Vous avez dit « Bleu Danube » ?

   C’est vers 1900 que le Danube, dont la valse éponyme de Johann Strauss junior (1825-1899) avait servi la cause bien au-delà des frontières de l’Empire austro-hongrois, vire nettement au bleu dans ses représentations et reproductions graphiques, tout d’abord jusqu’aux Portes-de-Fer puis par la suite sur la totalité de son cours. Les cartes postales vont ainsi en complément de la valse, largement contribuer à diffuser une image du fleuve en bleu « impérial et royal ». On pourrait bien évidemment faire la remarque suivante : cette coloration ne se plie-t-elle pas aux conventions largement établies par les scientifiques selon lesquelles les lacs et les fleuves doivent être colorés en bleu ? Les choses ne sont pas tout à fait aussi claires : tous les grands fleuves de la planète n’ont pas été colorés dans le même bleu singulier que le Danube.

Le Danube bleu dans le défilé de la Strudengau sur une carte postale du début XXe siècle

Le beau Rhin bleu ?
   Prenez le Rhin par exemple, cousin à la fois proche et lointain des eaux danubiennes. Voilà un fleuve qui n’apparaît pas dans un bleu identique à celui du Danube dans l’esthétique colorée des cartes postales illustrées (dont l’Autriche serait un des berceaux), sans doute parce que ce fleuve s’identifie pas dans l’imaginaire populaire à une couleur particulière ou à une élégante mélodie dansée faisant référence à sa couleur. Sa représentation offre une une palette de nuances beaucoup plus large et plus variée, allant du gris pastel ou du bleu argenté au bleu clair et intense, en passant par différentes nuances de bleu brunâtre, verdâtre ou même violacé ! Le Rhin a été par contre vraisemblablement le tout premier fleuve à être représenté sur une carte postale illustrée (1876).

Am schönen Rhein, Gedacht ich Dein ! Le Rhin, toute une mythologie ! Carte postale illustrée, vers 1880, sources Musée de la carte postale

   Le Colorado, un fleuve américain à l’hydronyme emprunté au vieux mot français couleur et qui est la plupart du temps d’un brun boueux, a commencé lui aussi à être représenté par un bleu profond presque en même temps que le Danube sur les cartes postales mais pour des raisons différentes. Dans le cas du Danube, le motif du Danube bleu sous-entendait plusieurs discours sociaux, allant du thème de la valse aux discours nationalistes germaniques, souvent associés à la couleur bleue (le bleuet) depuis la fin du XIXe siècle, en passant par le motif du lien fédérateur qui unissait les différents pays de l’Empire des Habsbourg, soucieux de voir « leur fleuve » rassembler autour de lui tous les différents peuples de leur territoire sous leur bannière. D’ailleurs la grande majorité des rivières de leur Empire ne confluent-elles pas dans le Danube ce qui évidemment ne pouvait que conforter cette dynastie dans ses convictions  ? Quant au Colorado, il a été repeint en bleu parce qu’il a été transformé vers 1900 en un paysage protégé américain, de plus en plus touristique, connoté nationalement et idéalisé. Dès 1908, la région du Grand Canyon fut déclarée « Monument national » par Theodore Roosevelt, et en 1919, elle fut érigée en Parc National. L’image idéale condensée dans les cartes postales a également a suivi cette revalorisation nationale et touristique du paysage et adaptée à cette approche.

Le Danube de Passau à Wien, vue du ciel, carte postale, vers 1910

   Le Danube est sans doute dans notre imaginaire collectif plus bleu aujourd’hui qu’il ne l’a jamais été de toute son histoire. Un bleu joyeux, confortable et rassurant, apaisant qui flirte toutefois dans les brumes de l’amnésie ou l’ignorance des tragédies de l’Europe danubienne d’hier et dont le fleuve fut le témoin direct ou le cadre même des affrontements. La mélodie de la valse sentimentale opus 314 de « La belle Danube bleue » (« An der schönen blauen Donau »), exportée dans des contextes et des environnements complètement étrangers et les vues du Danube des brochures touristiques et des agences de voyage avec celles des offices de tourisme au bord du fleuve, ont solidement et durablement fusionné en un amalgame d’un kitsch absolu mais, derrière le paravent des émotions visuelles, d’une redoutable efficacité économique.

Quand Wachau et Donau riment avec Blau…

   Mais alors de quelle couleur ou de quelles couleurs est réellement le fleuve ? Pour répondre à cette question, on peut s’amuser à renouveler l’expérience empirique que fit en 1903 le conseiller juridique et hydrographe Anton Bruszkay, c’est-à-dire observer chaque jour les eaux du fleuve et en noter les résultats au fil des saisons : « Marron 11 jours, jaune argile 46 jours, vert sale 59 jours, vert herbu 5 jours, vert acier 69 jours, vert émeraude 46 jours et vert foncé 64 jours ». Tel fut son bilan lorsqu’il releva chaque matin la couleur du Danube en 1903. Une grande partie de la réputation du Danube ne serait donc pas justifiée plus de 300 jours par an ? Le Danube peut-il être aussi par certains beaux jours d’une magnifique couleur bleue ? Oui, il arrive que le fleuve soit d’un bleu époustouflant ! Les hydrologues affirment que la coloration de l’eau est liée à des effets physiques, comme la proportion de matières en suspension qui filtrent différemment la lumière ou à la présence d’algues qui peuvent produire des effets verdâtres. Mais que peut la science face à la puissance de notre imaginaire collectif ? II paraît donc vraisemblable que dans celui-ci, le Danube restera pour l’éternité toujours bleu !

Eric Baude pour Danube-culture, septembre 2024

Sources :
Anton Holzer, Wie die Donau ihre – blaue – Farbe erhielt: Eine Reise vom 19. Jahrhundert bis in die Gegenwart, Wiener Zeitung,  29 octobre 2022

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