Notes sur la navigation entre Constantinople et Ibraïla [Brǎila] par G. Gain, capitaine au long cours, officier aux Messageries Impériales, pilote breveté du Danube

NOTES

Depuis quelques années, la mer Noire voit ses eaux sillonnées par une quantité considérable de navires de toutes les nations. Cette mer, sur laquelle on ne nous a laissé que des notions très incertaines, est peu connue encore de nos jours par les marins qui la fréquentent. Ce n’est qu’avec une crainte presque toujours exagérée qu’un capitaine se décide à affronter les dangers imaginaires de la mer Noire. Depuis la guerre de Crimée cependant on semble lui accorder une plus grande confiance, et cette mer paraît aussi de son côté vouloir prouver à tous qu’elle n’est pas aussi inhospitalière qu’on nous l’a répété jusqu’à ce jour.

1.

Les 4 Saisons.

   Les quatre saisons sont très distinctes dans la mer Noire. Le printemps, l’été, l’automne et l’hiver ont chacun le vent et l’état du ciel qui leur sont propres. Je me bornerai ici à les décrire sommairement, n’ayant toujours en vue que de parler de la partie de la côte occidentale comprise entre le Bosphore et le Danube.

2.

Le Printemps : Mars, Avril et Mai.

   Le printemps, doux et tempéré, est, à mon avis, la saison la plus favorable à la navigation dans la mer Noire. Le vent est très variable et les coups de vent y sont rares ; en général, pas de mauvais temps. Au mois de mai, la brise du large commence à s’établir pendant le jour; la brise de terre se fait sentir pendant la nuit, jusqu’à une distance de quinze à vingt milles. La mer est presque toujours belle. lI fait encore froid pendant le mois d’avril, mais les chaleurs commencent à se faire sentir vivement au mois de mai. Le ciel est serein ; quelques nuages apparaissent rarement à l’horizon.

3.

L’Été : Juin, Juillet et Août.

   L’été, est généralement beau ; juin et juillet donnent des brises d’EST assez fraîches pendant le jour ; du calme pendant la nuit ; mais les brises de terre sont très-régulières le long de la côte. Souvent, vers la fin de juillet et pendant le mois d’août, la journée se termine par des orages accompagnés d’une brise très-fraiche qui dure deux ou trois heures et qui n’a pas de direction fixe ; mais pendant cette saison, quelle que soit la force du vent, quelle que soit la partie à laquelle il souffle, il ne fait que rider légèrement la surface de la mer. Pendant le mois d’août, le vent de NORD souffle presque continuellement, bon frais, avec une force régulière, beau temps et belle mer.

4.

L’Automne : Septembre, Octobre et Novembre.

   Le commencement de l’automne est beau ; mais vers la fin le ciel devient très nuageux. Il pleut ordinairement, vers la fin de septembre et dans le mois d’octobre, avec des vents du S.-O. au S.-E. Le vent, pendant cette saison, est très variable ; et quelquefois on a à supporter, en octobre et novembre, des coups de vent assez violents, mais qui durent peu. Il n’est pas rare de voir un calme plat succéder à un coup de vent de la veille ; la mer alors tombe presque aussitôt que le vent. Quelquefois aussi,  le lendemain, une légère brise souffle du côté opposé. Quelques instants avant le lever du soleil, une légère brume se répand sur l’horizon pendant les beaux jours et finit par se changer en un brouillard épais qui ne se dissipe souvent que vers neuf ou dix heures du matin; c’est alors qu’il est difficile et très dangereux de tenter un atterrissage quelconque, à cause du grand nombre de navires que l’on est susceptible d’y rencontrer, et surtout aux environs du Bosphore. Cette brume annonce toujours une belle journée et une brise modérée. L’atmosphère se refroidit tout à coup en novembre ; les vents de S. et de S.-E. sont plus fréquents et toujours très frais : on éprouve du froid pendant ce dernier mois d’automne ; et lorsque la neige commence à tomber, l’hiver a pris son cours.

5.

L’Hiver : Décembre, Janvier et Février.

   Quoique le mois de décembre soit parfois assez beau, on doit toujours se méfier de sa belle apparence : car le temps change souvent rapidement. Les trois mois d’hiver sont assez rigoureux, mais principalement sous le rapport du froid qui est sec et vif. Les fleuves gèlent, et souvent même la mer aux environs du Danube et d’Odessa. Le vent souffle du N.-O. au N.-E généralement ; on a quelquefois du S. en janvier. Le ciel est toujours couvert et grisâtre ; la neige et le grésil apparaissent souvent. Les coups de vent de N.-E., dangereux principalement près des côtes, sont plus vigoureux et plus tenaces. La prudence, pendant cette saison, doit engager les capitaines à naviguer au large et à en tenter un atterrissage un peu difficile qu’après la cessation d’un mauvais temps.

6.

Les vents.

   En résumé, généralement les vents sont très-variables et par conséquent très-favorables à la navigation dans la partie occidentale de la mer Noire. On peut cependant diviser ainsi les vents principaux : de décembre en avril, du N-.E. au N.-O. ; de mai en juillet, très variables ; les vents du N. soufflent ordinairement d’une manière régulière pendant tout le mois d’août, bon frais ; en septembre ils sont remplacés par les vents de S., qui durent quelquefois aussi en octobre et novembre. Ce n’est pas seulement un coup de vent qui rend la mer Noire dangereuse en hiver, mais aussi le froid rigoureux que l’on y éprouve. La neige ou la pluie qui tombe se gèle rapidement, et l’équipage ne peut manœuvrer qu’avec une grande difficulté lorsque le gréement et le pont sont couverts de glace.

7.

Courants.

   Il n’existe pas de courants dans la mer Noire. L’influence du vent, qui roule les eaux dans sa direction, peut seule occasionner une altération sensible sur la route d’un navire. Ce n’est qu’à petite distance de al côte que l’on éprouve les effets d’un courant qui se dirige vers le S., en suivant les sinuosités de la côte. Ainsi le courant qui sort de la mer d’Azoff, se joignant à celui que produisent les eaux du Dnieper et du Dniester, se dirige vers le S. ; lorsque ce courant rencontre les eaux du Danube, il oblique un peu au large vers le S.-E., et après avoir dépassé la bouche de St-Georges, il se dirige vers l’O.-S.-O. pour pénétrer dans le golfe de Kustendjé [Constanţa] ; il glisse ensuite le long de la côte et vient se heurter à la pointe de Chabler et au cap Kalliakri ; il continue ensuite sa marche de cap en cap jusqu’à la rencontre de la côte de Roumélie qu’il parcourt jusqu’à l’entrée du Bosphore dans lequel une partie des eaux se précipite; le surplus se dirige vers l’EST, le long de la côte d’Anatolie. Ce courant devient nul par les vents de S. ; avec les vents d’E., la masse des eaux poussées par le vent, dépasse le Bosphore, neutralise ce courant par une brise ordinaire, et en produit un autre assez sensible de l’E. vers l’O. par une brise fraiche. Lorsque un courant rencontre un obstacle, tel qu’un cap ou une pointe, li se forme derrière cet obstacle un remous qui produit toujours un contre-courant. C’est ainsi que, près de Balchik, le courant porte à l’EST, le long de la côte, jusqu’au cap Kalliakri, et au N.-E. jusqu’à Chabler.

8.

Entrée du Bosphore.

   Avant de quitter le Bosphore pour entrer en mer Noire, tout capitaine doit s’assurer du temps, par un coup d’œil consciencieux et assuré. Avec des vents du N.-E. au S.-E., lorsque les terres sont chargées, on ne doit s’aventurer en mer Noire qu’après s’être bien convaincu que le temps ne forcera pas à laisser arriver, pour rentrer dans le Bosphore et y chercher un abri ; car, on en perd facilement de vue l’entrée ainsi que ses quelques points de reconnaissance. Lorsque l’on vient atterrir par un même temps, souvent aussi accompagné de pluie, on n’aperçoit quelquefois la terre que quand on y est dessus ; et, pendant la nuit, les feux qui éclairent l’entrée ne sont visibles qu’à une bien faible distance, malgré leur lumière éclatante et le minutieux entretien dont ils sont continuellement l’objet. On fera donc bien de n’agir qu’avec une extrême prudence. L’horizon est souvent tellement chargé aux approches du Bosphore, que l’on serait presque tenté de donner le conseil suivant à celui qui se verrait forcé de donner dedans : choisissez le point le plus sombre et mettez le cap dessus, vous êtes sûr de trouver le Bosphore.

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NAVIGATION ENTRE CONSTANTINOPLE ET SULINA.

9.

Cap Kalliakri.

Après avoir quitté el Bosphore, il convient de faire route de manière à aller reconnaître le cap Kalliakri, pour y rectifier l’estime et y prendre un nouveau point de départ. Ce cap, qui est à l’extrémité d’un promontoire d’une élévation moyenne, est taillé à pic. On aperçoit quelques ruines à son extrémité qui est d’un rouge foncé. La partie comprise entre Balchik et le cap est blanchâtre, taillée aussi à pic, des broussailles y découpent largement de grandes tâches noires. De ce cap la côte court vers le N.-N.-E., pendant dix-sept milles jusqu’à Chabler, pointe basse, à l’extrémité de laquelle on a construit un phare. Le feu en est fixe et a une portée de 8 milles.

10.

Ile des Serpents [Fidonisi].

Le phare de l’île des Serpents en 1898

Du cap Kalliakri on fait route sur l’ile des Serpents ; cette ile est accore, peu élevée et quadrangulaire. On peut mouiller tout autour , à demi-mille de la côte, par sept ou huit brasses, fond de vase et coquilles, mais avec du mauvais temps une forte houle contourne facilement cette ile et en rend le mouillage très fatigant et peu sûr. Elle est éclairée par un phare à feu tournant de 20″ en 20″, visible à vingt-cinq milles. Après avoir pris connaissance de cette île, on fait route vers l’O.-N.-O. et l’on ne tarde pas à apercevoir le phare de Sulina, placé sur la rive droite et à l’entrée du Danube. Le feu en est fixe et a une portée de 15 milles.

11.

Rade de Sulina.

La rade de Sulina et l’entrée de la bouche du Danube  vers 1845 : comme on le voit il existait déjà un phare bien avant celui construit ultérieurement par la Commission Européenne du Danube, sources Meyers Univerrsum

Il y a continuellement une grande quantité de navires à Sulina qui attendent un vent favorable ou qui prennent charge. Quelques navires mouillent aussi en rade et y opèrent leur chargement. Le meilleur mouillage est par 7 à 8 brasses, à trois miles au large, et en relevant la tour du phare au S.-O. du monde. Ce mouillage permet d’appareiller facilement pendant un mauvais temps, et de s’élever au vent. Le fond y est de bonne tenue. Avec du N.-E. ou de l’E., la mer est très grosse et brise presque partout : mais les quelques navires qui se perdent chaque année, en vont généralement à la côte qu’après la rupture de leurs chaines.
Il existe un navire coulé en rade et duquel on aperçoit une partie de la mâture. Il est à deux milles dans l’E.-N.-E. du phare. Dangereux pendant la nuit, il sera très facile de l’éviter pendant le jour.

12.

Bouches du Danube.

Plan des phares de l’île de Fidonisi (île des Serpents) et de Soulineh (Sulina), Atlas général des phares et fanaux à l’usage des Navigateurs, par M. Coulier, Paris, 1847

Il y a quatre bouches par lesquelles le Danube verse ses eaux dans la  mer Noire ; ce sont celles de Portitza, Saint-Georges, Sulina et Kylia. Celle de Sulina est la seule, actuellement, par laquelle les navires pénètrent dans le fleuve, à cause de sa profondeur. Il s’est produit en 1860, sur la barre, une amélioration très sensible, due aux travaux ingénieux de la Commission Européenne. Il y a eu jusqu’à 13 pieds d’eau au printemps et 9 en été ; il y en avait 1 et demi en novembre.

13.

Entrée de Sulina.

   Tout navire qui arrive en vue de Sulina, doit faire route de manière à amener le phare au S.-O., et gouvernant ensuite à cet aire de vent, il ne tardera pas à découvrir les deux jetées nouvellement construites, ainsi qu’une ou deux bouées qui indiquent l’ouverture de la passe. La jetée du nord part de l’extrême pointe de la rive gauche, court à l’E. puis incline légèrement vers le N. en formant une courbe presque insensible. Cele du SUD part de l’extrémité de la rive droite, se dirige vers le N.-E. et forme dans tout son parcourt une courbe très-prononcée, en inclinant vers l’E., jusqu’à devenir, par son extrémité, parallèle à la jetée du nord.

14.

Pilotage de la barre.

   Il n’est pas possible de donner, au sujet de la passe, des indications précises ; car les bancs et la barre peuvent changer rapidement de position et de forme, soit après un coup de vent du large, soit sous l’influence des courants plus ou mois forts des eaux du fleuve, ou par toute autre particularité quelconque. On a vu la profondeur de l’eau, à la barre, changer plusieurs fois dans la même journée. Les sondages réguliers et fréquents faits par les soins du chef-pilote permettent de signaler continuellement aux navires qui arrivent ou qui sont dans le port, al quantité d’eau sur la barre, au moyen d’une planche noire que l’on place sur le haut de la tour du phare, et sur laquelle est indiquée, en blanc, al profondeur de l’eau donnée en pieds anglais. D’ailleurs le pilote de service ne tarde pas à sortir pour se rendre à bord du navire qui se présente. Mais si l’état de la mer ne lui permet pas quelquefois de franchir la barre, bien qu’elle soit praticable pour un navire, il se tient en dedans de manière à être facilement aperçu, afin d’indiquer à ce navire la direction du chenal, au moyen du pavillon qu’il incline à droite ou à gauche, selon qu’il veut lui signaler de venir sur bâbord ou sur tribord. Le pavillon tenu perpendiculairement signifie que le navire ce trouve avoir une bonne direction.

Mouillage dans Sulina.

    Si, comme il vient d’être dit, le pilote ne peut sortir pour aller au large à la rencontre du navire, dès que celui-ci a franchi la barre, le pilote monte à bord et le conduit au mouillage qui lui est assigné par les règlements du port. Ce mouillage varie suivant la nature du chargement et la destination du navire. Chaque navire mouille une ancre et porte des amarres à terre, afin de laisser toujours le milieu du fleuve dégagé, de manière à ne pas gêner la circulation. (Il est juste de signaler la bonne organisation du corps des pilotes de Sulina).

15.

Pavillon.

   Le pavillon que hisse l’embarcation du pilote pour se faire reconnaître, est blanc, percé d’un losange rouge dans lequel sont les deux lettres P. S.

16.

Signaux de la tour du phare

    Signaux de la tour du Phare. Au moyen de quelques pavillons, le pilote de garde sur la tour du phare signale l’approche des navires et communique même avec eux et avec la direction du port de Sulina. Les signaux suivants devraient être connus à bord des navires qui vont dans le Danube :

Pavillon bleu foncé.

   La barre est impraticable, et on ne peut pas envoyer de pilote.

Pavillon rouge.

   Quand un navire sera en danger sur la passe, signal qui sera hissé tant sur la tour que sur le navire pour aller à son secours.

Flamme rouge.

   Signal qui sera hissé sur la tour à l’approche d’un navire de guerre.

Flamme rouge et blanche.

   Signal qui sera hissé sur la tour quand un navire s’approchera de la passe pour l’envoi d’un pilote.

17.

Divers mouillages en cas de Relâche.

   Un navire qui, en sortant du Bosphore, trouverait des vents contraires, ou qui, se trouvant plus nord encore, serait assailli par un coup de vent du N. au S.-E. qui le forcerait de laisser arriver, n’a sous le vent aucun port de refuge ; mais il peut trouver un abri plus ou moins sûr dans quelques baies que je vais me contenter de mentionner.

Kalliakri.

     Avec du vent du N. ou du N.-E. le cap Kalliakri offre trois bons mouillages : Balchik, Kavarna et Djeleip. La baie de Balchik abrite même du vent d’E. ; le vent de S.E. y pénètre rarement, et dans tous les cas la houle n’est jamais incommode.

Le cap Kalliakri forme la pointe E. de la baie de Djeleip ; on y mouille à deux milles du cap en le relevant à l’E.-S.- E. par 4 ou 5 brasses fond de sable vaseux, et à un mille de la côte.

Varna.

    La baie de Varna n’offre un bon mouillage que pour le vent de N. Il y pénètre une forte houle avec le N.-E. , et dès que le vent tourne à l’E., la grosse mer rend souvent ce mouillage impossible. Le paquebot à vapeur le Taurus, avec un coup de vent d’E.-N.-E. fut obligé d’appareiller et d’aller chercher un abri dans la baie de Bourgas ; la mer déferlait à bord. Le meilleur mouillage est dans la partie S.-S.-E. de la rade, par 9 à 10 brasses, à 1/2 mille de la côte; la lame est arrêtée et brisée par un haut fond avant d’arriver à ce mouillage, où l’on ne ressent qu’une houle longue et bien moins fatigante que devant la ville.

18.

Bourgas.

   La baie de Bourgas est, sans contredit, celle qui offre le plus de ressources et un abri sûr en tout temps. Katchi- Velaska est le meilleur de tous les mouillages ; le fond y est de bonne tenue, et il n’y entre jamais la moindre houle. Il faut avoir soin de fermer presque totalement l’ouverture de la baie par l’îlot de Papas sur lequel est bâti le monastère de Ste-Anastasie. On est alors par 4 brasses ; il y en a six lorsque cet ilot est détaché du cap Emona. Sizopoli abrite des vents du large, mais l’on y est ouvert au N., et le fond n’est pas d’une très bonne tenue.

19.

Niada.

   On peut mouiller à Niada, par cinq brasses à demi mille du rivage, et en relevant le cap Kouri à l’E., mais la forte houle qui y pénètre souvent, rend ce mouillage fatiguant et incommode. Il est très nécessaire cependant pour les navires qui, sortant du Bosphore, n’ont pas eu le temps de s’élever assez nord, pour pouvoir caper en sécurité.

20.

Katchivelaska.

   Tels sont les principaux mouillages de la côte de Roumélie et de Bulgarie. Excepté à Katchivelaska, un navire n’est jamais en parfaite sûreté.

Kustendji.

   Il faut espérer que le port de Kustendji, à la construction duquel on travaille activement, réunira toutes les ressources nécessaires. Sa situation lui promet un brillant avenir, sans détruire aucunement la navigation du Danube. Le chemin de fer qui actuellement relie ce port avec el haut Danube doit lui procurer de grands avantages ; mais li sera impuissant, malgré cela, pour nuire à la navigation du bas du fleuve. Ibraïla, Galatz, Ismail et Tulscha conserveront toujours un commerce très actif et fourniront constamment les aliments nécessaire à une navigation toujours croissante.

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NAVIGATION ENTRE SULINA ET IBRAILA.

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Plan du Danube de Sulina à Tulscha

21.

Aperçu général de la branche de Sulina.

   La branche de Sulina, qui a quarante-cinq milles de longueur et cent quatre-vingt mètres de largeur en moyenne, gît E. et O. Mais de nombreux contours, dont quelques-uns sont très courts, la rendent assez peu favorable à la navigation à voiles. Bon nombre de bancs et quelques carcasses formant autant de dangers, rendent la navigation, dans cette branche, encore plus difficile et font sentir à chacun la nécessité d’un pilote.

22.

Distances.

    Les distances, en milles, sont indiquées par des poteaux numérotés, plantés sur la rive gauche de la Sulina.

23.

Division en tables.

   Cette branche se divise en quatorze parties que l’on appelle tables ou Tavlassi ; chacune de ces parties est comprise entre deux contours principaux. La premièree, en partant de Sulina, se nomme Tchiboulli, et successivement les autres sont celles de :

Tramontana.            Monodhendri.

                                      Chamourli                   Tchobangirla               

                                      Batimiche Kavac       Papadia.                           

                                      Delta                              Kuchuk Alganis

                                      Gorgova                        Algani

                                      Austria                          St-Georges

                                      Kala Yeros

Contours.

    Les contours les plus remarquables sont ceux qui correspondent aux numéros suivants: 8, 17, 23, 24, 25, 37, 39 et celui de la pointe St-Georges.

Bancs.

   Les bancs les plus dangereux sont ceux de Batimiche-Kavac, de Gorgova et des Alganis, il n’y a sur chacun de ces bancs, que 10 ou 15 pieds d’eau suivant la saison.

24.

Carcasses.

   Quant aux carcasses, elles sont toutes de véritables dangers. Un navire qui viendrait à échouer sur une d’elles ne tarderait pas lui-même à couler bas. Elles se trouvent généralement adossées sur l’une ou l’autre rive ; mais trois d’entr’elles sont restées au milieu du fleuve ; deux sont signalées par des bouées rouges ; la première est à 26 milles et demi au-dessus de Sulina ; la seconde à 34 milles et demi. La troisième qui se trouve à 4 milles n’a jamais été signalée. Le remous du courant a formé, au-dessous de chaque carcasse, un banc qui se prolonge souvent à une très grande distance. Malgré le fond de neuf pieds et plus accusé sur la carte entre la seconde carcasse ci-dessus et la rive gauche, il serait imprudent de vouloir y passer ; car on pourrait fort bien rencontrer quelque monticule ou un banc nouvellement formé, sur lequel il serait toujours dangereux de venir échouer.

25.

Projets d’amélioration.

   La Commission Européenne, qui vient de faire construire, à l’embouchure de la Sulina, deux jetées magnifiques et qui ont produit d’assez heureux résultats, a formé aussi le projet de faire disparaître les bancs que je viens de citer, d’adoucir les contours trop rapides, d’en couper même quelques-uns, ainsi que d’enlever les carcasses qui gênent le plus la navigation. Il a paru, en outre, quelques règlements d’une grande utilité, qui sont venus apporter des modifications essentielles et urgentes, et dont le but est d’assurer l’exécution sévère d’une police fluviale. Chaque navire est tenu actuellement de s’y soumettre en ce qui le concerne.

26.

Différence dans le niveau des eaux du fleuve

   Pendant l’hiver toujours rigoureux que l’on éprouve chaque année dans les divers pays qu’arrose le Danube, tous les affluents et, presque chaque année, le fleuve lui-même sont gelés. Le Danube n’étant plus alors suffisamment alimenté, les eaux diminuent rapidement et descendent jusqu’à leur plus faible niveau. Au mois de mars, avril et mai, la fonte des glaces et des neiges produisent une augmentation très sensible, et les eaux du Danube, en juin et juillet atteignent leur maximum d’élévation ; elles débordent alors, souvent et en divers endroits, le lit du fleuve. Elles ne tardent pas à diminuer lorsque les neiges sont toutes fondues ; c’est pour ce motif qu’au mois d’août et de septembre, leur niveau s’abaisse pour ne remonter (exceptionnellement) qu’à l’époque des grandes pluies, en octobre et novembre.

27.

Influence du niveau des eaux sur les courants

   Telles sont, en général, les variations qu’éprouvent les eaux du fleuve, et les causes de leur plus ou moins grande élévation. Cette différence dans leur niveau en produit une analogue sur leur rapidité. Le courant est plus ou moins fort, selon que le niveau des eaux est plus ou moins élevé. Dans la partie du fleuve comprise entre Galatz et Tulscha, on compte, en moyenne, deux milles et demi par heure. Dans la branche de Sulina, la moyenne atteint à peine un mille. Cela est aisé à concevoir, puisque les eaux du fleuve se sont divisées en trois parties pour se déverser à la mer par les trois branches de Kilia, St-Georges et Sulina. Cette dernière, étant surtout la moins large, n’en reçoit, par conséquent que la plus faible partie. Le courant n’agit pas également partout avec la même vitesse. Ainsi là où il existe un banc qui occupe une certaine partie de la largeur du fleuve, quelquefois sa moitié, le courant est plus rapide, à cause du rétrécissement du canal dans lequel passe forcément la masse des eaux. Il en est de même pour chaque contour où il est à remarquer que, pour les mêmes motifs, dans chacun d’eux, les eaux se dirigent avec plus de force vers la partie concave ; tandis que sur la pointe opposée le courant est presque nul.

Lorsque le Danube déborde, le courant est beaucoup moins fort ; car les eaux, au lieu de suivre le lit du fleuve, se répandent par une multitude de canaux dans une plaine immense. Le contraire a lieu au moment où les eaux commencent à baisser ; car les étangs et les marais déversent alors leur trop plein dans le fleuve, et augmentent, par conséquent, la force du courant.

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PILOTAGE DU FLEUVE. – NAVIGATION EN AMONT.

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28.

Pilotes de la barre.

    Le corps des Pilotes de la barre a été composé de : un chef-pilote, un sous-chef, et trente pilotes de première classe ; il y a aussi des pilotes auxiliaires, mais leur nombre n’a pas encore été déterminé.

29.

Tarif général des droits de navigation.

   Les frais de pilotage, pour la barre de Sulina, sont de dix-neuf centimes par tonneau de jauge. Ces frais sont compris dans le tarif général des droits de navigation; tarif récemment mis en vigueur et dont nous allons donner, en résumé, la teneur des principaux articles. Les bâtiments à voiles de trente à cent tonneaux payeront à la sortie 0 fr. 75 centimes par tonneau de jauge, ayant la moitié au moins du chargement à bord et pour moins de dix pieds d’eau sur la barre. Et successivement suivant  le tableau ci-après : Jauge.

« Les profondeurs de la barre seront données en pieds anglais.

« Le tonneau est de 1,015 kilog. (tonneau anglais.) Les bateaux à vapeur appartenant à une compagnie, faisant des voyages réguliers dans le fleuve, payeront 25 centimes par tonneau de jauge ; sauf déduction de 40 % sur le tonnage total.

« À l’entrée, les navires à voile et les bateaux à vapeur, autres que ceux dont il vient d’être fait mention, ayant à bord plus de la moitié de leur charge, payeront le quart de la taxe de la sortie.

« Les navires faisant opération en rade : cinquante francs par navire.

« En relâche, on ne payera aucun droit.

« Il y a une amende du quadruple des droits, pour tout  navire qui tenterait de se soustraire à les payer.

« Les pilotes de la barre sont tenus d’aller à la rencontre d’un navire jusqu’à un mille et demi au large.

« Nul ne peut jeter le lest à la mer qu’à deux milles au moins de distance de la barre ; jamais dans le fleuve. »

30.

Pilotes du Fleuve.

   Le nombre de pilotes du fleuve est illimité. Après avoir subi un examen, chaque candidat admis reçoit, au nom de la Commission européenne, un brevet qui lui donne le pouvoir de piloter les navires dans telle ou telle partie du fleuve.

   Les pilotes ainsi brevetés sont les seuls reconnus ayant droit de pilotage ; ils sont tous soumis, dans l’exercice de leur fonctions à un règlement particulier. Leur chef-pilote n’a pas de résidence fixe ; mais il a un bureau dans les principales viles maritimes. C’est à lui que l’on doit s’adresser pour tout ce qui concerne  le service du pilotage dans le fleuve.

31.

Nécessité d’avoir un pilote à bord.

    Le pilotage n’est pas obligatoire dans le Danube. On ne doit pas cependant négliger d’avoir un pilote, surtout à la descente, et lorsque le navire a un chargement à bord, autant pour sauvegarder les intérêts des assureurs que ceux des assurés. D’ailleurs, en certains endroits, des circonstances exceptionnelles et imprévues peuvent rendre la manœuvre extrêmement difficile et dangereuse. Une connaissance parfaite des lieux, une pratique constante, un coup-d’œil rapide et assuré peuvent seuls faire sortir un navire d’un embarras accidentel et éviter de graves avaries. C’est alors, dans un de ces moments critiques, que l’on sent la nécessité d’avoir à bord un homme pratique, habitué depuis longtemps à ce genre de navigation et qui, en luttant avec calme, sait vaincre tous les dangers en face desquels un navire peut si fréquemment se trouver engagé.

32.

La taxe du pilotage pour la navigation en aval est fixée à :

Dix ducats, d’Ibraïla ou Galatz à Sulina.
Huit ducats de Rény ou Ismaïl à  Sulina
Six ducats de Tulscha à Sulina
plus pour nourriture le traitement de sous-officier.

Pour la remonte on traite de gré à gré. Toutefois cela ne peut dépasser un demi-ducat par jour de voyage, et le traitement de sous-officier pendant toute sa durée.

33.

Navigation en amont.

   Le but de tout navire, qui es rend de Sulina à un point quelconque dans l’intérieur du fleuve, est de remonter avec toute la facilité et al promptitude possibles. Pour atteindre ce but, il s’agit de profiter de tout vent favorable, d’éviter les courants trop rapides, ainsi que les échouages, qui, à eux seuls, peuvent occasionner un retard considérable, en outre des avaries qui peuvent en être la conséquence.

34.

   Les bancs sont si nombreux, dans la branche de Sulina, que le plan seul peut en donner une idée exacte ; au reste, les amers manquent totalement pour pouvoir en donner les relèvements nécessaires. Il en est de même pour les carcasses qu’il serait trop long de détailler sans pouvoir en expliquer ici la position avec exactitude, et pour lesquelles on devra, comme pour les bancs s’en rapporter au plan.
Les bancs, chaque année, ne subissent qu’un changement presque imperceptible ; tandis que les carcasses augmentent malheureusement trop. J’ai signalé sur le plan toutes celles qui existaient au vingt décembre 1860 ; et leur position, ayant été placée avec soin, sera facile à reconnaître au moyen des poteaux numérotés.

   J’ai déjà eu occasion de signaler les plus dangereuses; j’ajouterai à celles déjà citées, la carcasse qui se trouve sur le banc en face de Tulscha, ainsi que celle qui est en face du lazaret de Galatz. Il y a assez d’eau sur cette dernière, mais il serait dangereux de venir se heurter contre la mâture dont une partie veille encore à certaines époques ; il y a un bon passage de chaque côté.

35.

    J’ai déjà dit que les courants sont plus rapides dans la partie concave des contours, ainsi que dans certains endroits du fleuve où les bancs ne laissent qu’un chenal étroit à la navigation. On doit éviter de se laisser affaler dans la partie concave des contours, et ne s’en approcher qu’autant qu’on le jugera nécessaire pour évoluer sûrement, et toujours en manœuvrant de manière à doubler convenablement la pointe, sans la ranger de près. Quant aux bancs, pour éviter un échouage, il faut beaucoup de prudence et une certaine expérience pratique que l’on ne peut acquérir qu’en faisant souvent cette navigation.

   Afin d’éviter, autant que possible, le courant dans tout le parcours du fleuve, il faut passer aussi près qu’on peut de l’accore de chaque bancs, quelquefois sur le banc lui- même, s’il y a assez d’eau ; mais s’il n’existe pas de bancs, il faut ranger de très-près l’une des deux rives ; on doit choisir de préférence celle qui forme la pointe du contour que l’on va rencontrer, parce que c’est là que le courant se fait moins sentir.

36.

Les trois contours du Delta.

  Le Delta, long à peine de deux milles, comprend à lui seul trois contours.
On l’appelle communément M, parce que le fleuve, en cet endroit, a la forme de cette lettre. C’est là que l’on rencontre presque toujours le plus grand nombre de navires, amarrés sur les deux rives, en attendant un peu de vent favorable. Ce passage, devenu dès lors difficile par l’encombrement, est rendu dangereux bien souvent par d’autres navires qui, descendant à al dérive, ne peuvent manœuvrer qu’avec difficulté. Ce n’est qu’avec beaucoup de patience et de prudence qu’un bateau à vapeur parvient à se frayer une route au milieu d’une véritable forêt de navires ; et lorsqu’on est parvenu à doubler ces contours, si l’on jette un coup-d’œil en arrière, on est souvent surpris des dangers que l’on a courus, tandis que l’on se trouve heureux aussi d’avoir pu les éviter.

37.

Alganis.

   Cinq bouées rouges, placées sur le même alignement, indiquent le chenal des Alganis. On doit les laisser toutes à tribord en montant, et passer beaucoup plus près d’elles que de la rive droite. Entre les bouées et la rive gauche, il y a peu d’eau et le fond est de cailloux. C’est là que la petite rivière de Papadia, actuellement barrée, déversait ses eaux dans le Danube.

38.

Tulscha.

    Après avoir quitté la branche de Sulina, il reste encore cinq milles à parcourir pour arriver à Tulscha, ville turque située sur la rive droite. Les navires qui doivent y prendre charge mouillent l’ancre de tribord et accostent le quai au moyen de leurs amarres ; les navires en relâche vont mouiller en face, sur le banc, par cinq ou six brasses, immédiatement au-dessus de la pointe, hors de la ligne des forts courants. Un câble télégraphique traverse le Danube à un mille au-dessus de Tulscha. Ce câble est signalé par des poteaux, sur l’une et l’autre rive, il est défendu de mouiller, sous aucun prétexte, dans l’alignement de ces poteaux.

39.

Roche de Tulscha.

    J’ai entendu souvent signaler la Roche de Tulscha comme un grand danger. Cette roche n’est recouverte qu’au moment où les eaux atteignent leur plus grande hauteur ; alors même un fort remous la fait aisément reconnaître. Au reste elle est éloignée tout au plus de douze mètres du pied d’un plus grand rocher qui fait partie de la montagne, contre laquelle la ville est adossée. On a construit sur ce rocher une petite maison ou baraque en pierres, d’un extérieur toujours très propre. Le courant qui vient se heurter contre la roche, forme un contre-courant assez rapide dans les parties concaves, au-dessus et au-dessous d’elle. Il existe aussi un autre contre-courant en face et au-dessous de la pointe. Ils sont tous très favorables pour faire évoluer un navire qui appareille pour la descente.

   Je suis persuadé que la Roche de Tulscha n’est pas aussi dangereuse qu’on veut bien le supposer ; car on ne peut citer pour preuve, non seulement aucun navire perdu, mais encore ayant fait même, à cause d’elle, la plus petite des avaries.

40.

Isatcha.

   Il n’existe qu’une seule ile entre Tulscha et Galatz ; c’est celle d’Isatcha [Isaccea], située du même côté et en face même de la ville d’où elle tire son nom. Cette ile est totalement boisée ; il y a de 6 à 9 pieds d’eau, suivant la saison, dans le chenal qui la sépare de la ville. On peut la ranger d’assez près, car sa partie extérieure est saine.

Plan du Danube, 3eme partie : de Isatcha à Ibraïla

41.

Reny.

   La ville de Rény, bâtie sur la rive gauche, fait partie actuellement de la Moldo-Valachie. Elle est à 10 milles au-dessous de Galatz. Elle possède un vaste lazaret où chargeaient autrefois les navires en quarantaine. Le commerce y est beaucoup plus actif qu’ à Tulscha. Le confluent du Pruth est à un mille au-dessus du lazaret.

Banc de Rény.

    Le grand banc que l’on appelle Banc de Rény, commence en face même de la ville, sur la rive droite. Il a trois milles de longueur et occupe le tiers environ de la largeur du fleuve. On passe assez près et sur l’accore même du banc, afin de ne pas avoir un courant trop fort à refouler.

42.

Pointe Cocona.

   À trois milles et demi au-dessus du confluent du Pruth, est la pointe Cocona ; elle est entourée d’un banc qui s’étend assez au large. Il existe un fort brassage dans la partie concave en face de la pointe, ainsi qu’un tourbillon de courant qu’il sera toujours prudent d’éviter.
Après avoir doublé la pointe Cocona, on peut suivre l’une ou l’autre rive ; mais on doit préférer la rive droite ; car, malgré qu’elle soit aussi profonde, le courant s’y fait moins sentir.

43.

Galatz.

Galatz vers 1820, vue de la rive gauche dessin de Ludwig Ermini publié par Adolph Kunike, 1826

La ville de Galatz est à 6 milles au-dessus de la pointe Cocona, sur la rive gauche. Le premier établissement que l’on rencontre est le lazaret [établissement hospitalier qui accueille en particulier les voyageurs pour une quarantaine], en face duquel , au milieu du fleuve, existe une carcasse déjà mentionnée. Il y a bon passage ed chaque côté, mais celui de la rive gauche est préférable parce qu’il est plus accore et plus profond.

Mouillage.

Les navires qui sont destinés pour Galatz, doivent tous les jours mouiller en face de la ville sur la rive droite, en attendant que la Direction du port leur désigne une place au quai pour y prendre charge.

Le Seret.

La rivière du Seret se jette dans le Danube à quatre milles au-dessus de Galatz. Sur la rive gauche, un peu au-dessus du Seret, existe une ile assez longue. Un navire qui remonte doit, après avoir passé le Seret, continuer de suivre la rive gauche, jusque par le travers du milieu de cette île, et passer ensuite sur la rive opposée, pour ne plus la quitter qu’en approchant de la branche de Matschin [Mǎcin], à l’entrée d’Ibraïla.

44.

Ibraïla.

Ibraïla (Brǎila) vers 1820, dessin de Ludwig Ermini publié par Adolph Kunike, 1826

De même que Galatz, Ibraïla est bâtie sur la rive gauche du fleuve. Les rues sont larges et bien percées. Le commerce de cette ville est immense, et elle possède de nombreux et vastes magasins. Les navires attendent, sur la rive droite, qu’on leur ait désigné une place, pour pouvoir aller s’amarrer à quai devant les magasins où ils doivent prendre leur chargement. Les navires qui ont quelques réparations à faire, vont se placer, soit dans la branche de Matschin, soit derrière le petit ilot en face de la ville.

Mouillage.

   Les navires en charge, ayant tous une ancre au large, et étant amarrés parallèlement au quai, souvent sur neuf et dix rangs, il en résulterait parfois de graves inconvénients, si la Direction du port, qui veille avec une constante sollicitude à maintenir l’ordre le plus parfait, n’avait pris à ce sujet d’excellentes mesures. Ainsi : tout mouvement dans le port, pour aller prendre une place au quai ou pour la quitter, n’est autorisé que le jeudi et le dimanche.

45.

Exportation.

   De tous les ports du Danube, Ibraïla est celui qui fournit le plus à l’exportation, et le commerce y prend une extension rapide. Il a été chargé en ce port 1,291 navires en 1839 ; tandis que l’année suivante nous présente un total de près de 2,000 navires.

L’exportation du Danube se compose de blé, maïs, orge, seigle, haricots, millets, graines de lin et de navette, planches et douelles [tonneaux], peaux de bœuf, fromages, suif et viande salée.

46.

Importation.

 L’importation donne un accès facile à presque toutes les branches de notre industrie, laquelle lutte avantageusement, par la bonté de ses produits, contre l’Allemagne entière.

50.

Appareiller à Ibraïla.

   Il existe, sous l’eau, un peu au-dessus d’Ibraïla, les restes d’un ancien pont qui traversait le Danube. Cet endroit est très favorable pour faire évoluer promptement un bateau à vapeur. Il faut, pour cela, remonter le fleuve, en rangeant la ville, jusqu’après avoir dépassé le travers du grand moulin à vent. Lançant alors le navire, sur bâbord, on le dirige de manière à venir placer l’avant dans le courant qui sort par l’espace compris entre deux piles, tandis que l’arrière se trouve dans le remous formé par l’une d’elles (ce qui est toujours très-facile à distinguer). On doit le maintenir dans cette position, aussitôt que l’avant est bien présenté, en stoppant et faisant même quelques tours en arrière, si c’était nécessaire. Le navire tourne alors sur lui-même avec une rapidité surprenante. Cette manœuvre est préférable à toute autre, et malgré la perte de temps qu’elle entraîne (un quart d’heure environ), la conviction de ne faire aucune avarie compense largement ce retard peu sensible.

51.

Appareiller à Tulscha.

   À la descente, un bateau à vapeur, qui ne doit séjourner à Tulscha qu’un espace de temps assez restreint, pourrait mouiller sur le banc par trois brasses ; mais il est préférable d’aller au dessous de la pointe, et de porter tout sim- plement une amarre à terre en échouant légèrement l’avant. Dans l’un ou l’autre cas, il faut, lors de l’appareillage, manœuvrer de manière à venir placer l’arrière du bâtiment dans le contre-courant au-dessus ou au-dessous de la roche. On peut être certain alors que le navire, étant poussé en sens inverse par l’arrière et l’avant en même temps, évoluera avec une grande facilité.

52.

Passage des coudes à la descente.

   Pour descendre un coude très-prononcé, avec un bateau à vapeur, il convient de suivre quelque temps à l’avance la rive qui forme la partie concave ; puis choisir le moment favorable pour lancer le navire de manière à venir placer l’avant le plus près possible de la pointe. En le main- tenant dans cette position, l’arrière reçoit une impulsion beaucoup plus forte que l’avant et l’évolution du navire est assurée.

53.

Avoir une ancre à jet prête à mouiller par l’arrière.

   Il est très prudent d’avoir toujours une ancre à jet prête à mouiller par l’arrière, dans le cas où il serait urgent de s’arrêter immédiatement, soit pour un encombrement de navires, ou bien pour tout autre motif impossible à prévoir.

Sources : Bibliothèque Nationale de France, Paris

Danube-culture, août 2024

Panaït Istrati

   « Vagabond, débardeur ou contrebandier – peu importe ce qu’il fut. Voici l’essentiel : il a gardé le souvenir des étoiles qui ont veillé sur son sommeil inquiet, il a su démêler dans la poussière des grands chemins, son grain ardent. À travers toute la misère et toute la fatigue, il a porté, intact, un coeur d’homme. »
Joseph Kessel (1898-1979), préface à Oncle Anghel1  

   « Il emmagazine un monde de souvenirs et souvent trompe sa faim en lisant voracement, surtout les maitres russes et les écrivains d’Occident. Il est conteur-né, un conteur d’Orient, qui s’enchante et qui s’émeut de ses propres récits, et si bien s’y laisse prendre qu’une fois l’histoire commencée, nul ne sait, ni lui-même si elle durera une heure ou bien mille et une nuits. Le Danube et ses méandres… Ce génie de conteurs est si irrésistible que dans la lettre écrite à la veille du suicide, deux fois il interrompt ses plaintes désespérées pour narrer deux histoires humoristiques de sa vie passée. Je l’ai décidé à noter une partie de ses récits ; et il s’est engagé dans une oeuvre de longue haleine. »
Romain Rolland (1866-1944)

Panaït Istrati (1884-1935), enfant du Danube

Panaït Istrati (1884-1935) est un écrivain roumain de langue française né à Brǎila2 important port du Bas-Danube de la principauté de Valachie puis de la Roumanie, d’une mère blanchisseuse et d’un père contrebandier d’origine grecque. Tuberculeux, celui-ci retourne en Grèce alors que son fils n’a que quelques mois. Après avoir exercé, pour gagner sa vie, les métiers les plus divers dès son adolescence, Panaït Istrati se consacre à l’écriture.
Romancier fécond, conteur extraordinaire, personnage hors du commun à la personnalité intègre et courageuse, il fut surnommé par Romain Rolland qui le fit connaître en France et devint son ami le « Gorki des Balkans ».

P. Istrati, photographe éphémère dans le sud de la France  pour survivre…

Le Danube, les paysages environnants, les habitants, les villages des rives danubiennes roumaines, de l’embouchure (le confluent) de la rivière Siret (726 km) avec le Danube où il passe une partie de son enfance chez sa grand-mère, du Baragan3 ce « champ d’argile et cette plaine d’eau, deux déserts : une solitude immobile et un déluge tourmenté… » (Tudor Arghesi, 1880-1967), du port de Brǎila, tous ces lieux à la forte personnalité  occupent dans plusieurs de ses oeuvres une place considérable, symbole du lien profond de l’écrivain avec l’histoire et la géographie de ces territoires à la fois impitoyables et fascinants.

Le port de Brǎila en 1890, P. istrati a alors six ans.

Chevauchant le XIXe et le XXsiècles de l’Europe au Proche-Orient, son œuvre littéraire appartient à plusieurs genres, du conte au roman historique en passant par l’autobiographie, le témoignage et l’essai qui s’entremêlent dans un même récit sans cesse déployé et toujours fécondé par une évocation saisissante de la nature et par un profond sentiment d’humanité, renouvelant par là même une forme littéraire originale.

Brăila, boulevard I. Cuza, fin XIXe début du XXe siècle, collection Musée Carol Ier, Brăila, droits réservés

La générosité, la passion amoureuse et l’amitié dans sa vie comme dans son œuvre le disputent au tragique de la destinée humaine ainsi qu’au bruit et à la fureur de l’Histoire. Imprégnés de la tradition populaire orale de son pays natal, émaillés de termes et de proverbes roumains, ses contes et ses récits qu’on a souvent rapprochés de ceux des Mille et Une Nuits enrichissent l’épopée qui les a nourrit. Ils brossent le portrait de personnages hauts en couleur dans toutes leurs contradictions dont le plus célèbre d’entre eux, le « Haïdouc », hors-la-loi tour à tour bandit d’honneur, redresseur de torts et révolté contre l’injustice sociale. Et si l’écrivain, amoureux de « la noble déesse, la Littérature » et de « la belle lettre inspirée », renfermait des « millions de vies belles et affreuses » dont il se voulait « le simple écho », l’homme, fils d’un contrebandier grec et d’une blanchisseuse roumaine, ne séparait pas son art de sa vie dans ses rencontres, ses voyages et ses engagements. Il a participé au plus fort de son être à toutes les « pulsations » de l’histoire humaine, sociale et politique du XXe siècle au-delà même de sa disparition prématurée, tant les « ismes » auxquels il s’est confronté nous interrogent encore de nos jours : capitalisme, nationalisme, anarchisme, socialisme, communisme, stalinisme, fascisme et antisémitisme.

Mémorial Panaït Istrati dans le parc municipal de Brǎila, photo © Danube-culture, droits réservés

Sensible à la peine des hommes quelles que soient leurs conditions, fidèle sans illusion à ceux d’en bas, il n’a jamais dérogé au refus de parvenir. Lié au mouvement ouvrier roumain et international, il soutiendra la révolution russe et sera le premier écrivain célèbre à s’être élevé dès 1929 contre le régime stalinien de l’URSS faisant face avec un courage exemplaire à la réprobation de la majorité des intellectuels et des écrivains de gauche et aux plus ignobles calomnies des staliniens.

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Panaït Istrati a habité à Paris au 24 rue du Colisée (VIIIarrondissement) de 1922 à 1930, photo Wikipedia

Notes :
1 Cité par Jacques Baujard dans l’introduction de sa biographie « Panaït Istrati, l’amitié vagabonde », Éditions Transboréale, Paris, 2015, p. 17
2 Principale ville de Munténie et grand port valaque sur le Danube (rive gauche)
3 Région plate et désertique du sud-est de la Roumanie bordée par le Danube. Elle a inspiré de nombreux écrivains parmi lesquels Tudor Arghesi (1880-1967), Jean Bart (1874-1933), Nicolae Iorga (1871-1940), Mihail Sadoveanu (1880-1961), Alexandru Vlahuţa (1858-1918)…
sources
: Bratosin Odile. Le Baragan : espace géographique dans la littérature roumaine. In: Travaux de l’Institut Géographique de Reims, vol. 33-34, n°129-130, 2007. Spatialités de l’Art. pp. 79-94 : www.persee.fr/doc/tigr_0048-7163_2007_num_33_129_1535

Panaït Istrati, chantre du Danube, de son affluent le Siret et du Baragan

   « Dans ce refuge où tout sentait la vie sauvage, j’oubliais dès le lendemain le choléra et l’ail qu’il fallait manger, et le camphre que l’on portait au cou, et le vinaigre pour se frotter le corps. Le bois de saules et son petit monde d’oiseaux me semblaient un coin de paradis ; la vue de mon cher Danube, par nos nuits tièdes et étoilées, nos clairs de lune, répondaient à mon plus grand rêve d’enfance : une vie sous un ciel clément, avec une hutte, une couverture et une marmite sur le feu… tout ce que j’avais lu dans les histoires de brigands… »
Panaït Istrati, La jeunesse d’Adrien Zograffi, « Codine »

Le Port de Brăila à l’époque de Panaït Istrati : un univers impitoyable, photo collection Musée Carol Ier, Brăila, droits réservés

 « Habituellement, le port et le Danube (mon Danube !) c’était là ma promenade passionnément aimée du jeudi. En été, le port m’absorbait dans son immense labeur. Il me semblait que toutes ces fourmilières d’êtres et de choses vivaient pour ma jouissance personnelle ; en hiver, c’était la majestueuse inertie, l’universel silence, l’imposante solitude des quais déserts, la blancheur immaculée, et surtout le terrifiant arrêt du fleuve sous son linceul de glace. »
Panaït Istrati, La jeunesse d’Adrien Zograffi, « Codine »

L’entrée des docks du port de Brăila, photo collection Musée Carol Ier, Brăila, droits réservés

   « Ma lipovanca n’avait pas toujours été si malheureuse. Son mari avait été pêcheur à son compte. Avec l’aîné de ses trois enfants — « un garçon de quinze ans, fort comme un taureau » — il partait tous les soirs à la pêche sur le Danube et rentrait le matin assez tôt, le poisson vendu et l’argent dans sa poche. Ils étaient le père et le fils bien braves : ils ne buvaient pas et confiaient tous leurs sous à la Babouchka. Ce n’était pas beaucoup, mais, un jour moins, un jour plus, ça pouvait aller. Et en effet cela alla passablement bien « jusqu’au jour de l’Ascension de l’année dernière » où cela n’alla plus du tout, car ce « matin maudit », le garçon vint frapper à la fenêtre à deux heures de la nuit, et lorsqu’elle lui ouvrit, il n’eut plus que la force de dire : « Mère ! Il s’est noyé ! » et tomba sur le sol de la chaumière.
La barque avait chaviré à cause des grandes vagues. Le père, lourdement botté, avait tout son possible pour se maintenir à flot pendant que le fils, qui était pieds nus, luttait vaillamment pour lui arracher les « funestes bottes » — seul grand obstacle pour ces nageurs innés — mais, vieux et épuisé, il coula au moment même où une des deux bottes restait dans les mains du garçon. Celui-ci l’entendit crier un instant avant : Petrouchka ! Sauve-toi, et sois bon avec ta mère ! »
Panaït Istrati, La jeunesse d’Adrien Zograffi, « Mikhaïl »

   « Il est bien entendu que nous nagions, tous, comme des poissons, enfants du grand Danube que nous étions. Là encore, c’est de la belle histoire, riche en tendres souvenirs, en lumière, espace et cruelle amertume.
Holà ! Vie débordante ! Danube printanier de nos coeurs !
Nous nagions tous. mais nager, c’est peu dire. Quel est le pusillanime garçon de Braïla qui n’ait pas tenté la traversée entre Katagatz et Guétchète ? Et pourtant la belle affaire que cette traversée !
Passer le fleuve — en utilisant les cinq manières de nage connues : celle du chien, celle de la grenouille, la planche, comme les « vaillants » et le « piétinement » —, toucher du pied le limon de l’autre berge et rebondir immédiatement au retour, voilà ce que tout le monde ne pouvait pas faire ! Voilà ce qui était envié par tout le monde et par le petit « tout le monde » plus violemment ! Et voilà pourquoi chaque saison, les bras éloignés et impitoyables du grand Danube enlaçaient de préférence les petits corps de ceux qui qui s’y fiaient passionnément, les corps de ce pauvre petit « tour du monde ».
Il y en avait pour tous les goûts ; des maigriots, des potelés, des blonds, des bruns, des noirauds. Et des yeux grands, et des cils longs, des paupières qui ne devaient plus jamais se rouvrir au soleil, à la lumière, au Danube méchant et aux belles amoureuses qui les attendaient frémissantes à quelque carrefour choisi par le destin indifférent.
Ces corps nourris de polenta et de brûlants désirs, on les tirait du fleuve, parfois encore chauds, quelquefois bleus et déchiquetés par les écrevisses. Une mère au visage labouré par la détresse, une soeur abîmée par son ivrogne d’époux se trouvaient toujours sur la berge pour réchauffer de leurs embrassements le petit cadavre de celui qui avait donné au Danube sa suprême preuve d’amour… »
Panaït Istrati, Nerrantsaoula, 1927

Jean Alexandru Steriadi (1880-1956), bateaux dans le port de Brǎila, vers 1909, collection du Musée National de peinture de Bucarest

« Au débarcadères des pêcheries, tout était préparé pour une ballade joyeuse dans les saules du Danube. Une lotka [bateau traditionnel du Danube] fluette, appartenant à l’ami de Catherine, regorgeait de friandises, de vins et d’au-de-vie. Minnkou n’était pas encore là et de cette absence Minnka se fit du mauvais sang. Il vint cependant, peu après, tout regaillardi. L’embarcation prit le large, décente. Les femmes s’étaient couchées l’une contre l’autre, couvertes d’un tapis rustique, cependant que les gamins s’amusaient avec l’eau.
Ce n’était pas la seule lotka en fête qui traversait le Danube. Une multitude d’autres barques sillonnaient la vaste étendue du fleuve, certaines emportant même des musiciens. La plupart semblaient voguer à la dérive, heureuses du soleil, de la bonne chaleur où elles s’attardaient comme si elles craignaient de s’engager dans un fourré engourdi par l’hiver.
On tournoyait sur place et on buvait au son des violons et des tsambales [Cymbalum]. Parfois, des chants mélodieux de femmes retentissaient, clairs, dans l’espace, pour de longs moments. On entendait des échanges de souhaits et des apostrophes plaisantes, des rires, des cris apeurés. Notre lotka les écouta, longtemps, silencieuse, puis elle mit le cap sur l’autre rive et disparut comme une anguille.
Avant que le défilé de Korotichka les eût englouties, les deux hommes levèrent la tête pour contempler les innombrables navires, leur forêt de mats et la vaste ceinture éblouissante du Danube. »
Panaït Istrati, Tsatsa-Minka, « Barbat à sa mesure »

   Panaït Istrati consacre le premier chapitre de son roman Tsatsa-Minka à la Balta, un espace de prairies et forêts alluviales situé entre le Seret et son confluent avec le Danube, territoire que l’écrivain appelle du nom populaire « d’embouchure ».

   « L’embouchure », Peu avant que le Sereth n’arrive à l’endroit où il fait don de sa vie au Danube glouton, son lit devient une grande campagne fertile qui s’étend entre Brǎila et Galatz. Pour la traversée en toute sa largeur, ses habitants, qu’on surnomme « ceux de l’Embouchure » ne peuvent mettre moins de deux heures de chariot tellement elle est vaste. Les dimensions inaccoutumées de ce lit, aussi bien que sa générosité, les vieux du pays les expliquent à leur façon. Ils disent que le Sereth avait à l’origine une âme, à l’exemple de nous autres hommes, une âme ambitieuse. Après son départ de Bukovine, ayant en cours de route séduit une belle jeune fille dont il était amoureux, l’orgueilleux Sereth décida de la conduire, par ses propres moyens ,jusqu’à la mer Noire et au-delà, afin de lui montrer des pays où poussent des oranges et des grenades qui sont tout ce qu’il y a de plus beaux sur la terre, mais qui, néanmoins, pâliraient de jalousie devant la splendeur de sa bien-aimée, dont le nom est Bistritsa. »
Tsatsa-Minka, Folio Gallimard, Paris 1998

   « Je t’écris ces lignes pendant que ton gramophone chante « Le Danube est gelé ». Il est bien gelé, mon Danube, gelé pour toujours. Et je me demande si ma vie, riche de rien que des miracles, pourra faire un dernier miracle, dégelant mon Danube au soleil d’un dernier printemps. »
Panaït Istrati, Lettre à un ami de Brǎila, 1935

Brăila_19ème

Brăila au XIXe siècle, photo collection privée

Éditions illustrées d’oeuvres de P. Istrati

Kir Nicolas, Éditions du Sablier, 31 mai 1926, illustré de 13 bois en couleurs plus vignettes par Charles Picart Ledoux, 31 mai 1926
Isaac le tresseur de fils de fer, À Strasbourg chez Joseph Heissler libraire, illustré par Dignimont, mai 1927
Pour avoir aimé la terre, Éditions Denoël et Steele, frontispice de Jean Texier, mai 1930

Tsatsa Minka, Éditions Mornay, illustré par Henri-Paul Boissonnas, 1931, Éditions Ferenczi dans la collection « Le Livre Moderne Illustré », n° 81
Les Chardons du Baragan, illustré par Maurice Delavier, Éditions Ferenczi dans la collection « Le Livre Moderne Illustré », 1929, n° 148
Kyra Kyralina, illustré par Ambroise Thébault, Éditions Ferenczi dans la collection « Le Livre Moderne Illustré », 1932, n° 165

Oncle Anghel, illustré par Michel Jacquot, Éditions Ferenczi dans la collection « Le Livre Moderne Illustré », 1933, n° 195
Présentation des Haïdoucs, illustré par Valentin Le Campion, Éditions Ferenczi dans la collection « Le Livre Moderne Illustré », 1934, n° 230
Domnitza de Snagov, illustré par François Quelvée, 1935, Éditions Fayard dans la collection « Le Livre de demain », n° 149
La Maison Thüringer, illustré par Raymond Renefer, 1935, n° 160
Le Bureau de placement, illustré par Jean Lébédeff, 1936, n° 203
Méditerranée, illustré par Jean Lébédeff, 1939

Les oeuvres complètes (?) de Panait Istrati ont été éditées par Gallimard (1977). On ne saurait également que recommander les trois tomes (2005, 2006 et 2015) des oeuvres de l’écrivain roumain publiés par les éditions Phébus sous la direction et présentées par Linda Lê, malheureusement trop tôt décédée.   

Danube-culture adresse ses grands et cordiaux remerciements à l’Association des Amis de Panaït Istrati (France), au Mémorial Panaït Istrati et à Liliana Šerban du Musée Carol Ier de Brăila pour les informations et les documents mis à disposition.

Sources :
Association des amis de Panaït Istrati
www.panait-istrati.com

Mémorial Panaït Istrati de Brǎila
www.muzeulbrailei.ro

BAUJARD, Jacques, Panaït Istrati, L’amitié vagabonde, Éditions Transboréale, Paris, 2015
Une très belle biographie de P. Istrati écrite par un libraire-écrivain inspiré.
Panaït Istrati et Romain Rolland, Correspondance 1919-1935. Édition établie, présentée et annotée par Daniel Lérault et Jean Rière, Gallimard, Paris, 2019
PAHOR, Boris (1913-2022), La porte dorée, Paris, Le Rocher, 2002. Dans son roman, le grand écrivain slovène évoque P. Istrati et la Roumanie.
Panaït Istrati, o flacare vie (Panaït Istrati, une flamme vivante), documentaire (court-métrage d’Alexandru Boiangiu) réalisé à l’occasion du centenaire de la naissance de l’écrivain. 

Panait Istrati au cinéma :
Plusieurs des romans de Panaït Istrati ont été adapté au cinéma :
Kira Kiralina, Boris Glagolin, (1879-1948), Russie, 1928, 86 mn

Affiche du film Kira Kiralina de Boris Glogolin

Les chardons du Baragan (Ciulinii Baraganului), Louis Daquin, (1908-1980), Roumanie-France, 1957, 116 mn
Codine, Henri Colpi, (1921-2006), Roumanie-France, 1963, 98 mn
Codine si Kira Kiralina, Gyula Maár (1934-2013), Hongrie, 1994, 177 mn
Kyra Kyralina, Dan Pita (1938), Roumanie, 2014, 99 mn
Sources : www.imdb.com 

Un documentaire (en roumain) sur l’histoire multiculturelle de Brǎila, ville natale de P. Istrati
https://youtu.be/52ERTIW iwYk

Eric Baude pour Danube-culture © droits réservés, mis à jour juin 2024

Le chapeau de Panaït Istrati (Mémorial P. Istrati, Brăila) attend toujours son propriétaire, photo © Danube culture, droits réservés

Les ponts de Brǎila (Roumanie) et de Paks (Hongrie), nouveaux ouvrages sur le Danube

   La construction de nouveaux ponts sur le Danube a depuis quelques années le vent en poupe. Après le pont roumano-bulgare de Calafat-Vidin qui porte le nom de « Nouvelle Europe », inauguré en juin 2013, le pont de Belgrade, « pont de l’amitié Chine-Serbie » (…), financé par la Chine, construit par des entreprises chinoises et inauguré en décembre 2014, un nouvel ouvrage permet désormais de franchir le Bas-Danube roumain vers la Dobrogée à la hauteur de la ville et port valaque de Brǎila.

Plan du projet et implantation du pont en aval de Brǎila

   C’est  le troisième ouvrage permettant de franchir le Bas-Danube en Roumanie, le cinquième pont européen de par sa longueur et le premier en remontant le fleuve depuis la mer Noire.  
   Le concours, ouvert par la CNAIR (Compagnie Nationale pour le Management des Infrastructures Routières),  a été remporté par les entreprises Astaldi SpA (Italie) et IHI Infrastructure System CO (Japon). 

Le nouveau pont routier suspendu reliant Brǎila à Smârdan, photo droits réservés

Longueur du pont : 1974, 30 m dont 489, 65 m sur la rive gauche (Brǎila), 364, 65 m sur la rive droite (Tulcea) et 1120 m au-dessus du fleuve.
Hauteur : 47 m (hauteur de franchissement au dessus du fleuve : 38 m)
Largeur : 31, 70 m ( 22 m de large pour une route à quatre voies, 2 accotements de part et d’autres de  2,5 m de large chacun et 2 pistes cyclables de 2,8 m de large chacune)
Longueur totale du projet (pont et aménagements routiers : 23,413 km)
Le financement (env. 435 millions d’Euros) est assuré par l’Union Européenne dans le cadre du programme POIM (Operational Programme for Large Infracstructure). 

Brǎila, le bras de Mǎcin et le nouveau pont sur le Danube en aval de la ville, photo prise par le satellite Copernicus, 2022

La construction du nouveau pont de Paks (Hongrie) 
   Le nouveau pont sur le Danube entre Paks et Kalocsa, d’une apparence uniforme malgré ses différents types d’éléments structurels, aura une longueur totale approximative de 946 mètres, et sera équipé en plus d’une chaussée à une voie pour les voitures de pistes cyclables. Cet ouvrage pourvu de à 9 travées comprend 3 parties structurelles : le pont de la zone inondable sur la rive gauche, le pont de la rivière et le pont de la zone inondable sur la rive droite.
La superstructure du pont précontraint et haubané de 440 mètres de long comporte 3 travées avec des arcs paraboliques au-dessus des piliers fluviaux. Le principal élément porteur est une poutre caisson à deux cellules, dont les parois inclinées et centrales sont constituées de tôles d’acier trapézoïdales, tandis que la partie supérieure est une dalle de plancher en porte-à-faux en béton armé. En ce qui concerne la construction et les charges structurelles, la superstructure est constituée d’une dalle en béton armé avec des câbles longitudinaux précontraints et des inserts fixes, tandis que des câbles coulissants tendus circulent librement dans la poutre-caisson pour contrer les effets de la charge utile.

Sources :

https://ceh.hu › en › projects › kalocsa-paks-uj-duna-hid
https://youtu.be/HZbVzEEPcZQ?feature=shared   

Le Centre Culturel Nicăpetre de Brăila

   La villa Embiricos, aujourd’hui Centre Culturel Nicăpetre (strada Belvedere n°1), a été édifiée en 1912 par l’architecte Lazăr I. Predinger pour Menelas Embiricos, armateur et homme politique grec, descendant d’une véritable dynastie d’armateurs, de banquiers et de commerçants  originaires de l’île ionienne d’Andros et dont certains des membres s’étaient installés déjà auparavant à Brăila et exerçaient un quasi-monopole sur certaines activités commerciales, cet élégant et luxueux hôtel particulier aux façades et décorations raffinées, tient lieu à son origine de siège de la compagnie maritime M. Embiricos & Co dont Menelas Embiricos est le propriétaire avec son frère Leonidas et de logement pour sa famille.

Le port de Brăila au début du XXe siècle avant sa mécanisation (1908) qui provoquera de graves émeutes parmi les dockers et les ouvriers.

   L’écrivain Fanuş Neagu (1932-2011) évoque dans un de ses récits l’atmosphère  de la fête que l’amateur organise pour l’inauguration de son hôtel particulier qu’il avait fait coïncider avec la journée de la fête national grecque :
« Les sirènes des navires ancrés dans le port retentissaient sur l’eau puis se taisaient et recommençaient à nouveau, les canons de parade tonnaient en grandes salutations. Dans le jardin d’Embericos on servait, sur des plateaux géants, des olives, des oranges, des mandarines, de l’ouzo, de la liqueur de roses, du vermouth, de l’eau-de-vie de Chios, du mouton grillé, des tripes surtout et des pièces de viande de chevreau accompagnées par des vins doux et parfumés… »
   La société grecque exporte des céréales et importe du charbon d’Angleterre. Menelas Embiricos est également agent général de plusieurs compagnies maritimes (Byron Steamship Ltd, Londres, Compagnie Nationale Grecque de Navigation de Bateaux à Vapeur grecque) et possède avec son frère une flotte de cargos assurant une liaison régulière entre l’Angleterre, le continent, la Méditerranée et les ports de la mer Noire et du Danube parmi lesquels Brăila. Ils  possèdent encore les paquebots Themistocle puis Alexandre Ier qui relieront Constanţa à New York via le Pirée et Marseille ainsi que d’autres bateaux transportant les voyageurs de Marseille jusqu’à Varna (Bulgarie) tout en desservant des ports grecs intermédiaires (Thessaloniki, Le Pirée…).
   Les affaires de la famille Embiricos vont connaître une période d’instabilité à cause de la première guerre mondiale. Elles reprendront par la suite mais les deux armateurs grecs décident de transférer en 1920 le siège de leur compagnie à Constanţa, au bord de la mer Noire. Ils s’y s’installent et y font construire un immeuble prestigieux.

L’immeuble construit à la demande des frères Embiricos à Constanţa en 1922 et surnommé « Le palais de la navigation, un joyau du patrimoine architectural de la capitale de la Dobrodgée, est aujourd’hui dans état déplorable, sources Wikimedia

   Le conflit entre la Grèce et l’Empire ottoman (1919-1922), la défaite de leur pays et ses conséquences financières entravent à nouveau les activités commerciales des frères Embiricos. La crise économique de 1929 commence à se profiler. Leur hôtel particulier de Brăila, abandonné, mal entretenu, a été vendu entretemps (1927). Il appartiendra ensuite successivement à la la Société des amis de M. Eminescu (1930), servira de dispensaire de la Caisse d’Assurance Sociale Roumaine (1937), sera occupé par des soldats de l’Armée rouge en 1944 puis abritera un hôpital et une polyclinique. En 1986, le bâtiment est confié à l’administration du Musée Carol Ier .  

Photo © Danube-culture, droits réservés

   Le Centre Culturel Nicăpetre de Brăila, strada Belvedere n°1, qui abrite désormais la collection de l’artiste roumain Nicăpetre (de son nom de famille Petre Bălănică, 1936-2008) a été inauguré le 6 décembre 2001 dans l’ancienne Maison des collections d’art (1986-2001). Il a été rénové entre 2008 et 2010 et réouvert au public le 12 novembre 2010.

   Le bâtiment aux quatre façades d’une rare élégance est entouré d’un jardin dans lequel sont également exposées des sculptures.

Photo © Danube-culture, droits réservés

   À l’intérieur, répartis sur trois étages organisés de la même manière, des salles d’exposition réparties autour d’un escalier central en marbre décoré d’un superbe vitrail art déco représentant Hermès, dieu grec du commerce. L’escalier est relié au hall d’entrée. Les combles ont été aménagés pour accueillir des expositions temporaires.

Photo © Danube-culture, droits réservés

Détail du vitrail « Art Nouveau » de l’escalier Photo © Danube-culture, droits réservés

   Un travail intéressant de dramaturgie muséal met en valeur les oeuvres du sculpteur. Elles-mêmes valorisent par leur puissance, leur expressivité et leur symbolisme les espaces architecturaux et les éléments de décoration (plafonds, frises, lucarnes, balcons et balustrades, grandes fenêtres, colonnes corinthiennes qui ne sont pas sans faire allusion au pays d’origine du commanditaire du bâtiment…) tout en contrastant avec eux. 

Photo © Danube-culture, droits réservés

Un jeu permanent d’influences multiples.
Il émane de cette rencontre, de ce dialogue et de cette alliance par delà les années entre sculpture, architecture, organisation des espaces, des perspectives, des alternance des champs de lumières et d’ombres douces et des éléments décoratifs raffinés, une atmosphère particulièrement séduisante et convaincante, une fluidité artistique équilibrée entre mouvement et repos.

Photo © Danube-culture, droits réservés

Photo © Danube-culture, droits réservés

www.muzeulbrailei.ro

Eric Baude, © Danube-culture, droits réservés, mis à jour novembre 2023

Brǎila

Brǎila la séduisante valaque, ville au passé prestigieux

   Brǎila, en Valachie roumaine, est une ville et un port danubiens de la rive gauche (Km 170) qui se situe en amont de Tulcea (rive droite) et de Galaţi (rive gauche). Elle porta différents noms à travers l’histoire : Bailago, Baradigo, Berail, Brailano, Braylam, Breill, Brigala, Brilago, Brilague, Brilagum, Drinago, Ueberyl, Proilavum, Ibrail, Brăilof… Lieu de batailles acharnées dès le Moyen-Âge, Brǎila était aussi surnommée autrefois la ville des restaurants et des belles filles. Elle fut encore au début du vingtième siècle la capitale européenne des Tsiganes.
C’est le lieu de naissance, dans un bas quartier d’une grande pauvreté des bords du fleuve, de l’écrivain et conteur Panaït Istrati (1884-1935) dont certains ses romans (Codine, Kyra Kiralyna, Nerantsoula…) contiennent des descriptions colorées et émouvantes de sa ville natale, de ses populations multiethniques. de ses quartiers populaires, grecs, turcs, de son port, de ses importantes activités et bien évidemment aussi de son cher Danube.

À l’époque de Panaït Istrati et des armateurs grecs de Brăila

« En ce temps, le port n’avait point de quai, et on pouvait avancer de dix et vingt pas, jusqu’à ce que l’eau vous arrivât à la poitrine. Pour entrer dans une barque, il fallait traverser de petites passerelles en bois ; les voiliers, ancrés au loin, frottaient leurs coques contre des pontons qui contenaient un bout du grand pont fait de billots et de planches. Une fourmilière de chargeurs turcs, arméniens et roumains, le sac au dos, allait et venait en courant sur ces ponts qui pliaient sous le poids. »
Panaït Istrati, Kyra Kiralyna (Les récits d’Adrien Zografi)

La grande actrice roumaine Maria Filotti (1883-1956), d’origine grecque comme un grand nombre des habitants de cette ville portuaire du Bas-Danube, directrice de théâtre, contemporaine de Panaït Istrati, est également née à Brǎila. Le théâtre municipal porte son nom. Bien d’autres personnalités de toutes obédiences sont nées ou ont vécu à Brăila.

Le Théâtre municipal Maria Filotti, photo © Danube-culture, droits réservés

Centre commercial fondé en 1368, elle est conquise avec la Valachie en 1542 par  Soliman le Magnifique (1494-1566) et occupée militairement. La principauté danubienne, (l’autre principauté danubiennes étant la Moldavie) état médiéval historique qui possédait une armée, une flotte fluviale (bolozanele) et un corps diplomatique est alors soumise par l’Empire ottoman à un tribut conséquent et à d’autres impôts dont celui de fournir à Constantinople des poissons du Danube, du blé, du miel et d’autres produits.
Brǎila va demeurer ottomane pendant près de trois siècles, de 1544 à 1828. Elle subit ensuite l’occupation des troupes du tsar russe Nicolas Ier (1796-1855) pendant la guerre russo-ottomane de 1828-1829 puis est rattachée avec Turnu Magurele et le port de Giurgiu (rive gauche), suite au Traité d’Andrinople (Édirne) de septembre 1829, à la principauté de Valachie qui, tout en devenant territoire ottoman à l’administration autonome, reste malgré tout occupée par les troupes russes jusqu’en 1834. Les dispositions économiques de ce traité pour les Principautés roumaines vont donné une forte impulsion à l’agriculture et au commerce, les déchargeant de l’obligation d’approvisionner Constantinople et reconnaissant leur liberté de commerce avec tous les pays. Le Traité d’Andrinople, très favorable à la Russie, renforce considérablement et pour longtemps la position de cette principauté sur le Bas-Danube et dans le delta. La forteresse érigée par les Ottomans est détruite. Alexandru Dimitrie Ghica (1795-1862 ?) est élu prince de Valachie et règne de 1834 à 1842 puis, comme Caïmacan (dignitaire de l’Empire ottoman), de 1856 à 1858. L’union de la Valachie et de la Moldavie est réalisée en 1859 sous l’autorité d’Alexandru Ion Cuza (1820-1873), soutenu activement par Napoléon III.

Avec sa voisine portuaire moldave et concurrente moldave Galaţi, Brǎila obtient le statut avantageux de port franc ce qui entraine un important développement des activités économiques des deux principautés. Ce sera « l’âge d’or économique » de la cité. Le monopole du commerce des marchands et négociants turcs dans le delta avait toutefois déjà été rompu en 1784 avec des concessions du point de vue des libertés commerciales concédées aux étrangers. En 1838, le Royaume-Uni, soucieux de contrer l’influence russe dans la région et en plein essor industriel et croissance économique mais devant faire face à un déclin de son agriculture et à une forte demande en céréales conclue des accords avec l’Empire ottoman.

Place des pécheurs

La place des pécheurs autrefois

Le port de Brǎila est relié à la mer Noire et accessible aux cargos de petit tonnage grâce aux travaux entrepris dans la deuxième moitié du XIXe et au début du XXe siècle par la Commission Européenne du Danube et à la chenalisation du bras de Sulina. La cité et ses établissements portuaires avec ses ateliers est alors le théâtre d’une grande activité et de nombreux échanges commerciaux. La communauté des armateurs grecs, très entreprenants, y joue un rôle central et de somptueuses villas sont érigées dans le centre ville et ses environs en particulier à sa demande.

La principale activité économique locale, aux côtés du port et de la pêche, reste longtemps centrée sur la transformation des roseaux du delta en papier et en matériau de construction ainsi que sur d’autres industries annexes. Les chantiers navals ont été également, dans le passé et jusqu’à récemment, de gros pourvoyeurs d’emplois.
La prise de conscience d’un patrimoine environnemental danubien fragile et d’exception a permis la création d’un parc naturel « Balta Mică a Brăilei », actif dans le domaine de la protection de la biodiversité et de la pédagogie de l’environnement

Les chantiers navals de de Brǎila, photo © Danube-culture, droits réservés

Brǎila, grâce à la rénovation, financée en partie par l’Union Européenne, de son centre historique et de son riche patrimoine architectural (églises, anciennes villas et hôtels particuliers d’industriels, banquiers, armateurs et riches commerçants), à ses infrastructures éducatives et culturelles (université, musées) bénéficie du développement du tourisme dans cette région proche du delta. Pour la première fois de son histoire un pont suspendu sur le Danube va relier prochainement la ville à la rive droite.

Le Musée Carol Ier, photo © Danube-culture, droits réservés

Une citadelle convoitée… 
L’historien Ionel Cândea, directeur du Musée Carol Ier et auteur de la monographie La Cité de Brăila. Historique. Reconstitution. Valorisation, connaît bien l’histoire de la citadelle :
« Elle a été édifiée en novembre ou décembre 1540. Un rapport polonais d’octobre 1540 fait état du commencement des travaux et dans un autre document, écrit six années plus tard, le sultan ottoman Soliman le Magnifique (1494-1566) ordonne au prince de la Valachie, Mircea V Ciobanul (?-1559), de transporter les grumes et les hommes nécessaires pour achever la citadelle. Elle fut donc construite par les Ottomans qui ont utilisé pour cela une main d’œuvre locale. Sa démolition en 1829-1830 est la conséquence d’un ordre du tsar Nicolas Ier (1796-1855). Pas moins de 3000 hommes originaires des comtés de Gorj, Dolj, Dâmboviţa et d’autres régions, ont été nécessaires pour sa destruction. »

Brǎila 

   La citadelle subit de nombreux sièges et change plusieurs fois d’aspect. Au XVIe siècle, elle est attaquée à trois reprises : par le voïvode Jean II Voda (1521-1574) dit « Le cruel » en 1574 et par les Turcs en 1594 et 1595. Michel Ier le Brave (1558-1601) réussit toutefois à la libérer des ottomans pour une courte période mais ceux-ci la reprennent et reconstruisent ses murailles détruites. Mihnea III Michel l’assiège en 1659 au moment de sa révolte contre Constantinople. Au XVIIIe, la citadelle se voit ajouter un fossé et une palissade qui entoure l’agglomération civile.
   Les batailles les plus sévères pour s’emparer de la citadelle voient s’affronter les empires russe et ottoman : « Au XVIIIe, Brăila est régulièrement assiégée. En 1711, les armées placées sous le commandement d’un général russe envoyé par Pierre le Grand (1672-1725), alliées à celles de Thomas Cantacuzène, un boyard roumain commandant de l’armée valaque passé du côté des Russes, marchent sur Brăila en passant par Măxineni et son monastère qui abrite pour la nuit les 55.000 soldats. Au moment où le commandant ottoman de la citadelle remet les clefs au général russe, ce dernier reçoit un courrier du tsar qui lui dit de quitter les lieux. Les Ottomans ayant infligé une défaite aux troupes russes à Stănileşti, ces derniers doivent se retirer au plus vite. »
Même si aujourd’hui la citadelle de Brăila n’existe plus, des vestiges importants ont été récemment mis à jour comme la nouvelle poudrière et les souterrains militaires qui ont leur histoire propre. En mars 1810, alors que les Russes étaient déjà maîtres de la citadelle depuis la guerre russo-turque de 1806, un de leurs officiers enfreignant le règlement est entré avec ses éperons dans la poudrière. La citadelle fut secouée par une explosion extraordinaire qui fit plus de 300 morts et qui fut entendue en Moldavie jusqu’aux environs de Iaşi. Lorsque les Turcs reprennent la citadelle en 1812, la construction d’une nouvelle poudrière s’avère nécessaire et c’est celle-ci qui a pu être conservée.

Le port de Brǎila en 1890

En décembre 2014, un chemin d’accès spectaculaire et des barils de poudre à  l’intérieur et à l’extérieur de la citadelle ont été découvert, à proximité de l’un des derniers bastions. Ce chemin passait sous les tombes de l’archevêché de Brăila. Plusieurs souterrains attenants à la citadelle ont également été mis à jour sous le jardin municipal. Le réseau de galeries souterraines réalisées en briques de bonne qualité, s’étendait sur plusieurs dizaines de kilomètres avec de nombreuses ramifications et était pourvu de bouches d’aération. »

Cité artistique et culturelle

Maria Filotti

Outre l’actrice Maria Filotti (1883-1956) dont le théâtre porte le nom, de nombreuses autres personnalités artistiques et musicales sont nées à Brǎila parmi lesquelles la cantatrice préférée du compositeur Giacomo Puccini (1858-1924) Haricléa Darclée (1860-1939) qui étudia avec Gabriel Fauré, débuta sa carrière à l’Opéra de Paris et créa le rôle de Tosca et de la Wally d’Alfredo Catalani (1854-1893).

Hariclea Darclee 

La ville lui rend hommage depuis 1995 avec un concours de chant international portant son nom et un réalisateur roumain, Mihai Iacob a réalisé en 1960 un film « Darclée » sur la vie et le destin tragique de cette prestigieuse cantatrice.

La maison natale restaurée de Petru Stefanescu Goanga (1902-1973) dont la façade est en partie curieusement (provisoirement ?) cachée par un panneau d’information ! Photo © Danube-culture, droits réservés

Le compositeur George Cavadia (1858-1926), d’origine macédonienne, a été durant son séjour un grand promoteur de la vie musicale de Brǎila et le fondateur de l’école de musique devenue par la suite conservatoire, de la société musicale Lyra et de l’orchestre philharmonique qui porte aujourd’hui son nom. Il peut être également considéré comme le mentor d’Haricléa Darclée à ses débuts. George Cavadia a été fait citoyen d’honneur de Brǎila.

Portait de George Cavadia (1858-1926) par Jozef Kózmata (Sources Bibliothèque Nationale Roumaine)

Le chanteur d’opéra (baryton) Petre Stefanescu Goanga (1902-1973) dont la maison natale a été restaurée et transformée en centre culturel et le compositeur Iannis Xenakis (1922-2001) sont également originaires de Brǎila tout comme le sculpteur Nicǎpetre (1936-2008) qui possède dans la villa Embiricos soigneusement restauré et transformé en centre culturel, un magnifique lieu d’exposition et le  remarquable contrebassiste, pianiste et compositeur Johnny Rǎducanu (1931-2011) qui a donné son nom à un festival de musique.

Maison natale de I. Xenakis dans le vieux Brăila, photo © Danube-culture, droits réservés

L’historien des sciences et psychologue social Serge Moscovici (1925-2013) émigré en France, est également né à Brăila où il a passé une partie de son enfance dans sa ville.

Eric Baude, © Danube-culture, mis à jour novembre 2023, droits réservés

Sources :
Ioan Munteanu : Stradele Brăilei, Ed. Ex Libris Brăila, 2005
Musée Carol Ier de Brǎila (y compris le Mémorial Panaït Istrati) :  www.muzeulbrailei.ro

https://brailaveche.wordpress.com
Festival de jazz Johnny Rǎducanu de Brǎila
www.johnnyraducanu.ro
Association des amis de Panaït Istrati (France)
www.panait-istrati.com

Le jardin public de Brǎila, un dix mai « patriotique » (Panaït Istrati)

   « Le Jardin Public de Braïla permet d’imaginer ces fameux jardins suspendus de Sémiramis, puisqu’il est lui aussi suspendu à pic au bord du plateau qui domine le majestueux Danube et son incomparable delta marécageux.
Entièrement clôturé du côté de la ville, par des maisons seigneuriales, il semble avoir été autrefois un superbe parc réservé aux seuls riches. Mais aujourd’hui, grâce à ce satané » régime démocratique » qui abâtardit toute « beauté pure », rien n’est plus respecté, et c’est pourquoi, surtout les jours de fêtes, les allées du Jardin sont envahies par une foule faubourienne qui apporte avec elle, en même temps que le pittoresque violent de ses couleurs et de son babil indiscret, toutes les odeurs possibles et inimaginables dans un quartier du genre Comorofca.

Le kiosque du Jardin public, photo © Danube-culture, droits réservés

   Aussi, bon gré, mal gré, les anciens riches ont dû céder le pas à l’envahisseur intempestif. Rarement pouvait-on voir encore, et aux seules heures de calme, la silhouette bouledogue de quelques princes du maïs, ou la tête blanche de l’armateur grec, au visage rendu grave par leur fortune acquise, traînant l’un et l’autre leurs jambes de goutteux sur le sable fin de ce lieu de repos.
Adrien, qui n’était pourtant ni un prince du maïs ni un grave armateur, choisissait comme eux, pour se promener dans le Jardin, les jours et les heures où celui-ci était désert. (Les extrêmes se touchent.) On peut donc se figurer sa rage quand, de 10 mai patriotique, y arrivant vers les cinq heures avec sa « bande », il trouva le paisible Jardin entièrement possédé par la soldatesque et les corporations d’ouvriers de la ville. Il recula, effrayé devant les vagues furibondes d’une foule qui se mouvait péniblement sous la pluie de confetti et de serpentins, hurlant, se débattant, transpirant comme des forgerons et puant des pieds et des aisselles….
Dès qu’ils se furent mêlés à la foule, les bras chargés de sacs à confetti, des meutes de sous-offs et de civils aux gueule hilares les cernèrent. Les deux mères en furent écrasées. Adrien, Léana et son frère, se défendirent de leur mieux mais, les « munitions » épuisées, ils ne purent à la fin que se couvrir le visage avec les bras et « battre en retraite », la « forteresse » étant « prise d’assaut ». Ces termes militaires, en vogue ce jour-là, furent poussés au-delà de toutes les limites de la bienséance, et Léana, cible de toutes les convoitises, dut subir des outrages et entendre des compliments qui lui firent plus d’une fois regretter d’avoir cherché ces « entourages-là ». Des mains cavalières — on ne pouvait plus savoir à qui elles appartenaient — allèrent jusqu’à la prendre par la taille, par le cou, lui fourrer des confetti dans le sein et même la pincer, pendant que ses compagnons étaient isolés et aveuglés par d’autres comparses. »
Panaït Istrati, La jeunesse d’Adrien Zograffi, « Mikhaïl »

Photo © Danube-culture, droits réservés

     L’art de boire le thé à Brǎila (Panaït Istrati)

   « Pourquoi fuyait-on, comme la peste, le « sucre farineux » ? Parce que, à Braïla, à l’exemple de la sainte Russie, on ne boit pas le thé comme à Paris ou à Londres. Libre à vous de sucrer votre jus tiède et même de le « salir » d’une goutte de lait ou plus, ou de ne rien faire et de l’avaler — glouc ! — comme on avale une purge, ou, encore, de l’accepter » pour faire plaisir » et de vous en aller — avec un « merci beaucoup » — sans l’avoir touché. Dans le second port danubien de la Roumanie, les habitants boivent le thé tout autrement. Ces habitants, qu’ils soient nationaux get-beget ou pravoslavniks lipovans aux barbes à la Tristan Bernard, aux bottes d’égoutiers et à vaste lévite qui trimballent dans une poche l’inséparable verre, lourd comme un caillou, dont on se sert là-bas individuellement pour avaler dans des bistrots impurs de la votka pure, après s’être copieusement signé, ces habitants sont, avant tout, de grands buveurs de thé. Ils le boivent, du matin à la nuit, pour ses multiples vertus : apéritif, nutritif, digestif, laxatif, constipant, excitant, calmant et diurétique. On le boit l’hiver pour se réchauffer, l’été pour dr rafraîchir, et on en absorbe de deux à quatre litres par jour comme un rien. Mais, direz-vous, que fait-on de cette masse d’eau dans le ventre ? Eh bien, on boit verre sur verre en toute tranquillité, puis, avec la même innocence, on sort dans la rue et on pisse sur le trottoir, en s’épongeant le front et, parfois, en tournant le dos à une aimable personne qui passe tout justement. Ainsi, le thermosiphon circule à souhait. Les boyaux, lavés à grande eau, sont pincés par la faim, et souvent aussi les bronches par le froid, lorsqu’on sort en hiver « pour faire des trous d’ambre dans la neige immaculée. »

Panaït Istrati, La jeunesse d’Adrien Zograffi « Mikhaïl », Éditions Gallimard, Paris 1968 

Eric Baude pour Danube-culture, mis à jour novembre 2023

Sources : Maison (mémorial) Panaït Istrati, Musée Carol Ier, Brǎila, droits réservés 

Le Danube, Brahilof (Brǎila), Galatz et l’avenir des Principautés roumaines par Saint-Marc Girardin (1836)

Il ne faut point à Braihilof chercher encore une ville ; tout commence. Les rues sont tracées, mais les maisons ne sont point toutes bâties ; Il y en a cependant déjà un bon nombre, et chaque année ce nombre augmente. Cette années on en a bâti dix-huit ; sur le port, on bâtit un quai qui aura 800 sagènes1 de long (une sagène vaut notre toise) ; on construit une quarantaine ; on avait, dans le premier moment, fait des magasins en bois pour recevoir le blé ; on commence à en bâtir en pierre. La ville a 500 00 sagènes de superficie ; ce terrain a été partagé en trois classes ; la première place, les terrains du port et de la grande place ; la seconde classe, les terrains qui avoisinent le port et la place ; la troisième, le reste de la ville. Comme tous ces terrains appartenaient à la forteresse turque, cédée à la Valachie par le traité d’Andrinople2,  à condition d’être démolie, le gouvernement en a fait don à la ville qui les vend aux particuliers. C’est là son revenu ; c’est avec cet argent qu’elle fait exécuter tous ses travaux de construction et de terrassement.

Source gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France

Il y a en ce moment un temps d’arrêt dans l’essor de Braihilof ; cela arrive aux villes comme aux individus ; après un premier effort, elles s’arrêtent comme pour reprendre haleine. Mais quoi qu’il en soit, cette ville a ce qu’il faut pour réussir ; elle a un grand fleuve qui lui amène les bâtiments, une grande abondance de matières premières à exporter, point de douanes, car c’est un port franc ; et eût-elle des douanes, les droits ne seraient que de 3 pour 100, ce qui n’est rien, et ce qui pour le dire en passant, rend presque illusoire l’avantage d’être un port franc. Elle a l’idée que son avenir commercial est grand, et cette idée lui donne un sentiment de patriotisme, sentiment qui n’est encore guère développé dans les Principautés, parce que c’est depuis six ans seulement qu’elles commencent à être quelque chose comme une patrie ; et encore que de choses leur manquent de ce côté ! Brahilof a enfin un jeune gouverneur plein de zèle et de mérite, M. Slatiniano, et elle sait apprécier ses services ; tout cela me donne confiance en son avenir, dût cette ville ne pas atteindre encore, d’ici à quelques années, la prospérité d’Odessa, dont elle s’est peut-être crue trop tôt la rivale.

Brahilof (Brǎila,Valachie), deuxième vue (256), dessin de L. Erminy, gravure de A.von Saar, A. Kunike, Donau Ansichten, Wien, 1824

Brahilov est une ville neuve ;  il y a de la confusion, mais de la confusion de quelque chose qui commence ; et, à ce titre, la confusion ne déplait pas. À Galatz, il y a la confusion d’une vieille ville et surtout d’une ville turque. Figurez-vous, sur une colline qui descend à la mer assez brusquement, un amas confus de cabanes de bois ; à travers ces cabanes, des rues ouvertes irrégulièrement, et ces rues pavées avec des poutres jetées transversalement d’un côté de la rue à l’autre ; quand il fait beau, une poussière immense qui devient une boue profonde quand il pleut ; des émanations infectes sortant de dessous ces poutres, sous lesquelles il y a toujours des eaux stagnantes ; figurez-vous ces cabanes de bois ayant un intérieur obscur et sombre, et le dehors sali par la pluie et la poussière ; pas une auberge ; ce qu’on appelle des auberges, un mauvais caravansérail avec des chambres, où pour tout meuble, il y a une claie élevée sur des barreaux de bois, à un pied du plancher, qui est lui-même plein de poussière comme les rues ; nulle part la moindre trace de soin,  d’ordre, de propreté, d’arrangement ; une ville faite comme un bivouac de soldats français ; nos soldats ne voudraient pas loger seulement huit jours dans de pareils taudis ; voilà Galatz, mais le vieux Galatz, voilà la vieille ville turque, ce qui m’a fait revenir sur l’impression que j’avais eue à l’aspect des villes turques sur le Danube. De loin et en perspective, ce mélange de maisons et de verdure m’avait semblé piquant et gracieux ; la vue de l’intérieur m’a tout gâté.

Gallatz (Galaţi, Moldavie), première vue (258), dessin de L. Erminy, gravure de A. von Saar, A. Kunike, Donau Ansichten, Wien, 1824

Heureusement qu’à côté du vieux Galatz, à côté du Galatz des Turcs, il commence à se bâtir une ville nouvelle qui datera, comme Brahilof, de la régulation des Principautés.
C’est sur la colline qui domine le Danube que s’élèvent déjà quelques maisons qui sentent l’Europe et qui témoignent de ce que pourra devenir Galatz. Cette colline a une belle vue sur la dernière branche des Balkans , qui sépare le Danube de la mer Noire et qui le rejette au Nord ; elle a à sa gauche le lac Bratitz3 et le Prut, qui sépare la Moldavie de la Bessarabie ; à droite, la ligne du Danube et la plaine de Valachie ; à ses pieds, le port, et elle ressemble, en petit, à la côte d’Ingouville au Havre. Je souhaite à Galatz d’avoir avec le Havre d’autres ressemblances.

Gallatz (Galaţi, Moldavie), deuxième vue (259), dessin de L. Erminy, gravure de A. von Saar, A. Kunike, Donau Ansichten, Wien, 1824

Ne croyez pas que Galatz et Brahilof placées à portée de la mer Noire et, destinées à devenir des ports maritimes, n’aient pas besoin aussi elles-mêmes de l’amélioration du haut Danube. À toute force, elles peuvent s’en passer, je le sais. Que les cataractes soient praticables ou non, cela n’empêchera pas les bâtiments européens de venir par la mer Noire chercher à Galatz et à Brahilof les productions des deux Principautés. Ces deux villes pourront encore dans cet état de choses, devenir pour Odessa des rivales redoutables ; car le commerce d’Odessa et des Principautés roule à peu près sur les mêmes objets, le blé, la laine et les cuirs. Ces objets sont déjà moins chers à Brahilof qu’à Odessa. Ainsi, Brahilof dit-on, livre à 18 roubles sur la place de Marseille, le blé qu’Odessa ne peut céder qu’à 22 roubles ; et de notre temps où tout le monde va au bon marché, cette différence suffit à décider le commerce à  prendre la route de Galatz et de Brahilof  au lieu de la route d’Odessa. On ajoute que la Podolie4 et la Volhinie5, épuisées par une longue culture, ne pourront soutenir la concurrence des terres presqu’encore vierge des Principautés. Déjà la récolte moyenne du froment de la Moldavie, égale celle de la Volhinie, et de plus, le transport du grain au Dniestr, est plus cher que le transport au Danube, qui, coulant autour de la Valachie, et lui faisant comme un chemin de ronde, se trouve pour ainsi dire au bout de chaque champ. Ce sont là sans doute des causes de prospérité ; et avec le bas-Danube, seulement Galatz et Brahilof peuvent fleurir. Le commerce du bas Danube les a fait naître, il peut donc les faire vivre. Mais ajoutez-y le commerce du haut Danube, affranchissez le fleuve des obstacles qui l’entravent, faites que la Servie, le Banat, la Hongrie, l’Autriche et toute l’Allemagne, depuis Ulm, puissent descendre aisément jusque’à la mer Noire avec les produits infinis de leur sol et de leur industrie, et songez alors quelle est la prospérité promise à Galatz et Braihilof, devenues l’entrepôt de toute cette grande vallée du Danube, deux fois plus riche, plus fertile et plus variée que la vallée du Dniester ; c’est alors surtout qu’Odessa devrait trembler. La navigation du haut Danube est donc pour les Principautés, pour Galatz et pour Brahilof, une question d’une haute importance. Si cette navigation reste ce qu’elle est, ces deux villes vivront sans grandir beaucoup peut-être : si elle devient plus facile, elles seront alors les deux portes de l’Allemagne sur la mer Noire.

Brahilof (Brǎila, Valachie), première vue (255), dessin de L. Erminy, gravure de A. von Saar, A. Kunike, Donau Ansichten, Wien 1824

Voilà quel est l’intérêt matériel des Principautés à la navigation du Danube : l’intérêt moral est encore plus grand. Si cette navigation devient facile et prompte, si elle se prête non seulement au transport des marchandises mais au transport des voyageurs, et si, dans cette vue,  l’administration des bateaux  à vapeur prend des mesures nécessaires pour affranchir les passagers des lenteurs et des ennuis qu’ils éprouvent en ce moment ; si le Danube devient, ce qu’on s’est trop pressé de croire, la grande route entre l’Orient et l’Occident, songez quel avantage ce sera pour les Principautés de se trouver sur le chemin de tous les voyageurs que le commerce, la science, la politique, la curiosité conduiront en Orient. Bucarest, Brahilof, Galatz, Jassi même, deviendront, pour ainsi dire, les auberges de la civilisation dans sa nouvelle route vers l’Orient. Les marchandises sur leur chemin répandent la richesse, mais les voyageurs répandent les idées ; tout homme qui voyage, si peu instruit qu’il soit, porte toujours avec soi, et sans le savoir, une ou deux idées qu’il sème, et sans le savoir encore, sur son chemin. Sans doute il en est de ces idées comme des semences de la parabole ; il en est qui tombe sur les pierres ; il en est qui sont étouffées par les épines ; mais il y en a toujours qui tombent sur la bonne terre et qui fructifient. Quand deux hommes se rencontrent, l’un venant de l’Est et l’autre de l’Ouest et qu’ils se mettent à causer, soyez persuadé que la civilisation est entière dans leur causerie, et que ces paroles qui se rejoignent de deux pôles opposés ne se touchent pas sans qu’il en jaillisse quelque bonne étincelle de lumière. Pour Galatz, pour Brahilof, les ballots de marchandises qui viendront du haut Danube, sont la richesse ; les voyageurs sont la civilisation ; c’est plus encore, c’est l’attention de l’Europe. Quand il y aura dans les salons de Paris et de Londres cinq cent personnes qui auront vu les paysages des Carpathes, qui auront dansé et causé à Jassy et à Bucharest et qui s’en entretiendront avec intérêt et avec plaisir ; quand il y aura dans les bourses de Londres et de Paris, d’Amsterdam et de Berlin, mille commerçants qui auront fait des affaires à Galatz et à Brahilof et qui s’en entretiendront ; quand il y aura dans les ports de Marseille, du Havre, de Liverpool et de Hambourg, deux mille capitaines ou subrécargues6 de vaisseau qui auront touché aux ports de Brahilof et de Galatz, et qui s’en entretiendront (car c’est là le point important, parce qu’aujourd’hui les paroles ne tombent plus par terre ; elles tombent sur une presse qui les impriment) ; quand il aura ainsi été beaucoup causé et beaucoup imprimé sur les Principautés ; alors leur indépendance, si fragile et si délicate aujourd’hui, sera plus forte et plus sûre ; car elle sera protégée par l’attention de l’Europe entière. C’est pour un pays une défense et une force que les regards de l’Europe tournés sur sa destinée. C’est là ce qui a fait la fortune de la Grèce. »

20 octobre 1836

Saint-Marc Girardin (1801-1873), « Le Danube », in Souvenirs de voyages et d’études, Paris, Amyot, rue de la paix, 1852
   Universitaire, professeur d’histoire à la Sorbonne, critique littéraire et homme politique français, député, conseiller d’État, puis brièvement ministre de l’instruction publique, officier de la Légion d’honneur, défenseur éloquent et ingénieux de la tradition classique contre les nouveautés du romantisme au théâtre, Saint-Marc Girardin fut aussi un des principaux rédacteurs du Journal des Débats. Il sera élu à l’Académie française en 1844.

 Notes :
1 soit 1949 m

2 signé entre l’Empire ottoman et la Russie à Andrinople le 14 septembre 1829 et au grand avantage de cette dernière. À cette occasion, la Russie, qui occupe déjà la Bessarabie, s’installe sur le delta du Danube.
3 Le lac Brateš se trouve au sud de la Moldavie à proximité de la confluence de la rivière Prut avec le Danube (rive gauche)
4 plateau sédimentaire du centre-ouest de l’Ukraine actuelle (nord-ouest d’Odessa) en forme de collines et de vallées dans lesquelles coule le Boug et qui se trouve délimité par le Dniestr au sud-ouest. Ce territoire européen multiethnique des confins de plusieurs empires et royaumes d’Europe centrale et orientale, fût âprement disputé durant l’histoire.
5 région du nord-ouest de l’Ukraine voisine de la Galicie, à l’hiroire également douloureuse, peuplée de Scythes dans l’Antiquité, conquise par les Goths, les Slaves et les Alains par la suite. Elle devient une principauté avec la Galicie puis est partagée entre la Pologne et la Lithuanie, rattachée à la Russie (fin XVIIIe siècle), de nouveau polonaise, soviétique, allemande, annexée par l’Union soviétique et enfin attribuée à l’Ukraine.
6 Employé d’une compagnie qui embarque en plus de l’équipage normal d’un navire afin d’y représenter les intérêts de ladite compagnie. Il veille notamment à la gestion, voire à la vente, de la cargaison.

Danube-culture, mis à jour octobre 2023

George Cavadia (1858-1926)

Entre la Macédoine, Brǎila et Paris
   George Cavadia, musicien né en Macédoine en 1858, suit dès son enfance ses parents qui s’installent à Brǎila dans la principauté de Valachie. Sa famille d’un milieu aisé, lui permet de recevoir des cours de piano et de prendre également des leçons de chant avec le ténor italien Luigi Ademollo. Pourvu d’une belle voix de baryton, d’un talent évident de compositeur et d’une culture générale exceptionnelle, il s’implique avec beaucoup d’enthousiasme, de persévérance et de diplomatie dans de nombreuses initiatives artistiques locales comme celles de la création de l’école de musique, du conservatoire, des spectacles de la société musicales « Lyra », de son choeur et de son orchestre symphonique.

La salle « Lyra », construite en 1924, photo © Danube-culture, droits réservés

Photo © Danube-culture, droits réservés

   Le compositeur avait perçu les affinités de sa ville avec les arts de la musique et il encourage le développement de sa pratique avec d’autres personnalités de la vie artistique.

G. Cavadia, photo de Josef Kózmata, domaine public

   G. Cavadia n’a pas été seulement le promoteur de la culture musicale à Brǎila. Il fut également, de 1880 à 1884, l’un des artisans des nombreuses initiatives culturelles de l’aristocratie bucarestoise. En février 1883, le compositeur participe à une soirée du Théâtre National à laquelle assiste la famille royale. La princesse Bibesco (1886-1973)  chante tout comme George Cavadia qui interprète des oeuvres de Gabriel Fauré, George Ventura et sa propre romance Où êtes-vous ? Sa voix d’une étendue remarquable et qui couvrait le registre de basse jusqu’à celui de ténor, séduira les publics de son époque à l’image de celles du célèbre chanteur napolitain Enrico Caruso (1873-1921) ou d’Enrico Tamberlick (1820-1889) et des générations de mélomanes et critiques, non seulement en Roumanie mais aussi à Naples, Paris, Madrid, Nice…

Affiche de concert des débuts scéniques à Brăila de la cantatrice Hariclea Darclée qui sera plus tard l’égérie du compositeur italien Giacomo Puccini (1858-1924)  

George Cavadia peut être également considéré comme le mentor spirituel de la grande cantatrice Haricléa Darclé (1860-1939), originaire de la ville. C’est Cavadia qui lui conseille de poursuivre ses études à Paris et la fera également connaître et apprécier des hautes sphères culturelles de la capitale roumaine. Il se peut que le lien entre le compositeur et Hariclea Darclée ait été lié par aux origines grecques de la cantatrice. 

Hariclea Darclée, carte postale et autographe, collection de la Bibliothèque de l’Académie Roumaine, auteur Dragosandriana, droits réservés

   Si un grand nombre d’artistes lyriques roumains de niveau national et international furent jusqu’à la seconde guerre mondiale originaires de Brǎila, c’est à l’évidence en grande partie grâce au travail infatigable de promotion de la pratique musicale de George Cavadia et de sa génération de musiciens. En remerciement de son immense dévouement à la cause de la musique il fut décoré de la prestigieuse médaille du Danube errant.

   George Cavadia meurt à Paris le 18 janvier 1926 et sera enterré à Brǎila. Une décision du Conseil municipal de Brǎila datée du 30 juillet 2004 a élevé le compositeur au titre de Citoyen d’honneur de la ville. Une rue de la ville porte également son nom.

Oeuvres vocales
Despartirea, voix et piano, texte de Theodor Serbanescu, Bucarest
Le Départ, romance, voix et piano, texte de Hoffmann, Bucarest
Te iubesc, voix et piano, texte de Theodor Serbanescu, Bucarest
Sarutarea, voix et piano, texte de Theodor Serbanescu, Bucarest, idem in L’Illustration, Paris, 1889, texte en langue française d’August Clavel
De ce m-ai desteptat?, voix et piano, texte de Carol Scrob, Bucarest
Dor de razbunare, voix et piano, texte de Carol Scrob, Bucarest, idem in Romante, caietul 1, Bucarest, 1958 (editia I), 1963 (editia II); idem in Romante, cantece de petrecere si cantece populare romanesti, Bucarest, 1978,
O durere muta, voix et piano, texte de D. C. Ollanescu, Bucarest
Te iubesc, nu ma uita, voix et piano, texte de Carol Scrob, Bucarest
Umbra, romance pour voix et piano, Bucarest (enregistrée par Angela Gheorghiu avec Malcolm Martineau pour Decca)
Unde esti?, voix et piano, texte de Theodor Serbanescu, Bucarest, idem in Romante, caietul 2, Bucarest, 1958 (editia I), 1963 (editia II)
Randunica, voix et piano, texte de C. Petroni, Bucarest
Euphrosine, voix et piano, texte de I. Mallo, Bucarest
Da-mi pace, voix et piano, textede Carol Scrob, Bucarest
Alinta, voix et piano, texte de Theodor Serbanescu, Bucarest
Visul, voix et piano, texte de C. Vacarescu, Bucarest, 1884
Stiu ca m-ai ierta, voix et piano, Bucarest, texte ?, 1884
Jalea mea, voix et piano, texte de Carol Scrob, Bucarest, 1885
Sarutul, voix et piano, texte de Theodor Serbanescu, Bucarest, 1892
Adio, voix et piano, texte de Theodor Serbanescu, Bucarest, ?
Doua roze, voix et piano, texte de I. Trandafilia, traduit du grec par I. A. Ghimpa, Bucarest, 1899
Lumea mea, Bucarest, 1899
Melodii pentru voce si pian, Bucarest, ?

Sources :
Dumitru Anghel, « Cetateni de onoare ai Brailei » (Citoyens honoraires de Brǎila)Brǎila 
Munteanu, Ioan, Stradele Brăilei, Ed. Ex Libris, Brăila, 2005
www.filarmonicabraila.ro

Le théâtre et salle de concert Maria Filotti, construit en 1896 et qui porta successivement le nom de théâtre Rally puis de théâtre communal à partir de 1919, de théâtre d’État à partir 1949 et enfin de théâtre Maria Filotti depuis 1969, photo © Danube-culture, droits réservés. 

Panaït Istrati : comment boire le thé à la manière unique de Brǎila…

« À ce qu’on dit ! » Comment pouvait-il, ce sceptique de Mikhaïl, mettre en doute jusqu’à la renommée, universelle, à Braïla, du tchéaïnik, ou de la tchéaïnerie (maison de thé) du gospodine Procop ? Car cette renommée ne concernait pas uniquement la qualité du thé, lequel, chez Procop, était du « vrai Popoff » (lorsqu’on le demandait expressément en y ajoutant le sou supplémentaire). Elle ne concernait pas d’avantage le sucre, — cet éternel élément de discorde qui faisait que maints clients fidèles changeaient brusquement de tchéaïnik, parce qu’on leur avait servi du « sucre farineux », — et ici je suis bien obligé de faire une petite disgression.

Panaït Istrati (à droite) et sa famille, collection du Musée Panaït Istrati, Brǎila

Pourquoi fuyait-on, comme la peste, le « sucre farineux » ? Parce que, à Braïla, à l’exemple de la sainte Russie, on ne boit pas le thé comme à Paris ou à Londres. Libre à vous de sucrer votre jus tiède et même de le « salir » d’une goutte de lait ou plus, ou de ne rien faire et de l’avaler — glouc ! — comme on avale une purge, ou, encore, de l’accepter » pour faire plaisir » et de vous en aller — avec un « merci beaucoup » — sans l’avoir touché. Dans le second port danubien de la Roumanie, les habitants boivent le thé tout autrement. Ces habitants, qu’ils soient nationaux get-beget ou pravoslavniks lipovans aux barbes à la Tristan Bernard, aux bottes d’égoutiers et à vaste lévite qui trimballent dans une poche l’inséparable verre, lourd comme un caillou, dont on se sert là-bas individuellement pour avaler dans des bistrots impurs de la votka pure, après s’être copieusement signé, ces habitants sont, avant tout, de grands buveurs de thé. Ils le boivent, du matin à la nuit, pour ses multiples vertus : apéritif, nutritif, digestif, laxatif, constipant, excitant, calmant et diurétique. On le boit l’hiver pour se réchauffer, l’été pour dr rafraîchir, et on en absorbe de deux à quatre litres par jour comme un rien. Mais, direz-vous, que fait-on de cette masse d’eau dans le ventre ? Eh bien, on boit verre sur verre en toute tranquillité, puis, avec la même innocence, on sort dans la rue et on pisse sur le trottoir, en s’épongeant le front et, parfois, en tournant le dos à une aimable personne qui passe tout justement. Ainsi, le thermosiphon circule à souhait. Les boyaux, lavés à grande eau, sont pincés par la faim, et souvent aussi les bronches par le froid, lorsqu’on sort en hiver « pour faire des trous d’ambre dans la neige immaculée. »

Piata Pescariilor Statului din Braila

Place des pêcheurs de Brăila autrefois

Et pour que l’on puisse boire économiquement tant de thé, vu le prix exagéré du sucre et la modicité des gains, on a dû recourir à un expédient : réduit à l’état de minuscules dés, au moyen d’un petit engin appelé siftch, le grain de sucre est d’abord trempé dans du citron, puis, adroitement placé entre la joue et la mâchoire, où il résiste vaillamment à toutes les gorgées du bouillant liquide qui le frôlent sans trop le malmener, et de cette façon on arrive au fonds du verre en conservant encore dans la bouche une vague sensation du précieux aliment. C’est ce qu’on appelle là-bas : boire le thé prikoutsk. Voilà pourquoi tout le monde évite le « sucre farineux », que le thé emporte rapidement,  « comme si c’était de la semoule », et on recherche celui qui est « dur comme du verre » et phosphorescent, la nuit, comme ces allumettes dont on usait autrefois pour s’empoisonner.
Les deux morceaux qu’on servait par « demi-portion » — 50 grammes environ — provenaient du sectionnement à la scie d’un pain de sucre de cinq kilos, opération faite par le patron lui-même, car il faut avoir un oeil exercé et la terrible adresse de scier des morceaux d’une égalité quasi parfaite, afin d’éviter que certains d’entre eux puissent paraître aux clients trop petits pour soi et trop grands pour le voisin de table. Là encore, source inépuisable de mécontentement. Le pain de sucre, fût-il triplement raffiné, il n’en est pas moins vrai que, « vers la pointe », il est plus dur, de même qu’il est plus « farineux » vers la base. »
Panaït Istrati, La jeunesse d’Adrien Zograffi, Mikhaïl, in « Oeuvres de Panaït Istrati, II », Éditions Gallimard, Paris, 1968

Panaït Istrati, Bilili et Nikos Katzanzakis, 1928

Nikos Katzanzakis, Panaït Istrati et Bilili en 1928, lors d’un voyage en Ukraine

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