Cernavodă (PK 301, rive droite)

« Tchernavoda qui tire son nom de la vallée et du petit village qui y était construit, est la station d’embarquement pour ceux qui veulent prendre la voie du Danube. Le service des bateaux est actif et assez régulier. Sur les bords du fleuve d’immenses bâtiments ont été construits comme grenier et magasin à céréales, qu’une machine à vapeur nettoie et réduit en partie en farine. C’est la propriété de la même compagnie industrielle. Elle aura à trouver le moyen d’assainir ce lieu où règnent, pendant l’été surtout, des fièvres tenaces et redoutables… »
Eugène Boré (1809-1878), « Lettre à Camille Allard, 29 septembre 1863 », in Camille Allard, Entre Danube et mer Noire, Dobroudja 1855, Annexes, p. 231, Non Lieu, Paris, 2013, Texte édité et présenté par Bernard Lory, Postface d’Ivan Roussev

   Cernavodă fait d’abord référence à l’une des plus brillantes cultures de l’âge du néolithique appelée « culture de Cernavoda », un exemple de ces cultures précoces qui se développèrent le long de certains fleuves entre 4000 et 3200 avant J.-C. dans les régions de l’Ukraine occidentale, du Boudjak (Bessarabie du sud), de la Dobroudja et de la Bulgarie, principalement dans les basses vallées fluviales du Dniestr, du Boug méridional, du Dniepr, du Danube et de son delta.

Devant le bâtiment de la mairie de Cernavodǎ une copie des penseurs de Hamangia, civilisation du chalcolithique, période de la préhistoire comprise entre le Néolithique et l’âge du bronze, et correspondant au début de l’utilisation du cuivre, photo Danube-culture © droits réservés

   Cette petite ville, rattachée historiquement à la région de Dobroudja (Dobrogée)1 qui est conquise en 1389 par Mircea cel Brǎtrǎn ou en français Mircea l’Ancien (vers 1355-1418), entreprenant voîvode (prince) de Valachie puis annexée par l’Empire ottoman en 1420 (Cernavodǎ n’est alors qu’un village du nom de Boğazköy) et qui le restera pendant plus de quatre siècles, appartient aujourd’hui administrativement au Judeţ de Constanţa. La ville est occupée (libérée du joug de la Grande Porte) par les armées du Tsar Alexandre II (1818-1881) en 1877 lors de la guerre qui oppose l’Empire ottoman à celui de Russie. Ville portuaire stratégique dès la naissance de la Roumanie en 1878, elle fait office de port à la fois de la rive droite du Bas-Danube et d’entrée du canal Danube-mer Noire,

Le canal Danube-mer Noire et son confluent avec le Danube à la hauteur de Cernavodǎ, photo Danube-culture © droits réservés

   La vallée de Carasu (Karasu signifie eau noire en langue turc, aujourd’hui Megidia) vallée des environs de Cernavodǎ orientée est-ouest qui délimite les plaines septentrionales et méridionales du Judets de Constanţa et le long de laquelle a été creusé le canal Danube-mer Noire, est une dépression synclinale des ères glaciaires aux versants raides et élevés recouverts de loess et qui pourrait avoir été une ancienne vallée du Danube primitif. Plusieurs sites archéologiques dobrogéens importants de l’Antiquité se trouve à proximité de la ville comme Axiopolis, forteresse romaine, puis byzantine, située sur la rive droite du Danube à 3 km au sud du pont de Cernavodǎ et dont l’emplacement correspond au point le plus proche entre le Danube et la mer Noire2, Flaviana, Capidava (PK 279, 5), magnifique site géto-dace, romain et byzantin dont le nom n’a pas changé au cours des siècles et signifie « citadelle sur un méandre du fleuve » en langue géto-dace, un site construit sur un affleurement rocheux de la rive droite dominant le Danube, et qui comme par miracle, renaît, reprend vie, est inlassablement reconstruit après chaque invasion et destruction jusqu’au XIe siècle quand des tributs petchénègues à l’origine nomades l’incendient et obligent la population à abandonner définitivement l’emplacement, Castrum Carcium (Harşova, PK 253) ou encore plus en aval sur le bras de Măcin, Troesmis, édifié par les Romains pour protéger la frontière fluviale et le limes des invasions barbares et investi ultérieurement par les Ottomans.

La mosquée de Cernavodǎ, souvenir de la présence ottomane en Dobrogée, photo Danube-culture, © droits réservés

Tombes dans le cimetière turc de Cernavodǎ, photo Danube-culture © droits réservés

L’église orthodoxe de rite ancien, photo Danube-culture © droits réservés

 Le parc municipal, photo Danube-culture © droits réservés

C’est à Cernavodǎ que se terminait autrefois le voyage fluvial des passagers des vapeurs et « steamer » de la D.D.S.G. qui souhaitaient se rendre à Constantinople et au-delà via Constanţa et la mer Noire avec les navires de compagnies maritimes desservant les lignes mer Noire-mer Méditerranée à l’image de la Lloyd autrichienne.
Le bâtiment du port de passagers, reconstruit à l’époque communiste dont le goût pour l’architecture n’exprimait guère la joie de vivre et désormais tristement abandonné, n’est plus investi que par les choucas.

 Photo Danube-culture, © droits réservés

L’ancien bâtiment du port de passagers de Cernavodǎ, laissé à l’abandon, photo Danube-culture© droits réservés

Photo Danube-culture © droits réservés

Il reste les activités du port industriel et de son bassin mais la tranquillité des grues inactives semble indiquer une pérenne somnolence.

Les grues du port industriel de Cernavodǎ, photo Danube-culture © droits réservés

Cernavoda port 05 2022

Photo Danube-culture © droits réservés

À l’entrée du port industriel de Cernavodǎ, photo Danube-culture, © droits réservés

Les trois ponts de Cernavodă
Le Bas-Danube n’était jusque dans les dernières années du XIXe siècle, franchissable officiellement que par le bac qui circulait entre Vadul oii (Le gué des moutons, PK 239) où autrefois les bergers des Carpates méridionales faisaient traverser leurs troupeaux pour rejoindre les pâturages de la Dobrodgée, et Giurgeni (PK 237, 8). Un pont de chemin de fer sur la ligne Bucarest-Constanţa, première ligne reliant la mer Noire au réseau ferroviaire européen via Bucarest, est construit par l’entreprise française « De Fives-Lille » au-dessus du Danube (PK 300) et inauguré en 1895.

Pont ferroviaire de Cernavodǎ 05 2022

Le premier pont ferroviaire de Cernavodǎ, photo Danube-culture © droits réservés

Son architecture métallique très audacieuse pour l’époque, est l’oeuvre de l’ingénieur roumain Anghel Saligny (1854-1925). Cet ouvrage ferroviaire monumental qui traverse le Danube à deux reprises, tout d’abord à la hauteur de la commune de Fetesti le bras septentrional de Borcea, l’île Balta ou Balta Ialomiţei2 ou encore Balta Borcea, grande île d’une longueur de 94 kilomètres, d’une largeur comprise entre 4 et 12, 5 km, et d’une superficie d’environ 831 km2, ancienne zone de marais et de « grinds » aménagée pour l’agriculture dans les années soixante et le bras méridional du Danube à la hauteur de Cernavodă.

Les soldats roumains du pont Angel Saligny, ex Carol Ier de  Cernavodǎ continuent imperturbablement à monter la garde, photo Danube-culture © droits réservés

L’ouvrage, d’une longueur de 15 km, est inspiré du pont écossais de Forth Bridge inauguré en 1890 et classé désormais au patrimoine mondial de l’Unesco. La nature du sol alluvionnaire instable posa de nombreux problèmes de stabilité pour les fondations des piliers, problèmes qu’on résolue en creusant jusque’à une profondeur de 31 mètres sous le niveau d’eau moyen du fleuve. La plus longues des 68 arches mesure 190 mètres. La hauteur de ce pont permettait à des voiliers d’un tirant d’air jusqu’à 38-40 m de passer sous celui-ci sans difficulté. Ce pont historique, doublé à proximité d’un pont rail-route métallique en 1987, est actuellement en rénovation.

Le pont rail-route sur le Danube de Cernavodǎ au premier plan, inauguré en 1987 et le pont historique, photo Danube-culture © droits réservés

Entre la gare ferroviaire (Cernavodǎ pod) et la ville le canal de la mer Noire qu’on franchit avec ce troisième pont, photo Danube-culture © droits réservés

Notes :
1« Peut-être pourrait-on y trouver l’étymologie du nom de la Dobroudja dans le mot slave dobro, « bon ». La Dobroudja est pour les Turcs, le bon pays, celui où la terre, n’appartenant à personne, peut être occupée et exploité par le premier venu. C’est une immense et fertile prairie presque entièrement déserte, habitée surtout par des Tatars pasteurs et par des Valaques sur les rives danubiennes… »
Camille Allard, « Coup d’oeil géographique » Entre Danube et mer Noire, Dobrouja 1855″, Non Lieu, Paris 2013, p. 32, Texte édité et présenté par Bernard Lory, Postface d’Ivan Roussev
2 Cette situation est probablement à l’origine de son rôle économique et stratégique important. La forteresse est mentionnée dans la Géographie de Ptolémée et sur la  « Tabula Peutingeriana ».
3 Du nom de la rivière Ialomiţa (417 km) qui conflue avec le Danube sur sa rive gauche

Eric Baude pour Danube-culture © droits réservés, novembre 2023

Rue piétonnière et arborée du centre ville, photo Danube-culture © droits réservés

Le Musée de Cernavodǎ, mystérieusement fermé… photo © Danube-culture, droits réservés

Toute proche de la ville la centrale nucléaire de Cernavodǎ sur la rive gauche du canal Danube-mer Noire ; deux réacteurs sont actuellement en fonctionnement et deux autres pourraient être mis en service dans les prochaines années, photo Danube-culture © droits réservés

Le canal Danube-mer Noire

Comment ne pas se souvenir que ce canal de 95, 6 km (canal principal Cernavodǎ-Poarta Albă, longueur 64, 4 km, bras nord Poarta Albă-Midia Năvodari, longueur 31, 2 km) qui  permet à certains bateaux de mer et aux convois fluviaux d’économiser une distance d’environ 400 km pour rejoindre la mer Noire et le port de Constanţa depuis le Danube, fut creusé, aux côtés des volontaires des brigades de jeunesse, par des milliers de détenus et déportés politiques, la plupart opposants au régime communiste et représentants de minorités ethniques et religieuses. Un grand nombre d’entre eux y trouvèrent la mort tant le projet était gigantesque, les conditions climatiques extrêmement difficiles et celles du travail et de l’hébergement inhumaines.

Le canal Danube-mer Noire à la hauteur de Cernavoda avant la première écluse, photo Danube-culture, © droits réservés

C’est à l’initiative de Staline, qui suggère cyniquement aux dirigeants communistes roumains de l’époque d’employer des détenus politiques, que les gigantesques travaux commencent en 1949 mobilisant environ 30 000 hommes dont un tiers de détenus. Ils se poursuivent jusqu’au printemps 1984 après avoir été partiellement suspendus entre 1955 et 1976 sous la pression internationale. Le canal, surnommé pompeusement «La magistrale bleue» est inauguré par le dictateur Nicolae Ceaušescu en présence de nombreuses délégations le 26 mai 1984. Le bras nord ne le sera qu’en 1987.

Le monument communiste officiel à la gloire des ouvriers du canal… (photo droits réservés)

Le coût de la construction du canal, le troisième ouvrage le plus long au monde après ceux de Suez et de Panama, est estimée à environ deux milliards de dollars et aura contribué à ruiner la Roumanie socialiste d’alors. Les initiateurs de ce projet espéraient aussi pouvoir dans un bel élan d’optimisme, amortir la réalisation de l’ouvrage en cinquante ans. Au regard du volume du trafic fluvial et des bénéfices annuels que génère la voie d’eau, les autorités qui gèrent le canal Danube-mer Noire calculent actuellement que l’amortissement de la construction de l’ouvrage pourrait demander six cents ans !
Jusqu’en 1990 les bateaux ne purent circuler que dans le sens mer Noire-Danube, restreignant considérablement la rentabilité du canal.
L’ouvrage qui ne comporte que deux écluses, à Cernavodǎ et Agigea, est désormais, depuis l’ouverture de la liaison fluviale Rhin-Main-Danube un maillon complémentaire essentiel du corridor fluvial paneuropéen qui relie la mer du Nord (Rotterdam) à la mer Noire (Constanţa).

Présentation du canal Danube-mer Noire (2004, en roumain sous-titré en langue anglaise)

Eric Baude pour Danube-culture, mis à jour septembre 2023, © droits réservés

 https://youtu.be/2RnEoEf6sgo
Un documentaire de la télévision roumaine (TVR, 2011) avec des séquences d’archives sur l’histoire de la construction du canal

Sources :
http://www.courrierdesbalkans.fr/articles/roumanie-les-forcats-du-canal-du-danube-a-la-mer-noire.html.
Ioan Scurtu, Ionuţ Istoricul construirii canalului Dunăre – Marea Neagră, Carnet de istoric, août 2017
www.ionutcojocaru.ro  (excellent blog)
Adrian Ilie şi Claudia Ilie, Canalul Dunǎre – MareaNeagrǎ. Istoricul dezvoltǎrii, stadiile legate de acesta şi perspectivele valorificǎrii sale, Constanţa, Editura Ex Ponto, 2011

Valentin Ciorbea (coordonator), Canalul Dunǎre – Marea Neagrǎ, între istorie, actualitate şi perspective, Constanţa, Editura Ex Ponto, 2008  
Marian Cojoc, Istoria Dobrogei. Canalul Dunǎre – Marea Neagrǎ (1949-1953), Bucureşti, Editura Mica Valahie, 2001

https://ro.wikipedia.org/wiki/Canalul_Dun%C4%83re-Marea_Neagr%C4%83.

Retour en haut de page