Élisée Reclus : le Bas-Danube, le pays des Bulgares et la Roumanie danubienne

Le texte cité appartient à sa Nouvelle Géographie Universelle, deuxième géographie universelle en langue française après celle de Conrad Malte Brun (1775-1826), intitulée Précis de la géographie universelle ou Description de toutes les parties du monde sur un plan nouveau d’après les grandes divisions naturelles du globe, publiée entre 1810 et 1829. L’oeuvre monumentale d’Élysée Reclus, qui comprend 19 volumes, est éditée entre 1875 et 1894. Le projet remonte en fait aux années 1860 et est en partie motivé parce que le géographe a remarqué que le travail de son prédécesseur est dépassé et que les  révisions  lui paraissent manquer d’ampleur et de méthode. D’où le choix de son titre pour l’ensemble de ce cycle : « Nouvelle Géographie universelle : la terre et les hommes« soit l’inscription dans une forme de tradition qu’il s’agit d’actualiser et une attention toute particuliè1re à la dimension humaine. » Le géographe rédige la plus grande partie du texte dans son style inimitable et savoureux. S’il a pour cela, en éminent géographe de terrain au savoir universel, effectué de multiples voyages et observé attentivement de nombreuses régions avec leurs habitants, Élysée Reclus a aussi bénéficié de l’aide d’autres géographes, de cartographes de nationalités russe, suisse, hongroise… dont on retrouve les noms au long des volumes, scientifiques dont un certain nombre proviennent du réseau anarchiste international.1

Élysée Reclus par Nadar, domaine public

Les Balkans, le Despoto-Dagh et le pays des Bulgares (IV)

   « Au nord de la Dobroudja bulgare, le Danube poursuit une oeuvre géologique en comparaison de laquelle les travaux de la Maritsa [fleuve bulgaro-turco-grec qui débouche dans la mer Égée], du Strymon [fleuve gréco-turc qui se dans la mer d’Égée], du Vardar [fleuve gréco-macédonien qui se jette dans la mer Égée], sont presque insignifiants. Chaque année ce fleuve puissant, qui verse dans la mer près de deux fois autant d’eau que toutes les rivières de la France, entraîne aussi des troubles en quantités telles, qu’il pourrait s’en former annuellement un territoire d’au moins six kilomètres carrés de surface sur dix mètres de profondeur. Cette masse énorme de sables et d’argiles se dépose dans les marais et sur les rivages du delta, et quoiqu’elle se répartisse sur un espace très considérable, cependant le progrès annuel des bouches fluviales est facile à constater. Les anciens, qui avaient observé ce phénomène, craignaient que le Pont-Euxin et la Propontide ne se transformassent graduellement en mers basses, semées de bancs de sable, comme les Palus-Moeotides1.

Le Palus-Méotide et le Pont-Euxin pour le voyage du jeune Anacharsis, juin 1781, gravé par P. F. Tardieu

Les marins peuvent être rassurés, du moins pour la période que par J. D. Barbié du  traverse actuellement notre globe, car si l’empiétement des alluvions continue dans la même proportion, c’est après un laps de six millions d’années seulement que la mer Noire sera comblée ; mais dans une centaine de siècles peut-être l’îlot des Serpents, perdu maintenant au milieu des flots marins, fera partie de la terre ferme.

L’île des serpents et son phare, gravure allemande de 1898

Lorsqu’on aura mesuré l’épaisseur des terrains d’alluvions que le Danube a déjà portés dans son delta, on pourra, par un calcul rigoureux, évaluer la période qui s’est écoulée depuis que le fleuve, abandonnant une bouche précédente, a commencé le comblement de ces parages de la mer Noire.
D’ailleurs la grande plaine triangulaire dont le Danube a fait présent au continent n’est encore qu’à demi émergée ; des lacs, restes d’anciens golfes dont les eaux salées se sont peu à peu changées en eaux douces, des nappes en croissant, méandres oblitérés du Danube, des ruisseaux errants qui changent à chaque crue du fleuve, font de ce territoire une sorte de domaine indivis entre le continent et la mer ; seulement quelques terres plus hautes, anciennes plages consolidées par l’assaut des vagues marines, se redressent ça et là au-dessus de la morne étendue des boues et des roseaux et portent des bois épais de chênes, d’ormes et de hêtres. Des bouquets de saules bordent de distance en distance les divers bras de fleuve qui parcourent le delta en longues sinuosités, déplaçant fréquemment leur cours. Il y a dix-huit cents ans, les bouches étaient au nombre de six ; il n’en existe plus que trois aujourd’hui.

Bras de Kilia en 1771 d'après une carte russe anonyme

Bras septentrional de Kilia en 1771, document réalisé par un cartographe anonyme russe

Après la guerre de Crimée, les puissances victorieuses donnèrent pour limite commune à la Roumanie et à la Turquie le cours du bras septentrional, celui de Kilia, qui porte à la mer plus de la moitié des eaux danubiennes. Le sultan est ainsi devenu maître de tout le delta, dont la superficie est d’environ 2,700 kilomètres carrés ; en outre, il possède celle des embouchures qui, de nos jours, donne seule de la valeur à ce vaste territoire. En effet, la Kilia est barrée à son entrée par un seuil de sables trop élevé pour que les navires, même ceux d’un faible tirant d’eau, osent s’y hasarder. La bouche méridionale, celle de Saint-George ou Chidrillis, est également inabordable. C’est la bouche intermédiaire, connue sous le nom de Soulina, qui offre la passe la plus facile, celle que depuis un temps immémorial pratiquaient tous les navires. Cependant le canal de la Soulina serait également interdit aux gros bâtiments de commerce, si l’art de l’ingénieur n’en avait singulièrement amélioré les conditions d’accès. Naguère la profondeur de l’eau ne dépassait guère deux mètres sur la barre pendant les mois d’avril, de juin et de juillet, et lors des crues elle était seulement de trois et quatre mètres. Au moyen de jetées convergentes, qui conduisent l’eau fluviale jusqu’à la mer profonde, on a pu abaisser de trois mètres le seuil de la barre, et des bâtiments calant près de six mètres peuvent en toute saison passer sans danger. Nulle part, si ce n’est en Écosse, à l’embouchure de la Clyde, l’homme n’a mieux réussi à discipliner à son profit les eaux d’une rivière.

M. Bergue, Sulina, port turc sur un bras du Danube à son embouchure, Le Monde illustré, 1877, domaine public

La Soulina est devenue un des ports de commerce les plus importants de l’Europe et en même temps un havre de refuge des plus précieux dans la mer Noire, si redoutée des matelots à cause de ses bourrasques soudaines. Il est vrai que ce grand travail d’utilité publique n’est point dû à la Turquie, mais à une commission européenne exerçant à la Soulina et sur toute la partie du Danube située en aval d’Isaktcha une sorte de souveraineté2. C’est un syndicat international ayant son existence politique autonome, sa flotte, son pavillon, son budget, et, cela va sans dire, ses emprunts et sa dette. Le delta danubien se trouve ainsi pratiquement neutralisé au profit de toutes les nations d’Europe.

Galatz (rive gauche), siège de la Commission Européenne du Danube, gravure de 1877

D’autres fugitifs, que la destinée n’a point traités aussi cruellement que les Circassiens, ont trouvé un asile dans cet étrange massif péninsulaire de la Dobroudja. Ce sont des Cosaques russes, des Ruthènes, des Moscovites  » Vieux-Croyants », qui, vers la fin du siècle dernier, ont dû quitter leurs steppes afin de conserver leur foi religieuse. Plus tolérant que la chrétienne Catherine II, le padichah [sultan] les recueillit généreusement et leur distribua des terres en diverses contrées de la Turquie d’Europe et d’Asie. Les colonies cosaques de la Dobroudja et du delta danubien ont prospéré : un de leurs établissements, qui borde les rives du Danube de Saint-Georges, est connu sous le nom de « Paradis de Cosaques ». Leur principale industrie est celle de la pêche de l’esturgeon et de la préparation du caviar. Reconnaissants de l’hospitalité qui leur a été donnée, ces Russes ont vaillamment défendu leur patrie adoptive dans toutes les guerres qui ont éclaté entre le tsar et le sultan, mais ils ont eu d’autant plus à souffrir de la vengeance de leurs compatriotes, restés au service de la Russie. D’ailleurs ils ont conservé leur costume national, leur langage et leur culte, et ne se sont point mélangés avec les populations environnantes.

Groupe de Vieux Croyants (ou Lipovènes), initialement, des fidèles de Filip Pustosviat (1672-1742), photo prise en 1895

Une colonie de Polonais, quelques villages d’Allemands, situés sur la branche méridionale du delta danubien, un groupe de quelques milliers d’Arabes, enfin, les hommes de toute race accourus de l’Europe et de l’Asie vers le port de la Soulina, complètent cette espèce de congrès ethnologique de la Dobroudja. Mais la différence est grande entre les tribus diverses qui vivent isolées dans l’intérieur de la presqu’île et la population cosmopolite qui grouille dans la cité commerçante et dont tous les caractères de races finissent par se confondre en un même type.
Ce mélange qui se fait aux bouches du Danube entre Grecs et Francs, Anglais et Arméniens, Maltais et Russes, Valaques et Bulgares, ne peut manquer de se faire tôt ou tard dans le reste du pays, car il est peu de contrées en Europe où les grandes voies internationales soient mieux indiquées qu’en Bulgarie. Le premier de ces chemins des nations est le Danube lui-même, dont les villes turques riveraines, Viddin [Vidin], Sistova [Svichtov], Roustchouk [Ruse], Silistrie [Silistra], acquièrent de jour en jour une importance plus considérable dans le mouvement européen et qui se continue dans la mer Noire par des escales diverses, dont la principale est le beau port de Bourgas, très-important pour l’expédition des céréales.

Sistova (Svichtov, Bulgarie)

Mais cette voie naturelle n’est pas assez courte au gré du commerce ; il a fallu l’abréger par un chemin de fer, qui coupe l’isthme de la Dobroudja, entre Tchernavoda [Cernavoda] et Kustandjé [Constanţa], puis par une voie ferrée plus longue, qui traverse toute la Bulgarie orientale, de Roustchouk [Ruse] au port de Varna, en passant à Rasgrad [Razgrad] et près de Choumla [Choumen]. Un autre chemin de fer suivra le passage direct que la nature a ouvert du bas Danube à la mer Égée par la dépression des Balkhans, au sud de Choumla, et par les plaines où se sont bâties les villes de Jamboly [Yambol] et d’Andrinople [Edirne]4. Plus à l’ouest, Tirnova [Veliko Tărnovo], l’antique cité des tsars de Bulgarie, Kezanlik [Kazanlak] et Eski-Zagra [Stara Zagora], sont les étapes d’un autre chemin de jonction entre le Danube et le littoral de la Thrace… »

Notes :
1 Ferretti, F., Élisée Reclus. Pour une géographie nouvelle, CTHS, 2014

2 PALUS – MEOTIDE, (Géog. anc.) en latin Palus – Moetis, grand golfe ou mer, entre l’Europe & l’Asie, au nord de la mer Noire, avec laquelle le Palus – Méotide communique par le moyen d’une embouchure appelée anciennement le Bosphore Cimmérien. Les anciens lui ont donné tantôt le nom de lac, tantôt celui de marais.
3 Mouvement du port de Soulina, en 1873. 1,870 navires chargés, jaugeant 532,000 tonneaux. Valeur des exportations de céréales. 125,000,000 fr.
4 aujourd’hui en Turquie

La Roumanie et le Danube

   « Comme la Lombardie, à laquelle tant de traits physiques et sa population même la font ressembler, la plaine de Roumanie est un ancien golfe marin comblé par les débris descendus des montagnes. Mais si la mer a disparu, le Danube, qui développe sa vaste courbe de 850 kilomètres au sud de la plaine valaque, est lui-même une autre mer par la masse de ses eaux et par la facilité qu’il offre à la navigation. Précisément à son entrée dans les campagnes basses, au célèbre défilé de la « Porte de Fer », son lit, profond de 50 mètres, se trouve à 20 mètres au-dessous du niveau de la mer Noire, et la portée moyenne de son courant dépasse celle de tous les fleuves réunis de l’Europe occidentale, du Rhône au Rhin. Pourtant les Romains avaient déjà jeté sur le Danube, immédiatement en aval de la Porte de Fer, un pont considéré à bon droit comme l’une des merveilles du monde.
Poussé, dit-on, par un sentiment de basse envie, l’empereur Hadrien fit démolir ce monument qui devait rappeler la gloire de Trajan aux générations futures. On n’en voit plus que les culées des deux rives et, lorsque les eaux sont très-basses, les fondements de seize des vingt piles qui soutenaient l’ouvrage ; sur le territoire valaque, une tour romaine, qui a donné son nom à la petite ville de Turnu-Severin, désigne aussi l’endroit où les légions de Rome posaient le pied sur la terre de Dacie.

Vestiges d’une pile du Pont de Trajan, Turnu Severin, Roumanie, photo droits réservés

Le lieu de passage entre la Serbie et la Roumanie a gardé son importance, mais l’industrie moderne n’a pas encore remplacé le pont de Trajan, et tant qu’on n’aura pas commencé la construction du pont-viaduc de Giurgiu ou Giurgevo à Roustchouk, le Danube continuera de rouler librement ses flots de la Porte de Fer à la mer Noire.

Le Danube entre la Valachie roumaine et la Bulgarie, E. Reclus, Nouvelle Géographie Universelle, 1875

Au sud des plaines de la Roumanie, le Danube, de même que presque tous les fleuves de l’hémisphère septentrional, ne cesse d’appuyer à droite, du côté de la Bulgarie. Il en résulte un contraste remarquable entre les deux rives. Au sud, la berge rongée par le flot s’élève assez brusquement en petites collines et en terrasses; au nord, la plage, égalisée par le fleuve pendant ses crues, s’étend au loin et se confond avec les campagnes basses. Des marécages, des lacs, des coulées, restes des anciens lits du Danube, s’entremêlent de ce côté en un lacis de fausses rivières entourant un grand nombre d’îles et de bancs à demi noyés. Sur cet espace, où les eaux se sont promenées de ci et delà, on voit même, au sud de la Jalomitza, les traces de toute une rivière qui a cessé d’exister en cours indépendant pour emprunter le lit d’un autre fleuve, et dont il ne reste plus que des lagunes et des marais. Tous les terrains bas, que le fleuve a nivelés et délaissés, se trouvent appartenir à la Valachie, dont ils accroissent la zone marécageuse et déserte, tandis que la Bulgarie perd sans cesse du terrain; mais elle a pour elle la salubrité du sol, les beaux emplacements commerciaux, et c’est de ce côté qu’ont dû être bâties presque toutes les cités riveraines. On dit que les castors, exterminés dans presque toutes les autres parties de l’Europe, sont encore assez communs dans les terres à demi noyées de la rive valaque. Arrivé à une soixantaine de kilomètres de la mer en ligne droite, le Danube vient se heurter contre les hauteurs granitiques de la Dobroudja et se rejette vers le nord pour contourner ce massif et s’épanouir en delta dans un ancien golfe conquis sur la mer Noire.

Le Bas-Danube contourne la Dobroudja avant de pouvoir rejoindre la mer Noire

C’est à ce détour du fleuve que ses derniers grands affluents, le Sereth moldave et le Pruth, à demi russe par la rive orientale de son cours supérieur, lui apportent leurs eaux. Mais le Danube, gonflé par ces deux rivières, ne garde tout son volume que sur un espace de 50 kilomètres environ : il se bifurque. Le grand bras du fleuve, connu sous le nom de branche de Kilia, emporte environ les deux tiers de la masse liquide, et continue de former la frontière entre la Roumanie et la Bulgarie turque. La branche méridionale ou de Toultcha, qui se subdivise elle-même, coule en entier sur le territoire ottoman : c’est la grande artère de navigation, par sa bouche turque de la Soulina. La maîtresse branche du fleuve est fort importante dans l’histoire actuelle de la Terre, à cause des changements rapides que ses alluvions accomplissent sur le rivage de la mer Noire. En aval d’Ismaïl, le Danube de Kilia se ramifie en une multitude de branches qui changent incessamment suivant les alternatives des maigres et des inondations, des affouillements et des apports de sable. Deux fois les eaux se réunissent en un seul canal avant de s’étaler en patte d’oie au milieu des flots marins et de former leur delta secondaire en dehors du grand delta. La côte de ces terres nouvelles, dont le développement extérieur est d’environ vingt kilomètres, s’accroît tous les ans d’une quantité de limon égale à 200 mètres de largeur sur des fonds de dix mètres seulement2. Pourtant, en dépit de la marche rapide des alluvions au débouché de la Kilia, la ligne normale du rivage se trouve en cet endroit beaucoup moins avancée à l’est qu’à la partie méridionale du delta. On peut en conclure que le Danube de Kilia est d’origine moderne et que la grande masse des eaux s’épanchait autrefois par les bouches ouvertes plus au sud.

Carte autrichienne du bras de Kilia (Chilia), 1918

En étudiant la carte du delta danubien, on voit que le cordon littoral d’une si parfaite régularité qui forme la ligne de la côte, en travers des golfes salins de la Bessarabie russe et moldave, se continue au sud à travers le delta en s’infléchissant légèrement vers l’est. C’est l’ancien rivage, il se relève au-dessus des plaines à demi noyées comme une espèce de digue, que les diverses bouches du fleuve ont dû traverser pour se jeter dans la mer. Les alluvions portées par les bras de Soulina et de Saint-Georges se sont étalées en une vaste plaine en dehors de cette digue, tandis que le grand bras actuel n’a pu déposer au-devant du rempart qu’un archipel d’îles encore incertaines. Il est donc plus jeune dans l’histoire du Danube.

2 ) Portée moyenne du Danube d’après Ch. Hartley.
9,200 mètres cubes par seconde.
Portée la plus forte……….. 28,000 mètres cubes par seconde.
Portée moyenne de la bouche de Kilia. 5,800 mètres cubes par seconde.
Portée moyenne de la bouche de Saint-Georges 2,600 mètres cubes par seconde.
Portée moyenne de la bouche de Soulina…. 800 mètres cube par seconde.
Alluvions moyennes du Danube…. 60,000,000 mètres cubes par an.

Tout en gagnant peu à peu sur la mer, le fleuve en a aussi graduellement isolé des lacs d’une superficie considérable. Entre la bouche du Dniester et le delta danubien, on remarque sur la côte plusieurs golfes ou « limants » d’une très-faible profondeur, dans lesquels les eaux s’évaporent pendant les chaleurs, en laissant sur le sol une mince couche saline. La forme générale de ces nappes d’eau, la nature des terrains qui les entourent, la disposition parallèle des ruisseaux qui s’y jettent, les font ressembler complètement à d’autres lacs que l’on voit plus à l’ouest jusqu’à l’embouchure du Pruth ; seulement ces derniers sont remplis d’eau douce, et le cordon de sable qui les barre à l’entrée les sépare non des flots de la mer Noire, mais de ceux du Danube. Sans aucun doute tous ces lacs riverains du fleuve étaient autrefois des limans d’eau salée comme les lagunes de la côte; mais à mesure que le Danube a comblé son golfe, ces lacs, graduellement séparés de la mer, se sont vidés de leurs eaux salées et se sont remplis d’eau douce : que le fleuve continue d’empiéter dans la mer, et les nappes salines du littoral, alimentées en amont par des ruisseaux d’eau pure, se transformeront de la même manière.
Immédiatement au nord de ces lacs du littoral maritime et danubien, l’entrée des plaines valaques était défendue par une ligne de fortifications romaines, connues sous le nom de « mur » ou « val de Trajan », comme les fossés, les murailles et les camps retranchés de la Dobroudja méridionale; le peuple les attribue d’ordinaire au césar, quoiqu’elles aient été élevées beaucoup plus tard par le général Trajan contre les Visigoths. Cette barrière de défense, qui coïncide à peu près avec la frontière politique tracée entre la Bessarabie moldave et la Bessarabie russe, est devenue très-difficile à reconnaître sur une partie notable de son parcours. Il est probable qu’à l’ouest du Pruth elle se continuait par un autre rempart traversant la basse Moldavie et la Valachie tout entière ; les traces, encore visibles ça et là, en sont désignées sous le nom de « chemin des Avares ». Entre le Pruth et le Dniester, le mur de Trajan était double ; une deuxième muraille, dont les vestiges se trouvent en entier sur le territoire russe, entre Leova et Bender, couvrait les approches de la vallée danubienne. Ce n’était pas trop, en effet, d’une double ligne de défense pour interdire l’accès d’une plaine si fertile, dont les richesses naturelles devaient allumer la cupidité de tous les conquérants ! »

Élisée Reclus, Nouvelle Géographie Universelle, « Géographie de l’Europe, Tome Ier : l’Europe méridionale, (Grèce, Turquie, Roumanie, Serbie, Italie, Espagne et Portugal) », Paris, Librairie Hachette et Cie, 1875.

Sources :
Brun, Christophe, Feretti, Federico, ELISÉE RECLUS, UNE CHRONOLOGIE FAMILIALE 1796- 2014 : Sa vie, ses voyages, ses écrits, ses ascendants, ses collatéraux, les descendants, leurs écrits, sa postérité. 2014, http://hal.archives-ouvertes.fr/. hal-01018828
Clerc, Pascal, Géographies Universelles, © Hypergéo 2004 – GDR Libergéo
www.hypergeo.eu
Ferretti, F., Élisée Reclus. Pour une géographie nouvelle, CTHS, 2014
Reclus, Élisée, Nouvelle Géographie Universelle, « Géographie de l’Europe, Tome Ier : l’Europe méridionale, (Grèce, Turquie, Roumanie, Serbie, Italie, Espagne et Portugal) », Paris, Librairie Hachette et Cie, 1875

Eric Baude pour Danube-culture, © droits réservés, mis à jour novembre 2023

Ruse (Bulgarie)

« Nous arrivâmes dans la journée à Routschouk, en face de Giurgevo. Routschouk, où nous passâmes plusieurs heures, est une ville considérable et assez grande, mais qui n’a, malgré ses minarets à flèches argentées, d’autre caractère que celui d’une profonde misère. Ses bazars, qui pourtant servent d’entrepôt aux marchandises allemandes qui descendent le Danube, sont de pauvres corridors humides et dégradés, dans lesquels je n’ai guère vu vendre, pour ma part, que du tabac et des fourneaux de pipe en terre rouge, assez bien émaillés, et qui ont en Orient une certaine réputation. Les maisons de la ville sont des cahutes, les édifices des hangars, et les rues des cloaques; il n’y a rien à voir en tout cela… »
Vicomte Alexis de Valon (1810-1887), « Le Danube », in Une année dans le Levant, voyage en Grèce, en Sicile et en Turquie, Paris, Dauvin et Fontaine, libraires, deuxième édition, 1850.
   Le vicomte Marie Charles Ferdinand, dit Alexis, de Valon est un archéologue, voyageur, écrivain et homme politique français originaire de Corrèze.

« L’Europe, c’était le reste du monde. Quand quelqu’un remontait le Danube vers Vienne, on disait : il va en Europe ; l’Europe commençait là ou finissait l’empire ottoman ».
Elias Canetti (1905-1994), « La Langue sauvée : Histoire d’une jeunesse (1905-1921) », Albin Michel, Paris, 2005, premier tome de sa biographie.

Des découvertes archéologiques ont permis d’établir que des hommes s’étaient installés sur ces lieux dès l’époque néolithique. Des populations thraces, d’origine indo-européenne, s’y établissent par la suite. Les Romains leur succèdent.
À l’époque où cet empire s’étendait jusqu’aux rives du Danube (provinces de Thrace et de Mésie), la cité-forteresse portait le nom de Sextanta Prista (Soixante navires) en raison, semble-t-il, de la présence de nombreux bateaux, les « pristes »  de la flotte militaire romaine danubienne qui était chargée de protéger le Limes

Forteresse de Sexaginta Prista, relief d’un banquet funéraire romain, photo Rossen Radev, Wikipedia, domaine public

Les premières tribus slaves arrivent ensuite dans la région au Ve siècle. Les Turcs envahissent le second empire bulgare au XIVe siècle et conquièrent Ruse en 1388. Ils en font à leur tour un port pour leur armada militaire et la rebaptisent du nom de Routschouk (petite ruse en langue turque). La ville restera comme la Bulgarie sous la domination des Ottomans pendant près de cinq siècles.

Ruse (Routschouk) avec ses nombreux minarets sous domination ottomane, 1824

De 1864 à 1877 Ruse est le chef-lieu du Vilayet (province ottomane) du Danube, région prospère. Midhat Pacha (1822 ?-1884), politicien et grand réformateur turc, gouverneur de cette province bulgare de l’Empire ottoman de 1862 à 1867, est un homme aux idées nouvelles et tourné vers l’Europe. Il métamorphose la ville en une une cité moderne avec la construction d’écoles, de bibliothèques, d’hôpitaux, de parcs. Des consulats européens s’ouvrent, des architectes viennois sont sollicités pour y construire des hôtels qui y  accueillent des négociants qui commercent avec le reste de l’Europe. On y  inaugure en 1866, la première ligne de chemin de fer de l’empire ottoman. Elle relie Ruse à Varna.

Midhat Pacha (1822 ?-1884), rénovateur de Ruse

Si les Turcs sont chassés de Ruse par les Russes en 1878, l’indépendance bulgare ne se réalise qu’en 1908. Ce changement ne tarit toutefois pas les activités économiques et culturelles de la ville qui continueront à s’épanouir malgré les guerres balkaniques successives. C’est à Ruse qu’ont lieu les premières séances publiques de cinéma et que sont fondées la première maison d’édition et la première compagnie d’assurances de Bulgarie.

La rue Alexandrovska au début du XXe siècle

Lorsque le régime communiste se met en place, en 1946, un rideau opaque tombe brutalement sur les années de gloire de la « Petite Vienne » bulgare.
L’atmosphère séduisante et décontractée de la ville, son patrimoine architectural comme le Théâtre National, la place de la Liberté, la place Alexandre de Battenberg, la cathédrale catholique Saint-Paul en style néo-gothique (1892), le Musée d’Histoire Régionale et son trésor thrace de Borino, le lycée et la bibliothèque, l’église de la Sainte-Trinité (1632), la charmante rue piétonne Alexandrovska, la gare (première édifice de ce genre en Bulgarie construit en 1866) et son Musée des Transports, le Musée de la Vie Urbaine, le Musée Zahari Stojanov, le Monument de la Liberté (1909),  la demeure de la famille Canetti, (1898), les autres villas néo-baroques ou encore la promenade sur le Danube, reflètent un savant mélange cosmopolite d’ambiances, de cultures et d’influences occidentale et orientales.
En partie restaurée avec son centre ville rénové, Ruse se révèle une très agréable et séduisante cité sur la rive danubienne bulgare.
À quelques kilomètres de Ruse, le « vieux » pont ferroviaire et routier de l’amitié (PK 489), construit en 1954, rénové en 2003 et premier des deux ouvrages sur le Danube entre la Bulgarie et la Roumanie, permet de rejoindre sur la rive gauche la ville roumaine et port industriel de Giurgiu avec laquelle Ruse est jumelée. Les effluves polluées des industries chimiques de la cité soeur roumaine ont longtemps été poussées par les vents par dessus le fleuve vers la rive bulgare.
De Ruse, on peut encore aisément rejoindre le Parc National de Rusenski Lom et grimper jusqu’au monastère de Basarbovo et poursuivre éventuellement jusqu’à la grotte d’Orlov.

Elias Canetti 
L’écrivain Elias Canetti, prix Nobel de Littérature (1981), est né à Ruse et y passera les six premières années de sa vie. Sa famille appartient à la communauté séfarade émigrée d’Espagne. Un parcours dans Ruse lui est consacré.

Elias Canetti (1905-1994), prix Nobel de littérature en 1981, photo droits réservés

Canetti décrit dans Histoire de jeunesse l’atmosphère de cette ville merveilleuse où… »l’on pouvait entendre parler sept ou huit langues dans la journée. Hormis les Bulgares (…), il y avait beaucoup de Turcs (…) et, juste à côté, le quartier des séfarades espagnols, le nôtre. On rencontrait des Grecs, des Albanais, des Arméniens, des Tziganes. Les Roumains venaient de l’autre côté du Danube (…). Il y avait aussi des Russes, peu nombreux il est vrai ».
À la lumière de son œuvre, on comprend que cette multitude de cultures est symbolique d’un état d’esprit européen avant la lettre chez Canetti et a présagé de son futur cursus humaniste à travers l’Europe.
Lors de l’indépendance de la Bulgarie, en 1908, celui-ci choisira de garder sa nationalité turc d’origine, peut-être par nostalgie de son enfance et d’un empire accueillant et tolérant envers la communauté juive séfarade.

Elias_Canettis_demeure de Rousse

Maison de la famille Canetti à Ruse, photo © Danube-culture, droits réservés

Ruse a fasciné bien des artistes jusqu’à Jules Verne qui y domicile Serge Ladko, héros de son livre Le Pilote du Danube.
« C’était la troisième fois que je passais à Rusé et je ressentais toujours la même attirance, faite d’une nostalgie difficile à à cerner : semblable, peut-être, en plus mélancolique à celle qui m’avait fait aimer Bitola.
Il est vrai que Rusé n’est plus vraiment balkanique et plus tout à fait Mitteleuropa ou plutôt mêle les deux avec lassitude. Chacun peut donc s’y promener au gré de ses fantasmes. Quelque chose rôde toujours, dans l’air pollué, des vingt mosquées relevées par un voyageurs au XVIIIe siècle, des basiliques et des synagogues, quelque chose qui monte du brouillard du fleuve et apporte avec le cri des mouettes, des bribes de parlers disparus. Quelque chose qu’il est vain de chercher et qui reste pourtant indéfinissablement présent. De tant de villes traversées j’ai pu ou j’aurais pu évoquer, au risque de me répéter, la vie paisible des populations mêlées d’autrefois : pourquoi, alors, particulièrement à Rusé ? Les quelques lignes de Canetti ne suffisent pas à justifier cet attachement. Il y a cette impression ténue de désastre irrémédiable flottant dans l’atmosphère floconneuse, qui charrie encore des petites parcelles de temps décomposé….
La place centrale sur la dalle piétonnière offre, autour d’un square central avec fontaines et arbres, un vrai catalogue de l’architecture du siècle dans toute la splendeur de ces médiocrités successives. L’opéra rococo des années dix, les bâtiments genre Caisse d’Épargne des années vingt, l’art stalinien massif et néoclassique de l’immédiate après-guerre, le mode fonctionnel limité à des plaques de ciment sur des structures de métal terne, et le coup de massue de l’ère jivkovienne, décidément très spécifique, qui n’est pas sans évoquer un Chemetov (celui du ministère parisien des Finances, sur la Seine) en plus rustique, avec ses grosses masses de béton très blanc, ses encadrements de fenêtres noirs et une tendance systématique à l’encorbellement : un gros parallélépipède posé sur un cube moins gros et l’écrasant — peut-être pour rappeler les encorbellements des maisons traditionnelles, des demeures-forteresses bulgare-ottomanes ? L’ensemble crée, comme ailleurs, un espace aseptisé, disjoint du tissu urbain dont les tronçons mutilés s’arrêtent à la périphérie… »
François Maspero, Klavdij Sluban, Balkans-Transit, « Le pont de l’amitié »

« Ruse, la « petite Bucarest » était jusqu’à l’entre-deux-guerres la ville la plus riche de Bulgarie ; on y avait fondé la première banque ; Midhat Pacha, son gouverneur turc, l’avait rénovée et modernisée, en y construisant des hôtels et une voie ferrée, et en élargissant les avenues et les rues selon le modèle parisien du baron Haussmann. Les deux soeurs Élias, des Italiennes (leur père était fondé de pouvoir de la fabrique de chapeaux Lazar et Cie), nées à Ruse vers la fin des années 10, se souviennent de la neige, l’hiver, aussi haute que les maisons, et des baignades l’été dans le Danube, de la pâtisserie turque Teteven et de l’école française tenue par M. et Mme Astruc, des paysans qui apportaient  le matin de pleins sacs de yaourt et des poissons du fleuve, du studio de Photographie Parisienne de Carl Curtius, où l’on se rendait pour les photos scolaires, et de la tendance à dissimuler ses richesses.
À la fin du XIXe siècle, en revanche, la ville usait de moins de précautions : des consuls des pays d’Europe les plus divers et des négociants venus des nations les plus variées y vivaient des soirées animées, comme cette nuit mémorable où un marchand grec de semences, très connu, perdit toute sa fortune au jeu, ainsi que son palais néoclassique rouge, près du Danube, et sa femme. À un coin de la place du 9 Septembre, la Caisse d’Épargne du district offre une façade symbolique de ce monde avide, chaotique et en même termes drapé dans son décorum : les portes de la vieille banque sont encadrées de mascarons grimaçants, une tête de satire, un Moloch de l’argent, s’ornent de moustaches qui se prolongent et s’achèvent en festons liberty et regarde de côté avec des yeux mongols lascifs. Beaucoup plus en hauteur, dépasse une tête toute différente, un visage pompeusement inexpressif couronné de laurier : peut-être s’agit-il du fondateur de la banque, du père noble de ces démons de la finance aujourd’hui placés sous la protection des archanges d’État… »
Claudio Magris, « Ruse » in Danube, Gallimard, Paris, 1986   

Office de tourisme : www.tic.rousse.bg
Musée d’Histoire Régionale de Ruse : www.museumruse.com
Musée de la Vie Urbaine (Maison Kaliopa)
Maison-musée Zahari Stojanov
Musée Baba Tonka, 40 rue Baba Tonka

La révolutionnaire bulgare Baba Tonka (Tonka Obretonova, 1812-1893), né à Ruse et mère de Nikola Obretenov (1849-1939), homme politique et maire de Ruse, photo droits réservés  

Festival International de Musique Canetti : www.canettifestival.com (en juillet)
Carnaval de Ruse (à la fin du mois de juin)

Hébergement :
Hotel Splendid : www.splendid.rousse.bg
Architecture pesante de l’époque communiste mais les chambres sont confortables.
Hotel Anna palace : www.annapalace.com
Tout proche du Danube, avec terrasse, un hôtel restaurant de classe aménagé dans un bâtiment de la « Belle Époque » de Ruse.

Nombreux bars et restaurants en centre-ville autour de la place et au bord du Danube

Eric Baude pour Danube-culture, mis à jour juillet 2023, © droits réservés

 

Le Corbusier et le Danube

« Voilà comment à deux heures de la nuit, sur le bateau blanc descendant l’immense fleuve entre Budapest et Belgrade, je n’en finis plus, oubliant d’aller sur le pont voir la lune déjà grosse monter à travers le dédale des astres ! »
Charles-Édouard Jeanneret, alias Le Corbusier, En Orient, quelques impressions

« Ainsi depuis des jours nous descendons le Danube. C’est immense et grandiose et nous sommes tout emballés. »

Le grand architecte franco-suisse Charles-Édouard Jeanneret alias Le Corbusier (1887-1965)1,  est en séjour d’étude et d’apprentissage contrasté en Allemagne au début de 1910. C’est à Berlin qu’il conçoit, influencé par l’écrivain, peintre et critique d’art suisse William Ritter (1867-1955), féru et grands connaisseur des pays et des cultures d’Europe centrale qui le conseille et lui recommande des personnalités à contacter, son projet de grand « voyage d’Orient ». Il l’appelle aussi son « voyage utile ». Le jeune homme adressera pendant son périple une correspondance à son « guide spirituel » aux tonalités parfois lyriques et rendra compte à celui-ci de ses premières impressions sur le fleuve : « Ainsi depuis des jours nous descendons le Danube. C’est immense et grandiose et nous sommes tout emballés. Et cependant, il n’y a place que pour le sentiment. Rien ne gît dans les lignes mêmes ou les couleurs quoique les unes et les autres soient belles. Mais tout est dans le mouvement et le sentiment de ce fleuve immense. Il en serait d’une aquarelle ici comme d’une aquarelle au bord ou au milieu de la mer. Et c’est rare je crois que de tels sujets puissent être graphiquement beaux… », ou encore : « Je vous écris du bateau, c’est l’heure du couchant. À onze heures nous serons à Belgrade. Nous sommes assis presque toujours à la même place, depuis ce matin de bonne heure. Et le spectacle est si attachant que nos libres restent fermés et que cette pauvre lettre – la seule manifestation active de la journée, – a subi de nombreuses fois des pannes sans fin. Tout, sur ce grand fleuve excite la curiosité, l’admiration, la contemplation. Et puis, tout l’inconnu de ce voyage nous paraît si plein de promesses, ce sera sous un ciel qui déjà s’annonce splendide que, par ma foi, et bien compréhensiblement, on se sent heureux… ».
Le périple dure du 20 mai 1911 au 1er novembre de la même année. Le Corbusier est parti donc de Berlin et reviendra en Suisse à La Chaux-de-Fonds où il doit enseigner à l’École d’art. Il est accompagné d’August-Maria Klipstein (1885-1951), historien d’art suisse, rencontré à Munich et qui partage son enthousiasme pour l’Orient et les voyages.
C’est sous forme de notes illustrées de croquis, d’aquarelles et de relevés que Le Corbusier rend compte de ce qu’il voit et ressent, transcrit ses impressions dont seulement des extraits paraîtront dans un journal suisse, la Feuille d’avis de la Chaux-de-Fonds, de juillet à novembre 1911. En plus de ses croquis et aquarelles Le Corbusier pratique abondamment la photographie et ramènera 500 clichés dont il ne se servira guère pour illustrer ses livres. Il est vrai que pour lui rien ne peut remplacer l’impression du regard et le travail en profondeur du croquis et du dessin. « L’appareil photo est un outil de paresse puisqu’on confie à une mécanique la mission de voir pour vous. Dessiner soi-même, suivre des profils, occuper des surfaces, reconnaître des volumes, etc., c’est d’abord regarder, c’est être apte peut-être à observer, apte peut-être à découvrir… » (Le Corbusier, L’Atelier de la recherche patiente).
Même si elles ne semblent pas être tout-à-fait au même niveau que celles ultérieures du même récit, plus élaborées, consacrées à Constantinople, à la Grèce où à l’Italie, les pages évoquant ses premiers jours de voyage et ses impressions danubiennes, hongroises, serbes, bulgares et roumaines constituent un témoignage unique et passionnant sur le fleuve et ses habitants. Il y décrit quelques-unes des populations riveraines, leurs us et coutumes, le patrimoine architectural des villes, des villages et la beauté colorée des paysages environnants. Le regard de Le Corbusier sait ne rien exclure, il s’ouvre tout entier à l’espace danubien, son champs infini de nuances, de couleurs et de vibrations. Il observe avec acuité, accueille et fouille l’environnement avec une grande curiosité, un enthousiasme étonné, parfois sévèrement critique pour les villes (Vienne, Budapest et Belgrade ne lui plaisent guère) mais la plupart du temps par ailleurs bienveillant et se réjouissant des rencontres avec les villageois quand il a l’opportunité de descendre sur la rive. Son récit est descriptif et coloré de mille et une formes et palettes de détails. Les deux jeunes voyageurs, qui se complètent à merveille pour rivaliser d’enthousiasme et de passion juvénile, savent aussi que cette route fluviale est une ouverture, une promesse ; elle les rapproche de leur objectif principal, les conduit vers cette rencontre initiatique tant désirée « des grandes lignes des mers bleues et des grandes parois blanches des temples – Constantinople, l’Asie mineure, la Grèce, l’Italie méridionale – ». Ils ont l’intense pressentiment que ce voyage d’Orient « sera comme un vase au galbe idéal, duquel sauront s’épandre les plus profonds sentiments du coeur… » Et voilà le fleuve et ses espaces qui ouvre, comme seule le Danube peut l’ouvrir, aux deux jeunes gens majestueusement le chemin de l’Orient : « Ich mein, er müsse kommen von Osten. (Hölderlin, Der Ister) »2

« Nous sommes, nous autres civilisés du centre, des sauvages… »
On ne peut s’empêcher de penser en lisant ces pages de Le Corbusier consacré au Danube en Europe centrale et orientale, à un autre grand périple d’un jeune voyageur solitaire britannique, aventurier érudit et distingué, Patrick Leigh Fermor3, qui va traverser l’Europe centrale et orientale un peu plus de vingt ans plus tard, en 1933, périple qu’il fait à pied dans une Europe à l’aube d’un immense cataclysme. Leigh Fermor se confie lui aussi à son carnet de notes qui deviendra un livre passionnant et au titre évocateur : « De la Corne de Hollande à Constantinople »4. Il semble que ce sont des paysages danubiens d’une grande similarité qui s’offrent aux deux voyageurs. Pourtant, l’histoire de cette période n’épargne guère cette région d’Europe centrale qui voit, quatre années après le voyage de Le Corbusier, le début du démantèlement de l’Empire austro-hongrois et ses peuples s’affronter dans une guerre meurtrière.
Le récit du périple danubien du jeune architecte suisse n’atteint certes pas la merveilleuse et harmonieuse lenteur de cheminement pédestre ni la richesse des rencontres qu’elle engendre et que nous offre « Paddy »5 mais il ne manque pas de réels instants de grâce. Ainsi des visites à Baja la hongroise et à Negotin la Serbe. Dans la description lyrique de cette dernière halte et des musiques tsiganes s’expriment toute la sensibilité et la grande culture musicale de Le Corbusier. Il y a bien là un émerveillement commun à nos deux jeunes voyageurs.

Baja, place Szentháromág

Baja et la Plaine hongroise : « La beauté, la joie, la sérénité se concentrent ici… »
« Ce mercredi matin, le 7 juin. Le grand bateau blanc avait quitté Budapest la veille à la nuit tombée. Aidé par le courant, il avait descendu l’immense voie liquide que marquaient d’un jalon noir à droite et à gauche les deux rives lointaines réunies à l’horizon dans leur fuite infinie. Tous, presque, dormaient : les privilégiés sur les banquettes de velours rouge du fumoir de première classe, les paysans, hommes et femmes, pêle-mêle, avec d’innombrables paquets souvent armoriés de broderies brutales et gaies. Dans le grand ciel, la lune éteignait les étoiles. Je ne connaissais rien des pays que nous traversions parce que jamais personne n’en parle. Et cependant j’avais le sentiment que ce devrait être très beau, très noble. Tu vas rire ! Sais-tu, toi qui te souviens avec émotions de nos après-midi dominicales aux Concerts Colonne, ce qui me poussait à m’enfoncer dans quelque coin de cette plaine dont je ne voyais et ne savais rien ? Les toutes premières mesures de La Damnation de Faust, que je n’ai jamais entendues sans être bouleversé par leur lente et mélancolique majesté… Je ne pouvais dormir pendant cette nuit. Seul j’étais sur le pont supérieur, enveloppé dans mon manteau, devant… un cercueil couvert d’un grand voile noir bordé d’un galon d’argent et deux couronnes de fleurs. Cette symphonie des noirs et des blancs sous la lune et sur ce miroir étincelant, tout cet appareil nautique peint de blanc éclatant, les gueules béantes des ventilateurs, les berges noires, le cercueil sombre faisant une grande tache muette, la silhouette mouvante du capitaine arpentant la-haut sa passerelle, et le seul chuchotement des deux pilotes à la poupe, et, brutalement, tout à coup, ponctuant lentement la route, le coup de cloche sombre de la vigie chaque fois qu’au milieu de l’eau brillait une petite lumière – veilleuse de l’un de ces petits moulins endormis sur le fleuve et dont je te reparlerai –, ce cercueil devant lequel je revenais sans cesse, inquiétant avec son noir suaire et ses deux couronnes de nuit, cette conspiration du silence et de l’horizontalité de toutes les lignes, emplissaient le coeur d’une grande sérénité, troublée parfois d’un frisson d’exaltation, d’une aspiration que des larmes eussent exaucée.

Femmes de Baja

Je questionnais le capitaine, et puis, dès le répit d’un bâillement, plusieurs de ceux qui dormaient indifférents sur le velours cossu des banquettes. J’expliquais mes désirs, disant que j’étais peintre et que je cherchais un pays resté dans son caractère intégral… Les renseignements concordèrent suffisamment pour nous engager, à l’aube naissante, à descendre sur une berge à ras d’eau, à quelque demi-heure de la petite ville de Baja. Le long de la route, dans des pâturages à demi submergés, paissaient de grands boeufs gris   « à l’égyptienne ». Quand nous débouchâmes sur la place, à côté de l’église d’un baroque bien hongrois, nous fûmes bousculés presque par une troupe de pèlerins lamentablement pauvres, portant des étendards barrés de croix, nu-tête, hommes et femmes, psalmodiant pour le repos de leurs âmes, avec une grande lassitude, quêtant quelque obole rare, s’en allant loqueteux vers quelque lieu de sainteté. Déjà nous étions sur le marché grouillant, plus encombré de paysans que de marchandises ; car, dans ces pays – nous le remarquâmes de suite –, il faut une femme ou deux, accroupies toute la journée derrière un petit panier de fruits et de légumes, pour vendre l’équivalent d’une pièce de vingt sous. – Ainsi, de même, rencontrerons-nous souvent au long des routes deux ou trois femmes qui font paître une vache, et, dans les villes, quelque vieille sorcière qui tient à la corde une chèvre et lui fait brouter les herbes poussées entre les pavés. Mais déjà, par-delà les corbeilles de cerises, des légumes et l’étal des bouchers, Auguste avait aperçu des éclats d’émaux, et crié tout comme la vigie de Colomb : « Des pots !! ».

Poteries de Baja photo droits réservés

Il y en avait là d’innombrables, rangés sur le pavé comme des pommes dans un cellier. C’était peu facile de s’entendre avec les marchands ; nous étions à nos débuts dans la pantomime : jusqu’ici, toujours, nous avions trouvé à parler allemand. Les gestes suppléèrent aux paroles et tout alla si bien qu’une demi-heure plus tard, après avoir traversé bien des rues sous un soleil déjà torride, nous arrivions dans ce grenier des Mille et une Nuits où Ali Baba, par bonheur, écorchait quelques mots de la langue de Wilhelm II de Hohenzollern, empereur et prêtre du Bon Goût ; les mains toutes gonflées du travail de la glaise, notre homme gesticulait lentement et sans passion au-dessus de la foule muette et noire de ses vases immobilisés depuis l’hiver dans la pénombre de ces pans de bois vétustes.

« Ils sont admirables ces villages de grande plaine. »
Notre choix fait, nous redescendions l’échelle ; on nous présentait à la grand-mère, qui nous serra longuement les mains ; puis nous visitions les chambres où transparaissait partout ce mauvais goût de bric-à-brac de grande ville qui sera dans la théorie d’Auguste une pierre angulaire, une pierre psychologique ! Enfin ce fut l’atelier où le bonhomme ne travaille que l’hiver, occupé en été par les travaux des champs ; bien simple, bien rudimentaire, cet atelier, mais niché au fonds d’une cour exquise envahie de roses, et où se dresse obliquement, formidable, le grand mât noir arqué qui, s’abaissant, permet de puiser l’eau du puits. La margelle, ami sculpteur, n’est point de pierre ciselé, mais crépie de blanc ; ce sont des fleurs vraies rouges et bleues qui l’ornent dans l’exubérance de leur poussée. – Ils sont admirables ces villages de grande plaine, et tu t’imagines, le grand style. Les rues appartiennent à la plaine, toutes droites, très larges, uniformes, coupées à angle droit, ponctuées infiniment des petites boules des acacias nains. Le soleil s’écrase là-dedans. Elles sont désertes, la vie y est furtive, de passage, ainsi que sur l’immense plaine dont elles sont les déversoirs, les centres vitaux. Ce sont, en quelque sorte, d’énormes coulisses puisque, partout, des murs hauts les ferment.Comprends-en l’unité impressionnante et l’ample caractère architectural : un seul matériau ; un crépi jaune puissant ; un seul style ; un ciel uniforme et les uniques acacias d’un vert si étrange. Les maisons s’y rangent, peu larges mais très profondes, et chacune a son pignon bas, sans toit saillant, posé ainsi qu’un fronton sur l’interminable mur d’où débordent la couronne des arbres, les pampres des treilles et les rameaux des roses grimpantes qui emplissent d’enchantement les cours terrées là derrière. Ces cours, conçois-les comme une chambre, la chambre d’été. Puisque les maisons s’appuient toutes à égale distance sur le mur de clôture, et que sur une seule façade s’ouvrent les fenêtres, derrière une arcade, chaque maison a ainsi sa cour, et l’intimité y est aussi parfaite que dans ces jardins des pères de la Chartreuse d’Ema où nous nous sentions, t’en souviens-tu, envahis par le spleen. La beauté, la joie, la sérénité se concentrent ici, et un large porche en plein cintre, fermé d’un huis vernis de rouge ou de vert, ouvre sur le vaste dehors ! La treille construite avec des lattes fait une ombre verte, les arcades blanches, du confort, et les trois grands murs de chaux blanches, repris chaque printemps, un écran aussi décoratif que les fonds des céramiques persanes. Les femmes sont très belles ; les hommes très propres. On se vêt avec art : soie fulgurante, cuirs incisés et polychromés, chemisettes blanches serties de broderies noires ; les jambes nerveuses et les petits pieds nus sont d’une peau fine et brune ; les femmes se meuvent avec un balancement des hanches qui fait se déployer comme la pupe d’une bayadère les mille plis des robes courtes où les fleurs de soie allument sous le soleil des feux d’or. Ce costume nous ravit ; les gens s’opposent et s’harmonisent aux grands murs blancs et aux corbeilles fleuries des cours ou donnent par instantanés aux rues si distinguées une complémentaire étrangement heureuse. À te décrire tout cela, j’en reviens à ma comparaison de tout à l’heure, me ressouvenant d’un grand panneau d’Ispahan, copié autrefois au Louvre, où des petites femmes vêtues de bleu constellé de jaune strié de bleu, se laissent vivre dans un jardin : le ciel est blanc ; animant toute la surface, un arbre étale des feuilles jaunes ; son tronc bleu ciel s’épanouie et ses branches portent des fleurs blanches et des grenades vertes. Les fleurs dans la prairie très verte sont noires et blanches, et leurs feuilles jaunes et bleues. La joie jaillit, surprenante, de ce décor unique. Tu sais si ce panneau m’enthousiasma ! Et c’était ainsi chez le potier de Baja et chez ses voisins, derrière le haut mur tranquille percé d’une grande porte ronde pour les chars et d’une très petite pour les gens ; celle-ci embouche directement l’arcade. Seuls sur la rue toute ponctuée des petits acacias en boules vertes, entre l’exubérance des treilles et des roses grimpantes, se posaient calmement et se faisant face d’un bord à l’autre les triangles jaunes des pignons bas. Je te dis, Perrin, que nous sommes, nous autres civilisés du centre, des sauvages, et je te serre les mains. »

Charles-Édouard Jeanneret, alias Le Corbusier, Mon vieux Perrin, aux  « Ateliers d’art » de la Chaux-de-Fonds

Le Danube : « Sur la carte, un fleuve colossal… »
L’Orient-Express ne s’attarde pas. Il traverse les pays, mugissant, soufflant à peine quelques minutes au triste séjour des grandes gares – insensible aux beautés naturelles qui le coudoient ou le dérange. Il faut même se résigner, avec lui, à l’aller comme au retour, à ne voir jamais, dans la plaine où coule la Maritza, s’élever sur la colline d’Andrinople le Gloria Deo de ses trois incomparables mosquées. Nous renonçons à l’Orient-Express. Sur la carte, un fleuve colossal coule des Alpes à la mer Noire ; il roule pendant des jours à travers des plaines qu’on nous dit presque désertes et qu’il inonde toujours. – Sur la carte, les traits rouges des voies ferrées n’approchent pas les méandres bleus, sauf ici et là où ils les traversent. Pour assurer sur le parcours du Danube le transit des voyageurs et des marchandises, de grands bateaux à roues blancs, ont été construits ; ils descendent et remontent le fleuve, quotidiennement pendant l’été, plus rarement l’hiver.

Bateau à vapeur hongrois au débarcadère de l’île d’Ada-Kaleh dans les Portes-de-Fer. Il est possible que l’architecte et son compagnon soient descendus pour visiter l’île mais son journal n’en fait pas mention.

L’installation à bord est très confortable. L’avant formé d’une cale, dortoir et restaurant ne font qu’un, sert de deuxième classe, complété d’un fumoir et d’un pont découvert, balayé par des vents terribles. La machinerie sépare de la première classe. C’est dans exhalaisons fétides d’huiles brûlées que s’entassent les paysans avec leur inconcevables colis ; hommes frustes, vêtus à la mode ancestrale, ils goûtent ainsi les prémices d’une civilisation européenne parée à leurs yeux de tant d’attraits, qui les fascine et va les bouleverser. Nous verrons leurs attifages changer avec les frontières – Autriche, Hongrie, Serbie, Bulgarie, Roumanie. Cela variera des broderies éclatantes de la « puszta » à celles sombres et drues de la Serbie, des fourrures blanches aux fourrures noires, des laines blanches serties de noir à celles naturellement brunes ainsi que les fournissent les milliers de troupeaux peuplant le Balkan. Parfois, on voit des hommes sauvages, couverts de carreaux d’étoffe maintenus sur leur corps dans un réseau de ficelles : le déshabiller quotidien leur serait pénible ; ce sont eux qui gîtent avec les moutons et les chevaux sous les étoiles, dans la grise « puszta » ou sur l’aride Balkan. – La première classe de nos grands bateaux est fort bien. Velours rouges partout, bon goût, fleurs sur les tables du fumoir. Et sur le pont très vaste, en groupe, des bancs confortables, des rockings, sous une grande tente protectrice. On mange, on boit à bon compte. Le prix du trajet, insignifiant ; nous payons dix francs un billet d’étudiant, de Vienne à Belgrade en deuxième classe. Mais, aussi riches que gueux d’Espagne, nous nous résignons difficilement à l’inconfort de la proue. À chaque fois que nous remonterons sur un bateaux, nous raconterons cette simple histoire à l’homme galonné qui commande : « Pardon, mon capitaine, la première classe est outrageusement plus chic que la deuxième ; il nous semble qu’en tant qu’étudiants… » Et il leur semblera aussi, à ces gentlemen galonnés, qui Viennois, qui Magyar, qui Roumain. Et c’est ainsi que nous descendions le Danube pour quelques francs, en rocking-chair sous une tente protectrice, et sur les velours du fumoir !

L’embarcadère de Kaisermühle à Vienne peint par Emil Jacob  Schindler (1842-1892), vers 1872. Il est possible que Le Corbusier et son ami se soient embarqués à cet endroit.

On embarque à 10 heures du soir, dans un coin de banlieue viennoise, avec une foule de paysans chargés de sacs et de paniers désireux comme nous de profiter de cette nuit gratuite offerte par la Cie car le départ n’aura lieu que le matin. Ces gens-là ont billet de troisième classe : ils vont s’entasser les uns contre les autres, à côté, dessus et dessous leurs ballots, pour se tenir chaud sur ce pont ouvert à tous les vents. Nous ne jouissons pas, cette première nuit, des velours déjà cités. Les bancs, où vite l’on s’étend, sont de toile cirée. D’autres voyageurs arrivent qui voudraient bousculer : on dort profondément. Ils se vengent ; toute la nuit presque, ils taperont le carton, en accompagnant le bruit des poings sur la table des interjections d’usage en ce jeu. Les cigares feront un brouillard insupportable aux yeux autant que la lumière laissée allumée. Et puis il y aura un vieux bonhomme enrhumé qui toussera sans arrêt et s’obstinera toutes les cinq minutes, à poursuivre, tout jurant, une vermine imaginaire. Il est des gens aux idées préconçues ; l’Europe crée pour l’Orient des légendes sur ce thème, et veut ainsi que tout soit sale en ce pays où c’est en somme bien propre. Auguste même délire parfois la nuit, parti en guerre contre des bestioles invisibles.

Guide à l’intention des voyageurs de la Compagnie Impériale et Royale de Bateaux à Vapeur sur le Danube (D.D.S.G.), fondée à Vienne en 1829

Les voyageurs respectables montèrent à bord à l’aube, et le bateau fila contre un vent violent vers Budapest. Que dire de cette traversée, moi qui ne sais pas écrire ? Tout au plus subis-je pâte peu sensible encore des empreintes larges mais imprécises, comme celles qu’en leurs formes enfantines nous transmettent ces terres cuites que firent il y a des milliers d’années des peuples jeunes, en ces terres d’où j’écris. Il faut, pour évoquer, avoir dominé son sujet. Je fus, moi, subjugué et écrasé. Les impressions je le confesse furent énormes, inattendues. Lentement elles me saisirent. Cette course de trois jours vers Bucarest, nous la fîmes en quatorze. Nous demeurâmes sur le pont, toujours à regarder un spectacle sans cesse uni mais variant peu à peu ; nos livres sont restés clos sur nos genoux. Ce fut un grand bonheur, une sereine joie. Qu’on me pardonne ces quelques lignes, pâles incapables.
Le flot sale de la grande ville devient bientôt nacré, puis bleu. On valse délicieusement sur le straussique « Danube bleu ». J’avais cru donc à un bleu de lessive : ce fut une nacre liquide qui poussa jusqu’à l’opale, au soir. On descendait sur l’écoulement rapide de ce flot immense. En imagination je remontais le fleuve au-delà des Alpes et me souvenais d’un soir où, partant pour Berlin assez angoissé, je subis une vision lancinante : d’un cimetière qui m’avait souri accroché au mont de Donaustauf, non loin de Ratisbonne, c’était l’immobilité absolue d’un grand serpent rouge vautré au plat de la plaine brune envahie par la nuit. Tant de calme m’avait fait mal.
En imagination, de nouveau, je descendais le fleuve dans la direction indiquée par la proue du bateau. Belgrade gisait à son coude, porte magique de l’Orient. Venaient ensuite les échos tragiques du défilé de Kasan6, saignant des combats séculaires. Les « Portes de Fer », c’étaient les cohortes carrées où s’étaient dressées les « aigles » de Trajan7. Je la voyais, cette Voie sacrée, se pâmer dans l’or des blés roumains où le ciel s’anéantit dans la lumière et où le bruit s’est tu à jamais. Et plus bas, c’était le don entier de ces flots à l’Orient. Et je suivais, troublé, ces péripéties qui allaient être miennes.

… C’est une solitude incroyable. Pendant des heures on ne voit rien à droite, à gauche, qu’une horizontale d’arbres tout petits dans l’éloignement et bleus sous la lumière. Le flot les atteint et les noie. Des fjords semblent s’ouvrir, mettant du ciel dans ce peu de terre. Fantôme blanc, notre bateau nage dans un élément insaisissable. Comment différencier ce ciel du flot qui l’absorbe ? Toute vie n’est plus qu’au ciel : drame des nuages que le flot répète, ânonnant à travers le voile de ses vagues.

Pas une maison. Pas de bateau qui remonte. Parfois, cependant, un imposant remorqueur et ses satellites, dans leur noire marche solennelle. On touche cependant, ici et là, un petit ponton, une cahute pour le veilleur. Une route s’enfuit, poussant vers la grande « puszta ». Des équipages attendent au ponton avec des coursiers ardents et des cochers qui appartinrent une fois aux hordes d’Attila, Magyars fiers et chamarrés. Ils enlèvent leur attelage ; la vie se perd avec eux dans un tourbillon de poussière. Le silence est revenu.

Solitude encore. En plein milieu du fleuve, une file de moulins, construits sur des bateaux amarrés, tout petits moulins, charmants, clos comme une arche ; ils sont flanqués d’une grande roue plus épaisse que haute, bâtie de cerceaux légers munis de palettes grises, grises comme l’arche, du reste, dans le gris lumineux du paysage. Ils reportent à la Chine, ces petits moulins fins comme des vanneries délicates.

Il existait de nombreux moulins sur le Danube à la hauteur de Baja (Hongrie)

… Dans la matinée, une roche épique, sphynxique, était apparue. Sur sa tête formidable, une longue colonne portait une Vierge, tandis que son dos de ras gazons crus se hérissait de rêches plaques brunes perforées, reste d’antiques murailles et de furieux donjons. Presburg8 avait élevé sur un mont le cube de sa forteresse. Puis cette guerrière apparition s’était effondrée dans le bleu et gris de la plaine. La « puszta » de nouveau s’étendait indéfiniment.

… Il me semble être sur quelque fleuve Amazone, tant les rives sont lointaines, et leur futaie inexplorable. Les petits nuages ronds de l’après-midi ouvrent des yeux vaguement blancs. Il n’y a maintenant plus rien à voir qu’une horizontale ; les méandres la rendent continue d’un bord vers l’autre !

… Si j’étais pêcheur ou marchand au long de ces rives, religieusement je taillerais dans le bois, quelque peu sur un mode chinois, un dieu qui serait ce fleuve que j’adorerais. À la proue de ma barque, regardant vaguement devant lui, souriant, je le dresserais rien moins qu’au temps des Normands. Ma religion, cependant ne serait point de terreur : sereine mais surtout admirative.

… Esztergom apparut, silhouette étrange : un cube et une coupole portée sur beaucoup de colonnes. De loin, chacun devine une merveille. Cube où se meut un rythme admirable et que les monts naissants présentent comme une offrande sur cet autel qu’ils lui font.

Esztergom

… Enfin, à l’heure où tout s’abandonne à la poésie, sous un ciel vert, ce fut dans le fleuve un immense éventail de lames noires et de lames d’or, dans de grandes ondes diluées de rose ; et, surgissant, des monts nous entourèrent, aux profils volontaires. Évocation violette d’une Grèce que nous augurions ainsi faite, mais plus architecturale encore. Car les monts y seront de pierre, et l’éventail, ce sera la mer…

Nous descendîmes à Vác, gîtant tendrement dans les feuillages d’acacias. Il ne convenait point à Budapest de terminer cette journée inoubliable. À midi, le lendemain, on étouffe dans la plaine. Un train de banlieue nous roule lentement vers Budapest. Des paysans endimanchés l’emplissent. De beaux types, les hommes ; jeunes, nerveux, vêtus de drap noir luisant, suivant une coupe collante. Ils portent des roses à la boutonnière, trois, quatre à la fois, ou sur leur chapeau. Les femmes sont brunes, comme d’une matière dure, énergiques. En gamme mineure, leur costume. Elles ont aussi des roses à la main, de chair, de sang, d’ambre ou d’albâtre. Cela peint sur le noir de leurs tabliers, des panneaux tant décoratifs comme on en voit dans les musées historiques, art de riches paysans au XVIIIe siècle.

Budapest
Pourquoi parlerais-je de Budapest puisque je ne l’ai pas comprise, puisque je ne l’ai pas aimée ? Elle me parut comme une lèpre sur un corps de déesse. Il faut monter sur la citadelle pour voir l’irréparable de cette ville manquée. Autour de soi, c’est un vibrant organisme de monts, palpitant. Un épanchement généreux de fluide nacreux monte lentement de la plaine. Le Danube encercle les monts, les condense en un puissant corps qui regarde en face l’étendue sans bornes. Mais sur cette plaine s’étend une lente fumée noire où disparaît le réseau des rues. Huit cent mille habitants se sont rués là en cinquante ans. Et le désordre, sous des formes pompeusement trompeuses, a rendu cette ville suspecte. D’aucuns admirent l’immensité des bâtiments publics. Je ne le puis, choqué d’emblée par l’étalage de styles divers et opposés. Ils bordent le fleuve mais ils ne s’entendent pas pour lui faire un cortège harmonieux. Sur la hauteur, un palais monstrueux s’accote à une église ancienne restaurée récemment.

Budapest, 1933

Cependant, sur ce même mont, plus près de la citadelle, des masures anciennes sont comme une floraison parmi les acacias. Demeures simples, elles s’unissent par des murs d’où jaillissent les arbres. Elles naissent naturellement sur ce terrain mouvementé. Nous sommes restés des heures sur ce mont paisible à guetter s’allumer sur Taban envahi par la nuit les petites lumières des veillées. Le calme était grand. Tout à coup s’éleva une lente et ineffablement triste mélopée. C’était un saxophone ou un cor anglais ; j’écoutais avec plus d’émotion qu’on entend le berger flûter son vieux chant quand Tristan se meurt9. Étrange consonance grandiose dans la nature assoupie.

Savez-vous, lecteurs, que mon beau grand Danube fut mutilé par un « typo » et des ciseaux10 ? Ses petits moulins gris m’avaient impressionnés grandement, la nuit où nous descendîmes de Budapest à Baja. Il y avait eu sous la lune un complot grandiose de silence, de noir et de blanc et d’immuabilité ! La vigie avait ponctué le silence d’un son de cloche tragiquement seul, chaque fois qu’était apparue très loin la lumière d’une lanterne suspendue au-dessus des flots… De cela, les ciseaux du rédacteur en chef de la Feuille d’avis de La Chaux-de-Fond vous ont laissé voir un niais enroulé napoléonesquement dans un manteau, debout sous la lune et la bise, seul devant un cercueil ! Et même, il avait manqué le « être ou ne pas être » qu’en de telles circonstances on eût pu débiter.

Et puis que j’en finisse avec ce « typo » ! Les cours de Baja vous offrirent la sensation désagréable d’une description incohérente, incompréhensible ! Pauvres cours ! Enlevez à un homme sa tête, un bout de torse, une jambe, et faites-en un portrait ! Des rues de Baja, grands chenaux ouverts sur la plaine, on en fit des « diversions » à cette plaine, alors qu’il en fallait faire les « déversoirs ». Les ciseaux, je le sais, agissaient bienveillamment, visant à l’épuration d’un style incertain. J’ai reconnu leur intention charitable, mais je leur ai dit merci. Car, permettez encore ceci, lecteurs que je lasse : je ne vous offre pas de la littérature, puisque je n’ai jamais appris à écrire. Ayant éduqué mes yeux au spectacle des choses, je cherche à vous dire avec des mots sincères le beau que j’ai rencontré. Et mon style est trouble, comme est trouble encore ma compréhension des choses.

Le « typo », le premier jour, voulut m’éviter la colère d’un oncle ! Avec ça qu’un de mes oncles se serait froissé de ce que je vous ai avoué nos différences de vues ! Le « typo » voulut donc, en ce premier article, qu’un ami fût persuadé de ma déformation de pensée et non pas un oncle. Mais c’était un oncle, et ainsi cela devenait plus plaisant. S’il fallait passer sa vie entière sans jamais chicaner quelque peu ses proches, ce serait s’attirer leur vengeance à l’heure même du testament, à cause de tant d’indifférence !
Enfin, je voudrais encore qu’on lise, dans les paragraphes consacrés aux poteries populaires, que la couleur en est souvent symbolique et non pas toujours. ‒ Me revoici parlant poterie ! Fatale inclination qui m’éloigne de ma route ! Pour quitter Charybe, je tombe en Scylla ! – et nous continuerons à descendre le Danube entre Baja et Belgrade :
L’onde continue à mordre les prairies étendues bien loin, perforées de flaques d’eau et parsemées d’énormes sphères grises – osiers géants fichés sur des troncs d’un diamètre tel, et si tourmentés, qu’on les croirait plutôt des rochers. – Des chevaux peuplent ces étendues que des troupes d’oies enneigent. – Toutes choses se retrouvent en une ligne horizontale sur laquelle elles s’accumulent et se juxtaposent, en laquelle elles se confondent. C’est comme en géométrie, un plan vu par la tranche. Ce plan, c’est la « puszta » sans bornes avec son grouillement de vie.

Quelques hérons s’élèvent lourdement et évoluent, présentant les phases décoratives gravées avec tant de vérité sur les bois japonais. – Rarement, pas très haut, un aigle passe.

On s’échauffe bien, à un moment, à propos d’esthétique : un étudiant architecte de Prague, rencontré la veille, multiplie l’anathème contre quelques ponts de fer jetés hardiment sur l’eau. C’est chaque fois le même type : une longue poutre rigide et tout ajourée, chef d’oeuvre de légèreté et de technique. Et parce qu’il s’imagine l’atmosphère du bureau dans lequel furent calculés ces fers et ces boulons, notre homme ne veut leur accorder que du mépris. Nous défendons la belle technique moderne, et disons tout ce que lui doivent les arts d’expressions plastiques nouvelles et de réalisations hardies, et le champ splendide qu’elle offre aux bâtisseurs, dès lors affranchis des servitudes classiques. La Halle aux machines de Paris, la gare du Nord comme celle de Hambourg, les autos, les aéroplanes, les paquebots et les locomotives nous paraissent des arguments décisifs. Mais l’homme demeure courroucé ; il regrette la feuille d’acanthe et le Poséidon en fonte de fer, sur ces poutres longues qui filent comme un express et ne retiennent l’esprit ni ne le dérangent plus longuement.

… Dans la nuit, on signalera Belgrade. Et deux jours entiers nous nous désillusionnâmes – ô combien fortement, combien définitivement ! Ville incertaine, cent fois plus que Budapest ! Porte de l’Orient, l’avions-nous imaginé, et grouillante de vie colorée, peuplée de cavaliers étincelants, chamarrés, portant l’aigrette fine et chaussés de bottes laquées !

Belgrade, vue de Kalemegdan

Capitale dérisoire ; pire : ville malhonnête, sale, désorganisée. Une situation admirable, du reste, comme Budapest. Dans une retraite, un musée ethnographique exquis, avec des tapis, des costumes…et des… pots, de beaux pots serbes, de ceux que nous irons chercher au haut du Balkan, vers Knajewatz.

On s’y rend par un petit chemin de fer belge, vertigineux d’insécurité, accroché au long de la frontière bulgare. À côté même de cette voie, dans le même ravin, on bâtit une nouvelle ligne « dite » stratégique. Elle est sous les coups directs des fusils bulgares, et elle supprimera dans une année l’exploitation de la ligne belge. L’ingénieur français qui nous raconte cela, occupé au percement d’un tunnel, pleurerait bien devant un tel non-sens.

« C’est une blague, le défilé de Kazan… »
On continue à pied et en carriole. Idéale, la campagne serbe ! Les routes embaument la camomille. Les blés agitent la plaine et puis, sur les hauts plateaux, les infinies cultures de maïs font sur le violet noir des terres une arabesque expansive, indolente et pleine de lassitude. – Le cimetière de Negotin est un type du genre. Il faudra aussi parler de cimetière, mais attendons Stamboul.

–… C’est une blague, le défilé de Kazan – un « blutage » de mots sonnants. Un ami m’écrivait cet hiver à Berlin : « Et ça ne valut pas d’avantage, malgré le ciel qui s’était fait noir et plein de foudre. »

Ada-Kaleh, île turque des Portes-de-Fer

– Portes de Fer ! nous ne vous trouvâmes pas, ou plutôt, nous ne sûmes pas vous faire revivre ! Une digue moderne et bien ratée vous est un stigmate flagrant du philistinisme d’un technicien sans âme, et vous êtes privées à jamais du privilège d’être évocatrices ! Trajan a gratté quelque peu vos rochers et taillé – oui – une fort belle inscription.11

« Le seul signe de vie, c’est le déferlement tourmenté du fleuve qui bat, ce matin, hérissé de crêtes d’écume, des rives austères et muettes… »
Et le Danube fut tout autre en sortant de là : violent, brun, agité. C’est la Bulgarie. Vis-à-vis, des dunes aussi ; nues et brunes, ou bien la plaine inondée : c’est la Roumanie. Le silence et la solitude s’obstine autour de cette âme tragique soulevée de houle. Avant le coude de Belgrade, c’était si serein, si bleu ! Ici, seulement des croupes rondes et parfois effondrées de terre jaune qu’un gazon, par place, s’essaye à recouvrir. Pas un arbre, pas un arbrisseau : l’aridité dans tout son grandiose. Point de maisons. Le seul signe de vie, c’est le déferlement tourmenté du fleuve qui bat, ce matin, hérissé de crêtes d’écume, des rives austères et muettes. Un mamelon tout-à-coup se meut et s’écroule. On pense à quelque subite avalanche, à quelque glissement du sable brun : ce sont des moutons en grands troupeaux qu’un berger – point noir sur le ciel – pousse devant lui.

Dans quelque oasis, au giron de deux ou trois dunes opposées, se terre un village. Des toits violacés et des façades fraîchement repeintes disparaissent sous les acacias.

C’est le quatorzième jour depuis Vienne ; au soir, nous serons à Bucarest.

Nous ne reverrons plus le grand fleuve, notre nouvel ami. Nous le traverserons pendant quelques minutes, dans huit jours, pour passer en Bulgarie, et, pointant sur le passage du Schipka, nous descendrons résolument vers l’Orient.

Nous nous étions arrêtés à Negotin, en Serbie, dans la cour d’une auberge enclose de murs blancs et couverte d’une treille.

L’ombre est verte sur les nappes. Alentour, le soleil de midi grille la plaine. Une trentaine de convives, bourgeois de petite ville perdue, fêtent une noce et observe un calme ennuyé. Quelques discoureurs essayent bien de temps à autre un toast sans verve. Un bonhomme, gras et sanguin, harangue cependant avec virulence et roule des yeux furibonds jusqu’à ce que s’exprime l’approbation en bruits divers circonstanciés. Mais des Tziganes sont là, dix ou quinze hommes, groupés au haut de la table. Ils jouent et chantent presque sans arrêt une musique étrange. Nos oreilles s’habituent difficilement à ces assonances et à ces rythmes nouveaux ; l’éducation musicale occidentale se restreint trop à nos propres créations ; et encore les concerts ne nous révèlent-ils que peu celles-ci – une moyenne reçue, de bon ton, rien de trop neuf et rien aussi de la musique d’autrefois.

« Notre Beau Danube se déifie en le chant et le jeu des Tziganes. »
Cependant, la cour s’emplit de sons, et après quelques quarts d’heure, me voici captivé entièrement et enthousiasmé. mes souvenirs de la « Chapelle russe » s’éveillent. Il y avait eu là des combinaisons nouvelles, infiniment plus décoratives – puissantes comme le sont les soprani suraigus, des choeurs de femmes et des voix de tête, et des chorals de petits enfants. Ce sont aussi ici des timbres nouveaux, non à cause de leurs instruments semblables aux nôtres, mais à cause de leur combinaisons rythmiques et harmoniques. Et puis c’est un symbolisme musical que nous ignorons, impossible chez nous en période d’individualisme. Ainsi que par les Slavianski d’Agréneff nous avions senti les fleuves immenses et lents rouler sur les steppes sans bornes, ainsi entends-je à Negotin la voix du dieu que j’eusse adoré sur ma barque ; le grand Danube et la  « puzta » qui le baise, lui, le dominateur serein. Ou plutôt ce sont les hymnes à ce dieu, les soupirs, les langueurs et les soubresauts violents de son peuple campé sur ces terres immenses qui poussent à la mobilité, au vagabondage sans fin, à la liberté jalouse, outrancière, intégrale – et qui éveillent en chaque âme le sentiment d’une grande dignité. Un peuple chante, accroupi près des cendres d’un foyer dans les crépuscules rose vert et bleu, et se livre à l’âme brûlante qui l’agite. Et cette plaine, ces steppes et ces fleuves, qui n’éveillent que le sentiment des choses sans en permettre la perception, ne pouvaient s’exprimer que par la musique, l’art de subjectivité et de rêve.

Notre Beau Danube se déifie en le chant et le jeu des Tziganes. La forme est celle d’une  « csardas » hongroise – des violons des celli et des contrebasses, mais pas de diaboliques cymbalons. Le chef, debout, barde populaire, chante le chant de son peuple. Il invente des groupes, suivant l’émotion qui l’agite ; les éléments en sont séculaires. Rien de fixé d’avance. Il dit son credo, et les autres se lamentent ou se pâment, ou éclatent en cris, fidèles à sa pensée. Un seul frisson secoue cette poignée de sensuels.
La voix solo raconte une douce pensée – ou bien c’est la corde de mi toute seule. Tout d’un coup, le bloc s’ébranle et un cube de musique en sort ; toutes les voix partent à l’unisson et les instruments ornementent le fond de pizzicati ou d’arabesques serpentines. – Le barde récite une nouvelle pensée qui émeut la « csardas » ; et tous écrasent des pleurs sur les cordes sombres. – Il chante seul, le barde, un rêve   d’espérance ; et la joie surgit comme une tour formidable entourée de flamboiements d’acier, de cliquetis d’armes sous le soleil glorieux… Mais voici que le grand fleuve déborde ; la grave voix secoue de frissons les grasses cordes des contrebasses ; tandis qu’une voix solo monte comme une élégie, la nuit tombe toute bleue ; l’horizontale infrangible sépare en les unissant, bien loin, le Terre bourdonnante et le ciel illuminé d’étoiles… Le barde seul est debout. Tout s’est fini sur une géométrie grandiose. Bach et Haendel ont atteint les mêmes hauteurs, et les italiens du XVIIIe aussi. Les hymnes ont été comme de grands carrés posés ainsi que des tours. Et des murailles crénelées où courait une arabesque les ont reliées. Justement la veille, au matin, nous avions vu au bord du fleuve vingt-six tours carrées flanquant un grand mur sévère.

Le rubis des flacons qu’on vide dans la cour de l’auberge est exquis, provenant des ceps bordelais soignés sur la colline par des spécialistes français. Les artistes aussi, ces viticulteurs qui permettent à l’homme de se verser dans l’estomac des coins de paradis tout entiers ; ce qui fait, il est vrai, un peu divaguer et marcher de travers. Mais aussi, il n’y a que les bêtes pour marcher droit toujours, et ne jamais sortir de leur sens !

À ces deux qui se marient, on ne joue pas de la musique de Moulin rouge. Bravo ! – Mais ces gens qui les entourent (parents, amis), fâcheux ou indiscrets, ont eux-mêmes, me semblent-ils, le sentiment de leur inutilité en ce lieu. Ils usent beaucoup du rubis des flacons pour secouer leur malaise ; ils veulent se sentir gais en un jour qualifié « de fête » – ou s’enfoncer dans une torpeur rassurante. J’ai aussi bu mon compte du petit vin de Negotin. Et, perdu dans quelques rêveries, je sens un drame psychique unir ces six êtres – un homme, une femme, deux mères, deux pères – dans cette cour où les Tziganes laissent parler la race, le grand peuple des morts à travers les chansons séculaires.

Les Tziganes élèvent pour les époux leurs voix lourdes de pensées ; et leur musique creuse une fosse devant les fâcheux qu’ont attablés ici des us ridicules. Je voudrais les voir au diable, ces importuns ! Je voudrais voir ces deux mères auxquelles un fils et une fille sont enlevés, et ces deux pères qui, ainsi qu’au temps des patriarches, concluent une alliance et unissent leurs souches, et ces époux qui vont recevoir l’ultime don, je voudrais les voir ne parlant pas, mangeant quelques mets légers, évitant les embûches des vins sournois, assis en une pièce blanche dont les murs seraient nus. Là, s’élèverait la mélopée de la plaine immense proclamant l’immuabilité, et la voix du fleuve disant l’éternel mouvement. Les grandes strophes rempliraient la chambre blanche et nue, et la sève de la race pénètrerait la sensibilité des coeurs. Quand le dessin des lignes mélodiques se serait résolu, je voudrais voir les deux mères s’en aller en unissant des larmes de joie et de regret, et les deux pères citant le passé parler de l’avenir. Et je voudrais que restent seuls en la salle blanche et nue, ces deux êtres qui, au cours des jours passés et à venir, ne compteront point une minute équivalente à celle-là !

Auguste extrayait toujours le rubis des petits flacons. Mais, chose étrange, il le supporta mal, et fut malade le soir ! »

Le Corbusier, Voyage d’Orient, 1910-1911, Le Danube

Eric Baude pour Danube-culture, mis à jour juin 2023

Notes :
1 Il ne prendra le pseudonyme de Le Corbusier qu’en 1920, pour signer des articles dans la revue L’esprit nouveau. Il l’adoptera ensuite pour tous ses travaux à l’exception de ses peintures.
2 « Il devrait venir de l’Est… », Hölderlin, L’Ister, poème
Patrick Leigh Fermor (1915-2011), écrivain voyageur britannique, ancien officier des Services spéciaux de l’armée britannique qui partagera sa vie entre la Grèce et l’Angleterre.
4 Patrick Leigh Fermor, Dans la nuit et le vent, À pied de Londres à Constantinople, Éditions Nevicata, Bruxelles, 2016, traduction et préface remarquables de Guillaume Villeneuve.

5 surnom de P.L. Fermor
6 Défilé des Portes de Fer, créé par le Danube en séparant le massif des Carpates de celui des Balkans.
7 L’empereur romain Trajan a fait tailler dans le rocher sur une partie du défilé une route pour ses armées lors de ses campagnes contre les Daces.
8 Nom allemand pour Bratislava
9 Solo de cor anglais dans l’opéra du même nom de Wagner
10 Le Corbusier se rebelle contre les « ciseaux du rédacteur en chef de la Feuille d’avis de La Chaux-de-Fond »  qui refuse de publier l’intégralité de ses récits.
11 La plaque se trouve toujours sur la rive gauche du Danube dans le défilé des Portes-de-Fer

Sources :
Le Corbusier, Voyage d’Orient, 1910-1911, Introduction de Marc Bédarida, Essai de Stanislaus von Moos, Éditions de La Villette, Paris, 2011
Le Corbusier, Voyage d’Orient, Carnets, Electra, Milan, 1987
Le Corbusier, L’Atelier de la recherche patiente, Éditions Vincent Fréal, Paris, 1960

Hristo Botev et le « Radetzky »

Photo Vislupus

   Le 26 mai 1876, le Radetzky1, un bateau à vapeur de passagers autrichien de la Compagnie de navigation sur le Danube D.D.S.G., construit pour cette compagnie en 1851 par les chantiers navals hongrois d’Ofen-Obuda, remonte le Danube de Galaţi vers Turnu-Severin conformément à ses horaires et à son plan de navigation. Aux escales roumaines de Giurgiu, Turnu-Magurele et Corabia s’embarque un groupe d’environ 200 bulgares en costumes traditionnels de paysans ce qui n’est guère surprenant en soi dans le contexte danubien de cette époque. Dès les amarres largués au départ de l’embarcadère de Rahovo (Oryahovo, rive droite bulgare) ou, selon d’autres sources, de Bechet, petite ville sur la rive roumaine en face de Rahovo, le groupe de paysans ouvre de grandes caisses et des valises censées contenir des outils de travail et en sortent des armes à la stupéfaction des autres passagers.

Le port d’Oryahovo, sur la rive droite (Bulgarie), photo Denis Barthel, German Wikipedia

   Le jeune chef du groupe, le poète, journaliste, instituteur et révolutionnaire bulgare Hristo Botev, alors âgé de 28 ans, donne l’ordre au jeune capitaine du même âge du bateau autrichien, Dagobert Engländer (1848-1925), de changer son cap et de se diriger vers Kozloduj (rive droite) où il demande à débarquer avec ses hommes. De là les révolutionnaires veulent lancer leur offensive contre l’occupant ottoman pour permettre à la Bulgarie de retrouver son indépendance.

Hristo Botev (à gauche), Nikola Slavkov et Ivan Drassov en Roumanie en 1875, Archives d’État Centrales, Sofia, Bulgarie

Hristo Botev s’adresse en ces termes au commandant et aux passagers du Radetzky

« Monsieur le commandant !

Chers passagers !

   J’ai l’honneur de vous informer que des rebelles bulgares, dont j’ai l’honneur d’être le voïvode (commandant), se trouvent à bord de ce bateau.
   Au détriment de nos bêtes et de nos outils agricoles, au prix de gros efforts et du sacrifice de nos biens, enfin au prix de tout ce qui nous est cher en ce monde, sans en avoir informé les autorités du pays d’accueil dont la neutralité a été respectée et malgré leurs recherches, nous nous sommes munis de ce tout ce qui nous est nécessaire pour venir en aide à nos frères révoltés, qui combattent si bravement sous la bannière du lion bulgare pour la liberté et l’indépendance de notre chère patrie, la Bulgarie.
Nous demandons aux passagers de ne pas s’inquiéter et de rester calmes. Quant à vous, Monsieur le commandant, j’ai la tâche délicate de vous inviter à mettre le navire à notre disposition jusqu’à notre débarquement, tout en déclarant que la moindre des résistances de votre part me mettrait dans la triste nécessité et dans l’obligation d’utiliser la force pour me venger des tragiques évènements survenus à bord du bateau à vapeur allemand à Roussé en 1867.
Dans tous les cas, notre slogan de bataille est le suivant :

Vive la Bulgarie !
Longue vie à François-Joseph !
Longue vie au comte Andrassy !
Vive l’Europe chrétienne ! »

   Les révolutionnaires bulgares ne montrent aucune animosité envers les passagers et le commandant Dagobert Angländer . Ils lui remettent avant de débarquer un certificat écrit en français (sic !) attestant qu’il leur a obéi sous la contrainte afin d’éviter d’éventuels ennuis de leur part. Les plus réputés parmi les voyageurs témoignent dans ce même document que le capitaine a certes agi sous la contrainte mais que les passagers ont tous été traités avec déférence.
En débarquant les révolutionnaires s’agenouillent et embrassent la terre bulgare. 

Mémorial de Hristo Botev au port de Kozloduj, photo Vislupus, droits réservés 

   Malheureusement pour eux, les gendarmes turcs, les fameux « Bachi-Buzuks » ont observé le manège inhabituel du vapeur et des hommes de Botev. Aussi peuvent-ils donner l’alerte et obtenir le renfort de soldats.Les paysans bulgares se méfient de la petite troupe. Dans leur traversée des villages bulgares, aucun homme ne vient grossir les rangs des révolutionnaires, probablement par peur des représailles des occupants turcs en cas de défaite. Hristo Botev sera tué le 1er juin sur le Mont Okolchitza, dans le massif du Grand Balkan, près de Vratsa, après seulement quelques jours de combat. 

« Car celui qui succombe pour la liberté
Ne meurt pas, ne peut pas mourir ! Que sur lui pleurent
La terre et le soleil et toute la nature !
Que les poètes le célèbrent dans leurs chants ! »
Extrait de « Hadji Dimitar », in Poèmes, traduction et une adaptation de Paul Éluard,
 avec une biographie du poète par Elsa Triolet, édition bilingue bulgare-français, introduction de Pantélei Zarev, Sofia-Presse, Sofia 1975
   Le capitaine Dagobert Engländer sera interrogé par les autorités turques qui lui demande d’accepter des soldats à bord du bateau ce que le commandant refusera. Il confiera plus tard avoir été impressionné par la courtoisie, la détermination et l’énergie du poète révolutionnaire : « Botev, quant à lui, me fit une forte impression avec sa droiture, son énergie et son tempérament. Avant que le bateau ne s’approche de la rive bulgare, il m’appela pour me montrer que la cale du bateau ainsi que son chargement étaient intacts. Au moment de leur débarquement, je fus témoin d’une situation solennelle et très émouvante. La voix puissante de Botev se fit entendre et tous ses compagnons tombèrent à genoux, pour embrasser le sol bulgare. À leurs cris d’adieu : « Vive Franz Josef ! Longue vie au capitaine ! », je répondis par un « Bonne chance » et les saluais plusieurs fois en levant ma casquette. »
   Dagobert Engländer continuera à naviguer sur le Danube puis fêtera, en 1908, sa quarantième année au service de la D.D.S.G. comme Inspecteur en chef de la Direction Générale de la compagnie.
En 1906, un projet de rachat du Radetzky à la D.D.S.G. par les autorités bulgares ne peut aboutir. Le vapeur est ensuite mis hors service en 1918 et détruit en 1924. L’année suivante Dagobert Engländer renvoie en Bulgarie, par l’intermédiaire de son frère Adolf qui les remettra solennellement au roi Boris III (1894-1943), les objets du bateau qu’il a soigneusement conservés : un drapeau, un cachet, la permission originale, une copie du rapport, un exposé détaillé des événements du 17 mai 1876, une copie de la lettre de Botev en français adressée au capitaine et aux passagers (retrouvée et conservée aux Archives Nationales Bulgares), deux planches de bord du Radetzky sur l’une desquelles se tient Hristo Botev.
Pour commémorer cet évènement et le 90ème anniversaire de la mort de Hristo Botev, une souscription est ouverte en 1964 à l’initiative de la journaliste Liliana Lozanova à laquelle participe de nombreux enfants bulgares. On trouve parmi la liste des noms des souscripteurs celui du petit-neveu de Dagobert Engländer. La souscription permet de faire construire dans les chantiers navals de Roussé une réplique à l’identique du Radetzky intégrant des parties conservées du navire original. Inauguré au printemps 1966, le bateau-musée est dédié au poète révolutionnaire bulgare et à cet évènement.
Ce bateau historique remontera ultérieurement le Danube de Roussé à Kozloduj avec un équipage vêtu d’uniformes d’époque de la D.D.S.G. Il y sera accueilli solennellement par le Gouverneur d’État bulgare. Le bateau se rendra ensuite à Vienne abordant sur ce trajet hautement symbolique le pavillon de commerce des navires de l’ancienne monarchie austro-hongroise.
En  1982 le Radetzky est élevé au rang de Musée National et il est affilié en 2004 au Musée National d’Histoire de Sofia et rénové en 2011.
   Hristo Botev ne souhaitait pas seulement libérer son pays de l’oppresseur turc, il voulait aussi émanciper son peuple des vieilles superstitions qui l’emprisonnaient et le maintenaient dans une situation d’esclavage.
Sa poésie (il n’a laissé qu’une vingtaine de poèmes) s’inspire également de la nature et du patrimoine des chansons populaires tout en les animant d’un idéal révolutionnaire d’une grande sincérité.
   Cet épisode a inspiré la composition de la chanson populaire patriotique Тих бял Дунав се вълнува (Le paisible et blanc Danube s’anime) également connu sous le nom de Marche de Botev. Musique d’Ivan Karadzhov (ou d’un compositeur anonyme selon certaines sources) et texte d’après le poème Radetzky d’Ivan Vazov (1850-1923).
   C’est à proximité de Kozloduj que le Danube atteint sa largeur maximale.

Maison de Hristo Botev lors de son séjour à Galaţi (Roumanie), photo Danube-culture © droits réservés

Hristo Botev (1848-1876)
   Poète, journaliste, écrivain révolutionnaire, patriote et athée, Hristo Botev est né en Bulgarie à Kalofer en 1848. Son père, Botio Petkov est un éminent littérateur et pédagogue. Son fils part à l’automne 1863 étudier dans un lycée d’Odessa (Russie) puis revient à Kalofer. Contraint de quitter la ville en 1867 pour des raisons politiques, il se rend en Roumanie où il travaille pour le journal L’aube du Danube à Brǎila, fait la connaissance d’émigrés bulgares militants, s’inscrit à la Faculté de médecine de Bucarest qu’il abandonne peu après pour des raisons pécuniaires et survit dans la misère à la périphérie de la capitale roumaine en compagnie du révolutionnaire bulgare Vassil Levski (1837-1873). Il est nommé instituteur à Alexandria (Munténie, principauté roumaine de Valachie) puis à Izmaïl (Bessarabie, aujourd’hui en Ukraine) dans le delta du Danube. Il voyage, entretient de nombreux liens avec les révolutionnaires russes, édite plusieurs journaux, se fait emprisonner pour ses activités politiques puis est relâché.

Hristo Botev, Archives d’État Centrales, Sofia, Bulgarie

Il publie Boudilnik (Le Réveil), un journal satirique, collabore ou édite plusieurs autres journaux (LibertéNouvelle Bulgarie…), devient le secrétaire du Comité Central Révolutionnaire Bulgare, écrit des poésies, des récits, des feuilletons, enseigne à l’école bulgare de Bucarest et se marie en 1875. Cette même année, Hristo Botev participe à la préparation d’une insurrection pour libérer la Bulgarie du joug ottoman et se rend en Russie. En avril 1876, une première insurrection bulgare, mal préparée, échoue. Suite à cet échec, Hristo Botev rassemble une troupe d’environ 200 hommes qui rejoint sous ses ordre les bords du Danube et s’embarque le 16 mai sur le Radetzky de la D.D.S.G. pour rejoindre la rive bulgare. Il meurt peu de temps après le 1er juin 1876 dans des combats avec les Ottomans près de Vratza.

Notes :
1
Johann Joseph Wenzel Anton Franz Karl, Graf Radetzky von Radetz, 1766-1858, maréchal autrichien d’origine bohémienne, adversaire de l’Empire ottoman et de Napoléon Ier. Adulé de ses soldats qui le surnommaient affectueusement « Vater » (père), il tentera de réformer l’armée impériale autrichienne et entrera en vainqueur à Paris en 1814. Johann Strauss junior a composé sa « Marche de Radetzky » en son honneur.

Sources :
Georges Castellan, Histoire des Balkans, XIVe-XXe siècle, Fayard, Paris, 1991
Christo Botev, PoèmesÉdition bilingue bulgare-français, traduction de Paul Éluard, introduction de Pantélei Zarev, Sofia-Presse, Sofia 1975

Sites d’information :
www.danubeoldrichhistory.ro/nava-muzeu-radetzky
www.la-bulgarie.fr/bateau-radetzki
Association Bulgarie-France 
www.bulgaria-france.net

À la proue du bateau se tient le buste de maréchal autrichien Radetzky, photo Petar Iankov, droits réservés

Elias Canetti l’Européen des confins, Routschouk, le Danube et les loups…

À l’époque de l’enfance de l’écrivain, Routschouk (Ruse), lieu de naissance d’E. Canetti, grande ville frontière et port danubien de l’Empire ottoman, ressemble à une petite Vienne, non seulement par certains éléments de son architecture mais aussi par  aussi par la diversité de ses populations. C’est à la fois entouré par les siens et dans ce contexte multiethnique favorisé par la présence du fleuve, du port et des activités économiques, que le jeune Elias passe ses premières années d’enfance.  » Routschouk apparaît par moments, dans La langue sauvée, premier volume de l’autobiographie, comme un modèle réduit de ce que pourrait être une Babel heureuse… Le Danube, dont Canetti précise qu’il est sur toutes les conversations, n’est pas un fleuve parmi d’autres : il est le lien matériel et symbolique qui unit tous ces peuples qui coexistent dans l’espace culturellement et nationalement composite qu’est l’Europe danubienne. »1
« Routschouk, sur le Danube inférieur, où je suis venu au monde, était une ville merveilleuse pour un enfant, et si je me bornais à la situer en Bulgarie, on s’en ferait à coup sûr une idée tout à fait incomplète : des gens d’origine diverse vivaient là et l’on pouvait entendre parler sept ou huit langues différentes dans la journée.

Hormis les Bulgares, le plus souvent venus de la campagne, il y avait beaucoup de Turcs qui vivaient dans un quartier bien à eux, et, juste à côté, le quartier des séfarades espagnols, le nôtre. On rencontrait des Grecs, des Albanais, des Arméniens, des Tziganes. Les Roumains venaient de l’autre côté du Danube, ma nourrice était roumaine mais je ne m’en souviens pas. Il y avait aussi des Russes, peu nombreux il est vrai… »

« Enfant, je n’avais pas une vision d’ensemble de cette multiplicité mais j’en ressentais constamment les effets. Certains personnages sont restés gravés dans ma mémoire uniquement parce qu’ils appartenaient à des ethnies particulières, se distinguant des autres par leur tenue vestimentaire.

Membres de la communauté juive de Routschouk/Ruse

Parmi les domestiques qui travaillèrent à la maison pendant ces six années, il y eut une fois un Tcherkesse et, plus tard, un Arménien. La meilleure amie de ma mère était une Russe nommée Olga. Une fois par semaine, des Tziganes s’installaient dans notre cour ; toute une tribu, me semblait-il, tellement ils étaient nombreux, mais il sera encore question, ultérieurement, des terreurs qu’ils m’inspirèrent… »

Le Danube gelé…
« Certaines années, le Danube était complètement gelé en hiver. Dans sa jeunesse, ma mère était souvent allé en Roumanie en traineau et me montrait volontiers les chaudes fourrures dont elle s’emmitouflait alors. Quand il faisait très froid, les loups descendaient des montagnes, poussés par la faim, et s’attaquaient aux chevaux qui tiraient les traineaux. Le cocher s’efforçait de les chasser à coups de fouet, mais cela ne servait à rien et il fallait tirer dessus pour s’en débarrasser… Ma mère revoyait les langues rouges des loups. Les loups, elle les avait vu de si près qu’elle en rêvait encore bien des années plus tard… »
Elias Canetti, La langue sauvée, Histoire d’une jeunesse (1905-1921)

Sur le Danube…
   « Le bateau était plein, les gens ne se comptaient plus sur le pont, assis ou couchés, c’était un vrai plaisir de se faufiler d’un groupe à l’autre et de les écouter. Il y avait des étudiants bulgares qui retournaient chez eux pour les vacances, mais aussi des gens ayant déjà une activité professionnelle, un groupe de médecins qui avaient rafraîchi leurs connaissances en « Europe… »

« Ce fut un voyage merveilleux, je vis infiniment de monde et je parlais beaucoup. Un groupe de savants allemands examinait les formations géologiques des Portes-de-Fer et en discutais avec des expressions que je ne comprenais pas. Un historien américain essayait d’expliquer à sa famille les campagnes militaires de Trajan. Il était en route pour Byzance, objet véritable de sa recherche, et ne trouvait que l’oreille de sa femme, ses deux filles, fort jolies, préférant parler avec des étudiants. Nous nous aimes un peu, parlant anglais, elles se plaignaient de leur père qui ne vivait que dans le passé… »
Elias Canetti, Histoire d’une vie, Le flambeau dans l’oreille (1921-1931)

Elias Canetti

Deux frères d’Elias, nés à Roustchouk, le producteur musical Nissim-Jacques Canetti (1909-1997) et le biologiste Georges Canetti (1911-1971) choisiront d’émigrer en France. Jacques arrivé en France en 1926, ouvre des cabarets à Alger puis à Paris, découvre Jacques Brel en 1954 et apportera son soutien aux plus grandes stars de la chanson française de l’époque parmi lesquels Juliette Gréco, Charles Aznavour, Georges Brassens, Charles Trenet, Édith Piaf,  Claude Nougaro, Boris Vian, Henri Salvador, Serge Gainsbourg, Jacques Higelin… Son frère cadet fait une carrière de scientifique, entre à l’Institut Pasteur en 1936, cinq ans après son arrivée en France où il poursuivra des recherches en vue de guérir de la tuberculose.

Oeuvres autobiographiques d’Elias Canetti :
La langue sauvée (1905-1921), Histoire d’une jeunesse, traduction de Bernard Kreiss, Albin Michel, Paris, 2005
Le flambeau dans l’oreille, Histoire d’une vie (1921-1931), traduction de Michel Demet, Albin Michel, Paris, 1982
 Jeux de regards, Histoire d’une vie, (1931-1937), traduit par Walter Weideli, Albin Michel, Paris, 1987
Les Années anglaises, publié par sa fille à titre posthume, Albin Michel, Paris, 2005

Autres oeuvres (sélection) :
Auto-da-fé, traduction de Paule Arhex, Collection du monde entier, éditions Gallimard, Paris, 1968; collection L’imaginaire, 2001
Le territoire de l’homme, traduction d’Armel Guerne, Albin Michel, Paris, 1978
Masse et puissance, traduction de Roberto Rovini,  Collection Tel, éditions Gallimard, Paris, 1986
Le Cœur secret de l’horloge, Réflexions, 1973-1985, Le Livre de Poche, Paris, 1998

Pour en savoir plus :
Jules-César Muracciole/Olivier Barrot :
Elias Canetti, documentaire, France, 2000, PB Productions, La Maison du doc, Un siècle d’écrivains
Olivier Agard, Elias Canetti, Voix allemandes, Belin, Paris, 2003 

Eric Baude © Danube-culture, 2 février 2020, mis à jour septembre 2021, droits réservés

Jules Pascin (1885-1930), peintre de Vidin sur le Danube et « prince de Montparnasse »

La robe du soir, 1924

   Jules Pascin, de son vrai nom Julius Mordecaï Pincas, est né le 31 mars 1885 dans une famille de riches commerçants séfarades de Vidin. Il est le septième des neuf enfants. Son père exerce avec succès la profession de marchand en grain et représente l’empereur des Habsbourg dans sa ville en tant que consul d’Autriche. En conflit avec cet homme au caractère tyrannique qu’il dessine sous les traits de l’ogre du Petit Poucet, le jeune adolescent s’enfuie, séjourne et étudie à Bucarest, Budapest, Vienne, Berlin et Munich. Son grand talent de dessinateur lui permet de travailler pour la revue Simplicissimus, revue satirique bavaroise dirigé par Albert Langen (1869-1909) dont l’esprit n’est pas sans rappeler L’assiette au beurre

Vidin et le Danube vers 1900

   Une grande partie de son oeuvre restera d’ailleurs toujours marquée par cette sensibilité, par une force de la satire et de la caricature féroce. Ses dessins aux traits épais, épurés, dans des tonalités claires, aquarellées soulignées de fusain, d’encre et de lavis, se rapprochent des mondes de la gravure sur bois ou de la lithographie.   C’est une période où il rencontre des peintres qui donneront naissance à l’expressionnisme allemand et avec lesquels il parvient à trouver sa ligne et son style graphique exprimant une forte critique de la société de l’époque.

Jules Pascin au café du Dôme en 1910 (photographe non identifié)

   Pascin  arrive par l’Orient express à Paris 1905, à la veille de Noël en espérant y faire carrière. Sa réputation de dessinateur l’a déjà précédé et c’est une vraie délégation de peintres et d’artistes au fait de son talent qui l’accueille et l’emmène immédiatement à Montparnasse.
Son travail de caricaturiste n’a pas cessé et il continue à envoyer toujours régulièrement des dessins à
Simplicissimus qui lui permettent de bien gagner sa vieIl noue aussi des liens avec l’avant-garde française, fait la connaissance de Foujita, Kisling, Soutine, Van Dongen, Derain, Diego Rivera mais aussi de Matisse, des artistes du mouvement du fauvisme et illustre les ouvrages d’amis poètes et écrivains comme Pierre Mac Orlan, Paul Morand ou André Salmon.
   Jules Pascin est assimilé à l’École de Paris, selon l’expression du critique d’art André Warnod, école désignant l’ensemble des artistes étrangers arrivés avant les années 1920 dans la capitale française pour tenter de trouver des conditions plus favorables à l’expression de leur art tout en restant en marge des grands mouvements artistiques de l’avant-guerre, cubisme, fauvisme et futurisme. Ses sujets préférés demeureront tout au long de sa vie les représentations de scènes de la vie quotidienne, du corps féminin, peintures et dessins au caractère érotique.

Jules Pascin, Manolita, 1929, Paris, Musée National d’Art Moderne

   Ses voyages et séjours en Angleterre, aux États-Unis, à New York avec la peintre Hermine David (1886-1970) pendant la première guerre mondiale (1914-1920) et à Cuba, lui permettent de réaliser de très nombreux croquis et aquarelles. L’érotisme de ses oeuvres provoque un scandale outre-Atlantique. Le peintre prétend pourtant, après son retour en France, n’être qu’un admirateur de Boucher et de Fragonard.

Jules Pascin, Alfred Flechtheim habillé en toréador, 1927, Paris, Musée National d’Art Moderne

   Parmi ses modèles on trouve sa femme Hermine David qu’il a épousé pendant son séjour à New York et sa maîtresse Cécile Vidil (1891-1977), la future femme du peintre norvégien Per Lasson Krogh (1889-1965)  avec lesquelles il entretient une relation simultanée.
   « Pourquoi une femme est-elle considérée comme moins obscène de dos que de face, pourquoi une paire de seins, un nombril, un pubis sont-ils de nos jours encore considérés comme impudiques, d’où vient cette censure, cette hypocrisie ? De la religion ? »

Jules Pascin, Hermine (Hermine David, 1886-1970) au lit, aquarelle

   Nous sommes au début des années 1930, époque où Picasso, Braque, Miro, le cubisme, les abstraits, les surréalistes, font littéralement exploser la figuration et la représentation dans la peinture. Tout comme Modigliani, et de nombreux autres artistes, Jules Pascin s’interroge quant à lui, sur la signification de son oeuvre figurative. Il souffre de ne plus être reconnu, et croit perdre le sens, la sensibilité et la puissance qu’il a toujours voulu donner à sa propre peinture. Il sombre et se réfugie peu à peu dans la fuite, les fêtes nocturnes et l’alcool.
   Jules Pacsin adresse à sa compagne Lucy, peu avant de mettre fin à ses jours, une dernière lettre dans laquelle il écrit : « Je suis un maquereau, j’en ai marre d’être un proxénète de la peinture … Je n’ai plus aucune ambition, aucun orgueil d’artiste, je me fous de l’argent, j’ai trop mesuré l’inutilité de tout. » Le peintre se suicide dans son atelier du boulevard de Clichy le 2 juin 1930, à l’âge de quarante-cinq ans. Plus de mille personnes suivent quelques jours plus tard le cortège jusqu’au cimetière du Montparnasse. Les galeries d’art de paris ont fermé leurs portes en signe de deuil. Un poème de son ami André Masson est gravé sur sa tombe : « Homme libre héros du songe et du désir de ses mains qui saignaient poussant les portes d’or esprit et chair Pascin dédaigna de choisir et maître de la vie il ordonna la mort. »

« — Ne vous retournez pas ainsi…Continuez à suivre le corps du pauvre Pascin : Oui je vous laisse ; je reste ici avec son image immatérielle. Avec Chagall mystique, sa fine compagne à ses côtés, avec Kisling et Papazoff qui sont de la même lignée formidable, avec tous ses copains et copines, les yeux rougis, André Salmon et Marcel Sauvage le visage bouleversé, les modèles de tout poil et de toute couleur, les marchands de tableaux, même, dont la douleur se tempère de la hausse brusque que vaut ce bond dans l’éternité… Oui Zadkine, excuse-moi : sculpteur, vous avez le culte de la matière et des formes, dépouilles mortelles que vous suivrez, avec l’espoir d’une survivance, d’une transfiguration, « tel qu’en lui-même, enfin l’éternité le change » ; moi, je le vois encore, hanté par la chair, par l’hallucination du désir, des jambes écartées, des femmes étalées, des croupes obscènes, appel magnifique et terrible de la bête humaine, à quoi répondait triomphalement sa grande et simple bonté. »
W. Mayr, Souvenirs sur Pascin

Eric Baude, © Danube-culture, droits réservés, révisé juillet 2021

Sources :
Levy-Kuentz, Stephen, Pascin libertin, Adam Biro, 2009

Lvy-Kuentz, Stephen, Pascin, coll. « Grandes monographies », La Différence, Paris, 2009
Joann Sfar, Joann Pascin, biographie imaginaire, L’Association, 2005
Levy-Kuentz, Pascin et le tourment. Coll. Les essais, La Différence, Paris 2001
Bay, André,, Adieu Lucy, Le roman de Pascin, Albin Michel, Paris, 1983
Dupouy, Alexandre, Jules Pascin, collection Rêveries, Parkstone Press Ltd, New York, 2004

Warnod, André, Pascin, André Sauret, Éditions du livre, Monte-Carlo, 1954
Nieszawer & Princ, Artistes juifs de l’École de Paris 1905-1939, français-anglais, Éditions Somogy, Paris, 2015
Catalogues raisonnés :
Hemin, Yves, Krohg, Guy, Perls, Klaus, Rambert, Abel, Pascin : Catalogue raisonné, vol. 1 : Peinture, Aquarelles, Pastels, Dessins, Bibliothèque des Arts, Paris, 2001
Hemin, Yves, Krohg, Guy, Perls, Klaus, Rambert, Abel : Catalogue raisonné, vol. 2 : Peinture,
Aquarelles, Pastels, Dessins, Bibliothèque des Arts, Paris 2001
Hemin, Yves, Krohg, Guy, Perls, Klaus, Rambert, Abel,
 Pascin : Catalogue raisonné, vol. 3 : Simplicissimus, Gravures, Lithographies, Illustrations, Sculptures, Objets, Bibliothèque des Arts, Paris, 2001
Hemin, Yves, Krohg, Guy, Perls, Klaus, Rambert, Abel, Pascin : Catalogue raisonné,
vol. 4 : Dessins, Aquarelles, Pastels, Peintures, Dessins érotiques, Bibliothèque des Arts, Paris, 2001
Hemin, Yves, Krohg, Guy, Perls, Klaus, Rambert, Abel, Pascin : Catalogue raisonné,
vol. 5 : Peinture, Aquarelles, Pastels, Dessins, Bibliothèque des Arts, Paris, 2010
Filmographie :
Pascin l’oublié (INA) : https://images.app.goo.gl/Aq8WaG6rHc7CREgB7
François Lévy-Kuentz, Pascin l’impudique, Production Lapsus/France 5/Paris première, 2000, 60 mn
https://fr.wikipedia.org/wiki/Jules_Pascin

Jules Pascin, portrait de Lucy Krohg, vers 1925, huile et crayon sur canevas, collection particulière

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