entretemps de 7 en 1843 à 128 en 1849, prélude à l’intensification du trafic qui transitera par ce bras après les aménagements conséquents de la Commission Européenne du Danube quelques années plus tard.
La population de Sulina se monte au milieu du XIXe siècle alors à environ 1000/1200 habitants qui vivent modestement  y compris les Lipovènes, pour la plupart de la pêche, de différents trafics et profitent également des nombreux naufrages de bateaux à proximité. Le seul aménagement existant est le phare construit par les Turcs en 1802. Les terres marécageuses qui entourent le village ne sont pas propices au développement du village.    Le traité de Paris engendre la création la Commission européenne du Danube (C.E.D.). Cette commission est composée de représentants de Grande-Bretagne, de France, d’Autriche, de la Prusse puis d’Allemagne, de Sardaigne puis d’Italie, de Russie et de Turquie et a pour mission d’élaborer un règlement de navigation, de le faire respecter et d’assurer l’entretien du chenal de navigation. Le Danube devient un lien important entre l’Europe de l’Ouest et l’Europe de l’Est. Parallèlement le chemin de fer se développe. Les voies convergent vers les ports du Bas-Danube comme ceux de Brăila et Galaţi où accostent de nombreux cargos internationaux. Sulina obtient le statut avantageux de port franc.

M.-Bergue, Sulina, port turc sur un bras du Danube à son embouchure, 1877

Quelques années après la création de la création de la C.E.D., la ville s’est développée le long d’une rue, de façon assez anarchique. On commence à voir apparaître quelques rues transversales. Les seuls aménagements effectués sont les deux digues destinées à éviter l’ensablement naturel du Delta et assurer l’accès des gros bateaux. La digue Sud a commencé à modifier l’aspect de l’embouchure. Les quais n’existent pas encore. La ville est avant tout une infrastructure dédiée au commerce. Le développement se fait sans aucun lien avec le territoire environnant (marécages), ni avec le reste du pays. C’est aussi à cette époque que se développe, en parallèle d’une expansion économique considérable due aux travaux d’aménagement de ce bras du Danube, à l’installation de la C.E.D. sur le Bas-Danube avec son siège à Galaţi, à la construction d’infrastructures (ateliers, hôpital…) et à la présence d’une partie de son personnel technique à Sulina, le concept d’Europe unie qui se manifeste par un esprit de tolérance et de coexistence pacifique multiethnique.

Selon un recensement de la fin du XIXe siècle le port et la ville sot alors peuplés de 4889 habitants parmi lesquels on compte 2056 Grecs, 803 Roumains, 546 Russes, 444 Arméniens, 268 Turcs, 211 Austro-Hongrois, 173 Juifs, 117 Albanais, 49 Allemands, 45 Italiens, 35 Bulgares, 24 Anglais, 22 Tartares, 22 Monténégrins, 21 Serbes, 17 Polonais, 11 Français, 7 Lipovènes, 6 Danois, 5 Gagaouzes, 4 Indiens et 3 Égyptiens ! Ont été également recensés sur la ville 1200 maisons, 154 magasins, 3 moulins, 70 petites entreprises, une usine et un réservoir pour la distribution d’eau dans la ville dont la construction a été financée par la reine des Pays-Bas venue elle-même en visite à Sulina, une centrale électrique, une ligne téléphonique de Tulcea à Galaţi, une route moderne sur une longueur de 5 miles, deux hôpitaux et un théâtre de 300 places.

L’hôpital de Sulina construit par la C.E.D., photo Danube-culture © droits réservés

Le nombre d’habitants variera entre les deux guerres de 7.000 à 15.000, variation due aux emplois liés aux productions annuelles de céréales qui étaient stockées au port de Sulina et chargées sur des cargos pour l’exportation, en majorité pour l’Angleterre. Ces activités commerciales engendrent l’arrivée d’une main d’oeuvre hétérogène de toute l’Europe y compris de Malte.

Le système éducatif éducatif est assuré par 2 écoles grecques, 2 roumaines, une école allemande, une école juive, plusieurs autres écoles confessionnelles, un gymnase et une école professionnelle pour filles ainsi qu’une école navale britannique. Les monuments religieux sont au nombre de 10 : 4 églises orthodoxes (dont 2 roumaines, une russe et une arménienne), un temple juif, une église anglicane, une église catholique, une église protestante et 2 mosquées.

9 bureaux ou représentations consulaires ont été ouverts : un consulat autrichien, les vice-consulats anglais, allemand, italien, danois, néerlandais, grec, russe et turc. La Belgique dispose d’une agence consulaire. Les représentants consulaires fondent un club diplomatique.

   D’importantes compagnies européennes de navigation ont ouvert des bureaux  et des agences : la Lloyd Austria Society (Autriche), la Deutsche Levante Linie (Allemagne), la Compagnie grecque Égée, la Johnston Line (Angleterre), la compagnie Florio et Rubatino (Italie), la Westcott Line (Belgique), les Messageries Maritimes (France), le Service Maritime Roumain… Les documents officiels sont rédigés en français et en anglais, la langue habituelle de communication étant le grec. Une imprimerie locale édite au fil du temps des journaux comme la «Gazeta Sulinei»,le «Curierul Sulinei»,le «Delta Sulinei» et les «Analele Sulinei»…


Les activités économiques déclinent avec la Première Guerre Mondiale et reprennent à la fin du conflit, la Roumanie ayant obtenue la Transylvanie et la Bessarabie. Les empires autrichiens et ottomans ont disparu.  Après quelques années favorables Sulina connaît une sombre période avec la perte de son statut de port franc en 1939 et avec la dissolution de la C.E.D. voulue par l’Allemagne. Les représentations consulaires ferment. Devenue objectif stratégique la ville est bombardée par les Alliés le 25 août 1944, bombardements qui conduisent à la destruction de plus de 60 % des bâtiments.

Cimetière multi-confessionnel de Sulina, photo Danube-culture © droits réservés

Une nouvelle Commission du Danube est créée à Belgrade en août 1948. Cette institution succède à la Commission Européenne du Danube instaurée par le Traité de Paris de 1856 et à la Commission Internationale du Danube. Le Danube est toutefois coupé en deux blocs comme le continent européen. De plus la construction pharaonique du canal entre Cernavodă et Constanţa imposée par les dirigeants communistes et qui ne sera achevé qu’en 1989, permettra aux navires de rejoindre directement la mer Noire par Constanţa en évitant Sulina et le delta du Danube.

Le palais de la Commission Européenne du Danube, occupé aujourd’hui par l’Administration Fluviale Roumaine du Bas-Danube, photo Danube-culture, © droits réservés

Le même régime communiste roumain d’après guerre tentera également d’effacer les souvenirs de la longue présence (83 ans) de la Commission Européenne du Danube dans la ville. Le patrimoine historique de la C.E.D. est heureusement aujourd’hui en voie de rénovation grâce à des fonds européens.

Maison du marin et écrivain Jean Bart, photo Danube-culture © droits réservés

   Le recensement de 2002 établissait le nombre d’habitants à à 4628 habitants soit un déclin de 20% de la population au cours des 12 dernières années, déclin du au marasme de la vie socio-économique de l’ancien port-franc, au manque de dynamisme politique local malgré une fréquentation touristique en hausse.

Sources :
voci autentico româneşti
https://www.voci.ro/

Le bassin versant du Danube

Haut, Moyen et Bas-Danube
Le Danube, tout comme son bassin, se divise du point de géologique et géophysique en trois grandes entités :
-le Haut-Danube, de ses sources à Donaueschingen jusqu’au PK 1791 (Gönyü, Hongrie)
-le Moyen-Danube, du PK 1791 jusqu’au PK 931, sortie du défilé des Portes-de-Fer (Drobeta-Turnu Severin)
-le Bas-Danube, de la sortie du défilé des Portes-de-Fer (PK 931) jusqu’à la mer Noire.

Le bassin versant du Danube comprend deux grandes chaînes de montagnes : d’abord les montagnes appartenant à l’orogenèse alpine, soit le massif des Hohe Tauern (Autriche), avec le Grossglockner (3 798 m) incluant également la chaine moins élevée des Niedere Tauern, le massif du Schneeberg (Basse-Autriche, 2076 m), du Rax (Styrie, 2007 m) et les montagne entourant la vallée de la Leitha (Burgenland). Ces massifs s’unissent par les Petites Carpates (Malé Karpaty) et les Carpates Blanches (Bilé Karpaty) au massif des Beskides (Beskydy) occidentales situées sur le territoire de la Slovaquie, de la République tchèque et de la Pologne. Le Danube réussit à se faufiler entre les Carpates occidentales (rive gauche) et les ultimes avancées des Alpes autrichiennes de la rive droite à la hauteur des Portes de Devín (Slovaquie).
La deuxième chaîne montagneuse que le fleuve rencontre sur son parcours est le massif du Balkan qui s’unit aux Carpates méridionales. Le Danube se fraie un passage dans un impressionnant quadruple défilé de 135 km, entre les communes roumaines de Moldova Vecche et Drobeta-Turnu Severin (rive gauche) et celles de Golubac et de Kladovo (Serbie) sur la rive droite. C’est ce parcours qui forme le défilé des Portes-de-Fer.

Le bassin versant du Danube, sources Commission du Danube

Une succession de bassins alternant avec des défilés
La vallée du Danube est une succession de bassins dont l’ampleur s’accentue considérablement vers l’aval. Ces bassins sont séparés entre eux par des portes ou des défilés : la « Porte bavaroise » et la traversée d’une partie du Bayerischer Wald (Forêt Bavaroise), les « Portes de Linz » en amont de la capitale de la Haute-Autriche.

Les Portes de Linz, photo Danube-culture © droits réservés

Se succèdent ensuite toujours en Autriche le défilé de la Strudengau, autrefois redouté pour ses rapides en aval de la petite ville de Grein, celui de la légendaire Wachau, les « Portes de Vienne » avec les collines avancées du Wienerwald (Kahlenberg, Leopoldsberg, contreforts alpins), la « Porta Hungarica » ou le défilé de Thèbe à la frontière austro-slovaque, appelé également les « Portes de Devín » à la frontière austro-slovaque, la « Cluse de Visegrád » (surnommé « le coude du Danube ») sur le territoire hongrois en amont de Budapest. Le Danube s’y faufile élégamment entre les monts Börszönyi (rive gauche) et ceux de Visegrád (rive droite),  vieux massifs volcaniques de l’entrée du bassin pannonien.

L’impressionnant secteur dit « des cataractes » (autrefois difficilement franchissables pour la navigation) dans la trouée des Carpates, s’étend sur 140 km et comporte quatre défilés ou « chaudrons » successifs : les défilés de « Kamenica », « Gospodin Vir », de « Kazan » et les célèbres et autrefois redoutées « Portes-de-Fer », bordées de parois abruptes qui contraignent parfois le lit du Danube à se resserrer sur 150 m de large et dont la profondeur peut descendre jusqu’à 80 m, le niveau inférieur se situant au dessous de celui de la mer Noire. Ces quatre passages étroits sont séparés par des bassins plus larges dans lesquels les affleurements des veines rocheuses forment toutefois des barres et des récifs au sein même du lit du fleuve. Ces récifs posèrent il n’y a pas si longtemps encore de redoutables problèmes à la navigation, problèmes qui ne furent définitivement résolus que par la construction du barrage hydroélectrique roumano-serbe de Djerdap I dans les années 1970.

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Le Haut Danube : un fleuve de montagne

Le Haut-Danube (PK 2783-PK 1791) se faufile, dans une grande partie de son parcours initial, à travers des régions  montagneuses constituées sur gauche par le Jura souabe et le Jura franconien, la Forêt de Bavière et celle de Bohême du Sud, et à droite par le plateau souabe (plateau de Baar), le plateau de Bavière et les Préalpes des Alpes orientales.

Le Haut-Danube en aval de Passau : un fleuve de montagne, photo © Danube-culture, droits réservés

Le Haut-Danube possède un caractère de fleuve de montagne en raison des spécificités de sa vallée et du régime de ses eaux dans cette partie de son cours. Il forme à la frontière du plateau des Préalpes d’importants dépôts alluvionnaires dus à ses affluents alpins dont les plus importants sont l’Iller, le Lech, l’Isar, l’Inn, le Traun et l’Enns, tous des affluents de sa rive droite.
Sa vallée est en majorité étroite, profonde, serrée entre des parois assez abruptes. Ce n’est qu’en aval de la ville frontière de Passau que les passages larges et plus resserrés commencent à alterner. En amont de Passau sur son parcours allemand, ses rives sont souvent escarpées. Son lit est alors majoritairement sinueux et forme par endroits de brusques méandres. Dans les secteurs où il s’élargit, le lit du fleuve se ramifie, acquérant un caractère instable et formant un grand nombre de bras, de bancs d’alluvions et de seuils. Des digues longitudinales, des ouvrages fermant les bras secondaires et diminuant l’éparpillement du courant ainsi que des épis ont été érigés pour faciliter la navigation. De nombreuses centrales hydro-électriques ont été construites sur le Haut-Danube allemand et autrichien : Bad-Abbach (Allemagne, PK 2401,72), Regensburg (Allemagne, PK 2381,32), Geisling (Allemagne, PK 2354,30), Straubing (Allemagne, PK 2329,78), Kachlet (Allemagne, PK 2230,7), Jochenstein (frontière austro-allemande, PK 2203,33), Aschach (Autriche, PK 2162,67), Ottensheim-Vilhering (Autriche, PK 2146,91/2146,73), Abwinden-Asten (Autriche, PK 2119,63), Wallsee-Mitterkirchen (Autriche, PK 2095,62), Ybbs-Persenbeug (Autriche, PK 2060,42), Melk, (Autriche, PK 2038,16/2037,96), Altenwörth, (Autriche, PK 1980,40/1979,83), Greifenstein, (Autriche, PK 1949,23), Freudenau, (Vienne, Autriche, PK 1921,05). Quant à l’imposant barrage de Gabčikovo en Slovaquie en aval de Bratislava et près de la frontière hongroise, il a été réalisé au PK 8,15 du canal de dérivation (PK 1819,15 du fleuve), qui se sépare du lit principal du Danube et commence au PK 1853 puis rejoint l’ancien lit au PK 1811.

Installations (écluses) du barrage slovaque de Gabčikovo, photo Danube-culture, © droits réservés

La largeur du Haut-Danube varie dans des limites relativement restreintes, de 40 à 100 m sur le secteur Kelheim-Jochenstein et de 130 à 420 m sur le secteur Jochenstein-Gönyü (Hongrie, rive droite).
La profondeur du fleuve demeure très instable sur les secteurs où, suite à l’élargissement artificiel de la vallée et du lit, se forment des seuils. Les profondeurs minima sont de 2,00 voire inférieures sur les secteurs non éclusés et de 2,7 à 2,8 m sur les secteurs de retenue. Les périodes de sécheresses estivales accentuent l’instabilité de la profondeur du lit du fleuve et il n’est pas rare que la navigation soit interrompue sur certains secteurs.
La vitesse du courant connait des variations importantes selon les endroits et le niveau de l’eau. Lors des niveaux d’eau moyens, elle se situe entre 3,0 et 10,0 km/h.
Le trafic fluvial régulier vers l’aval commence au niveau de Kelheim en Allemagne. Il se poursuit en amont via le canal Main-Rhin-Danube qui débouche dans le Danube à la hauteur de cette ville.

Le Moyen Danube : un fleuve de plaine

Le Moyen-Danube (PK 1791-PK 931), de Gönyü jusqu’à la sortie du défilé des Portes- de-Fer, traverse d’abord l’immense plaine pannonienne. À l’exception des secteurs escarpés de Visegrád et des défilés des Portes-de-Fer, il s’agit d’un fleuve de plaine.

Le Moyen-Danube hongrois, un fleuve de plaine, photo Danube-culture, © droits réservés

Sa vallée est large (5-20 km), constituée de grandes terrasses plates, sillonnées par de nombreux bras secondaires. Les rives du fleuve sont peu élevées et leurs pentes douces. Le fond du lit en est en majeure partie sablonneux.
Lorsque le fleuve franchit un relief montagneux, la vallée se resserre. Les rives et les versants s’élèvent alors et peuvent être par endroit même escarpés. Le fond du lit est pierreux et parsemé de seuils rocheux.
Sur la majeure partie de son cours moyen le fleuve est sinueux. Toutefois, la longueur des secteurs rectilignes et la sinuosité des méandres sont bien plus importantes que sur le Haut Danube. Le lit a un caractère instable et se ramifie en un grand nombre de bras secondaires. On y trouve de multiples bancs de sable, des îles et des seuils rocheux.
Comme dans son cours supérieur et toujours en vue d’améliorer les conditions de navigation, des digues longitudinales ont été construites ainsi que des ouvrages de coupure et de concentration du courant. Quant aux travaux effectués en aval, suite à l’accroissement des dimensions du profil transversal du lit, ils n’ont eu pour but que de condamner certains bras secondaires par des digues transversales, de renforcer les berges et de couper certains méandres.
La largeur du lit dans les secteurs où des travaux de régularisation du courant ont été effectués, varie dans des limites peu importantes, de 300 à 420 m, alors que sur les autres secteurs, sa largeur oscille entre 400 et 2200 m. La largeur du  Danube ne  dépasse pas les 210 m dans les Portes-de-Fer, à la hauteur des gorges de Kazan. En raison de l’instabilité du lit, la profondeur du Moyen-Danube varie de manière importante, changeant constamment sur les seuils. Les profondeurs minima relevées lors des bas-niveaux se situe en moyenne entre 1,9 à 2,1 m.
Les brusques variations de déclivité du fleuve entrainent également une variabilité de la vitesse du courant. Lors des niveaux moyens, elle se situe entre 3,6-4,8 km/h sur le secteur Gönyü-Belgrade, entre 0,4-3 km/h sur le secteur Belgrade-écluses du barrage des Portes-de-Fer, et entre 6,5-9 km/h sur le secteur des écluses des Portes-de-Fer-Drobeta-Turnu Severin.

Le Bas-Danube ou Danube inférieur

Le Danube inférieur (PK 931 – 0 km) borde presque tout au long de son parcours la partie méridionale de la plaine du même nom. Cette plaine s’élève progressivement vers confins pour se fondre dans les contreforts des Carpates. À l’est, elle prend le nom de plateau de la Dobrogée. Au sud du Danube, sur la rive septentrionale, s’étend le plateau bulgare, région caractérisée par son unité géographique. Ce plateau descend doucement vers le Danube qu’il borde en pentes escarpées. Dans le cours inférieur du fleuve, la plaine du Bas Danube se rétrécie au nord avec les versants des collines de Moldavie, et au sud par le plateau de la Dobrogée. Plus en aval, la plaine s’élargit à nouveau pour constituer un large delta marécageux sillonné par un dense réseau de bras et de lacs au long desquels s’étendent de larges dunes se rétrécissant eu à peu en allant vers de la mer où elles se transforment en bancs de sable.
Le Danube inférieur est un fleuve de plaine typique. Sa vallée est large, s’étendant entre 7 et 10 km jusqu’à Turnu Măgurele (PK 597) et pouvant atteindre jusqu’au delta de 8 à 20 km. Sa largeur maximale est de 28 km, en aval de Hîrşova (km 253), et minimale de 3-4 km à proximité de Svistov (PK 555), Giurgiu (PK 493) et Orlovka (PK 105,3). La rive droite est escarpée tandis que la rive gauche est plate. Le lit du fleuve est peu sinueux dans sa majeure partie, les méandres peu prononcés et les secteurs rectilignes d’une longueur considérable.
Tout le long de son parcours, le lit se ramifie en un grand nombre de bras secondaires formant une multitude d’îles. Les bras secondaires n’étant pas fermés par des ouvrages hydroélectriques ou des digues, ils ont, pour la plupart, un caractère de cours d’eau. Ces bras se développent au maximum entre Silistra (PK 376) et Brăila (PK 170) ainsi que dans les secteurs où se rejoignent les bras de Chilia et de Saint-Georges.
Le delta commence au niveau du cap Tchatal d’Ismaïl (PK 79,63). Le cours principal du Danube se sépare alors en deux bras, ceux de Chilia et de Tulcea.
À partir de sa bifurcation jusqu’au PK 76 (les km sont comptés à partir de l’embouchure du bras, en direction du cap Tchatal d’Ismaïl), le bras roumano-ukrainien de Chilia coule en grande partie entre des rives plates, d’abord en direction du nord-est, puis du sud-est et ensuite, près de Vilkovo vers l’est, dessinant de larges méandres. Jusqu’à Pardina, ce bras ne forme qu’un seul lit. Plus loin, jusqu’à Chilia, il se sépare en trois bras ceux de Chilia, Sredni et Tataru (Ivaneşti), dessinant un réseau assez complexe qui se réunifie par la suite.
Au-delà du petit village de Periprava (rive droite), le bras de Chilia se divise de nouveau en bras secondaires, ceux de Babina, Tchernovka, Priamoï et Solomonov (Ukraine). En aval de la petite ville de Vilkovo (Ukraine), le bras de Chilia se jette dans la mer Noire en se divisant à nouveau. Les principaux bras sont ceux d’Otchakovsky et Staro-Stamboulski.
Le bras de Tulcea est large de 200 m (mille 42,5) à 550 m (mille 41). Il est sinueux, dessine des courbes brusques surtout dans la région de Tulcea et s’étend jusqu’au Cap Tchatal de Saint-Georges (PK 62,97), en traversant un terrain en général plat, sauf dans le secteur des miles 39-38 quand s’approchent sur la rive droite les contreforts du plateau de la Dobrogée sur lequel se trouve la ville de Tulcea (PK 71,3).
Au cap Tchatal de Saint-Georges (Sfântu Gheorghe, mille 34), le bras de Tulcea se divise en deux, le bras de Sulina (à gauche) et celui  de Saint-Georges (à droite). Les rives du bras aménagé de Sulina, longues de 34 milles (63 km), sont plates, aménagées avec du perré sur une grande longueur. La largeur du bras est de 120 m en moyenne et ne présente pas de grandes variations car la plupart des bras secondaires ont été fermés et les méandres prononcés ont été rectifiés par des coupures.
Juste avant l’embouchure de ce bras dans la mer Noire se trouve le port de Sulina (PK 0). Pour la sortie en mer par la barre de Sulina, un canal construit par la Commission Européenne du Danube, bordé de deux môles (sud et nord), conduit de l’embouchure du bras de Sulina jusqu’en mer. Le canal se dirige d’abord vers l’est et ensuite tourne légèrement vers le sud-est.

Point kilométrique zéro, bras de Sulina, photo © Danube-culture, droits réservés

Le chenal navigable principal du Danube passe par le bras de Sulina qui, suite aux importants travaux hydrotechniques, a été transformé en un canal presque rectiligne, accessible aux navires de mer.
En raison de la sinuosité de son lit, la largueur du Bas-Danube est extrêmement instable et accuse des variations considérables. La largeur moyenne caractéristique du lit se présente  selon les secteurs du fleuve comme suit :
Drobeta Turnu Severin – Calafat (PK 931 – 795) : 800 m
Calafat – Svistov  (kPK 795 – 555) : 800 m
Svistov – Silistra  ( PK 555 – 376) : 800 m
Silistra – Hirşova ( PK 376 – 253) : 560 m
Hirşova – Brǎila ( PK 253 – 170) : 400 m
Brǎila – cap Tchatal d’Ismaïl (PK 170 – 79, 63) : 900 m
Bras de Tulcea (PK 79, 63 – 62, 97) : 350 m
Bras de Sulina (PK 62, 97 – 0) : 120 m

Les profondeurs accusent des variations tombant, en période de basses eaux, à 15 dm sur les seuils.
Avec la construction d’une retenue d’eau sur le Bas-Danube entre Prahovo et Drobeta Turnu-Severin, un secteur éclusé a été réalisé. Sa profondeur minimum est de 35 dm.

Bras de Sulina à son embouchure vu du ciel, sources NASA

Avant l’exécution des travaux hydrotechniques, le débit du Danube se répartissait entre les bras de Chilia, Sulina et Saint-Georges dans des proportions de 62 %, 8 % et 30 %. Des travaux hydrotechniques ont été également entrepris afin de permettre l’entrée des navires dans le Danube par les bras de Sulina et de Tulcea. À l’entrée amont du bras de Tulcea, au cap Tchatal d’Ismaïl, une digue en pierre de 430 m de long a été édifiée. Le bras de Sulina est rectifié par 10 coupures qui ont réduit sa longueur de 84,87 à 62,97 km soit 21,9 km en moins. Des épis ont été mis en place et les berges ont été consolidées par des murs de pierre. À l’embouchure du bras de Sulina se trouvent les môles nord et sud dont la longueur augmente constamment étant donné la constante et rapide progression des dépôts d’alluvions vers la mer. Leur longueur respective était en 1983 de 7 932 m.
Des travaux et des dragages sont effectués régulièrement afin de maintenir une profondeur de 24 pieds dans les secteurs limitatifs, surtout au niveau de la barre.
La réalisation de ces travaux permettent des conditions normale de navigation afin que des bâtiments d’un tirant d’eau de 24 pieds puissent remonter le Danube depuis la mer jusqu’à Brăila.
La vitesse du courant du Bas-Danube navigable varie entre 6, 3 km/h (haut niveau navigable) et 2 km/h, (bas niveau navigable) sur le secteur Brăila-Sulina.

Danube-culture, © droits réservés, mis à jour novembre 2024

Sur le bras aménagé de Sulina, photo © Danube-culture, droits réservés

Notes sur la navigation entre Constantinople et Ibraïla [Brǎila] par G. Gain, capitaine au long cours, officier aux Messageries Impériales, pilote breveté du Danube

NOTES

Depuis quelques années, la mer Noire voit ses eaux sillonnées par une quantité considérable de navires de toutes les nations. Cette mer, sur laquelle on ne nous a laissé que des notions très incertaines, est peu connue encore de nos jours par les marins qui la fréquentent. Ce n’est qu’avec une crainte presque toujours exagérée qu’un capitaine se décide à affronter les dangers imaginaires de la mer Noire. Depuis la guerre de Crimée cependant on semble lui accorder une plus grande confiance, et cette mer paraît aussi de son côté vouloir prouver à tous qu’elle n’est pas aussi inhospitalière qu’on nous l’a répété jusqu’à ce jour.

1.

Les 4 Saisons.

   Les quatre saisons sont très distinctes dans la mer Noire. Le printemps, l’été, l’automne et l’hiver ont chacun le vent et l’état du ciel qui leur sont propres. Je me bornerai ici à les décrire sommairement, n’ayant toujours en vue que de parler de la partie de la côte occidentale comprise entre le Bosphore et le Danube.

2.

Le Printemps : Mars, Avril et Mai.

   Le printemps, doux et tempéré, est, à mon avis, la saison la plus favorable à la navigation dans la mer Noire. Le vent est très variable et les coups de vent y sont rares ; en général, pas de mauvais temps. Au mois de mai, la brise du large commence à s’établir pendant le jour; la brise de terre se fait sentir pendant la nuit, jusqu’à une distance de quinze à vingt milles. La mer est presque toujours belle. lI fait encore froid pendant le mois d’avril, mais les chaleurs commencent à se faire sentir vivement au mois de mai. Le ciel est serein ; quelques nuages apparaissent rarement à l’horizon.

3.

L’Été : Juin, Juillet et Août.

   L’été, est généralement beau ; juin et juillet donnent des brises d’EST assez fraîches pendant le jour ; du calme pendant la nuit ; mais les brises de terre sont très-régulières le long de la côte. Souvent, vers la fin de juillet et pendant le mois d’août, la journée se termine par des orages accompagnés d’une brise très-fraiche qui dure deux ou trois heures et qui n’a pas de direction fixe ; mais pendant cette saison, quelle que soit la force du vent, quelle que soit la partie à laquelle il souffle, il ne fait que rider légèrement la surface de la mer. Pendant le mois d’août, le vent de NORD souffle presque continuellement, bon frais, avec une force régulière, beau temps et belle mer.

4.

L’Automne : Septembre, Octobre et Novembre.

   Le commencement de l’automne est beau ; mais vers la fin le ciel devient très nuageux. Il pleut ordinairement, vers la fin de septembre et dans le mois d’octobre, avec des vents du S.-O. au S.-E. Le vent, pendant cette saison, est très variable ; et quelquefois on a à supporter, en octobre et novembre, des coups de vent assez violents, mais qui durent peu. Il n’est pas rare de voir un calme plat succéder à un coup de vent de la veille ; la mer alors tombe presque aussitôt que le vent. Quelquefois aussi,  le lendemain, une légère brise souffle du côté opposé. Quelques instants avant le lever du soleil, une légère brume se répand sur l’horizon pendant les beaux jours et finit par se changer en un brouillard épais qui ne se dissipe souvent que vers neuf ou dix heures du matin; c’est alors qu’il est difficile et très dangereux de tenter un atterrissage quelconque, à cause du grand nombre de navires que l’on est susceptible d’y rencontrer, et surtout aux environs du Bosphore. Cette brume annonce toujours une belle journée et une brise modérée. L’atmosphère se refroidit tout à coup en novembre ; les vents de S. et de S.-E. sont plus fréquents et toujours très frais : on éprouve du froid pendant ce dernier mois d’automne ; et lorsque la neige commence à tomber, l’hiver a pris son cours.

5.

L’Hiver : Décembre, Janvier et Février.

   Quoique le mois de décembre soit parfois assez beau, on doit toujours se méfier de sa belle apparence : car le temps change souvent rapidement. Les trois mois d’hiver sont assez rigoureux, mais principalement sous le rapport du froid qui est sec et vif. Les fleuves gèlent, et souvent même la mer aux environs du Danube et d’Odessa. Le vent souffle du N.-O. au N.-E généralement ; on a quelquefois du S. en janvier. Le ciel est toujours couvert et grisâtre ; la neige et le grésil apparaissent souvent. Les coups de vent de N.-E., dangereux principalement près des côtes, sont plus vigoureux et plus tenaces. La prudence, pendant cette saison, doit engager les capitaines à naviguer au large et à en tenter un atterrissage un peu difficile qu’après la cessation d’un mauvais temps.

6.

Les vents.

   En résumé, généralement les vents sont très-variables et par conséquent très-favorables à la navigation dans la partie occidentale de la mer Noire. On peut cependant diviser ainsi les vents principaux : de décembre en avril, du N-.E. au N.-O. ; de mai en juillet, très variables ; les vents du N. soufflent ordinairement d’une manière régulière pendant tout le mois d’août, bon frais ; en septembre ils sont remplacés par les vents de S., qui durent quelquefois aussi en octobre et novembre. Ce n’est pas seulement un coup de vent qui rend la mer Noire dangereuse en hiver, mais aussi le froid rigoureux que l’on y éprouve. La neige ou la pluie qui tombe se gèle rapidement, et l’équipage ne peut manœuvrer qu’avec une grande difficulté lorsque le gréement et le pont sont couverts de glace.

7.

Courants.

   Il n’existe pas de courants dans la mer Noire. L’influence du vent, qui roule les eaux dans sa direction, peut seule occasionner une altération sensible sur la route d’un navire. Ce n’est qu’à petite distance de al côte que l’on éprouve les effets d’un courant qui se dirige vers le S., en suivant les sinuosités de la côte. Ainsi le courant qui sort de la mer d’Azoff, se joignant à celui que produisent les eaux du Dnieper et du Dniester, se dirige vers le S. ; lorsque ce courant rencontre les eaux du Danube, il oblique un peu au large vers le S.-E., et après avoir dépassé la bouche de St-Georges, il se dirige vers l’O.-S.-O. pour pénétrer dans le golfe de Kustendjé [Constanţa] ; il glisse ensuite le long de la côte et vient se heurter à la pointe de Chabler et au cap Kalliakri ; il continue ensuite sa marche de cap en cap jusqu’à la rencontre de la côte de Roumélie qu’il parcourt jusqu’à l’entrée du Bosphore dans lequel une partie des eaux se précipite; le surplus se dirige vers l’EST, le long de la côte d’Anatolie. Ce courant devient nul par les vents de S. ; avec les vents d’E., la masse des eaux poussées par le vent, dépasse le Bosphore, neutralise ce courant par une brise ordinaire, et en produit un autre assez sensible de l’E. vers l’O. par une brise fraiche. Lorsque un courant rencontre un obstacle, tel qu’un cap ou une pointe, li se forme derrière cet obstacle un remous qui produit toujours un contre-courant. C’est ainsi que, près de Balchik, le courant porte à l’EST, le long de la côte, jusqu’au cap Kalliakri, et au N.-E. jusqu’à Chabler.

8.

Entrée du Bosphore.

   Avant de quitter le Bosphore pour entrer en mer Noire, tout capitaine doit s’assurer du temps, par un coup d’œil consciencieux et assuré. Avec des vents du N.-E. au S.-E., lorsque les terres sont chargées, on ne doit s’aventurer en mer Noire qu’après s’être bien convaincu que le temps ne forcera pas à laisser arriver, pour rentrer dans le Bosphore et y chercher un abri ; car, on en perd facilement de vue l’entrée ainsi que ses quelques points de reconnaissance. Lorsque l’on vient atterrir par un même temps, souvent aussi accompagné de pluie, on n’aperçoit quelquefois la terre que quand on y est dessus ; et, pendant la nuit, les feux qui éclairent l’entrée ne sont visibles qu’à une bien faible distance, malgré leur lumière éclatante et le minutieux entretien dont ils sont continuellement l’objet. On fera donc bien de n’agir qu’avec une extrême prudence. L’horizon est souvent tellement chargé aux approches du Bosphore, que l’on serait presque tenté de donner le conseil suivant à celui qui se verrait forcé de donner dedans : choisissez le point le plus sombre et mettez le cap dessus, vous êtes sûr de trouver le Bosphore.

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NAVIGATION ENTRE CONSTANTINOPLE ET SULINA.

9.

Cap Kalliakri.

Après avoir quitté el Bosphore, il convient de faire route de manière à aller reconnaître le cap Kalliakri, pour y rectifier l’estime et y prendre un nouveau point de départ. Ce cap, qui est à l’extrémité d’un promontoire d’une élévation moyenne, est taillé à pic. On aperçoit quelques ruines à son extrémité qui est d’un rouge foncé. La partie comprise entre Balchik et le cap est blanchâtre, taillée aussi à pic, des broussailles y découpent largement de grandes tâches noires. De ce cap la côte court vers le N.-N.-E., pendant dix-sept milles jusqu’à Chabler, pointe basse, à l’extrémité de laquelle on a construit un phare. Le feu en est fixe et a une portée de 8 milles.

10.

Ile des Serpents [Fidonisi].

Le phare de l’île des Serpents en 1898

Du cap Kalliakri on fait route sur l’ile des Serpents ; cette ile est accore, peu élevée et quadrangulaire. On peut mouiller tout autour , à demi-mille de la côte, par sept ou huit brasses, fond de vase et coquilles, mais avec du mauvais temps une forte houle contourne facilement cette ile et en rend le mouillage très fatigant et peu sûr. Elle est éclairée par un phare à feu tournant de 20″ en 20″, visible à vingt-cinq milles. Après avoir pris connaissance de cette île, on fait route vers l’O.-N.-O. et l’on ne tarde pas à apercevoir le phare de Sulina, placé sur la rive droite et à l’entrée du Danube. Le feu en est fixe et a une portée de 15 milles.

11.

Rade de Sulina.

La rade de Sulina et l’entrée de la bouche du Danube  vers 1845 : comme on le voit il existait déjà un phare bien avant celui construit ultérieurement par la Commission Européenne du Danube, sources Meyers Univerrsum

Il y a continuellement une grande quantité de navires à Sulina qui attendent un vent favorable ou qui prennent charge. Quelques navires mouillent aussi en rade et y opèrent leur chargement. Le meilleur mouillage est par 7 à 8 brasses, à trois miles au large, et en relevant la tour du phare au S.-O. du monde. Ce mouillage permet d’appareiller facilement pendant un mauvais temps, et de s’élever au vent. Le fond y est de bonne tenue. Avec du N.-E. ou de l’E., la mer est très grosse et brise presque partout : mais les quelques navires qui se perdent chaque année, en vont généralement à la côte qu’après la rupture de leurs chaines.
Il existe un navire coulé en rade et duquel on aperçoit une partie de la mâture. Il est à deux milles dans l’E.-N.-E. du phare. Dangereux pendant la nuit, il sera très facile de l’éviter pendant le jour.

12.

Bouches du Danube.

Plan des phares de l’île de Fidonisi (île des Serpents) et de Soulineh (Sulina), Atlas général des phares et fanaux à l’usage des Navigateurs, par M. Coulier, Paris, 1847

Il y a quatre bouches par lesquelles le Danube verse ses eaux dans la  mer Noire ; ce sont celles de Portitza, Saint-Georges, Sulina et Kylia. Celle de Sulina est la seule, actuellement, par laquelle les navires pénètrent dans le fleuve, à cause de sa profondeur. Il s’est produit en 1860, sur la barre, une amélioration très sensible, due aux travaux ingénieux de la Commission Européenne. Il y a eu jusqu’à 13 pieds d’eau au printemps et 9 en été ; il y en avait 1 et demi en novembre.

13.

Entrée de Sulina.

   Tout navire qui arrive en vue de Sulina, doit faire route de manière à amener le phare au S.-O., et gouvernant ensuite à cet aire de vent, il ne tardera pas à découvrir les deux jetées nouvellement construites, ainsi qu’une ou deux bouées qui indiquent l’ouverture de la passe. La jetée du nord part de l’extrême pointe de la rive gauche, court à l’E. puis incline légèrement vers le N. en formant une courbe presque insensible. Cele du SUD part de l’extrémité de la rive droite, se dirige vers le N.-E. et forme dans tout son parcourt une courbe très-prononcée, en inclinant vers l’E., jusqu’à devenir, par son extrémité, parallèle à la jetée du nord.

14.

Pilotage de la barre.

   Il n’est pas possible de donner, au sujet de la passe, des indications précises ; car les bancs et la barre peuvent changer rapidement de position et de forme, soit après un coup de vent du large, soit sous l’influence des courants plus ou mois forts des eaux du fleuve, ou par toute autre particularité quelconque. On a vu la profondeur de l’eau, à la barre, changer plusieurs fois dans la même journée. Les sondages réguliers et fréquents faits par les soins du chef-pilote permettent de signaler continuellement aux navires qui arrivent ou qui sont dans le port, al quantité d’eau sur la barre, au moyen d’une planche noire que l’on place sur le haut de la tour du phare, et sur laquelle est indiquée, en blanc, al profondeur de l’eau donnée en pieds anglais. D’ailleurs le pilote de service ne tarde pas à sortir pour se rendre à bord du navire qui se présente. Mais si l’état de la mer ne lui permet pas quelquefois de franchir la barre, bien qu’elle soit praticable pour un navire, il se tient en dedans de manière à être facilement aperçu, afin d’indiquer à ce navire la direction du chenal, au moyen du pavillon qu’il incline à droite ou à gauche, selon qu’il veut lui signaler de venir sur bâbord ou sur tribord. Le pavillon tenu perpendiculairement signifie que le navire ce trouve avoir une bonne direction.

Mouillage dans Sulina.

    Si, comme il vient d’être dit, le pilote ne peut sortir pour aller au large à la rencontre du navire, dès que celui-ci a franchi la barre, le pilote monte à bord et le conduit au mouillage qui lui est assigné par les règlements du port. Ce mouillage varie suivant la nature du chargement et la destination du navire. Chaque navire mouille une ancre et porte des amarres à terre, afin de laisser toujours le milieu du fleuve dégagé, de manière à ne pas gêner la circulation. (Il est juste de signaler la bonne organisation du corps des pilotes de Sulina).

15.

Pavillon.

   Le pavillon que hisse l’embarcation du pilote pour se faire reconnaître, est blanc, percé d’un losange rouge dans lequel sont les deux lettres P. S.

16.

Signaux de la tour du phare

    Signaux de la tour du Phare. Au moyen de quelques pavillons, le pilote de garde sur la tour du phare signale l’approche des navires et communique même avec eux et avec la direction du port de Sulina. Les signaux suivants devraient être connus à bord des navires qui vont dans le Danube :

Pavillon bleu foncé.

   La barre est impraticable, et on ne peut pas envoyer de pilote.

Pavillon rouge.

   Quand un navire sera en danger sur la passe, signal qui sera hissé tant sur la tour que sur le navire pour aller à son secours.

Flamme rouge.

   Signal qui sera hissé sur la tour à l’approche d’un navire de guerre.

Flamme rouge et blanche.

   Signal qui sera hissé sur la tour quand un navire s’approchera de la passe pour l’envoi d’un pilote.

17.

Divers mouillages en cas de Relâche.

   Un navire qui, en sortant du Bosphore, trouverait des vents contraires, ou qui, se trouvant plus nord encore, serait assailli par un coup de vent du N. au S.-E. qui le forcerait de laisser arriver, n’a sous le vent aucun port de refuge ; mais il peut trouver un abri plus ou moins sûr dans quelques baies que je vais me contenter de mentionner.

Kalliakri.

     Avec du vent du N. ou du N.-E. le cap Kalliakri offre trois bons mouillages : Balchik, Kavarna et Djeleip. La baie de Balchik abrite même du vent d’E. ; le vent de S.E. y pénètre rarement, et dans tous les cas la houle n’est jamais incommode.

Le cap Kalliakri forme la pointe E. de la baie de Djeleip ; on y mouille à deux milles du cap en le relevant à l’E.-S.- E. par 4 ou 5 brasses fond de sable vaseux, et à un mille de la côte.

Varna.

    La baie de Varna n’offre un bon mouillage que pour le vent de N. Il y pénètre une forte houle avec le N.-E. , et dès que le vent tourne à l’E., la grosse mer rend souvent ce mouillage impossible. Le paquebot à vapeur le Taurus, avec un coup de vent d’E.-N.-E. fut obligé d’appareiller et d’aller chercher un abri dans la baie de Bourgas ; la mer déferlait à bord. Le meilleur mouillage est dans la partie S.-S.-E. de la rade, par 9 à 10 brasses, à 1/2 mille de la côte; la lame est arrêtée et brisée par un haut fond avant d’arriver à ce mouillage, où l’on ne ressent qu’une houle longue et bien moins fatigante que devant la ville.

18.

Bourgas.

   La baie de Bourgas est, sans contredit, celle qui offre le plus de ressources et un abri sûr en tout temps. Katchi- Velaska est le meilleur de tous les mouillages ; le fond y est de bonne tenue, et il n’y entre jamais la moindre houle. Il faut avoir soin de fermer presque totalement l’ouverture de la baie par l’îlot de Papas sur lequel est bâti le monastère de Ste-Anastasie. On est alors par 4 brasses ; il y en a six lorsque cet ilot est détaché du cap Emona. Sizopoli abrite des vents du large, mais l’on y est ouvert au N., et le fond n’est pas d’une très bonne tenue.

19.

Niada.

   On peut mouiller à Niada, par cinq brasses à demi mille du rivage, et en relevant le cap Kouri à l’E., mais la forte houle qui y pénètre souvent, rend ce mouillage fatiguant et incommode. Il est très nécessaire cependant pour les navires qui, sortant du Bosphore, n’ont pas eu le temps de s’élever assez nord, pour pouvoir caper en sécurité.

20.

Katchivelaska.

   Tels sont les principaux mouillages de la côte de Roumélie et de Bulgarie. Excepté à Katchivelaska, un navire n’est jamais en parfaite sûreté.

Kustendji.

   Il faut espérer que le port de Kustendji, à la construction duquel on travaille activement, réunira toutes les ressources nécessaires. Sa situation lui promet un brillant avenir, sans détruire aucunement la navigation du Danube. Le chemin de fer qui actuellement relie ce port avec el haut Danube doit lui procurer de grands avantages ; mais li sera impuissant, malgré cela, pour nuire à la navigation du bas du fleuve. Ibraïla, Galatz, Ismail et Tulscha conserveront toujours un commerce très actif et fourniront constamment les aliments nécessaire à une navigation toujours croissante.

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NAVIGATION ENTRE SULINA ET IBRAILA.

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Plan du Danube de Sulina à Tulscha

21.

Aperçu général de la branche de Sulina.

   La branche de Sulina, qui a quarante-cinq milles de longueur et cent quatre-vingt mètres de largeur en moyenne, gît E. et O. Mais de nombreux contours, dont quelques-uns sont très courts, la rendent assez peu favorable à la navigation à voiles. Bon nombre de bancs et quelques carcasses formant autant de dangers, rendent la navigation, dans cette branche, encore plus difficile et font sentir à chacun la nécessité d’un pilote.

22.

Distances.

    Les distances, en milles, sont indiquées par des poteaux numérotés, plantés sur la rive gauche de la Sulina.

23.

Division en tables.

   Cette branche se divise en quatorze parties que l’on appelle tables ou Tavlassi ; chacune de ces parties est comprise entre deux contours principaux. La premièree, en partant de Sulina, se nomme Tchiboulli, et successivement les autres sont celles de :

Tramontana.            Monodhendri.

                                      Chamourli                   Tchobangirla               

                                      Batimiche Kavac       Papadia.                           

                                      Delta                              Kuchuk Alganis

                                      Gorgova                        Algani

                                      Austria                          St-Georges

                                      Kala Yeros

Contours.

    Les contours les plus remarquables sont ceux qui correspondent aux numéros suivants: 8, 17, 23, 24, 25, 37, 39 et celui de la pointe St-Georges.

Bancs.

   Les bancs les plus dangereux sont ceux de Batimiche-Kavac, de Gorgova et des Alganis, il n’y a sur chacun de ces bancs, que 10 ou 15 pieds d’eau suivant la saison.

24.

Carcasses.

   Quant aux carcasses, elles sont toutes de véritables dangers. Un navire qui viendrait à échouer sur une d’elles ne tarderait pas lui-même à couler bas. Elles se trouvent généralement adossées sur l’une ou l’autre rive ; mais trois d’entr’elles sont restées au milieu du fleuve ; deux sont signalées par des bouées rouges ; la première est à 26 milles et demi au-dessus de Sulina ; la seconde à 34 milles et demi. La troisième qui se trouve à 4 milles n’a jamais été signalée. Le remous du courant a formé, au-dessous de chaque carcasse, un banc qui se prolonge souvent à une très grande distance. Malgré le fond de neuf pieds et plus accusé sur la carte entre la seconde carcasse ci-dessus et la rive gauche, il serait imprudent de vouloir y passer ; car on pourrait fort bien rencontrer quelque monticule ou un banc nouvellement formé, sur lequel il serait toujours dangereux de venir échouer.

25.

Projets d’amélioration.

   La Commission Européenne, qui vient de faire construire, à l’embouchure de la Sulina, deux jetées magnifiques et qui ont produit d’assez heureux résultats, a formé aussi le projet de faire disparaître les bancs que je viens de citer, d’adoucir les contours trop rapides, d’en couper même quelques-uns, ainsi que d’enlever les carcasses qui gênent le plus la navigation. Il a paru, en outre, quelques règlements d’une grande utilité, qui sont venus apporter des modifications essentielles et urgentes, et dont le but est d’assurer l’exécution sévère d’une police fluviale. Chaque navire est tenu actuellement de s’y soumettre en ce qui le concerne.

26.

Différence dans le niveau des eaux du fleuve

   Pendant l’hiver toujours rigoureux que l’on éprouve chaque année dans les divers pays qu’arrose le Danube, tous les affluents et, presque chaque année, le fleuve lui-même sont gelés. Le Danube n’étant plus alors suffisamment alimenté, les eaux diminuent rapidement et descendent jusqu’à leur plus faible niveau. Au mois de mars, avril et mai, la fonte des glaces et des neiges produisent une augmentation très sensible, et les eaux du Danube, en juin et juillet atteignent leur maximum d’élévation ; elles débordent alors, souvent et en divers endroits, le lit du fleuve. Elles ne tardent pas à diminuer lorsque les neiges sont toutes fondues ; c’est pour ce motif qu’au mois d’août et de septembre, leur niveau s’abaisse pour ne remonter (exceptionnellement) qu’à l’époque des grandes pluies, en octobre et novembre.

27.

Influence du niveau des eaux sur les courants

   Telles sont, en général, les variations qu’éprouvent les eaux du fleuve, et les causes de leur plus ou moins grande élévation. Cette différence dans leur niveau en produit une analogue sur leur rapidité. Le courant est plus ou moins fort, selon que le niveau des eaux est plus ou moins élevé. Dans la partie du fleuve comprise entre Galatz et Tulscha, on compte, en moyenne, deux milles et demi par heure. Dans la branche de Sulina, la moyenne atteint à peine un mille. Cela est aisé à concevoir, puisque les eaux du fleuve se sont divisées en trois parties pour se déverser à la mer par les trois branches de Kilia, St-Georges et Sulina. Cette dernière, étant surtout la moins large, n’en reçoit, par conséquent que la plus faible partie. Le courant n’agit pas également partout avec la même vitesse. Ainsi là où il existe un banc qui occupe une certaine partie de la largeur du fleuve, quelquefois sa moitié, le courant est plus rapide, à cause du rétrécissement du canal dans lequel passe forcément la masse des eaux. Il en est de même pour chaque contour où il est à remarquer que, pour les mêmes motifs, dans chacun d’eux, les eaux se dirigent avec plus de force vers la partie concave ; tandis que sur la pointe opposée le courant est presque nul.

Lorsque le Danube déborde, le courant est beaucoup moins fort ; car les eaux, au lieu de suivre le lit du fleuve, se répandent par une multitude de canaux dans une plaine immense. Le contraire a lieu au moment où les eaux commencent à baisser ; car les étangs et les marais déversent alors leur trop plein dans le fleuve, et augmentent, par conséquent, la force du courant.

________________

PILOTAGE DU FLEUVE. – NAVIGATION EN AMONT.

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28.

Pilotes de la barre.

    Le corps des Pilotes de la barre a été composé de : un chef-pilote, un sous-chef, et trente pilotes de première classe ; il y a aussi des pilotes auxiliaires, mais leur nombre n’a pas encore été déterminé.

29.

Tarif général des droits de navigation.

   Les frais de pilotage, pour la barre de Sulina, sont de dix-neuf centimes par tonneau de jauge. Ces frais sont compris dans le tarif général des droits de navigation; tarif récemment mis en vigueur et dont nous allons donner, en résumé, la teneur des principaux articles. Les bâtiments à voiles de trente à cent tonneaux payeront à la sortie 0 fr. 75 centimes par tonneau de jauge, ayant la moitié au moins du chargement à bord et pour moins de dix pieds d’eau sur la barre. Et successivement suivant  le tableau ci-après : Jauge.

« Les profondeurs de la barre seront données en pieds anglais.

« Le tonneau est de 1,015 kilog. (tonneau anglais.) Les bateaux à vapeur appartenant à une compagnie, faisant des voyages réguliers dans le fleuve, payeront 25 centimes par tonneau de jauge ; sauf déduction de 40 % sur le tonnage total.

« À l’entrée, les navires à voile et les bateaux à vapeur, autres que ceux dont il vient d’être fait mention, ayant à bord plus de la moitié de leur charge, payeront le quart de la taxe de la sortie.

« Les navires faisant opération en rade : cinquante francs par navire.

« En relâche, on ne payera aucun droit.

« Il y a une amende du quadruple des droits, pour tout  navire qui tenterait de se soustraire à les payer.

« Les pilotes de la barre sont tenus d’aller à la rencontre d’un navire jusqu’à un mille et demi au large.

« Nul ne peut jeter le lest à la mer qu’à deux milles au moins de distance de la barre ; jamais dans le fleuve. »

30.

Pilotes du Fleuve.

   Le nombre de pilotes du fleuve est illimité. Après avoir subi un examen, chaque candidat admis reçoit, au nom de la Commission européenne, un brevet qui lui donne le pouvoir de piloter les navires dans telle ou telle partie du fleuve.

   Les pilotes ainsi brevetés sont les seuls reconnus ayant droit de pilotage ; ils sont tous soumis, dans l’exercice de leur fonctions à un règlement particulier. Leur chef-pilote n’a pas de résidence fixe ; mais il a un bureau dans les principales viles maritimes. C’est à lui que l’on doit s’adresser pour tout ce qui concerne  le service du pilotage dans le fleuve.

31.

Nécessité d’avoir un pilote à bord.

    Le pilotage n’est pas obligatoire dans le Danube. On ne doit pas cependant négliger d’avoir un pilote, surtout à la descente, et lorsque le navire a un chargement à bord, autant pour sauvegarder les intérêts des assureurs que ceux des assurés. D’ailleurs, en certains endroits, des circonstances exceptionnelles et imprévues peuvent rendre la manœuvre extrêmement difficile et dangereuse. Une connaissance parfaite des lieux, une pratique constante, un coup-d’œil rapide et assuré peuvent seuls faire sortir un navire d’un embarras accidentel et éviter de graves avaries. C’est alors, dans un de ces moments critiques, que l’on sent la nécessité d’avoir à bord un homme pratique, habitué depuis longtemps à ce genre de navigation et qui, en luttant avec calme, sait vaincre tous les dangers en face desquels un navire peut si fréquemment se trouver engagé.

32.

La taxe du pilotage pour la navigation en aval est fixée à :

Dix ducats, d’Ibraïla ou Galatz à Sulina.
Huit ducats de Rény ou Ismaïl à  Sulina
Six ducats de Tulscha à Sulina
plus pour nourriture le traitement de sous-officier.

Pour la remonte on traite de gré à gré. Toutefois cela ne peut dépasser un demi-ducat par jour de voyage, et le traitement de sous-officier pendant toute sa durée.

33.

Navigation en amont.

   Le but de tout navire, qui es rend de Sulina à un point quelconque dans l’intérieur du fleuve, est de remonter avec toute la facilité et al promptitude possibles. Pour atteindre ce but, il s’agit de profiter de tout vent favorable, d’éviter les courants trop rapides, ainsi que les échouages, qui, à eux seuls, peuvent occasionner un retard considérable, en outre des avaries qui peuvent en être la conséquence.

34.

   Les bancs sont si nombreux, dans la branche de Sulina, que le plan seul peut en donner une idée exacte ; au reste, les amers manquent totalement pour pouvoir en donner les relèvements nécessaires. Il en est de même pour les carcasses qu’il serait trop long de détailler sans pouvoir en expliquer ici la position avec exactitude, et pour lesquelles on devra, comme pour les bancs s’en rapporter au plan.
Les bancs, chaque année, ne subissent qu’un changement presque imperceptible ; tandis que les carcasses augmentent malheureusement trop. J’ai signalé sur le plan toutes celles qui existaient au vingt décembre 1860 ; et leur position, ayant été placée avec soin, sera facile à reconnaître au moyen des poteaux numérotés.

   J’ai déjà eu occasion de signaler les plus dangereuses; j’ajouterai à celles déjà citées, la carcasse qui se trouve sur le banc en face de Tulscha, ainsi que celle qui est en face du lazaret de Galatz. Il y a assez d’eau sur cette dernière, mais il serait dangereux de venir se heurter contre la mâture dont une partie veille encore à certaines époques ; il y a un bon passage de chaque côté.

35.

    J’ai déjà dit que les courants sont plus rapides dans la partie concave des contours, ainsi que dans certains endroits du fleuve où les bancs ne laissent qu’un chenal étroit à la navigation. On doit éviter de se laisser affaler dans la partie concave des contours, et ne s’en approcher qu’autant qu’on le jugera nécessaire pour évoluer sûrement, et toujours en manœuvrant de manière à doubler convenablement la pointe, sans la ranger de près. Quant aux bancs, pour éviter un échouage, il faut beaucoup de prudence et une certaine expérience pratique que l’on ne peut acquérir qu’en faisant souvent cette navigation.

   Afin d’éviter, autant que possible, le courant dans tout le parcours du fleuve, il faut passer aussi près qu’on peut de l’accore de chaque bancs, quelquefois sur le banc lui- même, s’il y a assez d’eau ; mais s’il n’existe pas de bancs, il faut ranger de très-près l’une des deux rives ; on doit choisir de préférence celle qui forme la pointe du contour que l’on va rencontrer, parce que c’est là que le courant se fait moins sentir.

36.

Les trois contours du Delta.

  Le Delta, long à peine de deux milles, comprend à lui seul trois contours.
On l’appelle communément M, parce que le fleuve, en cet endroit, a la forme de cette lettre. C’est là que l’on rencontre presque toujours le plus grand nombre de navires, amarrés sur les deux rives, en attendant un peu de vent favorable. Ce passage, devenu dès lors difficile par l’encombrement, est rendu dangereux bien souvent par d’autres navires qui, descendant à al dérive, ne peuvent manœuvrer qu’avec difficulté. Ce n’est qu’avec beaucoup de patience et de prudence qu’un bateau à vapeur parvient à se frayer une route au milieu d’une véritable forêt de navires ; et lorsqu’on est parvenu à doubler ces contours, si l’on jette un coup-d’œil en arrière, on est souvent surpris des dangers que l’on a courus, tandis que l’on se trouve heureux aussi d’avoir pu les éviter.

37.

Alganis.

   Cinq bouées rouges, placées sur le même alignement, indiquent le chenal des Alganis. On doit les laisser toutes à tribord en montant, et passer beaucoup plus près d’elles que de la rive droite. Entre les bouées et la rive gauche, il y a peu d’eau et le fond est de cailloux. C’est là que la petite rivière de Papadia, actuellement barrée, déversait ses eaux dans le Danube.

38.

Tulscha.

    Après avoir quitté la branche de Sulina, il reste encore cinq milles à parcourir pour arriver à Tulscha, ville turque située sur la rive droite. Les navires qui doivent y prendre charge mouillent l’ancre de tribord et accostent le quai au moyen de leurs amarres ; les navires en relâche vont mouiller en face, sur le banc, par cinq ou six brasses, immédiatement au-dessus de la pointe, hors de la ligne des forts courants. Un câble télégraphique traverse le Danube à un mille au-dessus de Tulscha. Ce câble est signalé par des poteaux, sur l’une et l’autre rive, il est défendu de mouiller, sous aucun prétexte, dans l’alignement de ces poteaux.

39.

Roche de Tulscha.

    J’ai entendu souvent signaler la Roche de Tulscha comme un grand danger. Cette roche n’est recouverte qu’au moment où les eaux atteignent leur plus grande hauteur ; alors même un fort remous la fait aisément reconnaître. Au reste elle est éloignée tout au plus de douze mètres du pied d’un plus grand rocher qui fait partie de la montagne, contre laquelle la ville est adossée. On a construit sur ce rocher une petite maison ou baraque en pierres, d’un extérieur toujours très propre. Le courant qui vient se heurter contre la roche, forme un contre-courant assez rapide dans les parties concaves, au-dessus et au-dessous d’elle. Il existe aussi un autre contre-courant en face et au-dessous de la pointe. Ils sont tous très favorables pour faire évoluer un navire qui appareille pour la descente.

   Je suis persuadé que la Roche de Tulscha n’est pas aussi dangereuse qu’on veut bien le supposer ; car on ne peut citer pour preuve, non seulement aucun navire perdu, mais encore ayant fait même, à cause d’elle, la plus petite des avaries.

40.

Isatcha.

   Il n’existe qu’une seule ile entre Tulscha et Galatz ; c’est celle d’Isatcha [Isaccea], située du même côté et en face même de la ville d’où elle tire son nom. Cette ile est totalement boisée ; il y a de 6 à 9 pieds d’eau, suivant la saison, dans le chenal qui la sépare de la ville. On peut la ranger d’assez près, car sa partie extérieure est saine.

Plan du Danube, 3eme partie : de Isatcha à Ibraïla

41.

Reny.

   La ville de Rény, bâtie sur la rive gauche, fait partie actuellement de la Moldo-Valachie. Elle est à 10 milles au-dessous de Galatz. Elle possède un vaste lazaret où chargeaient autrefois les navires en quarantaine. Le commerce y est beaucoup plus actif qu’ à Tulscha. Le confluent du Pruth est à un mille au-dessus du lazaret.

Banc de Rény.

    Le grand banc que l’on appelle Banc de Rény, commence en face même de la ville, sur la rive droite. Il a trois milles de longueur et occupe le tiers environ de la largeur du fleuve. On passe assez près et sur l’accore même du banc, afin de ne pas avoir un courant trop fort à refouler.

42.

Pointe Cocona.

   À trois milles et demi au-dessus du confluent du Pruth, est la pointe Cocona ; elle est entourée d’un banc qui s’étend assez au large. Il existe un fort brassage dans la partie concave en face de la pointe, ainsi qu’un tourbillon de courant qu’il sera toujours prudent d’éviter.
Après avoir doublé la pointe Cocona, on peut suivre l’une ou l’autre rive ; mais on doit préférer la rive droite ; car, malgré qu’elle soit aussi profonde, le courant s’y fait moins sentir.

43.

Galatz.

Galatz vers 1820, vue de la rive gauche dessin de Ludwig Ermini publié par Adolph Kunike, 1826

La ville de Galatz est à 6 milles au-dessus de la pointe Cocona, sur la rive gauche. Le premier établissement que l’on rencontre est le lazaret [établissement hospitalier qui accueille en particulier les voyageurs pour une quarantaine], en face duquel , au milieu du fleuve, existe une carcasse déjà mentionnée. Il y a bon passage ed chaque côté, mais celui de la rive gauche est préférable parce qu’il est plus accore et plus profond.

Mouillage.

Les navires qui sont destinés pour Galatz, doivent tous les jours mouiller en face de la ville sur la rive droite, en attendant que la Direction du port leur désigne une place au quai pour y prendre charge.

Le Seret.

La rivière du Seret se jette dans le Danube à quatre milles au-dessus de Galatz. Sur la rive gauche, un peu au-dessus du Seret, existe une ile assez longue. Un navire qui remonte doit, après avoir passé le Seret, continuer de suivre la rive gauche, jusque par le travers du milieu de cette île, et passer ensuite sur la rive opposée, pour ne plus la quitter qu’en approchant de la branche de Matschin [Mǎcin], à l’entrée d’Ibraïla.

44.

Ibraïla.

Ibraïla (Brǎila) vers 1820, dessin de Ludwig Ermini publié par Adolph Kunike, 1826

De même que Galatz, Ibraïla est bâtie sur la rive gauche du fleuve. Les rues sont larges et bien percées. Le commerce de cette ville est immense, et elle possède de nombreux et vastes magasins. Les navires attendent, sur la rive droite, qu’on leur ait désigné une place, pour pouvoir aller s’amarrer à quai devant les magasins où ils doivent prendre leur chargement. Les navires qui ont quelques réparations à faire, vont se placer, soit dans la branche de Matschin, soit derrière le petit ilot en face de la ville.

Mouillage.

   Les navires en charge, ayant tous une ancre au large, et étant amarrés parallèlement au quai, souvent sur neuf et dix rangs, il en résulterait parfois de graves inconvénients, si la Direction du port, qui veille avec une constante sollicitude à maintenir l’ordre le plus parfait, n’avait pris à ce sujet d’excellentes mesures. Ainsi : tout mouvement dans le port, pour aller prendre une place au quai ou pour la quitter, n’est autorisé que le jeudi et le dimanche.

45.

Exportation.

   De tous les ports du Danube, Ibraïla est celui qui fournit le plus à l’exportation, et le commerce y prend une extension rapide. Il a été chargé en ce port 1,291 navires en 1839 ; tandis que l’année suivante nous présente un total de près de 2,000 navires.

L’exportation du Danube se compose de blé, maïs, orge, seigle, haricots, millets, graines de lin et de navette, planches et douelles [tonneaux], peaux de bœuf, fromages, suif et viande salée.

46.

Importation.

 L’importation donne un accès facile à presque toutes les branches de notre industrie, laquelle lutte avantageusement, par la bonté de ses produits, contre l’Allemagne entière.

50.

Appareiller à Ibraïla.

   Il existe, sous l’eau, un peu au-dessus d’Ibraïla, les restes d’un ancien pont qui traversait le Danube. Cet endroit est très favorable pour faire évoluer promptement un bateau à vapeur. Il faut, pour cela, remonter le fleuve, en rangeant la ville, jusqu’après avoir dépassé le travers du grand moulin à vent. Lançant alors le navire, sur bâbord, on le dirige de manière à venir placer l’avant dans le courant qui sort par l’espace compris entre deux piles, tandis que l’arrière se trouve dans le remous formé par l’une d’elles (ce qui est toujours très-facile à distinguer). On doit le maintenir dans cette position, aussitôt que l’avant est bien présenté, en stoppant et faisant même quelques tours en arrière, si c’était nécessaire. Le navire tourne alors sur lui-même avec une rapidité surprenante. Cette manœuvre est préférable à toute autre, et malgré la perte de temps qu’elle entraîne (un quart d’heure environ), la conviction de ne faire aucune avarie compense largement ce retard peu sensible.

51.

Appareiller à Tulscha.

   À la descente, un bateau à vapeur, qui ne doit séjourner à Tulscha qu’un espace de temps assez restreint, pourrait mouiller sur le banc par trois brasses ; mais il est préférable d’aller au dessous de la pointe, et de porter tout sim- plement une amarre à terre en échouant légèrement l’avant. Dans l’un ou l’autre cas, il faut, lors de l’appareillage, manœuvrer de manière à venir placer l’arrière du bâtiment dans le contre-courant au-dessus ou au-dessous de la roche. On peut être certain alors que le navire, étant poussé en sens inverse par l’arrière et l’avant en même temps, évoluera avec une grande facilité.

52.

Passage des coudes à la descente.

   Pour descendre un coude très-prononcé, avec un bateau à vapeur, il convient de suivre quelque temps à l’avance la rive qui forme la partie concave ; puis choisir le moment favorable pour lancer le navire de manière à venir placer l’avant le plus près possible de la pointe. En le main- tenant dans cette position, l’arrière reçoit une impulsion beaucoup plus forte que l’avant et l’évolution du navire est assurée.

53.

Avoir une ancre à jet prête à mouiller par l’arrière.

   Il est très prudent d’avoir toujours une ancre à jet prête à mouiller par l’arrière, dans le cas où il serait urgent de s’arrêter immédiatement, soit pour un encombrement de navires, ou bien pour tout autre motif impossible à prévoir.

Sources : Bibliothèque Nationale de France, Paris

Danube-culture, août 2024

Le Centre Culturel Nicăpetre de Brăila

   La villa Embiricos, aujourd’hui Centre Culturel Nicăpetre (strada Belvedere n°1), a été édifiée en 1912 par l’architecte Lazăr I. Predinger pour Menelas Embiricos, armateur et homme politique grec, descendant d’une véritable dynastie d’armateurs, de banquiers et de commerçants  originaires de l’île ionienne d’Andros et dont certains des membres s’étaient installés déjà auparavant à Brăila et exerçaient un quasi-monopole sur certaines activités commerciales, cet élégant et luxueux hôtel particulier aux façades et décorations raffinées, tient lieu à son origine de siège de la compagnie maritime M. Embiricos & Co dont Menelas Embiricos est le propriétaire avec son frère Leonidas et de logement pour sa famille.

Le port de Brăila au début du XXe siècle avant sa mécanisation (1908) qui provoquera de graves émeutes parmi les dockers et les ouvriers.

   L’écrivain Fanuş Neagu (1932-2011) évoque dans un de ses récits l’atmosphère  de la fête que l’amateur organise pour l’inauguration de son hôtel particulier qu’il avait fait coïncider avec la journée de la fête national grecque :
« Les sirènes des navires ancrés dans le port retentissaient sur l’eau puis se taisaient et recommençaient à nouveau, les canons de parade tonnaient en grandes salutations. Dans le jardin d’Embericos on servait, sur des plateaux géants, des olives, des oranges, des mandarines, de l’ouzo, de la liqueur de roses, du vermouth, de l’eau-de-vie de Chios, du mouton grillé, des tripes surtout et des pièces de viande de chevreau accompagnées par des vins doux et parfumés… »
   La société grecque exporte des céréales et importe du charbon d’Angleterre. Menelas Embiricos est également agent général de plusieurs compagnies maritimes (Byron Steamship Ltd, Londres, Compagnie Nationale Grecque de Navigation de Bateaux à Vapeur grecque) et possède avec son frère une flotte de cargos assurant une liaison régulière entre l’Angleterre, le continent, la Méditerranée et les ports de la mer Noire et du Danube parmi lesquels Brăila. Ils  possèdent encore les paquebots Themistocle puis Alexandre Ier qui relieront Constanţa à New York via le Pirée et Marseille ainsi que d’autres bateaux transportant les voyageurs de Marseille jusqu’à Varna (Bulgarie) tout en desservant des ports grecs intermédiaires (Thessaloniki, Le Pirée…).
   Les affaires de la famille Embiricos vont connaître une période d’instabilité à cause de la première guerre mondiale. Elles reprendront par la suite mais les deux armateurs grecs décident de transférer en 1920 le siège de leur compagnie à Constanţa, au bord de la mer Noire. Ils s’y s’installent et y font construire un immeuble prestigieux.

L’immeuble construit à la demande des frères Embiricos à Constanţa en 1922 et surnommé « Le palais de la navigation, un joyau du patrimoine architectural de la capitale de la Dobrodgée, est aujourd’hui dans état déplorable, sources Wikimedia

   Le conflit entre la Grèce et l’Empire ottoman (1919-1922), la défaite de leur pays et ses conséquences financières entravent à nouveau les activités commerciales des frères Embiricos. La crise économique de 1929 commence à se profiler. Leur hôtel particulier de Brăila, abandonné, mal entretenu, a été vendu entretemps (1927). Il appartiendra ensuite successivement à la la Société des amis de M. Eminescu (1930), servira de dispensaire de la Caisse d’Assurance Sociale Roumaine (1937), sera occupé par des soldats de l’Armée rouge en 1944 puis abritera un hôpital et une polyclinique. En 1986, le bâtiment est confié à l’administration du Musée Carol Ier .  

Photo © Danube-culture, droits réservés

   Le Centre Culturel Nicăpetre de Brăila, strada Belvedere n°1, qui abrite désormais la collection de l’artiste roumain Nicăpetre (de son nom de famille Petre Bălănică, 1936-2008) a été inauguré le 6 décembre 2001 dans l’ancienne Maison des collections d’art (1986-2001). Il a été rénové entre 2008 et 2010 et réouvert au public le 12 novembre 2010.

   Le bâtiment aux quatre façades d’une rare élégance est entouré d’un jardin dans lequel sont également exposées des sculptures.

Photo © Danube-culture, droits réservés

   À l’intérieur, répartis sur trois étages organisés de la même manière, des salles d’exposition réparties autour d’un escalier central en marbre décoré d’un superbe vitrail art déco représentant Hermès, dieu grec du commerce. L’escalier est relié au hall d’entrée. Les combles ont été aménagés pour accueillir des expositions temporaires.

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Détail du vitrail « Art Nouveau » de l’escalier Photo © Danube-culture, droits réservés

   Un travail intéressant de dramaturgie muséal met en valeur les oeuvres du sculpteur. Elles-mêmes valorisent par leur puissance, leur expressivité et leur symbolisme les espaces architecturaux et les éléments de décoration (plafonds, frises, lucarnes, balcons et balustrades, grandes fenêtres, colonnes corinthiennes qui ne sont pas sans faire allusion au pays d’origine du commanditaire du bâtiment…) tout en contrastant avec eux. 

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Un jeu permanent d’influences multiples.
Il émane de cette rencontre, de ce dialogue et de cette alliance par delà les années entre sculpture, architecture, organisation des espaces, des perspectives, des alternance des champs de lumières et d’ombres douces et des éléments décoratifs raffinés, une atmosphère particulièrement séduisante et convaincante, une fluidité artistique équilibrée entre mouvement et repos.

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www.muzeulbrailei.ro

Eric Baude, © Danube-culture, droits réservés, mis à jour novembre 2023

Le Danube, Brahilof (Brǎila), Galatz et l’avenir des Principautés roumaines par Saint-Marc Girardin (1836)

Il ne faut point à Braihilof chercher encore une ville ; tout commence. Les rues sont tracées, mais les maisons ne sont point toutes bâties ; Il y en a cependant déjà un bon nombre, et chaque année ce nombre augmente. Cette années on en a bâti dix-huit ; sur le port, on bâtit un quai qui aura 800 sagènes1 de long (une sagène vaut notre toise) ; on construit une quarantaine ; on avait, dans le premier moment, fait des magasins en bois pour recevoir le blé ; on commence à en bâtir en pierre. La ville a 500 00 sagènes de superficie ; ce terrain a été partagé en trois classes ; la première place, les terrains du port et de la grande place ; la seconde classe, les terrains qui avoisinent le port et la place ; la troisième, le reste de la ville. Comme tous ces terrains appartenaient à la forteresse turque, cédée à la Valachie par le traité d’Andrinople2,  à condition d’être démolie, le gouvernement en a fait don à la ville qui les vend aux particuliers. C’est là son revenu ; c’est avec cet argent qu’elle fait exécuter tous ses travaux de construction et de terrassement.

Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France

Il y a en ce moment un temps d’arrêt dans l’essor de Braihilof ; cela arrive aux villes comme aux individus ; après un premier effort, elles s’arrêtent comme pour reprendre haleine. Mais quoi qu’il en soit, cette ville a ce qu’il faut pour réussir ; elle a un grand fleuve qui lui amène les bâtiments, une grande abondance de matières premières à exporter, point de douanes, car c’est un port franc ; et eût-elle des douanes, les droits ne seraient que de 3 pour 100, ce qui n’est rien, et ce qui pour le dire en passant, rend presque illusoire l’avantage d’être un port franc. Elle a l’idée que son avenir commercial est grand, et cette idée lui donne un sentiment de patriotisme, sentiment qui n’est encore guère développé dans les Principautés, parce que c’est depuis six ans seulement qu’elles commencent à être quelque chose comme une patrie ; et encore que de choses leur manquent de ce côté ! Brahilof a enfin un jeune gouverneur plein de zèle et de mérite, M. Slatiniano, et elle sait apprécier ses services ; tout cela me donne confiance en son avenir, dût cette ville ne pas atteindre encore, d’ici à quelques années, la prospérité d’Odessa, dont elle s’est peut-être crue trop tôt la rivale.

Brahilof (Brǎila,Valachie), deuxième vue (256), dessin de L. Erminy, gravure de A.von Saar, A. Kunike, Donau Ansichten, Wien, 1824

Brahilov est une ville neuve ;  il y a de la confusion, mais de la confusion de quelque chose qui commence ; et, à ce titre, la confusion ne déplait pas. À Galatz, il y a la confusion d’une vieille ville et surtout d’une ville turque. Figurez-vous, sur une colline qui descend à la mer assez brusquement, un amas confus de cabanes de bois ; à travers ces cabanes, des rues ouvertes irrégulièrement, et ces rues pavées avec des poutres jetées transversalement d’un côté de la rue à l’autre ; quand il fait beau, une poussière immense qui devient une boue profonde quand il pleut ; des émanations infectes sortant de dessous ces poutres, sous lesquelles il y a toujours des eaux stagnantes ; figurez-vous ces cabanes de bois ayant un intérieur obscur et sombre, et le dehors sali par la pluie et la poussière ; pas une auberge ; ce qu’on appelle des auberges, un mauvais caravansérail avec des chambres, où pour tout meuble, il y a une claie élevée sur des barreaux de bois, à un pied du plancher, qui est lui-même plein de poussière comme les rues ; nulle part la moindre trace de soin,  d’ordre, de propreté, d’arrangement ; une ville faite comme un bivouac de soldats français ; nos soldats ne voudraient pas loger seulement huit jours dans de pareils taudis ; voilà Galatz, mais le vieux Galatz, voilà la vieille ville turque, ce qui m’a fait revenir sur l’impression que j’avais eue à l’aspect des villes turques sur le Danube. De loin et en perspective, ce mélange de maisons et de verdure m’avait semblé piquant et gracieux ; la vue de l’intérieur m’a tout gâté.

Gallatz (Galaţi, Moldavie), première vue (258), dessin de L. Erminy, gravure de A. von Saar, A. Kunike, Donau Ansichten, Wien, 1824

Heureusement qu’à côté du vieux Galatz, à côté du Galatz des Turcs, il commence à se bâtir une ville nouvelle qui datera, comme Brahilof, de la régulation des Principautés.
C’est sur la colline qui domine le Danube que s’élèvent déjà quelques maisons qui sentent l’Europe et qui témoignent de ce que pourra devenir Galatz. Cette colline a une belle vue sur la dernière branche des Balkans , qui sépare le Danube de la mer Noire et qui le rejette au Nord ; elle a à sa gauche le lac Bratitz3 et le Prut, qui sépare la Moldavie de la Bessarabie ; à droite, la ligne du Danube et la plaine de Valachie ; à ses pieds, le port, et elle ressemble, en petit, à la côte d’Ingouville au Havre. Je souhaite à Galatz d’avoir avec le Havre d’autres ressemblances.

Gallatz (Galaţi, Moldavie), deuxième vue (259), dessin de L. Erminy, gravure de A. von Saar, A. Kunike, Donau Ansichten, Wien, 1824

Ne croyez pas que Galatz et Brahilof placées à portée de la mer Noire et, destinées à devenir des ports maritimes, n’aient pas besoin aussi elles-mêmes de l’amélioration du haut Danube. À toute force, elles peuvent s’en passer, je le sais. Que les cataractes soient praticables ou non, cela n’empêchera pas les bâtiments européens de venir par la mer Noire chercher à Galatz et à Brahilof les productions des deux Principautés. Ces deux villes pourront encore dans cet état de choses, devenir pour Odessa des rivales redoutables ; car le commerce d’Odessa et des Principautés roule à peu près sur les mêmes objets, le blé, la laine et les cuirs. Ces objets sont déjà moins chers à Brahilof qu’à Odessa. Ainsi, Brahilof dit-on, livre à 18 roubles sur la place de Marseille, le blé qu’Odessa ne peut céder qu’à 22 roubles ; et de notre temps où tout le monde va au bon marché, cette différence suffit à décider le commerce à  prendre la route de Galatz et de Brahilof  au lieu de la route d’Odessa. On ajoute que la Podolie4 et la Volhinie5, épuisées par une longue culture, ne pourront soutenir la concurrence des terres presqu’encore vierge des Principautés. Déjà la récolte moyenne du froment de la Moldavie, égale celle de la Volhinie, et de plus, le transport du grain au Dniestr, est plus cher que le transport au Danube, qui, coulant autour de la Valachie, et lui faisant comme un chemin de ronde, se trouve pour ainsi dire au bout de chaque champ. Ce sont là sans doute des causes de prospérité ; et avec le bas-Danube, seulement Galatz et Brahilof peuvent fleurir. Le commerce du bas Danube les a fait naître, il peut donc les faire vivre. Mais ajoutez-y le commerce du haut Danube, affranchissez le fleuve des obstacles qui l’entravent, faites que la Servie, le Banat, la Hongrie, l’Autriche et toute l’Allemagne, depuis Ulm, puissent descendre aisément jusque’à la mer Noire avec les produits infinis de leur sol et de leur industrie, et songez alors quelle est la prospérité promise à Galatz et Braihilof, devenues l’entrepôt de toute cette grande vallée du Danube, deux fois plus riche, plus fertile et plus variée que la vallée du Dniester ; c’est alors surtout qu’Odessa devrait trembler. La navigation du haut Danube est donc pour les Principautés, pour Galatz et pour Brahilof, une question d’une haute importance. Si cette navigation reste ce qu’elle est, ces deux villes vivront sans grandir beaucoup peut-être : si elle devient plus facile, elles seront alors les deux portes de l’Allemagne sur la mer Noire.

Brahilof (Brǎila, Valachie), première vue (255), dessin de L. Erminy, gravure de A. von Saar, A. Kunike, Donau Ansichten, Wien 1824

Voilà quel est l’intérêt matériel des Principautés à la navigation du Danube : l’intérêt moral est encore plus grand. Si cette navigation devient facile et prompte, si elle se prête non seulement au transport des marchandises mais au transport des voyageurs, et si, dans cette vue,  l’administration des bateaux  à vapeur prend des mesures nécessaires pour affranchir les passagers des lenteurs et des ennuis qu’ils éprouvent en ce moment ; si le Danube devient, ce qu’on s’est trop pressé de croire, la grande route entre l’Orient et l’Occident, songez quel avantage ce sera pour les Principautés de se trouver sur le chemin de tous les voyageurs que le commerce, la science, la politique, la curiosité conduiront en Orient. Bucarest, Brahilof, Galatz, Jassi même, deviendront, pour ainsi dire, les auberges de la civilisation dans sa nouvelle route vers l’Orient. Les marchandises sur leur chemin répandent la richesse, mais les voyageurs répandent les idées ; tout homme qui voyage, si peu instruit qu’il soit, porte toujours avec soi, et sans le savoir, une ou deux idées qu’il sème, et sans le savoir encore, sur son chemin. Sans doute il en est de ces idées comme des semences de la parabole ; il en est qui tombe sur les pierres ; il en est qui sont étouffées par les épines ; mais il y en a toujours qui tombent sur la bonne terre et qui fructifient. Quand deux hommes se rencontrent, l’un venant de l’Est et l’autre de l’Ouest et qu’ils se mettent à causer, soyez persuadé que la civilisation est entière dans leur causerie, et que ces paroles qui se rejoignent de deux pôles opposés ne se touchent pas sans qu’il en jaillisse quelque bonne étincelle de lumière. Pour Galatz, pour Brahilof, les ballots de marchandises qui viendront du haut Danube, sont la richesse ; les voyageurs sont la civilisation ; c’est plus encore, c’est l’attention de l’Europe. Quand il y aura dans les salons de Paris et de Londres cinq cent personnes qui auront vu les paysages des Carpathes, qui auront dansé et causé à Jassy et à Bucharest et qui s’en entretiendront avec intérêt et avec plaisir ; quand il y aura dans les bourses de Londres et de Paris, d’Amsterdam et de Berlin, mille commerçants qui auront fait des affaires à Galatz et à Brahilof et qui s’en entretiendront ; quand il y aura dans les ports de Marseille, du Havre, de Liverpool et de Hambourg, deux mille capitaines ou subrécargues6 de vaisseau qui auront touché aux ports de Brahilof et de Galatz, et qui s’en entretiendront (car c’est là le point important, parce qu’aujourd’hui les paroles ne tombent plus par terre ; elles tombent sur une presse qui les impriment) ; quand il aura ainsi été beaucoup causé et beaucoup imprimé sur les Principautés ; alors leur indépendance, si fragile et si délicate aujourd’hui, sera plus forte et plus sûre ; car elle sera protégée par l’attention de l’Europe entière. C’est pour un pays une défense et une force que les regards de l’Europe tournés sur sa destinée. C’est là ce qui a fait la fortune de la Grèce. »

20 octobre 1836

Saint-Marc Girardin (1801-1873), « Le Danube », in Souvenirs de voyages et d’études, Paris, Amyot, rue de la paix, 1852
   Universitaire, professeur d’histoire à la Sorbonne, critique littéraire et homme politique français, député, conseiller d’État, puis brièvement ministre de l’instruction publique, officier de la Légion d’honneur, défenseur éloquent et ingénieux de la tradition classique contre les nouveautés du romantisme au théâtre, Saint-Marc Girardin fut aussi un des principaux rédacteurs du Journal des Débats. Il sera élu à l’Académie française en 1844.

 Notes :
1 soit 1949 m

2 signé entre l’Empire ottoman et la Russie à Andrinople le 14 septembre 1829 et au grand avantage de cette dernière. À cette occasion, la Russie, qui occupe déjà la Bessarabie, s’installe sur le delta du Danube.
3 Le lac Brateš se trouve au sud de la Moldavie à proximité de la confluence de la rivière Prut avec le Danube (rive gauche)
4 plateau sédimentaire du centre-ouest de l’Ukraine actuelle (nord-ouest d’Odessa) en forme de collines et de vallées dans lesquelles coule le Boug et qui se trouve délimité par le Dniestr au sud-ouest. Ce territoire européen multiethnique des confins de plusieurs empires et royaumes d’Europe centrale et orientale, fût âprement disputé durant l’histoire.
5 région du nord-ouest de l’Ukraine voisine de la Galicie, à l’hiroire également douloureuse, peuplée de Scythes dans l’Antiquité, conquise par les Goths, les Slaves et les Alains par la suite. Elle devient une principauté avec la Galicie puis est partagée entre la Pologne et la Lithuanie, rattachée à la Russie (fin XVIIIe siècle), de nouveau polonaise, soviétique, allemande, annexée par l’Union soviétique et enfin attribuée à l’Ukraine.
6 Employé d’une compagnie qui embarque en plus de l’équipage normal d’un navire afin d’y représenter les intérêts de ladite compagnie. Il veille notamment à la gestion, voire à la vente, de la cargaison.

Danube-culture, mis à jour octobre 2023

Retour des liaisons par bac entre l’Ukraine et la Roumanie depuis 2019

Ce passage permet de réduire la distance d’un trajet entre la rive ukrainienne et la rive roumaine de 100 kilomètres. La frontière danubienne entre les deux pays peut être franchie sans obligation de transit sur le territoire de la République de Moldavie.

Les autorités portuaires ukrainiennes affirment également que la ligne de ferry aura à terme une capacité de 1 000 camions et de 250 voitures de tourisme par jour, ce qui permettra de créer un nouveau lien de transport en Europe de l’Est, d’attirer de nouveaux investissements et d’inciter à la création de nouveaux emplois dans la région.
www.porom.org

Cette concrétisation du passage Roumanie-Ukraine entre Isaccea (Roumanie rive droite) et Orlovka (Ukraine, rive gauche) faisait partie des objectifs annoncés par les autorités depuis 1998, année de la mise en place de l’Eurorégion du Bas-Danube, une structure de coopération transfrontalière regroupant les autorités roumaines de Galaţi (Moldavie roumaine), Brăila (Valachie) et Tulcea (Dobroudja) avec celles de la Région d’Odessa (Ukraine) et des institutions de la République de Moldavie (districts de Cahul et Cantemir). La concrétisation de ce projet a été longtemps reportée principalement en raison des relations pour le moins compliquées entre l’Ukraine et la Roumanie et des difficultés pour trouver un accord entre ces deux pays.

Cette traversée Roumanie-Ukraine par bac est considérée comme un atout par les communautés des deux rives du fleuve qui pensent que la présence d’un bac pourrait préluder à un développement touristique et améliorerait le niveau de vie des habitants de cette région du Bas-Danube.

Sources :
Agence BucPress
www.bucpress.eu

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