Les Lipovènes du delta du Danube

Vilkove ou Vylkovo (Vâlcov en roumain), ancienne carte postale roumaine

   « Il ne faudrait pas se figurer que les pêcheurs n’ont qu’à plonger leurs mains dans le Danube pour en retirer des poissons de choix. La pêche de l’esturgeon ne va pas sans péril. On suspend sur la moitié du fleuve, à deux poteaux ou à deux flotteurs, des filets formés de longues lignes qui balancent au mouvement des eaux, leurs gros hameçons. Dès que les esturgeons s’y engagent, ils sont attrapés et accrochés. Ces lignes doivent être assez espacées ; et les inspecteurs exigent entre les filets  un intervalle d’au moins cinquante mètres, afin que les petits, les chanceux ou les malins puissent s’esquiver. Lorsque les pêcheurs arrivent, ils soupèsent chaque ligne l’une après l’autre et, quand ils sentent le poisson se débattre, ils unissent leurs efforts et la soulèvent avec précaution. À peine le museau de la bête émerge-t-il, q’un homme, armé d’un maillet où l’on a coulé du plomb fondu, lui en assène un coup mortel, car l’esturgeon renverserait barque et pêcheurs. L’an dernier, on en a pris un qui pesait deux cents kilos. Ce genre de  pêche à l’assommoir convient aux Lipovans, ces cosaques sauvages ; ils tiennent autant du boucher que du pêcheur… »
André Bellessort (1866-1942), Sur le Danube, article parue dans la Revue française, 6 septembre 1905

   Les Lipovènes qui fuirent la Russie et les persécutions du régime du tsar au début du XVIIIe siècle, ont du et su s’adapter aux conditions difficiles de leur nouvel environnement dans le delta du Danube. Autrefois majoritaires dans celui-ci, devenus presque exclusivement pêcheurs (pour les hommes) et agricultrices pour les femmes, ces « Vieux-Croyants » d’un autre temps ont réussi à préserver jusqu’à aujourd’hui leur langue, leurs pratiques religieuses et une grande partie de leurs traditions tout en diversifiant récemment, pour des raisons économiques et de survie, leurs activités. Certains villages s’ouvrent comme ceux de Mila 23 ou de Jurilovca, à un tourisme durable. Mais la population lipovène est désormais vieillissante à l’image des autres communautés du delta du Danube, déserté peu à peu par ses habitants, les nouvelles générations préférant gagner les grandes villes voisines voire Bucarest et au-delà en Europe pour y travailler.

Vylkove (Vylkovo, Valcov) dans les années cinquante (photo Kurt Hilscher), la petite ville aujourd’hui sur le territoire ukrainien était alors soviétique après avoir été roumaine 

   La communauté lipovène des « Vieux Croyants » est dispersée de façon hétérogène sur les territoires ukrainiens (Boudjak, oblast d’Odessa) et roumains (Dobrodgée, départements de Tulcea et de Constanţa, Munténie, département de Brǎila). Elle est fortement implantée, côté ukrainien, notamment à Vilkove (Вилкове en ukrainien, Valcov en roumain), petite ville du Boudjak de Bessarabie, sur la rive gauche du bras danubien septentrional de Chilia, et dans des villages aux alentours. Fondée par des réfugiés lipovènes en 1746 sur un territoire ottoman aux confins de la Russie, Vilkove devient russe en 1812, moldave en 1856, roumaine en 1859, suite à l’union de la Moldavie avec la Valachie, de nouveau russe en 1878, retourne à la Moldavie en 1917 et redevient roumaine en 1918 jusqu’en 1940 ou elle passera sous le giron soviétique. La petite ville fait partie de l’Ukraine depuis 1991. 

Le nom de Lipovène proviendrait du moine Filip, faisant d’eux les Filipovcy, c’est à dire les adeptes de Filip, en roumain Filipoveni, devenus avec le temps Lipoveni.1 Selon d’autres sources, ce nom viendrait du mot lipa (tilleul), un arbre dont le bois servait pour la fabrication des icônes.   

   « De nos jours le delta, où vivent environ vingt-cinq à trente mille personnes, est surtout le territoire des Lipovènes, ces pêcheurs à longue barbe de patriarche arrivés au XVIIIe siècle de la Russie qu’ils avaient quittée pour des raisons religieuses. Les Vieux-Croyants, adeptes du moine Philippe, avaient abandonné la Moldavie pour se réfugier en Bucovine ; ils refusaient les sacerdoces, les sacrements, le mariage et le service militaire, et ils refusaient surtout de jurer et de prier pour le tsar, tandis qu’ils choisissaient comme suprême pénitence de mourir sur le bûcher ou en jeûnant. Dans la Bucovine autrichienne, Joseph II leur accorda la liberté de culte et l’exemption du service militaire ; l’empereur illuministe méprisait probablement les principes qui leur interdisait de prendre aucun médicament, mais il admirait à coup sûr leur douceur laborieuse et respectueuse des lois, et surtout leur ingéniosité industrieuse, qui faisait d’eux des artisans et paysans hautement qualifiés et en avance sur le plan technique. Vers le milieu du XIXe siècle, beaucoup de Lipovènes en revinrent à une acceptation de la hiérarchie et une célébration de la messe selon l’ancienne liturgie, et à la fin du siècle certains rejoignirent l’église grecque d’Orient.

À présent les Lipovènes sont pêcheurs dans le delta, mais exercent aussi ailleurs les métiers les plus divers, dans les fabriques ou les usines de Roumanie. Pourtant, ils restent toujours essentiellement le peuple du fleuve, vivant dans l’eau comme les dauphins ou les autres mammifères marins. Sur les rives, leurs barques noires ressemblent à de grosses bêtes en train de se reposer sur la plage au soleil, à des phoques prêts à plonger et à disparaître dans les eaux au moindre signal. C’est sur l’eau que se trouvent leur maison de bois, de boue et de paille, couvertes de roseau, leurs cimetières avec leurs croix bleu ciel, leurs écoles où les enfants se rendent en canoë. Les couleurs des Lipovènes sont le noir et le bleu ciel, clair et doux comme les yeux de Nikolaï sous ses cheveux blonds. Tandis que notre bateau passe devant leurs maisons, les gens se montrent hospitaliers et joyeux, ils nous saluent et nous font signe de nous arrêter et d’entrer ; l’un d’entre eux, à petits coups de pagaie, nous accoste et nous offre du poisson tout frais en échange de raki.
Il n’y a pas de limite entre la terre et l’eau, les rues qui dans un village conduisent d’une maison à l’autre sont tantôt des sentiers herbeux, tantôt des canaux sur lesquels flottent des joncs et des nénuphars ; la terre et les fleuve s’interpénètrent et se perdent l’un dans l’autre, les « plaurs » recouverts de roseaux flottent comme des arbres à la dérive où sont fixés au fond comme des îles. Ce n’est pas pour rien qu’il existe une Venise du delta, Valcov [Vilkove ], avec son église à coupoles.

Église lipovène de Vylkovo, photo © Danube-culture droits réservés

Zaharia Haralambie, près du mille 23 [Mila 23], sur l’ancien cours du Danube, à double méandre, du côté du canal qui mène à Sulina, est le gardien de la réserve des pélicans ; toute sa vie se passe à écouter leurs cris et le battement de leurs ailes. Comme les autres Lipovènes, il a un visage franc et ouvert, une innocence dénuée de crainte. Les enfants, qui en bande ont fait cercle autour de nous dès que nous sommes descendus, se plongent dans le fleuve et le boivent, se courent après sans faire de distinction entre la terre et l’eau. Les femmes sont bavardes, aimables, elles ont des façons libres et familières, ce qui induit Cisek, dans son roman, à imaginer de plaisantes aventures amoureuses. Le delta, c’est l’abandon total à l’écoulement ; dans cet univers liquide qui libère et dénoue, les feuilles se laissent aller et emporter par le courant. »
Claudio Magris, « Sur le delta » in Danube, Collection l’Arpenteur, Éditions Gallimard, Paris 1986

« Pour définir la population que l’on qualifie de lipovène en Roumanie, en Moldavie et dans l’ouest et le sud de l’Ukraine, on peut dire qu’il s’agit d’une population ethniquement russe ; installée principalement en Moldavieet en Dobroudja depuis près de 300 ans, et qui a conservé la langue, les croyances religieuses et les coutumes ancestrales de sa patrie d’origine la Russie. Ces Russes-Lipovènes, nom que prirent les Vieux-croyants russes en s’installant sur les terres de l’Empire ottoman et de ses principautés vassales de Moldavie et Valachie dès le début du XVIIIe siècle sont, aujourd’hui encore, massivement présents dans le delta du Danube, dont ils constituaient jusque dans les années 1890 la majorité de la population. Ces nouveaux arrivants fuyaient les persécutions de l’administration tsariste qui cherchait à leur imposer de force une réforme de l’Église orthodoxe russe qu’ils refusaient avec obstination depuis la fin du XVIIe siècle. Leur peuplement actuel, situé pour l’essentiel dans le delta du Danube, semble remonter, quant à lui, à la guerre russo-turque de 1768-1774 dans laquelle les Vieux-croyants furent impliqués. On distingue dès cette époque deux types de peuplement russes vieux-croyants dans la région du delta du Danube, deux peuplements bien distincts à l’origine mais qui progressivement, pour des raisons culturelles et religieuses, se sont homogénéisés pour aboutir à l’émergence du peuplement russe-lipovène que l’on connaît aujourd’hui… »

Notes :
1Frédéric Beaumont, « Les Lipovènes du delta du Danube », Balkanologie [En ligne], Vol. X, n° 1-2 | mai 2008, mis en ligne le 02 avril 2008, URL : http://balkanologie.revues.org/394
2 Moldavie au sens large. Les Lipovènes sont également présents en Bucovine, région partagée aujourd’hui entre la Roumanie et l’Ukraine.

350px-LipovènesCarteBibliographie :
BEAUMONT, Frédéric, « Les Lipovènes du delta du Danube », Balkanologie [En ligne], Vol. X, n° 1-2 | mai 2008, mis en ligne le 02 avril 2008
PRYGARINE, Olexandre, « LES « VIEUX-CROYANTS » (LIPOVANE) DU DELTA DU DANUBE », Presses Universitaires de France | « Ethnologie française » 2004/2 Vol. 34 | pages 259 à 266
https://www.cairn.info/revue-ethnologie-francaise-2004-2-page-259.htm
POLIAKOV, Leon, L’épopée des vieux-croyants : Une histoire de la Russie authentique, Librairie académique Perrin, 1991
CISEK, Oskar Walter (1897-1966), Strom ohne Ende, Rütten & Loening, Berlin, 1967, 
Interview de Frédéric Beaumont sur les populations lipovènes du delta :
www.youtube.com/watch?v=2-8_Gbi6j58

Eric Baude pour Danube-culture, © droits réservés mis à jour juillet 2024

Vâlcov, photo de Kurt Hielscher (1881-1948) extraite du recueil « Landschaft, Bauten, Volksleben. F. A. Brockhaus, Leipzig 1933/Roumanie. Son paysage, ses monuments, son peuple. F. A. Brockhaus, Leipzig 1933.

Le Boudjak (Bessarabie), territoire danubien

Carte de la Bessarabie de Franz Johann Joseph Reilly (1766-1820), vers 1790   

   Délimité par les villes de Bender (Bendery en russe, Tighina en roumain et moldave), cité moldave sur les bords du Dniestr appartenant depuis 1992 à la petite république sécessionniste sous emprise russe de Transnitrie, Izmaïl, important port danubien ukrainien et Bilhorod-Dnistrovskyi (Ukraine), le Boudjak fut longtemps le territoire de multiples affrontements et reconquêtes entre l’Empire russe et l’Empire ottoman. Celui-ci y importa notamment, lors de sa longue occupation, la culture du safran. La maîtrise du Boudjak permettait avant tout de s’assurer un accès stratégique sur le delta du Danube et à son bras septentrional de Kylia.

Prise d’Izmaïl par les armées russes du général Alexandre Souvorov (1729-1800) en décembre 1790, peinture de Samuil Schiflyar (1786-1840) 

   Le Boudjak est avec la Bessarabie un territoire valaque puis moldave au XVe siècle et passe sous contrôle ottoman jusqu’en 1812. Entre le début du XIXe siècle à la fin du XXe siècle le Boudjak change seize fois de nationalité, appartenant six fois à la Russie-Union soviétique, quatre fois à l’Empire ottoman, quatre fois à la principauté de Moldavie-Roumanie et une fois à l’Empire autrichien. Cette région est désormais ukrainienne depuis 1991.
   Le Boudjak servit aussi de refuge incertain à des diasporas d’origine européennes ou asiatiques persécutées ou en fuite comme celles des Lipovènes (Vieux-croyants russes en conflit avec leur hiérachie et les réformes du tsar) qui s’y abritent dès le XIIIe siècle, des Gagaouzes (turcophones et chrétiens orthodoxes), des Nogaïs (Tatars turcophones d’origine nomade), des Tatars, des Juifs ou, au XIXe siècle, de nouvelles terres à cultiver pour des colons slaves, lorrains, allemands d’origine prussienne et du Würtemberg1, vaudois (qui y importèrent la culture de la vigne), voisinant avec d’autres ethnies d’origine turque, cosaque, moldave qui s’étaient installées auparavant dans cette région.

Le Boudjak, région multiethnique, document du gouvernement ukrainien (2017)

Notes :
1
Ce sont ces mêmes Allemands du Boudjak qui, avec ceux de Bucovine, furent rapatriés de force en 1940 par bateaux et durent remonter le Danube vers le pays de leurs ancêtres
à cause du pacte germano-soviétique.

Eric Baude pour Danube-culture, © droits réservés, mis à jour août 2023

Le liman Sasyk (Bessarabie ukrainienne), un exemple de l’intervention catastrophique des hommes sur une milieu humide fragile

   Jusqu’en 1978, le liman était coupé en deux parties : une première zone d’eau saumâtre au nord avec « l’estuaire » du Kohylnik ou Cogâlnic en roumain, un fleuve qui prend sa source en Moldavie (243 km) et qui finit sa course en se jetant dans le liman de Sasyk, et celui du Sarata (Sărata en roumain, 120 km) qui prend également sa source en Moldavie, se jette dans le même liman et une seconde zone marine au sud. Le liman était séparé de la mer par un banc de sable de 0,5 km de large. En 1978, pendant l’occupation soviétique de l’Ukraine, un barrage en béton fut érigé sur le banc de sable et la lagune reliée au Danube via un canal par lequel arrivèrent les eaux douces des crues du fleuve qui entrainèrent une modification de la salinité du limon de la lagune. Ces conséquences ainsi que les perturbations causées par les activités de loisirs et de pêche commerciale, nuisirent considérablement à l’habitat de la faune avicole. Cette initiative malheureuse se solda par un désastre écologique, social et économique. L’objectif économique de la construction du barrage était de convertir la lagune saumâtre en un lac d’eau douce pour l’irrigation de terres agricoles. Le projet échoua et l’utilisation de l’eau de la lagune de Sasyk entraina au contraire la salinisation d’environ 30 000 hectares de terres cultivables avec des conséquences considérables pour l’agriculture, la minéralisation des eaux souterraines et des puits.
Des études scientifiques de 2007 démontrèrent de plus que la lagune était devenue trop dangereuse pour la baignade en raison d’une pollution, notamment aux pesticides, herbicides et insecticides et métaux lourds. L’eau y est décrite comme verdâtre avec une odeur très désagréable. De nombreux scientifiques et naturalistes se prononcèrent pour la démolition du barrage et d’autres installations annexes ainsi que la reconnexion de la lagune Sasyk avec la mer Noire.

Barrage démantelé, photo droits réservés

C’est pourquoi, dans le cadre du projet de Rewilding Ukraine intitulé « Renouvellement des zones humides et des steppes dans la région du delta du Danube » et avec l’aide des fonds collectés par l’Initiative européenne pour la suppression des barrages sur les rivières Kohylnik, Kagach et Sarata, dix anciens barrages et digues construits à l’époque de l’Union soviétique ont fait l’objet d’un démantèlement et l’alimentation en eau douce a été coupée sur certains cours d’eau. Ces zones humides font partie de la réserve de biosphère du delta Danube et sont des enjeux d’importance internationale pour la préservation de la biodiversité.

Le démantèlement des barrages en amont de la lagune Sasyk, photo droits réservés

Notes :
1Les limans se sont formés à la suite d’une élévation post-glaciaire du niveau de la mer, entraînant l’inondation des vallées. Les limans ont également été coupés de la mer dans une large mesure par le développement des névés. Bien que ressemblant souvent à des lagunes, leur ligne côtière étant formée d’un cordon littoral, ils ne contenaient cependant pas d’eau saumâtre à l’origine. Lorsqu’une mer pénètre dans un système de vallée peu profond d’un fleuve, une côte de liman se forme. La faune et la flore sont donc différentes de celles de la lagune.

Sources :
https://rewildingeurope.com
Artem V. Lyashenko, Kateryna Zorina-Sakharova,  « Hydroecological Characteristics of the Sasyk Liman and the Sasyk Reservoir », Hydrobiological Journal, January 2017,
53(3): 26-43

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