Les esturgeons du Danube
Rappelons tout d’abord que si l’esturgeon est pêché depuis très longtemps, il n’y a qu’à peine un siècle que ses oeufs sont considérés comme un met de luxe.
L’esturgeon emblématique du Danube est le poisson migrateur le plus menacé d’une Europe qui ne se donne pas les moyens nécessaires d’enrayer efficacement l’effondrement de sa biodiversité.
Ici, sur le fleuve et ses rives, l’homme n’y serait qu’une espèce parmi d’autres s’il n’y jouait pas un rôle à la fois d’aménageur et de destructeur dont les conséquences se mesurent déjà aujourd’hui et paradoxalement également un rôle de protecteur de l’environnement qu’il s’évertue à détruire par ailleurs !
De nombreuses espèces d’oiseaux séjournent dans le delta et, pour certaines espèces, tout au long des rives du fleuve, de façon sédentaire ou pendant leur migration annuelle : harles bièvre, piette, hupées, grèbes, cormorans, cygnes, hérons et butors, bernaches, oies cendrées, rieuses, des moissons, garrots à oeil d’or, fuligules morillon, milouin, nettes rousses pélicans blancs et frisés, ibis falcinelles, butors, pygargues à queue blanche, sternes, chouettes et hiboux, pics, phragmites, rousserolles, busards, milans et faucons divers et autres rapaces familiers des zones humides. Cent quatre-vingt espèces y sont reconnues comme nîcheuses et quatre-vingt dix-huit considérées comme hivernantes ou de passage au moment de la migration. Toute cette avifaune se rencontre sur le delta, et en amont de celui-ci, sur les grands affluent danubiens faisant du fleuve, de son delta et de ses rivières, de leurs îles et de leurs rives, un paradis pour la biodiversité.
Mais le Danube c’est aussi les poissons et parmi eux le plus fascinant et le plus élégant de tous, emblématique du fleuve, l’esturgeon.
Le Danube et les esturgeons : un poisson plus ancien que le fleuve lui-même et une très longue histoire commune
« Nous fûmes conduits alors dans un monastère grec, où l’on donna une chambre assez jolie mais qui n’était pas meublée, et dans laquelle nous devions passer la nuit. Les fenêtres, au lieu d’être vitrées, étaient couvertes de membranes d’esturgeons qu’on prend dans le Danube. »
Adam Neale, Voyage en Allemagne, en Pologne, en Moldavie et en Turquie, Paris 1818
« Au printemps, ils affluent en masse dans les baies et près des embouchures des fleuves, où ils apparaissent en très grand nombre pour frayer ».
Extrait d’un chapitre consacré aux esturgeons dans les Annales du musée d’Histoire naturelle de Vienne, publiées en 1836
« Quant aux poissons du Danube, ils sont excellents, grands et beaux comme ce fleuve. Ce sont principalement la lamproie, la perche, le brochet, le silurus glanus, le saumon, la carpe et l’énorme esturgeon, qui présente aux environs de Georgeo1 jusqu’à neuf pieds de longueur, et fournit en abondance un excellent caviar, qui remplace, sans pourtant les valoir, nos huîtres, dont les Principautés sont privées, faute de communications. »
J. A. Vaillant, La Roumanie ou Histoire, Langue, Littérature, Orographie, Statistiques des peuples de la langue d’or, Abdaliens, Valaques et Moldaves résumés sous le nom de Romans, tome troisième, « Statistiques, Les poissons », Artus Bertrand Éditeur, Paris, 1844, p. 25
Notes :
1 Giurgiu ou San Giorgio, Гюргево en bulgare, ville fondée au XIVesiècle par des marchands génois qui donnèrent à celle-ci le nom du saint protecteur de Gênes.
Poissons emblématiques du fleuve, six espèces d’esturgeons peuplaient autrefois le Danube. Le plus gros d’entre eux, l’esturgeon Beluga (Huso huso), est actuellement le plus grand poisson de rivière au monde.
Les esturgeons appartiennent à un groupe de poissons dont l’origine remonte à environ 200 millions d’années c’est à dire que la présence du poisson sur notre planète précède la naissance d’un Danube préhistorique (Ur-Donau) dont l’histoire remonte à quelques 25 millions d’année (fin de l’ère tertiaire).
Mais où sont les esturgeons d’antan ? Aujourd’hui, ils ont déjà disparu du Danube autrichien, slovaque et hongrois. Les trois espèces qui remontent encore ce fleuve — le Béluga (Huso huso), l’Osciètre (Acipenser gueldenstaedtii) et le Sévruga (Acipenser stellatus) — sont menacées d’extinction. Il y a longtemps que les esturgeons n’arrivent plus jusqu’à Vienne parce que les centrales hydroélectriques et d’autres équipements les en empêchent. Même si leur voyage a été raccourci de façon spectaculaire, de 1 920 à 860 km aujourd’hui (jusqu’à l’usine hydroélectrique roumano-serbe de Djerdap), ils sont (seraient) toujours de retour au mois d’avril en aval de celle-ci. Leur « mémoire génétique », pour reprendre le terme des chercheurs, les appelle depuis 200 millions d’années à retourner et regagner le lieu de leur naissance.
La surexploitation des esturgeons du Danube : une gestion de la faune piscicole danubienne par l’homme déplorable !
Le bassin du Danube abrite les plus importantes populations d’esturgeons au monde. Des populations viables d’esturgeons sauvages, uniques en Europe, vivent encore en Roumanie et en Bulgarie. En raison de la pêche — jadis permise, mais aujourd’hui interdite — de cette espèce de poissons migrateurs qui ont fait leur apparition il y a 200 millions d’années, leur nombre n’a cessé de diminuer. Dans le passé, 6 espèces d’esturgeons nageaient et se reproduisaient dans le Danube, pourtant deux d’entre elles – l’esturgeon de rivière à ventre lisse et l’esturgeon européen, le plus rare — n’ont plus été signalées depuis longtemps dans les eaux du fleuve.
Une étude du marché du caviar de Roumanie et de Bulgarie réalisé par le Fonds Mondial pour la Nature – Roumanie fournit des données inquiétantes sur le sort de ces poissons très anciens vivant dans le Danube. Malgré le cadre légal très restrictif, qui interdit totalement la pêche dans les deux pays, du caviar obtenu illégalement y est mis en vente.
Magor Csibi, directeur du Fonds Mondial pour la Nature en Roumanie:
« Nous avons saisi 14 échantillons de Roumanie, 14 de Bulgarie et deux d’Autriche dont on a affirmé qu’ils provenaient de fermes de Bulgarie. 33% des échantillons – soit 10 sur les 30 soumis à l’analyse – étaient légaux, ils portaient l’étiquette correcte et tout était en ordre. 66% des échantillons – soit deux tiers – provenaient de sources illégales. Quelqu’un qui arrive dans la région et souhaite acheter du caviar a 66% de chances de tomber sur un produit illégal. Donc, non seulement le braconnage et la vente illégale existent, mais on les pratique de façon ouverte, vu que sur 5 des échantillons il était écrit que le caviar provenait d’esturgeons sauvages — alors que leur pêche est interdite par la loi. Pour 4 des échantillons, le caviar provenait des esturgeons béluga. Espèce en danger, le béluga est le plus grand de tous les esturgeons. 8 échantillons sur les 30 n’avaient pas l’étiquette requise par la Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages pour être vendus dans l’UE.
Afin de contribuer à la conservation de cette espèce, le Fonds Mondial pour la Nature — Roumanie a mis en œuvre un projet Life + (Information et communication), dans le cadre duquel les pêcheurs et les compagnies qui produisent et vendent du caviar ont pu exprimer leurs opinions sur la situation des esturgeons. Cristina Munteanu, coordinatrice du projet explique : « 83% des pêcheurs sont d’avis que si on leur permettait de continuer à pêcher l’esturgeon, cela n’affecterait pas les populations de poissons. Pourtant, 67% des pêcheurs sont conscients du fait que le nombre des esturgeons enregistre une tendance à la baisse. Le fait que la pêche est leur unique source de revenu les détermine à voir les choses de cette façon. « 65% d’entre eux reconnaissent que les pêcheurs qui attrapent accidentellement des esturgeons et ne les relâchent pas ou qui font tout simplement du braconnage portent atteinte aux populations d’esturgeons. Ils souhaiterait collaborer avec les autorités, mais 39% d’entre eux doutent que cela puisse résoudre le problème. Par ailleurs, 80% des pêcheurs aimeraient voir lever cette interdiction de pêcher l’esturgeon et affirment que leurs revenus ont diminué après son introduction en 2006. »
Les autorités de contrôle et les facteurs de décision trouvent que la mesure d’interdiction de la pêche est nécessaire et qu’elle serait encore plus efficace si elle était soutenue par des sanctions plus dures. Au bout de six ans de prohibition, la situation semble avoir échappé au contrôle en Roumanie, pays qui à l’époque communiste comptait parmi les principaux exportateurs de caviar au monde et rivalisait avec l’URSS et la Chine. Le programme de repeuplement du Danube avec des alevins, qui s’est étendu sur plusieurs années n’a lui non plus porté ses fruits. Pire encore, on n’a même pas évalué l’efficacité de ce programme, affirment les autorités.
De l’avis de Lucia Varga, ministre déléguée des eaux, des forêts et de la pisciculture, il est possible de protéger les esturgeons en Roumanie et de refaire l’espèce par le maintien de la prohibition et non seulement. « Les efforts déployés par les autorités et les ONG locales ne suffisent pas. Il faut que ces efforts s’élargissent à l’échelle régionale et européenne. Nous avons fait des démarches au sein des conseils ministériels, lors desquels nous avons souligné combien il est important de soutenir l’aquaculture pour réduire la pression sur les ressources naturelles et de créer un Comité pour la Mer noire. Heureusement, la commissaire européenne Maria Damanaki s’en préoccupe et nous espérons pouvoir initier dès l’automne prochain le dialogue portant sur la tenue en Roumanie d’une réunion à ce sujet. Selon les informations que nous détenons, le braconnage est assez intense dans le Danube, raison pour laquelle nous avons décidé de réorganiser l’Agence de la pêche et de l’aquaculture et de renforcer le contrôle et le suivi, car le personnel et les équipements sont insuffisants. »
La demande de caviar a amené la surexploitation et par conséquent la régression dramatique de la population d’esturgeons sauvages. Voilà pourquoi depuis 1998 toutes les espèces d’esturgeons sont répertoriées dans les annexes de la Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages, CITES.
Huso huso (Béluga ou Grand esturgeon) l’esturgeon emblématique du Danube, le plus grand poisson d’eau douce au monde à l’heure actuelle. Sa présence sur la terre, comme celles des 25 autres espèces d’esturgeons, remonte à environ 200 millions d’années. Il peut atteindre une longueur de 400-500 cm, un poids de 400-600 kg et un âge de 100 ans. Maturité atteinte pour les mâles vers 14-18 ans et pour les femelles vers 16-23 ans. Cycle de reproduction tous les 4-6 ans.
Le plus gros Huso huso pêché dans le Danube pesait 882 kg et le plus gros Huso huso jamais pêché au monde a été pêché dans la Volga en 1827. Il pesait 1500 kg et mesurait plus de 9 m de long. Cycle de reproduction tous les 4-6 ans.
En danger d’extinction (liste IUCN) voire déjà disparu à cause de la pêche intensive, du braconnage, de la construction de barrages et de la pollution.
Les autres espèces de la famille des esturgeons (classe des Osteichthyes, ordre des Acipensriformes) de la région ne se portent pas mieux :
Acipenser guldenstaedtii (osciètre ou esturgeon du Danube), en danger d’extinction, liste rouge de l’IUCN
Acipenser nudiventris, en danger d’extinction, liste rouge IUCN, probablement disparu des eaux danubiennes
Acipenser ruthenus, vulnérable, liste rouge IUCN
Acipenser stellatus, en danger d’extinction, liste rouge IUCN
Acipenser sturio, en danger immédiat d’extinction liste rouge IUCN, disparu des eaux danubiennes
Les esturgeons de la mer Noire et leur pêche en Roumanie par René Musset1
Cet article, publié en 1935 par le géographe René Musset dans le Bulletin des Annales de géographie, relayait déjà à cette époque les inquiétudes de certains scientifiques comme celles du naturaliste, biologiste et océanographe Grigore Antipa quant à la pêche excessive de ce poisson dans le Danube et son delta.
« Les esturgeons de la mer Noire sont, non l’esturgeon ordinaire (Acipenser sturio), faiblement représenté, à la limite de sa zone de distribution, mais, par ordre d’importance économique, le huso (Hudo huso, morun des Roumains), l’ « esturgeon de la mer Noire » {Acipenser Giildenstaedtii), l’esturgeon étoile (Acipenser stellatus, pastruga ou truite du Danube des Roumains). Le sterlet (Acipenser ruthenus) et ГAcipenser glaber, poissons, adaptés à l’eau douce, des fleuves affluents de la mer Noire, apparaissent exceptionnellement dans la mer près des embouchures, là où les eaux sont adoucies ; le premier remonte le Danube jusqu’à Vienne, rarement jusqu’en Bavière, et les cours inférieurs de ses affluents ; le second a le même domaine, mais remonte un peu moins haut.
Le huso est le géant de l’espèce et peut peser plus de 1 000 kg., fournir en outre plus de 100 kg. de caviar, « une vraie fortune » ; la femelle, en moyenne, pèse 250 kg., avec 25 kg. de caviar, et représente, nous dit-on, par sa viande et son caviar la valeur commerciale de cinq paires de bœufs (il s’agit de bœufs roumains). L’esturgeon de la mer Noire pèse de 20 à 30 kg., exceptionnellement 60 et même 120 kg. L’esturgeon étoile ne pèse que 6 à 8 kg. et peut atteindre 20 kg. Tous ces animaux se croisent ; de là des formes très variées.
Ces poissons vivent habituellement dans la mer, la plupart du temps à une profondeur de 40 à 70 m. pour l’esturgeon de la mer Noire, un peu plus profondément pour le huso, tous deux à une distance limitée de la côte, tandis que l’esturgeon étoile, le plus euryhalin, se trouve partout dans la mer Noire. Tous remontent les fleuves pour la reproduction (qui se fait aussi, mais moins souvent, dans la mer, près des bouches des fleuves ou dans les limans [lacs saumâtres] ; les frayères du Danube sont des bancs de sable ou des bancs rocheux élevés. Ils remontent, en nageant près du fond, où le courant est moins fort, lentement, avec des séjours de repos dans les fosses profondes ; le retour à la mer se fait au contraire dans les couches supérieures de l’eau, aidé par le courant. Quelques géants (on a péché un vieil huso de 820 kg.), vieux et stériles, ne quittent plus la mer. — Le moment de la ponte est déterminé par la température de l’eau ; elle se fait en fin mai et début juin pour l’esturgeon étoile, entre la mi-avril et la mi-juin pour l’esturgeon de la mer Noire, du début de mai à la mi-juin pour le huso.
La pêche a lieu dans la région littorale, devant les embouchures des grands fleuves surtout, ce qui a provoqué la formation sur la côte de grandes colonies de pêcheurs. Dans les eaux littorales de la Roumanie et dans les bras du delta du Danube, le produit de la pêche est le suivant : pour l’esturgeon étoile, 120 000 à 150 000 kg., plus 3 000 à 4 000 kg. de caviar ; pour l’esturgeon de la mer Noire, 116 000 kg. (224 700 entre 1900 et 1909 ; la baisse est due à la formation d’un long cordon littoral à l’issue du bras de Saint-Georges et à la déviation du courant maritime littoral) et 10 000 à 15 000 kg. de caviar ; pour le huso, 600 000 à 700 000 kg., plus 8 000 à 13 000 kg. de caviar ; c’est le caviar le plus apprécié (on paye un tiers moins cher celui de l’esturgeon de la mer Noire).
La production sur toute la côte de la mer Noire est en décroissance, par excès de pêche (seule la Roumanie applique, depuis une quarantaine d’années, des mesures de protection). La destruction marche à plus grands pas depuis qu’aux petits pêcheurs commencent à se substituer de grandes entreprises, usant de bateaux à moteur et d’engins perfectionnés : elles vont capturer les poissons jusque dans les profondeurs, même dans les stations de croissance des jeunes, qui sont détruits inutilement par milliers. Il devient nécessaire de protéger la reproduction, et la croissance des jeunes poissons, de défendre la pêche dans les lieux d’hivernage, peut-être de recourir au repeuplement artificiel. »
Les esturgeons et le silure dans le Danube
L’écrivain-voyageur anglais Patrick Leigh Fermor, alors âgé de dix-huit ans entreprend un un périple à pied à travers l’Europe, depuis la « Corne de Hollande » jusqu’au Bosphore. Il rencontre un soir au bord du Danube, à l’auberge de Persenbeug (Basse-Autriche) un « savant gentilhomme » autrichien à l’allure bohème et vagabonde, habitant un Schloss (château) près d’Eferding, avec lequel il conversera jusqu’à fort tard et, avant de se remettre en chemin, traversera en barque le Danube.
« Nous jetâmes un coup d’oeil par la fenêtre. Les flots déferlaient sous les étoiles. C’était le plus large fleuve d’Europe, poursuivait-il, et de loin le plus riche pour la faune. Plus de soixante-dix espèces de poissons y étaient établies. Il possédait sa propre espèce de saumon et deux genres différents de brochets — quelques spécimens empaillés couraient le long des murs dans des boites de verre. Le fleuve reliait les poissons d’Europe occidentale et ceux qui peuplaient le Dniestr, le Dniepr, le Don et la Volga.
— Le Danube a toujours servi de voie d’accès aux envahisseurs : même au dessus de Vienne, vous pouvez trouver des poissons qui d’ordinaire ne s’aventurent jamais à l’ouest de la mer Noire. Ou en tout cas très rarement. Quand au véritable esturgeon, il reste dans dans Delta — hélas mais on trouve ici nombre de ses cousins.
L’un d’eux, l’Acipenser ruthenia, très répandu à Vienne, était délicieux. Il arrivait qu’ils s’aventurent jusqu’à Regensbourg et Ulm. Le plus gros de tous, un autre esturgeon appelé Hausen ou Acipenser Huso était un géant qui atteignait parfois une longueur de vingt-cinq pieds ou, plus rarement, trente ; il pouvait peser deux mille livres.
— Mais c’est un animal inoffensif : il ne mange que du menu fretin. Tous les esturgeons sont myopes de famille, comme moi. Ils se déplacent à tâtons sur le lit du fleuve, avec leurs antennes, en broutant les herbes aquatiques.
Fermant les yeux, il mima une expression comique d’effarement et tendit des mains exploratoires et frémissantes — entre les verres à vin.— Son véritable domaine, c’est la mer Noire, la Caspienne et la mer d’Azov. Quant à la vraie terreur du Danube, c’est le Wels !
Maria et les bateliers hochèrent la tête en signe de triste assentiment, comme si l’on venait de mentionner le Kraken ou le Grendel. Le Silurus glanis ou poisson-chat géant ! Bien qu’il fût plus petit que le Hausen, c’était le plus gros poisson européen indigène, il pouvait mesurer treize pieds.
— On dit qu’ils mangent les bébés tombés à l’eau, fit Maria en laissant retomber une chaussette à moitié raccommodée sur ses genoux.
— Les oies aussi, ajouta l’un des mariniers.
— Et les canards.
— Les agneaux.
— Les chiens.
— Dick ferait bien de faire attention ! reprit Maria. Les tapotements réconfortants de mon voisin érudit sur le crâne hirsute assoupi à son côté provoquèrent un regard langoureux et quelques coups de queue ; cependant il m’apprenait qu’on avait extrait un caniche entier d’un poisson-chat attrapé un ou deux ans plus tôt.
— Ce sont de terribles bestioles ; terribles et extraordinaires.
Je lui demandai de quoi elles avaient l’air et il se répéta la question d’un air songeur.
— Bestiales dit-il enfin : vous comprenez, ces poissons n’ont pas d’écailles, ils sont tout mous. D’une couleur terne et vaseuse. Mais leur tête ! C’est elle qui est significative. Les traits en sont massifs, écrasés, percés de deux petits yeux fixes et mauvais.
Tout en parlant, il fronçait les sourcils dans une grimace, contractait ses gros yeux francs derrière ses verres et les dilatait simultanément dans un paroxysme de rage venimeuse.
— Et sa gueule ! reprit-il. Sa gueule est ce qu’il y a de pire ! Elle bâille et arbore des rangées de terrifiants petits crocs.
Il esquissa un rictus en affaissant les commissures des lèvres et avança la mâchoire inférieure, singeant le hideux menton en galoche des Habsbourg.
— Et puis il y a ses très longs, très longs favoris dit-il en plaquant le bout de ses doigts sur les joues, qui flottent de chaque côté.
Il suggérait leur ondoiement d’un geste aérien de la main par dessus l’épaule, comme les longs barbillons du poisson-chat remontant le courant.
— Voici de quoi il a l’air ! fit-il en se levant lentement de son siège et revêtant l’effrayant masque pour nous fixer derrière les verres à vin. On aurait cru que le poisson géant s’était glissé en silence par la porte ouverte.
— Herr Jesus ! »
Patrick Leigh Fermor, Dans la nuit et le vent, à pied de Londres à Constantinople (1933-1935)
Eric Baude pour Danube-culture, © droits réservés, mis à jour septembre 2024
Sources :
ANTIPA, Grigore Les Sturions de la mer Noire, leur biologie et les mesures nécessaires pour leur protection, Académie roumaine, bulletin de la section scientifique [Bucarest], XVI, 1933, pp. 67-83
Article de Teofilia Nistor pour Radio România Internaţional/Terre XXI / 28 juin 2013
JUNGWIRTH, Mathias, HAIDVOGEL, Gertrud, HOHENSINNER, Severin, ZAUNER, Gerald, « Die Fische der Donau, ein Spiegel des Wandels der Flusslandschaft », in Österrreichs Donau, Landschaft, Fisch, Geschichte, Universität für Bodenkultur Wien, Institut für Hydrobiologie und Gewässermanagement, Wien , 2014
LEIGH FERMOR, Patrick, Dans la nuit et le vent, à pied de Londres à Constantinople (1933-1935) traduit de l’anglais par Guillaume Villeneuve, Éditions Nevicata, Bruxelles, 2016
MUSSET, René, « Les esturgeons de la mer Noire et leur pêche en Roumanie », in : Annales de Géographie, t. 44, n°248, 1935. pp. 220-221
https://www.persee.fr/doc/geo_0003-4010_1935_num_44_248_10878