Une petite bibliothèque danubienne en langue française

ALLAERT, Lodewijk (1980)
Rivages de l’est, En kayak du Danube au Bosphore, collection SILLAGES, Éditions TRANSBORÉAL, Paris, 2012
Depuis Budapest, un voyage en kayak à deux sur le Danube et la mer Noire raconté dans un style très vivant.
« Suivre le cours du Danube devenait une évidence, une injonction. Pour repartir, il me fallait emprunter cette veine battante qui fend la paresse du sol et coule vers l’Orient. »

ALLART, Camille (1832-1864) 
Entre mer Noire et Danube (Dobroudja, 1855), avec une introduction et des notes de Bernard Lory, postface d’Ivan Roussev, Éditions Non lieu, Paris 2013
Réimpression de l’ouvrage de Camille Allart intitulé Souvenirs d’Orient. La Bulgarie orientale, publié en 1864. L’introduction et les notes de Bernard Lory sont pertinentes
Camille Allart, jeune médecin accompagnant l’armée française en Bulgarie lors de la guerre de Crimée, livre ici une chronique détaillée de ses observations sur la Dobroudja et de son contexte historique, géographique, climatique, environnemental, économique et anthropologique.

ANDERSEN, Hans-Christian (1805-1975)

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Hans-Christian Andersen par Constantin Hansen (1836)

Le Bazar d’un poète (première édition parue en 1842), Éditions Joseph Corti, Paris, 2013
Où le célèbre écrivain et conteur danois raconte avec truculence ses voyages dont celui sur le Danube et dans l’Empire ottoman.

ARNOTHY, Christine (1930-2015)
J’ai quinze ans et je ne veux pas mourir suivi de Il n’est pas si facile de vivre, Éditions Fayard, Paris, 1955, 1957, réédition Le Livre de Poche, 2010
Un poignant et douloureux journal de guerre (1944-1945) de l’écrivaine d’origine hongroise adolescente pendant le siège de Budapest et la fuite avec ses parents de la Hongrie vers l’Autriche occupée.

BACHMANN, Ingeborg (1926-1973)
Malina, Éditions du Seuil, Paris, 1973
Ingeborg Bachmann, écrivain, poétesse, philosophe, née comme Robert Musil à Klagenfurt en Carinthie, fût également la compagne du poète Paul Celan de 1947 à 1960. Proche des idées d’Heidegger et de Wittgenstein, amie de Thomas Bernhard, elle écrivit Malina son unique roman publié de son vivant et participa à tous les combats féministes et pacifistes de son temps.
L’œuvre d’Ingeborg Bachmann est parfois un pamphlet, souvent un chemin vers l’universel.
« Mais nous voulons parler des frontières/dussent-elles traverser chaque mot. »

BAILLET, Florence (1970)
Ödön von Horváth, collection voix allemandes, Éditions Belin, Paris 2008
« Le concept de « patrie », falsifié par les nationalistes, m’est étranger. »
Une biographie de l’écrivain de langue allemande à la nationalité hongroise et aux origines  « Mitteleuropéennes » magyares, croates, allemandes et tchèques, grand témoin du métissage culturel de l’Europe centrale. Il combattit farouchement toute sa vie toute forme de nationalisme tout en posant un regard acéré et ironique sur son temps et les évènements historiques de son époque comme la montée du nazisme qui le fit s’exiler. Un des auteurs majeurs d’Europe centrale dans les domaines du théâtre, des chroniques, des contes et des romans, auteur de scénario de films et de pièces radiophoniques. L’ironie du sort a voulu que l’écrivain meurt soudainement, âgé à peine de 37 ans à Paris, sur les Champs-Elysées, près du théâtre Marigny, la tête fracassée par la chute d’une branche d’un marronnier lors d’un orage. Horváth envisageait alors de partir aux États-Unis et d’écrire des scénarios de films pour Hollywood. Il venait de commencer à écrire un roman intitulé Adieu l’Europe.
Dans une de ses pièces les plus célèbres Légendes de la forêt viennoise (1931), Horváth pousse à l’extrême la « dramaturgie de façade ». S’il met en scène « une Vienne de carte postale, citant à l’envie le stéréotype du beau Danube bleu ou les valses de Strauss au point que cela finit par sonner faux, c’est pour en dévoiler les failles, qui se révèlent au grand jour à travers un leitmotiv de la mort sous-jacent« Et le Danube de servir de toile de fonds à cet exercice de démasquation de l’hypocrisie et de la lâcheté du monde petit-bourgeois viennois, amateur de kitsch et de nationalisme, étrange antichambre plus ou moins inconsciente de l’idéologie nazie. » Les valses de Strauss, qui symbolisent la gaité et l’insouciance, ainsi que le rayonnement de Vienne dans la deuxième moitié du XIXe siècle, relèvent désormais d’un âge d’or idéalisé en entre en collision avec les comportements triviaux des petits-bourgeois horváthiens : Le Beau Danube bleu est joué par l’orchestre du bar « Maxim » pour servir de toile de fonds au numéro de « trois filles à moitié nues, les jambes prises dans une queue de poisson » qui sont supposées figurer les « sirènes du Danube. » La valse est réduite à l’état d’ornement dans un tableau de mauvais goût : à l’esthétique se substitue le pornographique. »
« Vous m’interrogez sur mon pays d’origine [Heimat], je réponds : je suis né à Fiume, j’ai grandi à Belgrade, Budapest, Presbourg (Bratislava), Vienne et Munich et j’ai un passeport hongrois mais un « pays d’origine » ? Je ne sais pas ce que c’est. Je suis un mélange typique de l’ancienne Autriche-Hongrie : magyar, croate, allemand et tchèque, mon nom est magyar, ma langue maternelle est l’allemand. »
Le nom de Horváth signifie « Le croate » en langue hongroise.
« Le concept de « patrie », falsifié par les nationalistes, m’est étranger. »
Voir également à HORVÁTH, Ödön von dans bibliographie

BARRETO, Joana (traduit du moyen français et présenté par)
La croisade sur le Danube Jehan de Wavrin, Toulouse, Collection Famagouste, Anarchasis DL, 2019
Connu comme « la dernière croisade » le récit relate les aventures de la flotte des Bourguignons qui décidèrent, malgré la défaite à Varna (Bulgarie) en 1444 de l’armée des Croisés placés sous le commandement du jeune roi de Pologne Ladislas Jagellon, d’appareiller pour le Danube et la mer Noire. Actes de piraterie, sièges et prises de places fortes le long du fleuve et voyage du retour. Jehan de Wavrin fait partie de l’expédition et raconte les aventures peu glorieuses des Bourguignons.

BAUJARD, Jacques 
Panaït Istrati, L’amitié vagabonde, Éditions Transboréal, Paris, 2015
Un essai autobiographique inspiré qui se lit comme un roman. Mais il est vrai que la vie de l’écrivain de Brăila et chantre du Danube est en soi un roman tragique.

BEATTIE, William (1793-1876)
Le Danube illustré, Tome I, « De l’embouchure jusqu’aux Faubourgs de Vienne », vues d’après Nature dessinées par W. H. Bartlett et gravées par plusieurs artistes anglais. Édition française

Le Danube illustré, 2 tomes reliés en un seul volume, 102 pp., 64 gravures hors-texte, édition originale française revue par H. L. Sazerac, Paris, E. Mandeville, Libraire-Éditeur, 1849 (?)
Voir également biographie de W. H. Bartlett au chapitre « Peintres et graveurs du Danube. »

William Beattie, physicien et poète écossais

BERNHARD, Thomas (1931-1989)
Perturbation, Éditions Gallimard, Paris, 1989
Dans Perturbation Thomas Bernhard décrit cette maladie psychologique qui agit comme une lèpre sur l’Autriche : le passé collectif non assumé, le repliement sur son milieu et sa mesquinerie. Ce ne sont pas les Autrichiens qui on fait l’Holocauste mais les Allemands qui ont fait cela, nous nous sommes les enfants de Mozart, du Prater et des opérettes. Mais les Autrichiens sont aussi les enfants d’Hitler et d’autres, purs autrichiens. La montée du nazisme et de l’austrofascisme, jusqu’à l’Anschluss sont une des clefs de l’inconscient autrichien. Avoir eu la chance d’avoir un père ayant presque toujours vécu à Vienne permet de saisir encore aujourd’hui à la fois cette modernité dans les arts et les journaux, et cette tentation immense du fascisme. La première chose que firent les Allemands en entrant en 1938 à Vienne fut d’aller brûler entièrement la maison de Gustav Mahler, mort depuis 26 ans à l’époque. Rien de plus urgent que mettre en flammes les flammes de l’esprit !

BÉRANGER, Jean (1934)
Histoire de l’empire des Habsbourg, 1273-1918, Éditions Fayard, Paris, 1990

BIBÓ, István (1911-1979)
Misère des petits États d’Europe de l’Est, Éditions Albin Michel, 1993 (première édition chez l’Harmattan, Paris, 1986)
Un recueil d’essais essentiel pour comprendre l’histoire de l’Europe centrale et orientale.
« Parler de la mort de la nation ou de son « anéantissement » passe pour une phrase creuse aux yeux d’un Occidental, car s’il peut concevoir l’extermination, l’assujettissement ou l’assimilation lente, « l’ anéantissement » politique survenant du jour au lendemain n’est pour lui qu’une métaphore grandiloquente. Alors que pour les nations d’Europe de l’Est, c’est une réalité tangible. »

BILICI, Faruk (1948)
« Le Danube, les Ottomans et le Seyahatnâme d’Evliyâ Çelebi », Cahiers balkaniques, 41 | -1, Publications Langues 0′, Paris, 2012
Consacré comme son titre l’indique, à la longue présence ottomane sur le Bas-Danube.

BUFFE, Noël (1931)
LES MARINES DU DANUBE, 1526-1918, Préface de Jean Bérenger, Lavauzelle,Panazol, 2011
Des éléments précieux concernant l’histoire des flottes « marines » militaires romaines, ottomanes et autrichiennes sur le Danube.

BULATOVIĆ, Miodrag (1930-1991)
Arrêtes-toi Danube, nouvelles, Éditions du Seuil, Paris, 1969
Romancier, nouvelliste et dramaturge serbo – monténégrin à l’écriture rabelaisienne et au ton à la fois subversif et lyrique, comique et tragique.

BURLAUD, Pierre
Danube-Rapshodie, Images, mythes et représentations d’un fleuve européen, collection Partage du savoir, Éditions Grasset et Fasquelle/Le Monde de l’Éducation, Paris, 2001
Un livre référence passionnant sur le Danube et ses cultures littéraires, écrit par un germaniste averti et sensible aux mosaïques danubiennes. Peut-être le meilleur ouvrage en français avec celui de Claudio Magris. « L’exploration » se fait, comme dans Danube de Claudio Magris, au fil de la descente du fleuve.

BURNEY, Charles (1726-1814)
Voyage musical dans l’Europe des Lumières, Harmoniques, Éditions Flammarion, Paris, 1992
Pour la description de son voyage sur le Danube en allant à Vienne.

CAROZZA, Laurent, BEM, Cǎtǎlin, MICU, Christian
Société et environnement dans la zone du Bas Danube durant le cinquième millénaire avant notre ère, Éditions universitaires « Alexandru Ioan Cuza », Iaşi, 2011.
Ce volume, élaboré dans le cadre des projets Chronos et Mission archéologique du Delta du Danube este résultat d’une collaboration scientifique et interdisciplinaire franco-roumaine.

CANETTI, Elias (1905-1994)
Histoire d’une vie, Le flambeau dans l’oreille, Albin Michel, Paris, 1980
Masse et Puissance
, Éditions Gallimard, Paris, 1966
La langue sauvée – Histoire d’une jeunesse 1905-1921, Éditions Albin Michel, Paris, 2005
Prix Nobel de littérature en 1981, Elias Canetti né dans la cité cosmopolite danubienne de Routschouk (Ruse, Bulgarie) alors encore dans l’empire Ottoman. Au début de ce livre l’écrivain raconte son enfance dans sa ville natale et son contexte familial.

Elias Canetti

CARTARESCU, Mircea (1956)
Orbitor, Éditions Denoël, Paris 1989
Romancier, essayiste, poète, Mircea Cărtărescu est né en Roumanie en 1956. Il partage sa vie entre Bucarest et Berlin où il enseigne la littérature à l’université. Depuis ses débuts littéraires en 1980 avec Faruri, vitrine, fotografii (Cartea Românească)/Phares, vitrines, photographies, l’oeuvre de Mircea Cărtărescu compte une quinzaine de titres – poèmes, récits, romans, essais qui l’imposent comme une des voix majeures de la littérature roumaine contemporaine. Traduit en de nombreuses langues (allemand, anglais, bulgare, espagnol, français, hollandais, hongrois, hébreu, norvégien, polonais, portugais, suédois…), il est devenu l’une des figures incontournables de la littérature mondiale d’aujourd’hui.

ÇELEBI, Evliyâ, ÇELEBI (1611-1682)
Seyahatnâme, Kâtib (1609-1657), récits de voyage
Voir bibliographie en langue française à BILICI, Faruk

CÉLINE, Louis-Ferdinand (1894-1961)
D’un château l’autre, Paris, 1957
L’écrivain sulfureux et collaborateur s’enfuie après la guerre en Allemagne pour échapper à l’épuration et séjourne sur les bords du Danube à Sigmaringen.
Cette fuite de Céline et de quelques-uns de ses proches est décrite en détails dans ses livres D’un château l’autre et Nord et Rigodon.
« Nous là dans les mansardes, caves, les sous d’escaliers, bien crevant la faim, je vous assure pas d’Opérette !… un plateau de condamnés à mort !… 1142 !… je savais exactement le nombre… »
« Je vous reparlerai de ce pittoresque séjour ! pas seulement ville d’eau et tourisme… formidablement historique !… Haut-Lieu !… mordez Château !… stuc, bricolage, déginganderie tous les styles, tourelles, cheminées, gargouilles… pas à croire !… super-Hollywood !… toutes les époques, depuis la fonte des neiges, l’étranglement du Danube, la mort du dragon, la vidoire de Saint Fidelis, jusqu’à Guillaume Il et Goering. »
« nous autres, tous là, Bichelonne avait la plus grosse tête, pas seulement qu’il était champion de Polytechnique et des Mines… Histoire ! Géotechnie !… pardon !… un vrai cybernétique tout seul ! s’il a fallu qu’il nous explique le quoi du pour ! les biscornuteries du Château! toutes ! qu’il penchait plutôt sud que nord?… si il savait ? pourquoi les cheminées, créneaux, pont-levis, vermoulus, inclinaient eux plutôt ouest?… foutu berceau Hohenzollern ! pardi ! juché qu’il était sur son roc ! … traviole ! biscornu de partout !… dehors !… dedans ! … toutes ses chambres, dédales, labyrinthes, tout! tout prêt à basculer à l’eau depuis quatorze siècles !… quand vous irez vous saurez !… repaire berceau du plus fort élevage de fieffés rapaces loups d’Europe ! la rigolade de ce Haut-Lieu ! et qu’il vacillait je vous le dis sous les escadres qu’arrêtaient pas, des mille et mille « forteresses », pour Dresde, Munich, Augsburg… de jour, de nuit… que tous les petits vitraux pétaient, sautaient au fleuve !… vous verrez !… »

CHAPPÉ, Jean-Marie Chappé
L’encyclopédie du Banat, voir chapitre « PEUPLES DU DANUBE » sur ce cite.
Jean-Marie Chappé est le spécialiste de l’histoire des Lorrains qui s’installèrent sur le Danube au XVIIIsiècle.
Sources : www.banaterra.eu

CHOMETTE, Guy-Pierre, Sautereau Frédéric
Lisières d’Europe, De la mer Égée à la mer de Barents, voyage en frontières orientales, Éditions AutrementFrontières, Paris, 2004

CIORAN, Emil (1911-1995)  
« Cioran célèbre le bassin du Danube en ce qu’il amalgame des peuples bien vivants mais obscurs, ignorant de l’Histoire, c’est-à-dire de cette division en périodes définies en fonction d’une idéologie qui est une invention de l’historiographie occidentale, giron et sève de civilisation non encore dévitalisée, à ses yeux par le rationalisme ou le progrès. »
In Claudio Magris, Danube

COLLECTIF
Belgrade, guide touristique, Petit Futé, 10ème édition, Nouvelles Éditions de l’Université, Paris, 2013

COLLECTIF
La Commission du Danube et la navigation danubienne, ouvrage publié à l’occasion du 150ème anniversaire de la Commission Européenne du Danube et du 50ème anniversaire du siège de la Commission du Danube à Budapest, Commission du Danube, Budapest, 2004

COLLECTIF
Le DANUBE, Sa mission économique et civilisatrice dans l’Europe centrale et orientale, édité avec le concours officiel de la Commission Internationale du Danube et des gouvernements de tous les États riverains, Wirtschaftszeitungs-Verlagsgesellschaft M.B.H., Vienne, 1933

COUSTEAU, Jacques -Yves (1911-1997)  et collectif  (Causse, Christine, Koulbanis, Grégoire, Piantanida, Thierry, Platt, Véronique)
Les secrets du Danube, Enquête sur le dernier grand fleuve sauvage d’Europe, Éditions Hachette Jeunesse et The Cousteau Society, Paris, 1993
Le célèbre commandant Cousteau et son équipe observent, enquêtent et filment le Danube pendant deux années. Une analyse sans concession des interventions de l’homme pour canaliser le fleuve et construire des barrages. Prémonitoire !

« à croire que l’homme ne peut supporter le fleuve tel qu’il est, avec ses excès, ses frasques, sa fantaisie. Il n’a de cesse de l’endiguer pour modérer les effets des crues; de le canaliser pour le rendre navigable ; de le barrer pour produire de l’électricité. Les animaux […] sont incapables de s’adapter à un tel bouleversement. Pour l’homme aussi c’est souvent un désastre… »

Cousteau rappelle également brièvement le triste épisode du barrage slovaque de Gabčikovo, de l’esturgeon dont la route a été barrée par le gigantesque barrage roumano-serbe de Djerdap dans les Portes-de-Fer, barrage qui empêche ce poisson de remonter en Hongrie pour se reproduire. Que dire des nombreuses usines qui continuent à déverser leurs déchets toxiques directement dans le fleuve, de l’agriculture intensive gourmande en intrants, des centrales nucléaires hongroises, bulgares et roumaines sur les rives du grand fleuve dont on peut s’interroger et s’inquiéter de la fiabilité et la sécurité, sur les rejets radioactifs et de toutes sorte dans le Danube, comme une ultime blessure de l’homme et de ses inventions démoniaques à la nature sauvage du fleuve et à la nature tout court, un homme malheureusement toujours enclin à laisser sa lourde empreinte partout où il se trouve, du grand canal inutile entre le Rhin et le Danube, du gaspillage d’énergie, de la pollution au cyanure déjà (presque) oubliée de la mine aurifère de Baia Mare (Roumanie) en 2000 et d’autres plus récentes, du paysage parfois (souvent) défiguré par des constructions privées récentes et autres villas de nouveaux riches arrogants et amnésiques, de marinas artificielles grotesques et incongrues, du biotope allègrement massacré sur la rive roumaine dans la plus totale impunité voire avec la complicité des autorités corrompues en amont et en aval des Portes-de-Fer.

CYRILLE, alias Louis Marie Adolphe d’Avril (1822-1904)
De Paris à l’île des Serpents, à travers la Roumanie, la Hongrie et les bouches du Danube, Paris, E. Leroux, 1876.
Un livre savoureux !

DEKOBRA, Maurice (1885-1973)
Un soir sur le Danube, le roman d’un traître, Éditions Taillandier, Paris, 1957

DÉRY, Tibor (1894-1977)
Niki, L’histoire d’un chien, traduit du hongrois par Ladislas Gara [Imre Lazslo], Les éditions Circé, Belval, 2011
Tibor Déry, romancier hongrois, né et mort à Budapest, est « le grand peintre de la condition humaine de notre temps. » (György Lukács). L’histoire de la petite chienne fox-terrier Niki et du couple qui sont ses maîtres adoptifs, commence au printemps 1948, année qui scella le sort de la Hongrie pour une longue et sombre période.

« C’était un bel octobre ensoleillé ; les effluves d’automne qui montaient de l’eau attiédie purifiaient l’air enfumé de la ville et, parfois, les rousses collines de la rive de Buda saluaient la rive de Pest de leur odeur de feuilles mortes. Lorsque s’allumaient les réverbères, les eaux du Danube se mettaient à bercer leurs reflets couleur de lune, et le souffle de la brise les effilochait en minces lueurs dorées qui, chevauchant des vagues à peine perceptibles, allaient se perdre entre les deux rives… »

« Il faisait chaud. Une petite brise se levait de temps à autre, entrainant l’odeur de l’eau jusque dans le logis, depuis le Danube qui scintillait sous la fenêtre. Entrait encore la chaude odeur de poix des trottoirs fondant au soleil et les vapeurs d’essence des voitures roulant au dehors. Du linge frais lavé séchait sur une corde tendue dans la pièce donnant gaiement la réplique à l’odeur de l’eau et du soleil envoyé par le fleuve… »

DIMITRIU, Petru (1924-2002)
Écrivain, romancier prolifique, académicien roumain né sur les bords du Danube dans le village de pécheurs de Baziaş, au Sud-Ouest de la Roumanie (Banat) où son père y avait un moulin.
P. Dimitriu occupera des fonctions officielles pendant le régime communiste mais quittera son pays clandestinement en 1960.
Le film de Lucian Pintilie Un été inoubliable dont l’histoire se passe au bord du Danube, est inspiré de sa nouvelle « La salade ».

DODERER, von, Heimito, (1896-1966)
Les Démons, D’après la chronique du chef de division Geyrenhoff, tome III, traduit de l’allemand par Robert Rovini, Collection l’Étrangère, Gallimard, Paris, 1992
 Romancier autrichien, ayant commencé des études de droits. Il fût prisonnier pendant la première guerre mondiale en Russie, de 1916 à 1920 puis officier lors de la seconde guerre mondiale.

Heimito von Doderer

DOMINIQUE, Pierre
Les Danubiennes, édité avec des dessins coloriés d’Eddy Legrand, Éditions Bernard Grasset, Paris, 1926

DURAND, Hyppolyte (1833-1917) 
Le Danube allemand et l’Allemagne du Sud, Tours, Ad. Mame et Cie, Imprimeurs-Libraires, 1863
Un voyage du Rhin au Danube au XIXe siècle par un professeur au lycée de Versailles.

ELUÈRE, Christiane (1946)
L’Europe des Celtes, Collection « Découvertes Gallimard », Réunion des musées nationaux, Paris, 1999

ENGELHARDT, Édouard (Philippe, 1828-1916) 
Histoire Du Droit Fluvial Conventionnel : Précédée D’Une Étude Sur Le Regime de La Navigation Intérieure Aux Temps de Rome Et Au Moyen Age, Paris1889

ESTERHÁZY, Péter (1950)
L’oeillade de la contesse Hahn-Hahn – en descendant le Danube –, collection Arcades, Éditions Gallimard, Paris, 1991
« En reprenant un voyage interrompu trente ans plus tôt, le narrateur accomplit la descente du Danube dans l’intention d’y consacrer un livre. »
Une exploration de l’espace et du temps à la fois drôle et grave. Une écriture inimitable. Un grand roman danubien !

Peter Esterházy

FEBVRE, Lucien (1878-1956)
Pour une histoire à part entière, Paris, Éditions SEVPEN, 1962

FLEISSER, Marie-Louise (1901-1974)
Le plus beau fleuron du club – où il est question de tabac, de sport, d’amour et de commerce, Éditions Acte Sud, Arles, 1994

FREUD, Sigmund (1856-1939) et FREUD, Anna (1895-1938)
De Paris à Constantinople par Le Danube : Esquisses Et Souvenirs de Voyage … , Primary Source Édition, ?

GEFFCKEN, Friedrich Heinrich (1830-1896)
La question du Danube, H. W. Müller, Libraire-Éditeur, Berlin, 1883

GEORGE, Pierre (1909-2006)
Géographie de l’Europe centrale, slave et danubienne, P.U.F., Paris, 1968
Un livre synthétique un peu désuet avec des éléments intéressants

GESLIN, Laurent, DERENS, Jean-Arnaud
Là où se mêlent les eaux, Des Balkans au Caucase dans l’Europe des confins, récits de voyage, La Découverte, Paris, 2018

GHEORGHIU, Virgil (1916-1922)
Les Amazones du Danube, Librarie Plon, Paris, 1978
Écrivain et prêtre orthodoxe roumain, V. Gheorghiu est aussi l’auteur de La vingt-cinquième heure.

Les sacrifiés du Danube, Librairie Plon, Paris, 1957
« Seuls les diplomates croient qu’il faut d’abord sauver l’univers pour pouvoir ensuite sauver un homme. »

GLAD Damien
Le Danube à l’époque romaine tardive et protobyzantine (284-614/5). Limes ou espace d’échanges ? Presse Universitaire du Septentrion, 2017

GOETHE, Wolfgang (1749-1832)
Conversations
Dans ses conversations, l’écrivain allemand intéressé, parmi de nombreux sujets, par le projet de liaison Rhin-Danube, confie qu’il place celui-ci au même rang que ceux de Suez et Panama.

GOSTELOW, Martin et FREY, Elke
Le Danube, collection Cap sur, Éditions JPM Guides, Lausanne, 2010

GRAFF, Martin (1944)
Le réveil du Danube, géopolitique vagabonde de l’Europe, Éditions La Nuée Bleue/DNA, Strasbourg, 1998
L’écrivain alsacien Martin Graff, né à Münster en 1944 est une personnalité attachante et originale dans le paysage culturel français : journaliste, théologien, réalisateur de films et  de documentaires. Bien placé pour en parler et s’interroger sur cette problématique, il s’intéresse de très près à la notion complexe et souvent fluctuante des frontières sur tout le continent européen. Adepte du vagabondage, il affectionne en particulier de parcourir les rives proches et un peu plus éloignées du Danube qu’il remonte et descend régulièrement pour son bonheur et celui des lecteurs avec un enthousiasme curieux et chaleureux depuis de longues années. Il promène sur le grand fleuve européen et sur ses paysages un regard avisé, conjugué avec un humour affectueux et poétique. Les rencontres et les observations des diverses réalités quotidiennes de terrain qu’il accumule, privilégiant comme il l’écrit lui-même « l’homme et la femme du fleuve » ont font un des meilleurs connaisseurs du contexte multiculturel danubien.
Dans son livre Le réveil du Danube, géopolitique vagabonde de l’Europe, paru en 1998, il prend judicieusement avec sa petite équipe le fleuve à « rebrousse-poil », le remontant depuis le delta et Wilkovo l’ukrainienne, surnommée « La Venise du delta », à douze kilomètres de la mer Noire, jusqu’à ses sources en Forêt-Noire, celles-ci à moins de quarante kilomètres de la frontière franco-allemande.
Martin Graff aime et connaît son Danube « comme sa poche » et nous fait partager sa fascination et son attachement pour ses populations riveraines et leurs singularités.
« C’est ainsi, personne (en France) ne connaît le Danube. Pourtant, voilà le fleuve européen par excellence. Quel autre cours d’eau peut se prévaloir d’une chevauchée fantastique qui mène le voyageur de la Forêt-Noire à la mer Noire, de l’Occident à l’Orient, trois mille kilomètres d’errances entre les peuples qui composent l’Europe ? »

« Les historiens ont parfois la faiblesse d’écrire que le Danube relie les peuples entre eux. En réalité, un fleuve est avant tout une frontière… Depuis la chute des murs, les riverains du Danube ont multiplié les frontières à l’est de l’Europe… Les politiciens du Danube, souvent sans demander l’avis de leurs concitoyens, infusent jour et nuit le poison du nationalisme dans le coeur des hommes et des femmes qui n’en demandent pas tant. Le mythe des origines a déjà fait de mortels ravages. Chaque famille danubiennes « invente » un âge d’or qui n’a jamais existé. Les nouveaux pays comme la Moldavie, l’Ukraine et la Croatie, purifient leur langue, prémisse d’une autre purification… »

« Les rives du Danube sont le laboratoire vivant de l’Europe de demain… »
« Le Danube nous invite à succomber au vertige d’une identité ouverte à d’autres cultures. Ses riverains y arriveront-ils ? »
Voir également filmographie danubienne à GRAFF, Martin

GRIFFE, Maurice (1921-2013)
Histoire du Danube et du Rhin, collection Essentiel, Éditions Tableaux synoptiques de l’histoire, Paris (?), 2012

HANDKE, Peter (1942)
Un voyage hivernal vers le Danube, la Save, la Morava et la Drina, Éditions Gallimard, Paris, 1996
Un témoignage sur le conflits des Balkans de l’écrivain contreversé d’origine autrichienne qui fut tout d’abord publié dans le quotidien allemand Süddeutsche Zeitung les 5, 6, 13 et 14 juin 1996.

HAUSSONVILLE, d’, comte
« De Salonique à Belgrade », in La revue des Deux mondes, livraison du 15 janvier 1888

« Belgrade et le Danube »
« Le coin que je préfère, c’est un petit kiosque à l’extrémité du bastion, juste au dessus de la Save et du Danube. De là on voit les deux fleuves s’acheminer majestueusement à travers les plaines croates et hongroises, et se donner la main au pied de la forteresse. Ils forment des tâches lumineuses dans les lointains bleuâtres. Ils enlacent tantôt des îles de verdure, tantôt de grandes prairies rousses et marécageuses.Le Danube vient droit sur vous ; après avoir promené son ruban de lumières autour de Semlin, il décrit dans la plaine une courbe parfaite et cueille au passage les eaux les plus vertes de la Save ; puis, grossi de son tributaire, emportant avec lui la fortune de vingt peuples riverains, il reprend sa course vers l’Orient. La citadelle s’avance entre les deux fleuves, semblable à la proue d’un énorme navire. De mon observatoire, je domine un enchevêtrement d’escarpes, de contrescarpes, de demi-lunes et de chemins couverts, entremêlés d’herbes folles et de jardins potagers. Les profils sévères des murailles ont été adoucis par le temps. La brique a changé son rouge brutal contre une belle nuance dorée, marbrée de lichens. A tous les angles, il y a des poivrières qui conservent la charmante crâneries des vieilles armes hors d’usage. Légères, suspendues au dessus de l’abîme, toute noires sur l’argent du fleuve, elles évoquent ces temps déjà fabuleux où la force militaire n’allait pas sans élégance.
Plus loin, on aperçoit le clocher tout bosselé d’or de l’église orthodoxe. Au dessous, un entassement de maisons sur une pente abrupte, les magasins du port rangés en demi-cercle, les bateaux qui déchargent, les quais trop étroits encombrés de tonneaux et de voitures. La rumeur confuse du port monte jusqu’ici. Mais on y fait, ce semble, plus de bruit que de besogne. C’est d’hier que la ville est émancipée de sa forteresse, et qu’elle peut considérer sans crainte ces embrasures au regard louche, tournées contre elle aussi souvent que contre l’ennemi. Naguère, elle se faisait toute petite derrière cet inquiétant protecteur ; aujourd’hui, elle se risque d’un pas encore incertain, et s’éparpille sur toutes les pentes. Tout en bas, les aubes d’un bâtiment autrichien, blanc et rose sous le soleil couchant, tracent un double sillon sur la moire nacrée du fleuve.Les derniers coudes de la Save, encadrés de brume violette, s’illuminent de pourpre, et le vieux rempart présentes ses blessures à la caresse d’un dernier rayon. »

HÉSIODE (VIIIe siècle av. J.-C.)
La Théogonie, Les Travaux et les jours, traduction de Philippe Brunet, commentaires de Marie-Christine Leclerc, Le livre de poche Classiques, Librairie générale française, Paris, 1999

Le poète grec Hésiode a vécu, s’il on en croit le témoignage d’Hérodote et des éléments autobiographiques, vers la fin du VIIe siècle avant Jésus-Christ. On a longtemps considéré Hésiode comme un « poète paysan » et c’est assez récemment que sa dimension de penseur a été reconnue. La Théogonie se présente sous la forme d’un long catalogue des divinités énumérées dans l’ordre chronologique depuis les puissances primordiales jusqu’aux enfants des dieux actuellement en place, les Olympiens, à la tête desquels trône Zeus. Au-delà de l’énumération des divinités apparaît une double organisation assez élaborée, à la fois généalogique (le rapport généalogique s’effectuant par analogie ou par contraste) et par l’évocation d’épisodes importants concernant en particulier ceux qui mettent en scène les péripéties de la souveraineté divine.
Hésiode cite « l’Istre au cours magnifique » au début de sa Théogonie : « L’Océan et Téthys engendrèrent les Fleuves à l’onde tourbillonnante : Le Nil, l’Alphée, l’Eridan qui bouillonne, le Strymon, le Méandre, l’Istre au cours magnifique, l’Achéloos argenté, le Rhésos, le Phase splendide, le Nessos, le Rhodios, l’Haliacmon, l’Heptatore, le Granique, le Simoïs, l’Esèpe paisible, l’Herme, le Pénée, le Caïque à l’onde abondante, le Parthénios, le Ladon, le Sangarios grandiose, l’Evénos, l’Ardescos, et ce fleuve divin, le Scamandre.
Ils engendrèrent des filles, race sacrée qui sous terre, donnent croissance aux garçons… »

HÖLDERLIN, Friedrich (1770-1843)

Holderlin1842

Friedrich Hölderlin en 1842

Hymnes et autres poèmes (1796-1804), traduit et présenté par Bernard Pautrat, Rivage poche Petite Bibliothèque, Éditions Payot & Rivages, Paris, 2004
Pour le grand poète allemand, le Danube est par essence le « fleuve de la mélodie ».

À la source du Danube (Am Quell der Donau)

« Car, de même que, ‑ lorsque, tombant du splendidement accordé, de l’orgue
Dans la salle sainte,
Sourdant pur des inépuisables tuyaux,
Commence du matin le prélude éveilleur
Et que, loin alentour, de halle en halle
A présent, le rafraîchissant, le flot mélodieux, s’écoule, ‑
Jusqu’en ses ombres froides la maison
En est toute emplie d’enthousiasmes,
Mais à présent voici qu’est éveillé, à présent, que, montant à lui,
Soleil de la fête répond
Le choeur de la communauté : de même vint
La parole de l’est chez nous,
Et sur les rochers du Parnasse et sur le Cithéron j’entends,
O Asie, l’écho de toi venu, il se brise
Sur le Capitole et soudain du haut des Alpes

Vient une étrangère, elle,
Chez nous, l’éveilleuse,
La voix façonneuse d’hommes.
Là fut saisie d’une stupeur l’âme
Ceux qu’elle frappa, tous, et nuit
Ce fut souvent sur les yeux des meilleurs.
Car il est de beaucoup capable,
Et le flot et le roc ainsi que la force du feu
Il les dompte, l’homme, avec art,
Et se soucier, l’orgueilleux, du glaive,
Il ne le fait, mais il se voit
Par du divin, le fort, jeté à terre,

Et il ressemble presque à la bête sauvage ; laquelle,
Sous la poussée de la douce jeunesse,
Court sans répit les monts
Et sent sa propre force
Dans la chaleur de midi. Oui mais lorsque,
Entraînée en bas, dans les airs joueurs,
La lumière du soir, et avec le rayon attiédi
L’esprit de joie, vient vers
La terre heureuse, alors elle succombe, inaccoutumée
Au plus beau, et somnole un somme éveillé
Avant même qu’astre n’approche. De même aussi de nous.
De beaucoup en effet s’éteignit
La lumière des yeux avant même les dons envoyés par les dieux,

Dons amicaux qui d’Ionie à nous,
Aussi d’Arabie, vinrent, et contente
De l’enseignement de haut prix comme aussi des chants gracieux,
Jamais ne le fut l’âme de ces endormis,
Cependant quelques-uns veillaient. Et ils voyageaient souvent
Paisiblement parmi vous autres, ô citoyens de belles villes,
Aux Jeux, où, d’ordinaire, le héros
Etait secrètement assis près des poètes, contemplaient les lutteurs et, souriant,
Louait, lui le loué, les enfants au sérieux loisir.
Un amour incessant c’était et cela reste.
Et partis pour de bon, mais c’est pour ça que nous pensons
Les uns aux autres malgré tout, nous à vous, les joyeux, près de l’isthme
Et du Céphyse et du Taygète,
Que nous pensons aussi à vous, les vallées du Caucase,
Si vieilles soyez-vous, paradis de là-bas,
Et à tes patriarches et tes prophètes,

Ô Asie, à tes forts, ô mère !
Qui , sans peur face aux signes du monde,
Avec le ciel sur les épaules et aussi le destin entier,
Au long du jour enraciné sur des montagnes,
Comprirent les premiers ça :
A parler seuls
A Dieu. A présent ils reposent. Mais alors que vous,
Et c’est cela qui est à dire,
Vous tous, anciens, vous ne disiez pas d’où ?
Nous te nommons, saintement forcés, te
Nommons, nous, Nature !, et neuf, comme du bain surgit
De toi tout ce qui est ne naissance divine.

Vrai, il en va de nous comme à peu près des orphelins ;
C’est bien comme jadis, mais finie cette douce tutelle ;
Tout est comme autrefois, mais cette affection, plus jamais ;
Jeunes gens, pourtant eux non plus, de l’enfance ayant souvenir,

Dans la maison ne sont des étrangers.
Ils vivent triplement, comme exactement comme aussi
Les premiers fils du ciel.
Et ce n’est pas pour rien que nous fut
En l’âme donnée la fidélité.
Ce n’est pas nous, c’est aussi ce qui est à vous qu’elle garde,
Et près des choses saintes, près des armes de la parole,
Qu’en partant vous, à plus maladroits, nous,
Vous les fils du destin, avez laissées derrière vous,

O esprits bons, là aussi vous êtes,
Souvent, quand la sainte nuée alors plane à l’entour de l’un,
Là nous nous étonnons et ne savons pas qu’en penser.
Mais vous nous relevez l’haleine de nectar
Et alors nous poussons des cris d’allégresse, souvent, ou encore nous saisit
Une rêverie, mais lorsque, de vous, l’un se voit trop aimé,
Il n’a de cesse d’être devenu l’un des vôtres.
C’est pourquoi, ô vous bienveillants ! Enlacez-moi légèrement,
Que je puisse rester, car beaucoup est encore à chanter,
Seulement ici prend fin, en pleurant de joie,
Comme une légende d’amour,
En moi le chant, et c’est ainsi également qu’il est
Qu’il est, avec rougeur, pâleur,
Dès le début venu. Mais il en va ainsi de Tout. »

À la source du Danube, in Hölderlin, Hymnes et autres poèmes, Rivages poche/Petite Bibliothèque, Éditions Payot et Rivages, Paris, 2004

L’Ister

Arrive, feu !

Avides sommes-nous,
De contempler le jour,
Et, une fois l’épreuve
Passée par les genoux,
L’on peut s’apercevoir des cris de la forêt.
Mais nous chantons, ici, depuis l’Indus,
Arrivés de loin, et
Depuis l’Alphée, et nous avons longtemps
Cherché le convenable,
On ne peut pas sans ailes,
Accourir au plus près,
Tout droit
Et arriver sur l’autre bord.
Mais ici nous voulons bâtir.
Car des fleuves font labourable
Le pays. Oui, où poussent des herbes
Et où sur leurs rives viennent
Boire les bêtes en été,
Alors aussi viennent des hommes.

Mais celui-ci on le nomme l’Ister.
Belle est sa demeure. Y brûle des fûts le feuillage,
Il s’élève. Sauvages se dressent-
Ils, érigés en une mêlée ; au dessus,
Seconde mesure, fait saillie
Le dais de rochers. Aussi, surpris
Ne suis-je pas qu’il
Ait offert l’hospitalité à Hercule
En rayonnant de loin, en bas depuis l’Olympe,
Quand lui, pour se chercher de l’ombre,
Vint de l’isthme torride,
Car du courage ils étaient pleins,
Eux, là-haut, encore fallait-il, à cause des esprits,
La fraîcheur aussi. C’est pourquoi lui, il préféra venir
Par ici, près des sources des eaux, des rives jaunes
Au parfum montant haut, et, noires,
Du bois de pins où dans les profondeurs
Aime à se promener un chasseur
A midi, où l’on peut entendre pousser,
Près des résineux de l’Ister,

Mais celui-ci semble presque
Aller à reculons et
Je pense qu’il devrait venir
De l’Est.
Il y aurait beaucoup
A en dire. Et pourquoi pend-il
Tout droit des montagnes ? L’autre,
Le Rhin, s’en est de son côté
Allé. Ce n’est pas pour rien qu’ils vont
Se mettre au sec, les fleuves. Mais comment ? Un signe, il faut,
Rien d’autre, intègre et droit pour que soleil
Et lune, il les porte en son coeur, inséparables,
Et avance, de jour, aussi de nuit, et pour
Que les célestes se réchauffent l’un l’autre.
C’est pourquoi ceux-là sont aussi
La joie du Très-Haut. Car comment viendrait-il, sinon,
Ici-bas ? Et verts comme Herta
Sont les enfants du ciel. Mais par trop patient
Lui me semble, pas
Plus libre, et presque à se moquer. Oui, quand

Doit débuter le jour
En sa jeunesse, où de croître il
Commence, un autre est là qui pousse
Déjà haut sa splendeur et qui, comme poulains,
Ecume sur le frein, et les airs au lointain
Entendent la poussée,
Lui, est satisfait ;

Mais au roc il faut des entailles,
Et à la terre des sillons,
Inhospitalier ce serait sans répit ;
Mais ce qu’il fait, lui, le fleuve,
Nul ne sait. »
L’Ister, in Hölderlin, Hymnes et autres poèmes, Rivages poche/Petite Bibliothèque, Éditions Payot et Rivages, Paris, 2004

HÖLDERLIN, Friedrich
Gedichte (Poèmes), édition bilingue, Aubier, Paris, 1943

HOREL, Catherine (1966)
Histoire de Budapest, Éditions Fayard, Paris, 1999
Cette Europe qu’on dit centrale. Des Habsbourg à l’intégration européenne 1815-2004, Paris, Beauchesne, 2009

HORVÁTH, von, Ödön (1901-1938)
Légendes de la forêt viennoise, Théâtre complet, vol. 3, Paris, Éditions L’Arche, 1999, publié sous la direction de Heinz Schwarzinger

Écrivain de langue allemande au passeport hongrois, d’origine à la fois magyare, croate, allemande et tchèque. Témoin du caractère multiculturel de la Mitteleuropa, il combattit précisément toute forme de nationalisme.
Dans Légendes de la forêt viennoise, la musique des Strauss père et fils, symbole de gaité et d’insouciance ainsi que d’un art de vivre et d’une culture viennois de la deuxième moitié du XIXème siècle, appartient désormais à une époque révolue, lointaine d’un âge d’or idéalisé. Elle se heurte avec ironie aux comportements triviaux des petits-bourgeois nationalistes : Le Beau Danube Bleu est joué par l’orchestre du bar « Maxim » servant de toile de fond au numéro de trois filles à moitié nues, les jambes prises dans une queue de poisson qui sont sont supposées être les sirènes du fleuve. La musique est réduite à un état d’ornement dans un tableau du plus pur kitsch. À l’esthétique se substitue la pornographie et la vulgarité.

« Sa pièce  Légendes de la forêt viennoise (Geschichten aus dem Wienerwald) est féroce. Le détournement des lieux mythifiés entourant le capitale touche la Wachau, la forêt viennoise, les guinguettes de Grinzing et la cathédrale Saint-Étienne. Ces coulisses traditionnelles de Volksstück (pièce populaire) vont se révéler espace de mensonge et d’hypocrisie sociale, politique, affective. Mais c’est d’abord dans les près de l’Inundationgebiet autour du Danube que se révèlent avec le plus de violence les attirances pulsionnelles des protagonistes pervertissant l’agencement prévu de la fête de famille.
Dans l’imagerie et le quotidien populaires viennois, les Donauauen, les prairies inondables laissées aux crues du fleuve continuent depuis deux siècles de constituer un «espace du bonheur» pas cher, avec baignades ; pique-niques… et le lieu de la liesse populaire. Dans Légendes, de petits bourgeois endimanchés célèbrent les fiançailles de Marianne et du charcutier Oskar. Photos de famille, kitsch au clair de lune, mais soudain derrière la normalité affable, Horváth fait surgir les monstres. Les instincts sont justifiés par les lois de nature, le bain, le déshabillage, le voyeurisme, la tromperie. Derrière le mariage petit-bourgeois, se révèle aussi la motivation sociale : l’intérêt. Au bord de notre Danube, se dévoilent attirances, pulsions et mensonges. Duos illégitimes, baisers, Marianne la victime refuse Oskar, veut un enfant d’Alfred. Sa déchéance est programmée, un ami du séducteur lui propose une place de danseuse nue dans un cabaret. L’épilogue aura lieu à Dürnstein, autre lieu danubien mythifié de la Wachau. L’air vivifiant, également perverti, détourné au sens propre, ne va-t-il pas servir à causer la mort de l’enfant gênant fruit d’un faux amour ? »
Pierre Burleaud, « Le Danube et l’Autriche : Attraction-Répulsion », in Culture et identité autrichiennes au XXe et au début du XXIe siècles, Éditions Pulim, Limoges, 2003.

Autres pièces d’Ö. von Horvath publiées en français (Éditions de l’Arche) :
Un épilogue, Dösa, Meurtre dans la rue des Maures, Le funiculaire, L’institutrice, Le belvédère (volume 1, 1994)
Le congrès, Sladek, Soldat de l’Armée noire, L’heure de l’amour, La journée d’un soldat de 1930, Nuit italienne, Elisabeth, beauté de Thuringe, Conte féérique original (volume 2, 1995)
Un homme d’affaire royal, Vers les cieux-fragments, Casimir et Caroline, Magasin du bonheur (volume 3, 1995)
Foi Amour Espérance, L’Inconnue de la Seine, Allers-retours, Vers les cieux (volume 4, 1996)
L’histoire d’un homme (N) qui grâce à son argent peut presque tout, Coup de tête, Figaro divorce, Don Juan revient de guerre, Un Don Juan de notre temps (volume 5, 1997)
Le jugement dernier, Un village sans homme, Un bal chez les esclaves, Pompéi, C’est le printemps , fragment (volume 6, 1998)
L’oeuvre en prose a été publié entre 1988 et 1994 aux Éditions Christian Bourgeois à Paris.

HUGO, Victor (1802-1885)

Les orientales

« Le Danube en colère, poème

Belgrade et Semlin sont en guerre.
Dans son lit, paisible naguère,
Le vieillard Danube leur père
S’éveille au bruit de leur canon.
Il doute s’il rêve, il tressaille,
Puis entend gronder la bataille,
Et frappe dans ses mains d’écaille,
Et les appelle par leur nom.

Allons, la turque et la chrétienne !
Semlin ! Belgrade ! qu’avez-vous ?
On ne peut, le ciel me soutienne !
Dormir un siècle, sans que vienne
Vous éveiller d’un bruit jaloux
Belgrade ou Semlin en courroux !

Hiver, été, printemps, automne,
Toujours votre canon qui tonne !
Bercé du courant monotone,
Je sommeillais dans mes roseaux ;
Et, comme des louves marines
Jettent l’onde de leurs narines,
Voilà vos longues couleuvrines
Qui soufflent du feu sur mes eaux !

Ce sont des sorcières oisives
Qui vous mirent, pour rire un jour,
Face à face sur mes deux rives,
Comme au même plat deux convives,
Comme au front de la même tour
Une aire d’aigle, un nid d’autour.

Quoi ! ne pouvez-vous vivre ensemble,
Mes filles ? Faut-il que je tremble
Du destin qui ne vous rassemble
Que pour vous haïr de plus près,
Quand vous pourriez, sœurs pacifiques,
Mirer dans mes eaux magnifiques,
Semlin, tes noirs clochers gothiques,
Belgrade, tes blancs minarets ?

Mon flot, qui dans l’océan tombe,
Vous sépare en vain, large et clair ;
Du haut du château qui surplombe
Vous vous unissez, et la bombe,
Entre vous courbant son éclair,
Vous trace un pont de feu dans l’air.

Trêve ! taisez-vous, les deux villes !
Je m’ennuie aux guerres civiles.
Nous sommes vieux, soyons tranquilles.
Dormons à l’ombre des bouleaux.
Trêve à ces débats de familles !
Hé ! sans le bruit de vos bastilles,
N’ai-je donc point assez, mes filles,
De l’assourdissement des flots ?

Une croix, un croissant fragile,
Changent en enfer ce beau lieu.
Vous échangez la bombe agile
Pour le Coran et l’évangile ?
C’est perdre le bruit et le feu :
Je le sais, moi qui fus un dieu !

Vos dieux m’ont chassé de leur sphère
Et dégradé, c’est leur affaire :
L’ombre est le bien que je préfère,
Pourvu qu’ils gardent leurs palais,
Et ne viennent pas sur mes plages
Déraciner mes verts feuillages,
Et m’écraser mes coquillages
Sous leurs bombes et leurs boulets !

De leurs abominables cultes
Ces interventions sont le fruit.
De mon temps point de ces tumultes.
Si la pierre des catapultes
Battait les cités jour et nuit,
C’était sans fumée et sans bruit.

Voyez Ulm, votre sœur jumelle :
Tenez-vous en repos comme elle.
Que le fil des rois se démêle,
Tournez vos fuseaux, et riez.
Voyez Bude, votre voisine ;
Voyez Dristra la sarrasine !
Que dirait l’Etna, si Messine
Faisait tout ce bruit à ses pieds ?

Semlin est la plus querelleuse :
Elle a toujours les premiers torts.
Croyez-vous que mon eau houleuse,
Suivant sa pente rocailleuse,
N’ait rien à faire entre ses bords
Qu’à porter à l’Euxin vos morts ?

Vos mortiers ont tant de fumée
Qu’il fait nuit dans ma grotte aimée,
D’éclats d’obus toujours semée !
Du jour j’ai perdu le tableau ;
Le soir, la vapeur de leur bouche
Me couvre d’une ombre farouche,
Quand je cherche à voir de ma couche
Les étoiles à travers l’eau.

Sœurs, à vous cribler de blessures
Espérez-vous un grand renom ?
Vos palais deviendront masures.
Ah ! qu’en vos noires embrasures
La guerre se taise, ou sinon
J’éteindrai, moi, votre canon.

Car je suis le Danube immense.
Malheur à vous, si je commence !
Je vous souffre ici par clémence,
Si je voulais, de leur prison,
Mes flots lâchés dans les campagnes,
Emportant vous et vos compagnes,
Comme une chaîne de montagnes
Se lèveraient à l’horizon ! »

Certes, on peut parler de la sorte
Quand c’est au canon qu’on répond,
Quand des rois on baigne la porte,
Lorsqu’on est Danube, et qu’on porte,
Comme l’Euxin et l’Hellespont,
De grands vaisseaux au triple pont ;

Lorsqu’on ronge cent ponts de pierre,
Qu’on traverse les huit Bavières,
Qu’on reçoit soixante rivières
Et qu’on les dévore en fuyant ;
Qu’on a, comme une mer, sa houle ;
Quand sur le globe on se déroule
Comme un serpent, et quand on coule
De l’occident à l’orient ! »
V. Hugo, Juin 1828.

ISTRATI, Panaït (1884-1935)
Les chardons du Baragan, Nerrantsoula, Tsatsa-Minka et autres œuvres, Éditions Phébus, Paris 2006, (édition établie et présentée par Linda Lé)
L’un des plus grands écrivains de tous les temps, fabuleux conteur né au bord du fleuve à Braïla en Roumanie, surnommé le « Gorki des Balkans ».
L’écrivain d’origine roumaine situe quelques-uns de ses récits dans les paysages de son enfance, le Baragan, grande plaine qui s’étend au sud-ouest de sa ville natale et parmi les « habitants de l’embouchure » (Tsatsa-Minka).
« Dans l’embouchure, la terre n’a d’autre but que de forcer l’homme à se mesurer avec Dieu… »

JACOTTET, Philippe
Autriche, Éditions Rencontre, Lausanne 1966, et Éditions L’Âge d’Homme, Lausanne, 1994
Un merveilleux petit livre publié en poche avec de beaux passages sur le Danube autrichien du discret poète et remarquable traducteur Philippe Jacottet. Même s’il date un peu (il fut publié pour la première fois en 1966), ce livre contient des textes inspirés sur le Danube autrichien et ses rives.

JELINEK, Elfriede (1946)
La Pianiste, 1983
« Les massacres sont certes terminés, mais les assassins sont toujours parmi nous », a écrit Elfriede Jelinek, l’une des héritières d’Ingeborg Bachmann la pionnière.
Elfriede Jelinek, écrivaine autrichienne, a reçu le prix Nobel de littérature en 2004.

JOKAI, Mor (1825-1904)
Écrivain hongrois né à Komárno (à l’époque Komárom, alors sur le territoire hongrois de l’empire d’Autriche) et qui s’impliqua dans la révolution de 1848-1849. Son oeuvre importante (romans, contes et nouvelles) aide le peuple hongrois à se réconcilier avec son histoire. Imaginaire et réalité s’imbriquent habilement dans ses écrits. L’homme en or, son roman le plus populaire et qui met en scène un batelier qui se retire du monde sur un île du Danube n’est étonnamment pas encore traduit en français.

ATTILA, József (1905-1937)
Poète hongrois

Au bord du Danube
1
Sur une pierre au bord du fleuve assis,
je vis voguer l’écorce d’un melon.
À peine j’entendis, plongé dans mes soucis,
l’écume papoter, et se taire le fond.
Tel jailli de mon cœur d’un seul élan,
le Danube allait, trouble, sage et grand.

Tels des muscles à leur tâche attelés
quand l’homme martèle, maçonne ou lime,
se retendait, avant de s’épuiser,
chaque remous et chaque vague infime.
Comme maman, me berçait l’eau tranquille
et lavait la lessive d’une ville.

La pluie commence, quelques gouttes rares,
puis cesse par manque de conviction.
Pourtant tel d’une grotte on fixe son regard
sur une longue pluie, je scrutai l’horizon.
Autrefois si coloré, le passé
pleuvait, fané, sans plus vouloir cesser.

Le Danube coulait. Et comme des enfants
dans le giron d’une mère féconde
à l’esprit absent, jouaient sagement
et réjouies me souriaient les ondes.
Le flot du temps les faisait vaciller,
immense cimetière aux stèle descellées.

2
Voilà cent fois mille ans que je contemple
ce qui soudain se révèle à mes yeux.
Un seul instant clôt du temps tout l’ensemble
qu’observent avec moi cent mille aïeux.

Je vois ce qu’ils n’ont pas pu voir jadis
pris par le labour, l’amour et la guerre ;
mais ce que ne peut voir leur petit-fils,
ce sont eux qui le voient, n’étant plus que matière.

Tels chagrin et joie, nous nous connaissons.
Le passé me revient; leur dû, c’est le présent.
Nous écrivons des vers: ils tiennent mon crayon,
moi, je me souviens d’eux, et en moi je les sens.

3
Ma mère était Coumane, et j’avais comme père
un Siculo-Roumain – ou roumain tout entier ?
J’aimais les douces bouchées de ma mère;
de père, les bouchées de vérité.
Mes gestes vivent leurs enlacements.
Parfois, cela me remplit de tristesse,
étant moi-même issu de cet effacement.
À moi –  » Tu verras, sans nous… – « ils s’adressent.

Ils s’adressent à moi, car déjà je suis eux ;
c’est ainsi que moi, faible, je puis être
non seulement fort, mais plus que nombreux :
depuis la nuit des temps, tous mes ancêtres.
Je suis l’Aïeul qui en des descendants se brise:
heureux, je deviens mon père et ma mère
qui à leur tour en moitié se divisent :
en Un plein d’âme ainsi je prolifère.

Je suis tout l’Univers – tout ce qu’il pouvait être :
les nations ennemies, chaque tribu.
Avec les vainqueurs morts, je refais leur conquête
et souffre du supplice des vaincus.
Árpád, Zalán… Les guerres des ancêtres…
Mongols et Turcs, Slovaques et Roumains
sont réunis dans ce cœur dont la dette
est un futur serein – Hongrois contemporains !

… Je veux travailler. Il est suffisant,
ce combat pour qu’on avoue le passé.
Du Danube qui est futur, passé, présent,
les doux flots ne cessent de s’embrasser.
La mémoire dissout en une paix posthume
les luttes acharnées de nos aïeux.
Régler enfin nos affaires communes,
c’est notre devoir. Et ce n’est pas peu.« 

Traduction de Tímár György

KRLEŽA, Miroslav (1893-1981)
Les Messieurs Glembay (1928-1931)
Écrivain croate prolifique, puissant et expressif, né à Zagreb, « poète des rencontres pacifiques ou belliqueuses entre Croates, Hongrois, Allemands et autres gens du Danube… ». Il dépeint admirablement la mosaïque des peuples et des cultures de la Pannonie. « Dans ses pages on retrouve, sombre et obsessive, une image insistante la boue de la Pannonie, cette plaine croato-magyare faite de poussière, de marias, de feuilles qui pourrissent et d’empreintes sanglantes laissées au cours des siècles par les migrations et les luttes de diverses civilisations, qui dans cette plaine et dans cette boue se sont mêlées et superposées comme les traces laissées par les sabots des coursiers barbares… »

« Sa Pannonie est un creuset de peuples et de cultures, dans lequel l’individu découvre la pluralité, l’incertitude mais aussi la complexité de sa propre identité. »

Appartenant au mouvement ouvrier, marxiste, il dépeint avec une plume féroce et agressive le démantèlement de l’empire des Habsbourg et l’agonie d’un ordre social désuet mais en même temps « sa protestation est nourrie de la culture de ce monde ». Krleža semble avoir été vers la fin de sa vie plus nuancé dans son regard sur la mosaïque habsbourgeoise.

KRUTA, Venceslas (1939)
Les Celtes, histoire et dictionnaire. Des origines à la romanisation et au christianisme. Collection « Bouquins », Éditions Robert Laffon, Paris, 2000

LAVERGNOLLE de, Gaston (?)
Le beau Danube Blond, Souvenirs et Impressions de voyage, Éditions ?, Paris, 1904

LEBEL, Germaine
La France et les principautés danubiennes (du XVe siècle à la chute de Napoléon Ier, Presses Universitaires De France, Paris 1955

LEIGH FERMOR, Patrick (1915-2011)
Dans la nuit et le vent, À pied de Londres à Constantinople (1933-1935),  Éditions Nevicata, Ixelles, 2016, traduction de Guillaume Villeneuve.
Première édition française complète de la trilogie composée des 3 livres de « Paddy » Leigh Fermor, Le temps des offrandes, Entre fleuve et forêt, La route interrompue dans une magnifique traduction et avec une préface de Guillaume Villeneuve. La route interrompue n’avait pas encore été traduite ni publiée en français jusqu’à aujourd’hui.

L’extraordinaire voyage de Patrick Leigh Fermor à travers l’Europe est passionnant pour le choix de son périple qui croise et longe le Danube à plusieurs reprises et pour l’époque à laquelle cet « écolier itinérant » anglais et peut-être un peu inconscient, âgé de 18 ans, choisit de partir à l’aventure. De ce voyage  initiatique qui débute pendant l’hiver 1933 il tire un journal de marche en deux tomes relatant ses aventures au sein d’une « Mitteleuropa » qui bientôt sombrera dans les ténèbres ; Mais c’est  encore dans la plupart des rencontres, une Europe tout autre que celle du montée du fascisme, qui l’accueille, l’héberge et souvent fête son passage. On découvre dans son récit original et d’une grande érudition quelques-uns des plus beaux lieux, paysages, villes et campagnes d’Europe centrale et du Danube, de grands personnages de ces confins aux destins incertains et tout un « petit » monde en mouvement dans son univers quotidien qui permet, dès le commencement, « de rentrer dans le vif du sujet sans débauche inutile d’explications préparatoires. »

« Le Danube inspire une passion contagieuse à ses riverains. Mes compagnons savaient tout de leur fleuve. »

LEMAIRE, Gérard-Georges (1948)
Le goût de Vienne, Éditions du Mercure de France, Paris, 2003
Un petit livre de courts extraits de textes d’écrivains consacrés à Vienne (Lamartine, Zweig, Montesquieu, Casanova, Greene, Roth, Musil, Jesenska, Canetti, Magris, Jelinek, Jaccottet…).

LE RIDER, Jacques (1954)
LA MITTELEUROPA, collection QUE-SAIS-JE, Éditions des presses Universitaires de France, 1994
Un remarquable petit ouvrage synthétique sur l’histoire et le concept de « Mitteleuropa » par l’un des meilleurs spécialistes dans ce domaine.
« La Mitteleuropa est-elle une réalité encore inquiétante ou seulement un fantôme du passé ? Est-elle une communauté de destins ? »
Où l’auteur pose encore une des questions essentielles sinon la question essentielle et toujours lancinante depuis le XIXème siècle : « L’Allemagne doit-elle ou ne doit-elle pas être considérée comme partie intégrante de l’Europe centrale? Pour les tenants d’une Zentraleuropa conforme à la tradition autrichienne contemporaine, la réponse est non. Mais les réalités économiques font de cette option danubienne séduisante un projet irréaliste dont les perspectives paraissent actuellement bien fragiles. « Contentons-nous de notre côté de rappeler simplement une réalité incontournable : le Danube prend sa source (ses sources) en Forêt-noire allemande. »

LEROY, Annick (1953)
Danube-Hölderlin, Éditions La Part de L’Oeil, Bruxelles 2002, collection Diptyque. Les photographies noir/blanc d’Annick Leroy consacrées au Danube sont accompagnées de deux belles études sur Hölderlin, par Holger Schmid et Luc Richier.
Annick Leroy a réalisé également un film, Vers la mer, film qui fut sélectionné à la Berlinale, essai cinématographique en forme de road movie, des sources du Danube jusqu’au delta du Danube, 1999.
Voir cinématographie danubienne à LEROY, Annick

LUC, Virginie
Journal du Danube, Paris, Éditions l’Âge d’Homme, 2014
Plaidoyer au long du Danube par une écrivaine, journaliste et cinéaste pour le peuple et la culture tsigane, trop souvent absents des cartes et des livres d’écoles.
Au fait comment dit-on Danube en Rom ?

MAGRIS, Claudio (1939)
Danube, Collection L’arpenteur, Éditions Gallimard, Paris, 1988
Le livre le plus érudit sur le Danube, magnifique biographie du fleuve et apologie inspirée (mais partielle) sur la civilisation multiculturelle danubienne. À lire et relire avant de partir ou de rester chez soi pour le plaisir !
Claudio Magris, auteur et traducteur italien, est né à Trieste en 1939. Jusqu’en 2006, il était professeur de littérature germanophone contemporaine dans cette même ville. Son œuvre la plus connue est sans doute Danube, une exploration littéraire de l’histoire multiculturelle des rives de ce fleuve. En 2009, Claudio Magris a obtenu le Prix de la paix des libraires allemands.

Claudio Magris

MARAI, Sandor (1900-1989) 
Divorce à Buda, Le Livre de Poche, Paris, 2004
Écrivain hongrois né à Košice (Slovaquie)

MARSIGLI, Luigi-Ferdinandino, Maréchal (1659-1730)
« C’est aussi le cas pour les gravures ornant le grand ouvrage du maréchal Louis-Ferdinand de Marsili, Danubius Pannonico – Mysicus, Observationibus Geographicis, Astronomicis, Hydrographicis, Physicis Perlustratrus et in sex Tomo digestus (1726), qui donne au fleuve l’aspect d’un vieillard viril et vigoureux, sorte de Saturne royal et bienveillant, de titan pas encore menacé par les centrales hydroélectriques, la canalisation et autres astuces de ces nains invincibles qui se sont rendus maitres de la terre. Il est vrai qu’en allemand Donau est du genre féminin, et au musée du Crime, à Vienne, un tableau d’O. Friedrich, datant de 1938 et représentant la dépouille d’un noyé, à pour titre Mère Danube — tableau modeste m’a dit l’expert en criminologie qui m’accompagnait en visite privée, parce que la police ne pouvait offrir que de modestes dédommagements, et devait donc s’adresser à des artistes de moindre renom. C’est sous l’aspect d’un adulte viril, toutefois, que le Danube symbolise l’Europe dans la fontaine du Bernin sur la Piazza Navona.

Sources : Claudio Magris, Danube, « Bissusla »

MARTONNE, de, Emmanuel (1873-1955)
Grand géographe français, spécialiste en particulier de la Roumanie.
« Il s’intéresse beaucoup à l’Europe centrale et participe aux travaux de la conférence de la paix en 1919. Durant ses travaux il insiste pour que les frontières tiennent compte, non seulement des regroupements ethniques mais, également d’un point de vue plus matériel des infrastructures du territoire, ce qu’il nomme le « principe de viabilité ». Il contribue ainsi au dessin des frontières de l’entre-deux-guerres dont certaines sont toujours d’actualité. »
La Gazette du géographe
On lira également l’article d’Emmanuelle Boulineau : « Fronts et frontières dans les Balkans : les géographes et les enjeux frontaliers sur le Danube en 1919-1920 », Balkanologie [En ligne], Vol. X, n° 1-2 | 2008, mis en ligne le 03 juin 2008, consulté le 30 juin 2015. URL : http://balkanologie.revues.org/396

MASPERO, François (1932-2015)
Balkans -Transit, Éditions du Seuil, Paris, 1997

MENASSE, Robert (1954)
Le Pays sans qualité, 1992, Éditions ?
En finir avec les nationalismes. Pour une Europe de la paix et une nouvelle démocratie, Éditions Buchet/Chastel, 2015, traduction de Dominique Venard

Robert Menasse, écrivain autrichien, est né le 21 juin 1954 à Vienne où il vit actuellement. En 1980, il termine des études de lettres et de philosophie par une thèse de doctorat sur « Hermann Schürrer : le type du marginal littéraire ». Il part ensuite au Brésil où il séjourne de 1981 à 1988, comme assistant à l’université de São Paulo. R. Menasse se consacre exclusivement à l’écriture depuis 1988. Son œuvre est essentiellement constituée de romans et d’essais sur la culture autrichienne. Depuis 1997, il écrit également avec sa fille et sa femme des livres pour les enfants. Très concerné par les développements politiques et culturels de son pays, il publie régulièrement ses points de vue dans la presse autrichienne et allemande. Honoré du Prix national autrichien de l’essai en 1998, il en a reversé la dotation pour refonder un prix indépendant « Jean Améry » qui a été remis à l’essayiste autrichien Franz Schuh.
« L’identité autrichienne. Le terme a quelque chose d’une pièce sombre et sentant le renfermé, dans laquelle on entre pour une quelconque raison, on a envie de tirer les rideaux et d’ouvrir la fenêtre pour faire entrer l’air et la lumière. Mais si la fenêtre ne donne sur rien et que la pièce ne reçoit que peu de lumière ? ».
Sources : cité par Pierre Burlaud dans son livre Danube-Rhapsodie (p. 148)

MEULEAU, Maurice (1927)
Les Celtes en Europe, Éditions Ouest-France, Rennes, 2011

MICHEL, Bernard (1935-213)
Nations et nationalismes en Europe centrale, XIXe-XXe siècles, Éditions Aubier, Collection historique, 1995

MICHELET, Jules (1798-1874)
Le Danube, 1863
« Il y a déjà longtemps que ce vieux roi des fleuves de l’Europe, roi captif, roi barbare, aux tragiques aventures, s’est posé devant moi comme un sombre problème, qui peut-être est celui du monde.

La première fois que nous nous rencontrâmes, j’eus une triste intuition de lui et de sa destinée.
Je descendais les hauteurs de la Forêt-Noire et j’entrais dans la Souabe. « Voulez-vous voir, me dit-on, la source du Danube ? » On me mène au petit jardin d’un ex-prince allemand. On me montre un petit bassin, misérable baquet de pierre. « Regardez au fond… le voilà.

J’avais beau regarder. À peine un faible mouvement indiquait le point d’où commence à sourdre cette grande puissance, ce géant des fleuves qui, par sept cent lieues de cours, va porter une mer d’eau douce au sein de la mer Noire.

Triste origine ! me dis-je. Pauvre fleuve ! Sujet à ta source d’une principauté sans sujets, tu t’en vas de captivité en captivité; d’obstacle en obstacle, de tyran en tyran. Durement barré sur ta route et forcé de monter au nord, tordu vers le midi à Bude, tordu vers l’ouest à Belgrade, tu mords ta rive de Servie, et tu n’en es pas moins brisé, rebrisé aux Portes de Fer. Affranchi du pont de Trajan, que te sert qu’il soit détruit ? Tu vas finir honteusement aux douanes du Cosaque. Là, tu expires, et tes maîtres ont stipulé, chose impie! qu’à tes fertiles embouchures, plus fécondes que le Nil, le pays serait à jamais désert !

Tes trois peuples sont trois prisonniers. On leur a fermé les deux portes par où ce grand monde intérieur pouvait respirer, l’Adriatique et la mer Noire.

Ils te disent barbare, sauvage. Ce sont eux qui t’ont fait tel. Rien d’inhumain dans ton génie. Un caractère de mansuétude résignée, virile, frappe dans les images des captifs danubiens qu’on voit au musée du Louvre. Et les bustes gigantesques des hommes de Dacie que conserve le Vatican, majestueusement chevelus comme les monts des Carpathes, ont la douceur du noble cerf qui erre aux grandes forêts. Ton génie est bien plus encore dans les graves mélodies qui se mêlent au bruit de tes flots et suivent ton cours. L’âpre douceur des chants du pasteur serbe, le rythme monotone du batelier, le refrain du Roumain et du raïa bulgare, tout se fond dans une vaste plainte, qui est comme ton soupir, ô fleuve de la captivité !

Qui a souffert, si ce n’est toi ? Qui a porté le grand combat du monde, le choc alternatif du Nord et du Midi, guerres de races, guerres de nations et guerres de religions; que de carnages et de supplices !

Mais l’éternel supplice, c’est la misère et l’avanie. Quand le patient raïa a desséché, fertilisé, on vient lui prendre sa terre ; il recommence à côté. On a vu en une fois trente mille familles bulgares émigrer de la rive turque et passer en Valachie, de la misère à la misère. Ils fuyaient l’avanie fantasque; mais qu’est la Valachie ? L’avanie permanente.

Par une dérision singulière des lois que nous croyons imposer à l’histoire, le temps, qui améliore, dit-on, partout, ici a toujours empiré. Avant-garde jadis du grand empire romain et bien-aimée colonie de Trajan, puis petit royaume barbare, belliqueux, héroïque, et l’une des barrières de l’Europe, la Roumanie désarme et perd son institution militaire quand l’Europe a formé la sienne. Elle en est au seizième siècle à disputer la liberté civile ; le servage y commence quand l’Occident ne connaît plus de serfs. Une constitution libérale, lui vient, pour comble de misère, la liberté pour payer double impôt. Dernier bienfait qui extermine, l’amitié de la Russie. »

MIQUEL, Pierre (1930-2007)
La Poudrière d’Orient, (Tome 4) : Le beau Danube bleu, Éditions Fayard, Paris, 2004
L’histoire des Poilus d’Orient.

MONTECUCCOLI, Maréchal (1609-1681)
La Hongrie en l’an 1677
« Les Hongrois sont fiers, inquiets, volubiles, jamais contents. Ils gardent quelque chose de la nature des Scythes et des Tartares, dont ils tirent leur origine. Ils aspirent à une licence effrénée… comme autant de Protées, qui tantôt aiment et tantôt n’aiment plus, foulent aux pieds ce qu’ils ont exalté, qui veulent et qui ne veulent plus… »

MORAND, Paul (1888-1976)
Voyages, collection Bouquins, Éditions Robert Laffont, Paris, 2001

MORAND, Paul
Entre RHIN ET DANUBE, Éditions Nicolas Chaudun, Paris (?), 2011
Paul Morand consacre une place non négligeable au Danube dans ses écrits sur l’Europe centrale. Le style élégant enveloppe un propos souvent léger, amusant voire superficiel, ressemblant parfois à une sorte de chronique géographico-historico-mondaine du Danube et des villes et des paysages qu’il traverse. Ses écrits semblent néanmoins témoigner d’un réel intérêt pour le fleuve et l’histoire qui l’accompagne. L’écrivain fut ambassadeur de France en Roumanie en 1943-1944 pour le régime de Vichy et, de juin 1938 à octobre 1939, membre de la Commission Européenne du Danube qui siégeait à Galaţi.

« Le Danube »
« Ce serpent est long comme deux fois la France ; c’est le fleuve le plus étendu d’Europe, avec la Volga, mais la Volga n’appartient qu’à un état alors que la Danube en traverse sept ; son cours ressemble à celui d’un professeur de géographie politique ; il réussit même à percer le rideau de fer, car on n’a encore pu enchaîner un fleuve et celui-ci surtout.
Le Danube réunit d’infinies beautés, historiques, naturelles, dramatiques, contradictoires ; après avoir, en Bavière, mousser comme de la bière, il coule comme de l’huile en Orient. Ici c’est un ruisseau, là une mer ; tantôt indépendant comme ces torrents que dévalent les trains de bois flottés, tantôt alangui, marécageux, presque semblable à ces cours d’eau qui se perdent dans les sables, et que les géologues nomment des rivières qui se suicident. Rhin, Rhône et Danube ont de très voisins berceaux, mais dès leur naissance ils obéissent à des pentes opposées qui les dispersent ; si les deux premiers accourent vers nous, le Danube nous fuit, et dès sa naissance badoise, tourne le dos à l’Occident ; son destin est l’Orient ; il finit sa vie de fleuve où le soleil commence sa vie d’astre.
La Forêt-Noire, le Schwarzwald, avec ses grottes qui servirent de cachettes aux fuyards de la guerre de Trente Ans, avec ses sapins guillochés, ses mélèzes enchenillés, ses sources creusées comme des cicatrices et sa toison épaisse, si brûlée en automne qu’on la pourrait nommer Forêt-Rouge, est la poche d’eau où remue le grand enfant qui va naître.
À Donaueschingen, dans une sapinière, au pied du palais du prince Fürstenberg, au fond d’un bassin de pierre entourée d’une balustrade verdie, sculptée des douze signes du zodiaque, quelques cascatelles couleur d’aigue-marine réunissent leurs gouttelettes glacées ; c’est la source première ; il faut envier le palais Fürstenberg de posséder, derrière ses parterres de roses, éclairés par des lanternes de fer forgé, comme un simple saut-de-loup, ce qui va être le Danube ; au haut de la nymphée, une grande femme de pierre personnifie die Donau, nom prestigieux, nom féminin en allemand. Plus loin, dans le parc, la petite rivière, la Breg va, avec sa soeur, la Brigach, « mettre le Danube en route » (bringen die Donau zu Weg), comme dit l’adage local, ce Danube, hydre interminable qui finit dans la Mer Noire par les trois têtes monstrueuses et fétides de son delta.
Père tranquille, il suit d’abord la pente de la facilité, c’est-à-dire qu’il s’écarte de ce vaste déversoir qu’est le lac de Constance (seul possédé par le Rhin), ce Bodensee, ce plus beau lac d’Europe, vrai miroir à nuages et à neiges, dont le sépare les molles collines badoises.
A Tuttlingen, plus vigoureux, le Danube remonte droit vers le nord, bleu comme une truite au bleu, agrandi de sources, avant d’arriver à Ulm la Wurtembergeoise, sa première grande ville, celle où l’on s’est toujours battu pour son passage. Après Ulm, Ratisbonne.
Ici, le Danube entre dans l’histoire, qui l’utilisera désormais par tous les bouts, les légions romaines de Tibère s’en servant comme de la muraille septentrionale du « limes », les croisés le descendant, en route vers Byzance et Jérusalem, tandis que le remontent les invasions des Avars, Goths, Wisigoths et des Huns, ancêtre des Hongrois.
Déjà, à Donauwörth, on apercevait de ces bateaux-lavoirs carrés que les allemands nomment des « boites » ; à Ratisbonne commence la navigation régulière, vers le Weltenburg ; la ville est située à l’extrême nord du cours, comme Orléans sur la Loire, au confluent de la Regen et de la Naab. C’est une cité qui s’élève sur les stratifications de l’histoire, camp romain, siège des diètes impériales, décor des amours de Charles Quint et des nuits de Napoléon, coupées de rêves stratégiques ; cet escalier à plate-forme qui va dominer le Danube, c’est tout simplement le Walhalla, l’Olympe nordique, consacrée par Louis Ier de Bavière aux grands hommes de la Germanie. Ce n’est pas là le seul rappel des légendaires Nibelungen, présents à chaque méandre du fleuve ; tout le Danube, ici, est wagnérien.
Comme tout ce qu’a construit ce naïf Louis de Bavière, filleul de Louis XVI et de Marie-Antoinette, ce panthéon bavarois est une copie du Parthénon ; en quoi il ressemble à ses soeurs, la Glyptothèque et la Pinacothèque munichoises. Cela date de 1842, époque du faux grec et du gothique troubadour, où Louis Ier se promenait sur les bords du Danube en pourpoint de velours noir, chaîne d’or et toques à plumes, accompagné de cette belle maîtresse qui finit par lui coûter sa couronne, la danseuse Lola Montès, une irlandaise qui se faisait passer pour sévillane. Ensemble, les amants ramassaient les morceaux de marbre de la région pour en daller les Walhalla à porte d’airain, où les Walkyries de la salle des morts annoncent les Ases dorés sur tranche. Ce paganisme scandinave, qui nous fait sourire, exaspérait le parti clérical bavarois ; aussi à la veille des révolutionnaires années 1848, Munich était-il divisé en « ultramontains » et en « lolamontains ». Est-ce de ce grand-père trop original que Louis II de Bavière hérita sa passion des châteaux « altdeutsch » ? Le grand-père détestait, d’ailleurs, son petit-fils : « Ce Wittelsbach n’en est pas un disait-il, il n’aime pas les femmes. »
Les grandes villes se font déjà plus nombreuses, chacune lançant son pont sur le fleuve, mettant son joug sur l’indomptable. Les bateaux du Loyd bavarois assurent le service de Passau à Linz. Pont suspendu de Passau où l’eau a trois couleurs, comme un drapeau ; au vert jade de la neige fondue, l’Inn mêle son lait, descendu du Tyrol, et l’Ilz, qui arrive de Bohême, ses eaux du noir-bleu de la mouche à viande ; tout se noue autour de la vieille forteresse d’Oberhauss dont Napoléon ne fit qu’une bouchée.
Linz, dont la grand-place descend se désaltérer au fleuve, voit entre les façades à colombages de ses vieilles résidences branlantes, surgir la colonne de la Trinité, action de grâce de la cité reconnaissante d’avoir échappé à deux fléaux, la peste et les Turcs ; les églises, les Dômes, les cloîtres, les flèches gothiques commencent à faire place , dans le ciel, à ces clochers bulbeux qui font déjà rêver à la Russie orthodoxe et aux mosquées. De plus haut encore, de la Franz-Josefwarte au Jägermayr, le Danube lèche les promenades en équerre, les tours de l’enceinte maximilienne, les dévalées de sapins droits comme des tuyaux d’orgue.
Si nombreux, les châteaux, si hérissés sur leur rocher, entourés du poil des conifères et de la fourrure des châtaigniers, si noblissimes que les célèbres « burgs » rhénans font, à côté d’eux, figure de chalets suisses. Leurs tours en surplomb dominent les gouffres, les chutes d’eau baveuses, leurs créneaux édentés menacent l’horizon. Obernzell, résidence des princes-évêques de Passau, Viechtenstein, qui commande la frontière austro-bavaroise, les forteresses dont les fameux tourbillons du Strudel sont les douves, Marsbachzell et sa tour, Wilhering et sa belle église baroque, Niederwaldsee où François-Joseph fêtait Noël avec sa fille chérie, Valérie, le très ancien Persenbeug, où l’aiglon passait ses vacances, magnifiques ruines féodales d’Aggstein, Greinburg, fief des Saxe-Cobourg, Krems, que brûla Mathias Corvin, Tulln, la Comagène des légions romaines, antérieure à Vienne et enfin Dürnstein où fût enfermé Richard Coeur de Lion.
Ce Richard Ier d’Angleterre, orgueilleux jusqu’à la démence, s’était mis à dos tous les croisés, devant Jaffa ; dans un accès de rage, il avait même piétiné les étendards du Duc d’Autriche. Au retour des croisades, la tempête jeta son bateau sur les côtes de Dalmatie. Pressés de rentrer à Londres, où son frère Jean sans Terre complétait contre lui avec Philippe Auguste, l’imprudent Coeur de Lion décida de prendre la voie de terre, plus rapide, à travers l’Autriche et l’Allemagne, et atteignit le Danube à Dürnstein, où il s’apprêta à passer la nuit à l’auberge du lieu, sans se douter que, dans le voisinage, son ennemi, le duc d’Autriche, résidait au château. Occasion inespérée de venger l’affront fait aux couleurs autrichiennes : l’auberge fut investie ; alerté, Richard se déguisa en marmiton et se réfugia à la cuisine ; les archers le surprirent à tourner la broche et le reconnurent immédiatement à sa taille gigantesque. Enfermé au château de Dürnstein, Richard dut payer une première rançon de soixante mille livres au duc Léopold, qui le livra à l’empereur d’Allemagne. L’empereur aussi avait des griefs à faire valoir contre son compagnon de croisade ; coût : cent mille marks d’or. Les bourgeois de Londres durent tout payer. La halte de leur illustre monarque sur le Danube leur avait coûté cher.
À côté des châteaux, les vieilles abbayes, les vieilles abbayes appelées à évangéliser les Slaves, à arrêter les Hongrois ou les Turcs, les unes encore forteresses, les autres déjà baroques, rose, vert amande, refuges cisterciens ou résidences de dieux wagnériens, vieux repaires hussites, Spitz, Stein, Melk enfin…
Melk, le plus beau sanctuaire danubien, où résidèrent ces Babenberg, premiers dynastes autrichiens de l’an mille avant les Habsbourgs… Melk sur son roc, à l’entrée du défilé de la Wachau, avec sa terrasse insolente sur le fleuve, sa cour des Prélats, sa salle des Marbres, sa bibliothèque bénédictine, aussi belle que celle de la Hofburg.

« Vienne, au cours de son histoire, n’a pas fait au Danube sa place ; l’utilisant défensivement, économiquement, puis industriellement, elle l’a négligé en urbanisme. Elle lui tourne le dos, elle lui rogne son espace vital, elle s’agrandit au dépends de terres alluvionnaires. Sous les canons de Wagram, le Danube offrait encore un paysage d’îlots, qui servaient de douves aux fortifications alors intactes, des champs d’épandage, de terrains réservés aux inondations. Après 1870 commencèrent les endiguements, les lits artificiels. J’ai connu jadis un Danube viennois, pas encore assagi, comme il l’est aujourd’hui ; dans les îles, sous les saules, les restaurations d’été risquaient d’être emportées par les inondations. Moi-même, j’y ai bu un coup un soir où éclata un de ces formidables orages viennois, fréquents en automne. Soudain le vent arracha les nappes à carreaux bleus et rouges, retourna les feuilles de peupliers qui, de vertes, devinrent blanches ; effarés les dîneurs et les danseurs sautèrent sur les tables ; tandis que l’orchestre grimpait sur le toit et continuait, impavide, à jouer des Bettelstudent sous les cris des oiseaux pêcheurs. Après l’Anchluss, des travaux gigantesques firent jaillir une Vienne industrielle. Pour replacer le Danube dans son décor, il faut grimper au Kahlenberg, au Leopoldsberg, où les assaillants trouvaient jadis les clefs de Vienne. Du Wienerwald aux premiers monts de Bohême, la ville se lit aisément, dans son admirable ceinture de forêts, son île aux Oies, paradis nautique, ses vignobles, ses coupoles, Hofburg ou Belvédère, dominés par la flèche de Saint-Etienne.
Depuis le départ des Russes, les services de bateaux à vapeur ont repris entre Linz et Passau, mais la descente vers Budapest, un des charmes de Vienne, a fait place au no man’s water… Sur l’eau, couleur de « mélange » (le café crème viennois) où l’Inn, la Salzach, le Traun, l’Enns, l’Ybbs, la Wien gonflent le fleuve, on arrivait en vue du Schlossberg d’Hainburg, vieux burg roman, aux fortifications intactes, qui commandait l’entrée en Hongrie. À Nickelsdorf, c’est le Burgenland, la région des châteaux, que se disputèrent si souvent Vienne et Budapest. Il faut signaler, à Vienne, un curieux monument commémoratif, dédié à tous les noyés du Danube.

Slovaque, puis hongrois, le Danube effleure Bratislava, ex-Presbourg, sur la rive gauche, au commencement des Carpathes. Située dans la plaine de Moravie, au confluent de la Morava, Devin lui fait suite. Quel joli accueil réservait la capitale de la Slovaquie, aux temps préhistoriques de la Petite Entente, quand nous la visitâmes pour la première     fois ; les drapeaux alliés flottaient aux doubles fenêtres, la batellerie à la cathédrale Saint-Martin et au château gothique une ceinture de coques blanches, tandis qu’à l’île du Seigle (Grande Ile Zitny), la plus grande île fluviale d’Europe, les baigneurs couleur de poulet cuit à l’infra-rouge saluaient notre yacht au pavillon européen de la Commission européenne, ou internationale, partout alors respectée.
Sur la rive droite, peu au dessous de Bratislava, le Danube devient hongrois.
À Komarno, patrie de Franz Lehar, nous quittons la Tchécoslovaquie. Mohacs, c’est la puzta, l’infinie plaine à blé. En été, la chaleur est telle que la terre boirait le fleuve, si un sang nouveau ne lui arrivait des derniers contreforts alpestres ou des Carpathes naissantes, la Leitha, la Drave, la Save, la Tisza, la Morava.
Sur un bras du fleuve, qui a nom le Petit Danube, après Györ, dont la cathédrale domine les vignobles de muscat, après Esztergom, résidence du primat de Hongrie, première sentinelle avancée de Budapest, le Danube plonge droit vers le sud ; il est maintenant hongrois sur ses deux rives ; il entre dans la capitale par l’île Marguerite, coiffé successivement de huit ponts, Buda sur la rive droite, dominée par la vieille citadelle, Pest à gauche. Comment oublier les couchers de soleil de Hongrie, quand le vapeur s’amarrait vers le soir à l’embarcadère de la place Eötvos ?
La colline du Buda étageait déjà ses feux ; les grands hôtels des rives, Dunapalota, Ungaria, les casinos de l’île Marguerite, les lanternes des campeurs de ses plages faisaient de Pest la ville la plus désirable d’Europe ; portés sur l’eau, les sons feutrés du cymbalum, les violons rageurs ou sanglotants des tsiganes se mêlaient au gémissement des cordes enroulées autour des bittes.
Aujourd’hui, le Danube est redevenu ce qu’il était au temps des Turcs, « un chemin de guerre », et le dragon a terrassé saint Georges au pied du Mont Gelbert.
Une fois passé les ponts, les rives sont désormais d’une platitude amazonienne. Des bateaux à vapeur remontent et descendent le fleuve, d’Esztergom à Mohacs, la dernière grande cité méridionale, le lieu de la terrible défaite qui fit de la Hongrie, vaincue par Soliman, une province turque pendant cent cinquante ans. Le Danube, ayant terminé son plongeon vers le sud, prend alors sa direction définitive vers l’Orient et va entrer en Yougoslavie. A peine a-t-on appris en hongrois « Rien à déclarer » (Semmi elvámolni valóm mincs) et en tchèque (Nemám nic k proclení) il va falloir le dire en serbe, ô Babel !…
De la terrasse de Kalemegdan, au confluent de la Save et du Danube, pendant mes longues heures de résidence forcée, entre deux séances de la Commission, à Belgrade, capitale la plus ennuyeuse d’Europe, je contemplais longuement ces deux longs fleuves tendus comme des cordes pour barrer la route…
Sur ces sept collines, dominées par une citadelle ébréchée, Belgrade a été reconstruite dans ce que les guides nomment « un esprit résolument moderne ». Elle ne vaut rien que par sa gare et ses bureaux de voyage, prometteurs de monastères, de cascades, de rivages adriatiques, de pêches et de ces chasses incomparables de Yougoslavie. On se demande pourquoi les Celtes, les Avars, les Slaves et les Turcs se sont entr’égorgés pour cette morne ville, sinon parce qu’elle tient une des clefs du Danube.
Yougoslave jusque-là, le fleuve va devenir frontière roumaine ; les deux nations, par dessus l’eau, se regardent sans aménité ; les Carpates transylvaines froncent le sourcil en face des Balkans qui font la moue… Le Danube commence ses embardées, ses crochets de lièvre en fuite ; il approche du plus célèbres défilé européen, repaire de fraîcheur, antre de tourbillons, asile de rapides, si encaissé que sa profondeur va atteindre une cinquantaine de mètres.
Voici le plus grand rapide d’Europe, dernière échelon du fleuve qui saute enfin la dernière marche de l’escalier. Le bateau y mène de Belgrade en dix-huit heures. On peut survoler les Portes de Fer : l’avion offre une vue d’ensemble merveilleuse avec ses pleins et ses vides, ses noeuds et ses ventres, ses hernies et ses goulots. Mais avec la hauteur disparaissent le relief, la surprise, la vie dangereuse de ce fleuve étranglé ; seule la navigation permet des étonnements successifs (voyager, c’est s’étonner, sinon le voyage n’est plus qu’un déplacement). L’imprévu vient d’abord des étendues variables de la surface ; ici, le Danube a 300 mètres de large (bassin des Buffles) ; l’instant d’après, il en a 1 000 ; tantôt le voyageur voit jusqu’au fond de l’horizon, tantôt il se croit enfermé dans une cuvette rocheuse, hermétiquement close ; puis les parois du décor coulissent et livrent au dernier moment passage, dans un bouillonnement qui fait craindre que le bateau n’aille se fracasser sur la falaise, comme une auto, qui, ayant raté son virage, irait s’abimer contre un mur ; mais un coup de barre a suffi à écarter le danger. Dans ce paysage inhumain surgit soudain un mirage de bazar : petites maisons blanches, minarets, mosquées, forteresse ottomane en ruine ; c’est la petite île d’Ada-Kaleh où se réfugièrent autrefois des Turcs et qu’on leur laissa coloniser en paix.
Le Danube va enter dans le défilé (Djendap en serbe) ; serbo-magyar jusque-là, il en sort serbo-roumain, puis roumano-bulgare. Ces bigarrures de nationalités ne lui font pas peur ; il en a vu d’autres ; sa plus grande forteresse, maîtresse des Portes de Fer, Golubac aux énormes tours, fut, à travers les siècles, disputée avec acharnement : Romains, Huns, Turcs, Serbes, Hongrois, Autrichiens, Valaques s’y sont entremassacrés. De 1337 à 1867, elle a été prise par les Turcs et reprise par les chrétiens onze fois. Telle est l’importance stratégique des Portes de Fer.
Le Danube passe le défilé ; la pierre de Bubajik marque l’entrée d’un petit Bosphore ; murailles de falaises, couloirs et bassins, jusqu’à Kladovo où le pont à vingt arches de Trajan, fut, dit-on, dans un accès de dépit envieux, détruit par Hadrien. Les derniers postes serbes, Mihailovac, Prahovo, marquent déjà l’approche de la Bulgarie. Pour éviter les pires rapides, le bateau prend le canal de Sip. Le cadre rocheux est brisé : c’est l’espace… et la monotonie.
Aussitôt terminé ce combat entre l’eau et le roc, Le Danube victorieux n’a plus qu’à se laisser vivre : un fleuve qui commence à ressembler à la mer, quel ennui !… C’est l’Olténie et ses grandes villes prospères, Turnu-Severin, Craoiva, la richissime plaine à blé, pays de l’Oltean tenace « aux trente-deux molaires ». Le fleuve descend paresseusement vers cette Mer Noire qu’on a appelé le cul-de-sac de l’Europe. Sur sa rive droite, le granit de la Droboudja lui refuse toute alimentation ; c’est donc des Carpates, à gauche, qu’il va recevoir ses affluents puissants, parfois sauvages, parfois aimables, toujours engendreurs de richesses, le Jiul, l’Oltul, aux traits admirables, la Dimbovitza, qui arrose Bucarest, l’Argesul, le long Siretul et l’interminable Pruth, jadis frontière russe.
De là dévalèrent jusqu’à Izmail les armées de la Grande Catherine, dans le dessein de libérer les Balkans du joug de l’Infidèle ; là, l’illustre maréchal Souvorov, ce héros d’une témérité presque mythologique, à la tête de sa poignée de Cosaques, et contre les ordres de son généralissime, prit d’assaut la place forte turque et incendia les flottilles fluviales des Ottomans, massacrant les Janissaires du pacha Andouslou, qui avait dit : « Les eaux du Danube rouleront à rebours avant que je me rende. »
À l’automne de 1918, sur cette même route, mais en sens opposé cette fois, et du sud au nord, un autre grand stratège, le maréchal Franchet d’Esperey, déploya sa nouvelle armée française du Danube, montant de Salonique et renforcée des troupes franco-roumaines du général Berthelot ; devançant ses instructions, tandis que reculait le maréchal allemand Mackensen affaibli par la défection des soldats tchèques et hongrois, Franchet d’Esperey osait, d’ici, franchir le Danube et s’élancer sur Vienne.

Au lendemain de la guerre de Crimée, l’Europe, consciente du danger qu’il y aurait à laisser la Russie se rendre maîtresse des bouches du Danube, créa la Commission européenne du Danube, chargée de la surveillance du fleuve et de l’exécution des traités internationaux qui le concernaient. La Commission était un petit royaume fictif, indépendant, avec son pavillon, ses yachts désuets, ses fonctionnaires de toutes nations, son budget-or et ses loisirs, employés par nous, ses membres, à tirer les aigrettes ou les gypaètes et à pêcher l’esturgeon dans des barques à voiles carrées ; dans nos vieilles résidences Napoléon III, nous nous bourrions de cochons à la broche et étouffions de caviar ; on se serait cru, à Braila, à Galati, revenu au temps de Gobineau. Aujourd’hui la guerre a soufflé sur tout cela et l’Europe s’est laissée chasser de cet avant-poste diplomatique, comme de tout l’orient.
Après Galati, le Danube se divise en trois bras, qui s’éloigneront l’un de l’autre jusqu’à une centaine de kilomètres. Ils vont mourir dans la mer Noire, dans ces petits ports où s’écoulent le blé danubien, par les soins des colonies grecques qui pratiquent là cette profession d’exportateur depuis la Grèce antique. Les trois pointes du trident se nomment Saint-Georges, Sulina et Kilia. Entre elles s’étend le delta.
C’est une région extraordinaire, qui ne ressemble à aucun autre delta, pas même à celui du Nil, célébré par Lawrence Durrell. Elle est immense et sans âge ; une province française y tiendrait facilement ; les pêcheurs, qu’on aperçoit parfois dans des barques couleur de caïques, ont l’air d’amphibies sorties de la préhistoire. Y-habitent-ils seulement ? On peut en douter, car où est le sol, où est même l’eau ? Ni les échasses ni le flotteur d’un hydravion y trouverait appui. Sur des milliers d’hectares, à perte de vue, ce ne sont que des roseaux infestés de sangsues, à plumets violets ou bruns, que le vent fait plier avec un bruit de taffetas. Tout sent la carpe, tout sent la fiente d’oiseau ; empire paludéen grouillant de nageoires, frémissant d’ailes : avides cormorans, aigrettes d’Égypte, canards de Scandinavie, cygnes de Sibérie, venus là pour vivre à l’abri de l’homme. Mais l’homme a appris à en tirer profit. Ce gigantesque marécage, cette     « balta « , contient tout un peuple lacustre : réfugiés cachés dans l’eau, comme autrefois les Vénètes fuyant l’invasion des Goths, insoumis craignant la conscription, « Skoptzi »[14] russe protégeant leur foi contre l’Évangile remanié de Moscou, tziganes campés depuis le XVIIe siècle ; ils passent dans leurs barques noires qui rappellent les gondoles. Ce sont les « Lipovan »[15], les grands pourvoyeurs de caviar de Vilkow. Leur vie, c’est de pêcher le « morun » pour les étals de Vilkow.

Vilkow est le port exportateur du caviar ; ce village sinistre et misérable vit de cette friandise de luxe ; sur les grandes tables, l’énorme poisson, blanc comme un corps de femme nue, est fendu vivant ; le caviar est arraché de ses entrailles, salé sur place, enfermé dans les rondes boites de métal et expédié vers les capitales d’Occident. Le contraste entre les êtres informes et boueux, venus de l’âge lacustre, qui peinent là, et les élégants restaurants, qui percevront des prix exorbitants, révoltent l’esprit et le coeur ; las de ces spectacles, nous retournions au yacht, où notre chef faisait cuire le succulent « bortsch » au poisson, qui n’a d’égal que la portugaise bouillabaisse de Setúbal. Barbets, brèmes, esturgeons s’entassaient dans des chaudrons, avec arêtes, branchies, nageoires et laitances, arrosés d’huile au paprika et d’oignons frits. Deux heures plus tard, il n’en restait que quelques tasses de bouillon, vrai élixir de poisson, avec quoi nous arrosions notre omelette aux oeufs azurés des poules d’eau, aux oeufs verts des bécasses, bleus des canards, tribut payé par l’immense gent ailée et voyageuse qui passe les étés au Kamtchatka, les hivers sur le Tchad et qui, entre ces saisons, élit pour demeure le delta.
Avec la Mer Noire finissent le Danube et son histoire ; admirons encore sur la carte la beauté du grand fleuve allongé comme une nudité orientale d’Ingres. Un pont a été jeté sur le Danube pour relier Giurgiu, roumain, à Ruse, bulgare : il porte le beau nom de pont de l’Amitié… seulement nul n’a le droit d’en approcher. Faisons le voeu qu’avec l’accélération — ou la décélération — de l’histoire, le pont de l’Amitié soit un jour ouvert à tous les hommes.
« LE DANUBE », in ENTRE RHIN ET DANUBE, Éditions Nicolas Chaudun, ?, 2011

« Budapest et le Danube… »
« De ma fenêtre, je voyais le Danube, à midi, en feu comme un fleuve de naphte, traverser des grands ponts majestueux aux noms augustes ; j’étais réveillé le matin par les sirènes des blancs bateaux, pavoisés et pleins à sombrer d’une foule avide de bains, de soleil et de courses dans les bois. Plus vertes que les feuilles, les grosses coupoles ventrues, bulbeuses, des églises, émergeaient de l’horizon. Ce Danube est un fleuve grand comme le Mississipi ou le Potomak ; ce n’est pas un de ces petits fleuves européens comme la Tamise ou la Seine, des rivières à peine, sur le dos desquelles tout le monde grimpe avec irrévérence, comme sur le dos d’un animal domestique : le Danube porte avec dignité et sans déchoir ses touristes, comme une mer.
J’étais arrivé à Budapest en cette courte saison qui est entre l’hiver et l’été, si courte qu’on peut à peine la nommer le printemps., En effet, aussitôt la glace cassée, aussitôt abattus les vents de Galicie, la chaleur arrive, saharienne, chaleur de la pleine hongroise qui roussit tout, sauf quelques bouquets d’acacias émergeant de l’immense plaine à blé. Budapest, au fonds d’une cuvette boisée, bien qu’arrosée et abritée, n’échappe pas à cet embrasement général. En quelques jours, l’on quitte le voisinage des poêles de porcelaine pour aller s’étendre sur les plages artificielles de l’île Sainte-Marguerite, respirer sur les hauteurs du golf, d’où l’on voit le fleuve se perdre dans la platitude infinie de ces terres noires, que dominent les silos, ces élévateurs de grains, qui ne finiront qu’aux rivages de la mer Noire. En quelques heures, le Kovacz, le New York, l’Ungaria, tous les restaurants de Pest, et même Gerbaud, la plus célèbres des pâtisseries de l’Europe centrale, – sont désertés, et c’est vers le Pesth d’été, vers le Spolarich, vers le Sanatorium, vers le Restaurant champêtre, à volets verts, de la tour Elisabeth qu’il faut aller. Autour du cymbalum comme autour d’un cercueil, des musiciens debout et affligés semblent veiller le cadavre d’un temps qui s’est enfui, et on se rappelle que le Danube compte plus de suicidés qu’un autre fleuve…, Seules, les porteuses de pain, à robe courte, si alertes avec leur petit bonnet blanc, égayent ces lieux de plaisirs. Elles vendent leurs petits pains avec des airs complices, comme une friandise défendue.
Avec l’été, une génération hongroise nouvelle sportive, athlétique, rasée à l’américaine, qui n’a pas connu la guerre si lointaine déjà, envahit les plages, plonge dans les eaux sulfureuses, dans les vagues artificielles, ou dans le Danube du haut des tremplins et s’entraine pour les championnats de water-polo. La Hongrie est mutilée mais ses fils et ses filles poussent, de toutes leurs forces.»
« CARNET D’EUROPE CENTRALE, BUDAPEST », in ENTRE RHIN ET DANUBE, Éditions Nicolas Chaudun, ?, 2011

Lettres du voyageur, Éditions du Rocher, Paris, 1988
« Lettre à Irène Lagut (1920) »
« Des nymphes du Danube, en réalité elles sont blondes, cuites au soleil, avec des cils blonds et elles vous nomment affectueusement « petit oncle ; tant il est vrai qu’il faut voyager. »
Flèche d’Orient, Éditions Gallimard, Paris, 1932
Journal inutile, Éditions Gallimard, Paris, 2002
Paul Morand raconte en particulier dans ce livre son dernier voyage sur le Danube à Passau en septembre 1975.
Ouvert la nuit, Éditions Gallimard, Paris, 1923

Paul Morand

PIERRE, Bernard (1920)
Le Roman du Danube, Éditions Plon, Paris, 1987
Historien, géographe, économiste, explorateur alpin, Bernard Pierre est un spécialiste des grands fleuves (Nil, Mississipi, Loire…) qu’il assimile à des êtres vivants. Il raconte cette fois l’histoire du Danube et celles des hommes le long du cours du fleuve. Bernard Pierre a dirigé d’importantes expéditions dans l’Himalaya et la cordillère des Andes ainsi qu’en Afrique.

PITISTEANO, Alexandre-George
La question du Danube, « Droit fluvial chez les Romains »,Librairie de jurisprudence ancienne et moderne Édouard Duchemin, Paris, 1914

RADIČKOV, Jordan (1924-2004)
L’herbe folle et autres nouvelles, Éditions Est/Ouest, Paris, 1994
Un grand conteur, romancier, nouvelliste et dramaturge bulgare du XXe siècle, né à Kalimanista dans le Nord-Est de la Bulgarie, village aujourd’hui englouti dans les eaux du lac-réservoir Ogosta. Il est parfois comparé à Gabriel Garcia-Marquez ou à Franz Kafka
Voir le très bel article de Marie Vrinat-Nikolov consacré à cet écrivain : http://liternet.bg/publish1/mvrinat/radichkov_fr.htm

RAIMBAUD, Patrick (1946)
La Bataille, Éditions Grasset, Paris, 1997
La Bataille est également éditée depuis 2012 sous forme de bande dessinée (trois albums, parus en mars 2012, mars 2013 et mars 2014. Un magnifique travail de reconstitution de la grande bataille d’Essling entre les troupes napoléoniennes et autrichiennes sur les bords du Danube, dans les environs de Vienne.

RECLUS, Élysée, Jacques (1830-1905)
Nouvelle Géographie Universelle, La terre et les hommes, Livre III, L’Europe centrale, Librairie Hachette et Cie, 1884
Quelques textes magnifiques consacrés au Danube.

REICHA, Antoine (1770-1836)
Écrits inédits et oubliés Autobiographie, articles et premiers écrits théoriques, édités par Hervé Audéon, Albant Ramaut, Herbert Schneider, Musikwissenschaftliche Publikationen, édition bilingue français/allemand, Éditions Georg Olms Verlag AG, Hildesheim, 2011

« Après mon séjour dans la vallée de Montmorenci je me préparais à faire un voyage à Vienne. J’ai quitté la France après y avoir séjourné 3 ans. Je m’embarque à Ulm avec 60 passagers à peu près, sur le Danube, pour arriver plus vite et plus commodément à Vienne : nous restâmes 17 jours sur ce malheureux fleuve, à cause des eaux basses et des jours cour[t]s de l’automne, car il est impossible de naviguer sur ce fleuve dangereux pendant la nuit. Les pays que le Danube parcourt sont admirables, je n’ai rien vu plus pittoresque. Enfin me voilà arrivé à Vienne… »
Autobiographie d’Antoine Reicha, compositeur, musicien et théoricien d’origine pragoise, contemporain de Beethoven, qui fut professeur au conservatoire de Paris et eût pour élèves Berlioz, Gounod, Franck… Il partait alors en séjour à Vienne « avec le désir de faire de nouveaux progrès dans son art et de profiter encore des conseils de Joseph Haydn… ».

REICHARD, Henri-Auguste-Ottocare (1751-1828)
Le voyageur en Allemagne et en Suisse…, Manuel à l’usage de tout le monde. Douzième édition, De nouveau rectifiée, corrigée, et complétée par F. A. Herbig., tome premier., A Berlin, Chez Fréd. Aug. Herbig, Libraire. A Paris chez Brockhaus et Avenarius et chez Renouard et Co., 1844.
M. Reichard fut conseiller de guerre du duc de Saxe-Gotha.

RENAU, Jean-Pierre
Marius Michel Pacha, 1819-1907,  Le bâtisseur, L’Harmattan, Paris, 2006
Le destin exceptionnel de Marius Michel Pacha dans l’Empire ottoman

RITTER, Jean 
Le Danube, collection Que sais-je, Éditions des Presses Universitaires de France, Paris, 1976

ROYER, Louis-Charles (1885-1970)
Domnica fille du Danube, Éditions de Paris, Paris, 1937

SORESCU, Marin (1936-1996)
Paysans du Danube (en roumain La Lilieci, Les Lilas), traduit et préfacé par Jean-Louis Courriol, Éditions Jacqueline Chambon, ?, 2006
Marin Sorescu, un des plus grands écrivains roumains « prête ici sa voix et son humour plein de tendresse aux paysans du Danube avec lesquels il a été élevé. Il fait sien leur parler séculaire pour l’arracher à l’oubli. Sauvant leur langue, il sauve leur mémoire, leurs rites, leurs superstitions, leur modeste fierté et leur malice pince-sans-rire. » Un hommage affectueux à ces populations rurales roumaines qui subirent la sinistre et mégalomane entreprise de destruction du dictateur Nicolae Ceaucescu. Marin Sorescu subit lui-même la censure de la dictature mais réussit à publier quelques-uns de ses textes drôles et merveilleux.

STASIUK, ANDRZEJ (1960)
Fado, Éditions Christian Bourgois, Paris, 2009
Sur la route de Babadag, Éditions Christian Bourgeois, Paris, 2007
« Un jour j’étais dans le delta du Danube. C’est vraiment le bout du monde, la nature y règne en maître, l’été, l’endroit fait penser à une Afrique européenne, des tropiques marécageux où tout est fait d’argile et de roseau, tout est archaïque, des pélicans planent dans les airs et des silures centenaires gros comme des requins se tapissent dans la vase. Il n’y a pas de routes. On arrive partout en barque. Un été, le sort ironique m’a jeté dans un hôtel construit au milieu des marais. Le canot accoste et, dans cette région antédiluvienne, voici qu’apparaît une hôtesse en minijupe et talons hauts. Ses talons s’enfoncent dans la boue, mais elle vient résolument à la rencontre des clients. elle porte devant elle un plateau chargé d’alcool pour nous souhaiter la bienvenue. Les mignons petits verres contiennent de la tzuika, de la vulgaire geôle de prunes qu’un paysan sur deux distille dans sa ferme. Mais une olive verte flotte dans chaque verre. »
« La Roumanie » in Fado

STIFTER, Adalbert (1805-1868)
L’arrière-saison, récit, Gallimard, Paris, 2000
Écrivain, pédagogue poète réaliste et peintre autrichien né en 1805 à Oberplan (Horní Plana, Bohême méridionale), grand admirateur de Goethe et figure de proue du Biedermeier.
Son père se tue accidentellement en 1817. Traumatisé A. Stifter tente d’abord de se laisser mourir de faim puis il entreprend l’année suivante, des études à l’abbaye bénédictine de Kremsmünster. Il est admis en 1826, à l’Université de Vienne, (droit), s’éprend de Fanny Greipl, fille d’un commerçant de la bourgeoisie viennoise. Dans ses lettres à Fanny, Stifter se déprécie lui-même comme amant. Son refus de participer à un concours pour obtenir une chaire de physique à l’université de Prague déconcertent les parents de la jeune fille, qui le perçoivent alors comme un homme sans ambition ni avenir. En 1832 a lieu la rencontre avec Amalia Mohaupt, une ancienne prostituée, qui devient sa femme en 1837. Sans descendance, le couple adopte plus tard les enfants d’un frère d’Amalia. Une fille adoptée se suicidera en se jetant dans le Danube. Après cet accident tragique, Stifter s’enfonce dans une grave dépression.
Jusqu’en 1840, l’écrivain hésitera à choisir entre ces deux vocations : la peinture et la littérature. La parution de sa première nouvelle Der Kondor (Le condor) reçoit un accueil très enthousiaste et le rend célèbre. Pendant huit ans, il pourra subvenir à ses besoins grâce à ses livres et des leçons particulières. Stifter est nommé Inspecteur des écoles primaires de Haute-Autriche en 1850. Il prend sa retraite en 1865 et gravement malade met fin à son existence en se tranchant la gorge trois ans plus tard.

Adalbert Stifter

STRABON (env. 63 av. J.-C.-env. 23 ap. J.-C.)
Géographie universelle
Strabon, historien et géographe d’origine grecque et installé à Rome, est né vers 64 avant Jésus-Christ en Cappadoce à Amasée (aujourd’hui Amasya en Turquie) et meurt entre 21 et 25 après Jésus-Christ. Il écrivit en grec une Histoire de Rome, aujourd’hui perdue, qui continuait celle de Polybe, et une Géographie universelle en 17 livres. Nous citons ici un court extrait du Livre VII dans lequel l’auteur parle du Danube (Ister).

« 1. Après avoir décrit l’Ibérie, la Celtique, l’Italie et les îles qui les avoisinent, nous avons à parler présentement du reste de l’Europe ; or, fixons au préalable la division la plus conforme à la nature des lieux. Le reste de l’Europe comprend, d’une part, tout ce qui se prolonge vers l’E. au delà du Rhin jusqu’au Tanaïs et à l’ouverture du lac Maeotis, et, d’autre part, tout ce qui s’étend au S. de l’Ister, entre l’Adriatique et la rive gauche du Pont, jusqu’à la Grèce et à la Propontide. Il est de fait que le cours de l’Ister se trouve couper en deux et à peu près dans toute sa longueur la contrée dont nous parlons : ce fleuve, qui est le plus grand d’Europe, après avoir coulé d’abord au midi, tourne brusquement de 1’0. à l’E., dans la direction du Pont ; il prend sa source à la pointe ou extrémité occidentale de la Germanie, assez près même du fond de l’Adriatique, puisqu’il n’en est guère qu’à 1000 stades, et, après s’être relevé quelque peu vers le nord, vient finir dans le Pont-Euxin, non loin des bouches du Tyras et du Borysthène : il forme donc, on le voit, la limite méridionale des pays situés au delà du Rhin et de la Celtique, c’est-à-dire des populations galatiques et germaniques qui s’étendent jusqu’aux Bastarnes, aux Tyrégètes et au fleuve Borysthène, et de ces autres populations qui vont du Borysthène au Tamaïs et à l’embouchure du Palus Maeotis, remplissant tout l’intervalle de la mer Pontique à l’Océan, en même temps qu’il sert de limite septentrionale aux populations Illyriennes et Thraces, qui, avec un certain nombre de tribus étrangères, celtiques et autres, occupent tout le pays jusqu’à la Grèce.
Mais parlons d’abord de la région située au delà de l’Ister, car la description n’en est pas à beaucoup près aussi compliquée que celle de la région citérieure… »
Strabon, Géographie universelle, VII, 1 – La Germanie, traduction française d’Amédée Tardieu, Éditions Hachette, Paris, 1867

« La rivière Marisus1, qui traverse tout leur pays, vient se jeter dans le Danube ; et, par cette dernière voie, les Romains avaient toute facilité pour approvisionner leurs armées en cas de guerre. Les Romains, en effet, appellent Danube toute la partie haute du fleuve comprise entre la source et les cataractes, la même justement qui coule chez les Daces, réservant le nom d’Ister uniquement à la partie inférieure, laquelle s’étend jusqu’au Pont, et se trouve border le territoire des Gètes. Les Daces parlent absolument la même langue que les Gètes. Que si, maintenant, nous autres Grecs nous connaissons mieux les Gètes, la cause en est que ceux-ci ont perpétuellement changé de demeure et passé d’une rive à l’autre, se mêlant ainsi aux peuples de la Thrace proprement dite, et notamment aux Moesiens. Il est arrivé de même aux Triballes, autre peuple de la Thrace, de recevoir souvent au milieu d’eux des bandes [de Gètes] émigrants, chassés de leurs demeures par des voisins plus puissants, soit par les Scythes, les Bastarnes et les Sauromates de la rive ultérieure, qui, non contents de les avoir expulsés, franchissaient le fleuve après eux et ont laissé ainsi différents établissements dans les îles de l’Ister et dans la Thrace, soit par les Illyriens, les plus redoutables ennemis qu’ils eussent de ce côté-ci du fleuve. – La nation des Daces et des Gètes, qui avait accru sa puissance un moment jusqu’à pouvoir envoyer au dehors des armées de 200 000 hommes, se trouve donc réduite aujourd’hui à une force de 49 000 guerriers tout au plus, et elle paraît être sur le point d’accepter le joug des Romains ; si même elle n’a pas fait encore sa soumission pleine et entière, c’est qu’elle fonde un dernier espoir sur les Germains et sur la haine que ceux-ci portent aux Romains. [Entre les Gètes] et la partie de la côte du Pont qui va de l’Ister au Tyras on voit s’étendre ce qu’on appelle le Désert des Gètes, immense plaine sans eau où, lors de son expédition contre les Scythes, Darius, fils d’Hystaspe, eut l’imprudence de s’engager après avoir franchi l’Ister et où il serait mort de soif avec toute son armée, s’il n’eût fini par reconnaître sa faute et par rétrograder. Plus tard, en voulant attaquer les Gètes et leur roi Dromichaetès, Lysimaque y courut les mêmes dangers et eut le malheur, qui plus est, de tomber vivant au pouvoir de l’ennemi ; mais on a vu par ce que j’ai dit plus haut, que, grâce à la modération extraordinaire du roi barbare, il n’avait pas tardé à recouvrer sa liberté. »

1 Le Mureş, sous-affluent roumano-hongrois du Danube se jette dans la Tisza à hauteur de la ville de Szeged (Hongrie).

SZEKELY, Jànos (1901-1958)
L’enfant du Danube, Éditions France Loisirs, Paris, 2001

SZABOS, Miklos (1940)
« Sur les traces des celtes en Hongrie. » In : Revue archéologique du Centre de la France. Tome 12, fascicule 1-2, 1973

TAPIE, Victor-Louis (1900-1974)
Monarchie et peuples du Danube, collection L’histoire sans frontières, Éditions Fayard, Paris, 1969

TIŠMA, Alexandre (1924-2003)
Le livre de Blam, Éditions Juillard/L’âge d’homme
« Les 21, 22, 23 janvier 1942, à Novi Sad, 1 400 juifs et Serbes ont été fusillés sur le Danube par l’armée d’occupation hongroise. »

THORPE, Nike 
A journey upriver from the black sea to the black forest (Un voyage en amont de la mer Noire à la Forêt-Noire), Yale University Press, New Haven and London, 2013
Danube-culture recommande la lecture de cet excellent livre de Nike Thorpe dont on attend toujours la traduction en français (il a été traduit en allemand…).
« Remonter le Danube ? Beaucoup de gens que j’ai rencontrés au cours de ce long voyage ont pensé que je devais être fou pour tenter de parcourir le fleuve dans le sens inverse. Les fleuves suivent un cours inévitable des montagnes à la mer. Mais qu’en est-il du cortège ininterrompu de migrants et de commerçants, de soldats et d’aventuriers qui ont voyagé dans la même direction, en remontant le Danube, à la recherche d’une vie meilleure ? Qu’avaient-ils dans la tête et dans leur affaires? Et qu’ont-ils laissé derrière eux ? Après avoir passé la moitié de ma vie dans l’est de l’Europe, il m’a semblé qu’il était grand temps de faire un voyage vers l’ouest, afin de jeter un nouvel éclairage sur le continent tel que les gens qui viennent de l’est le perçoivent »
Nick Thorpe est un journaliste britannique basé à Budapest qui est le correspondant pour l’Europe centrale de BBC News et de ses chaînes d’information BBC World News et BBC News Channel, ainsi que des chaînes de télévision et de radio nationales de la BBC et du BBC World Service. Nike Thorpe est également réalisateur de documentaires. Il a coréalisé, avec Andrea Weichinger, « The Fairy Island » (1993, Duna Television, Hongrie), en 2001, « The Vineleaf and the Rose » (2001, MTV, Hongrie), « Vigilance » (TintoFilms, 1997), en 2014/15, il a réalisé et présenté « The Travels of a Gadjo in Romanistan », sept documentaires de 52 minutes (Spot Productions, Budapest, 2014/2015) et olus récemment une série documentaire de 8 films de 45 minutes intitulée « The Danube – Against the Flow » (AMC et Spektrum TV, 2020).

TREICHLER, Hans Peter (1941), STÄRK, Georg
Le Danube, Éditions Mondo, Lausanne, 1983

TUMLER Franz (1912-1998)
Propositions sur le Danube, (Sätze von der Donau), Zürich 1965
« Il n’est pas facile d’écrire sur le Danube, parce que le fleuve s’écoule sans cesse et sans repères, sourd aux propos et au langage qui articule et découpe l’unité du vécu. »

VANTROYS, Carole
Le goût de Budapest, Mercure de France, Paris, 2005

VERCORS (JEAN BRULLER, 1902-1991)
La marche à l’étoile, précédé du Silence de la mer, Éditions Albin Michel, Paris 1951

VERNE, Jules (1828-1905)
Le Pilote du Danube, collection 10/18, Union Générale Éditions, Paris, 1979

VERNE, Jules
Le Danube Jaune, Éditions Gallimard, collection Folio, Paris, 2002

VERNE, Jules
Kéraban-le-têtu, 1882, Éditions du groupe « Ebooks libres et gratuits »
« Le soir, vers cinq heures, on s’arrêtait à Toultcha, l’une des plus importantes villes de la Moldavie. En cette cité de trente à quarante mille âmes, où se confondent Tcherkesses, Nogaïs, Persans, Kurdes, Bulgares, Roumains, Grecs, Arméniens, Turcs et Juifs, le seigneur Kéraban ne pouvait être embarrassé pour trouver un hôtel à peu près confortable. C’est ce qui fut fait. Van Mitten eut, avec la permission de son compagnon, le temps de visiter Toultcha, dont l’amphithéâtre, très pittoresque, se déploie sur le versant nord d’une petite chaîne, au fond d’un golfe formé par un élargissement du fleuve, presque en face de la double ville d’Ismaïl. Le lendemain, 24 août, la chaise traversait le Danube, devant Toultcha, et s’aventurait à travers le delta du fleuve, formé par deux grandes branches. La première, celle que suivent les bateaux à vapeur est dite la branche de Toultcha ; la seconde, plus au nord, passe à Ismaïl, puis à Kilia, et atteint au-dessous la mer Noire, après s’être ramifiée en cinq chenaux. C’est ce qu’on appelle les bouches du Danube. Au delà de Kilia et de la frontière, se développe la Bessarabie,qui, pendant une quinzaine de lieues, se jette vers le nord-est, et emprunte un morceau du littoral de la mer Noire.
Il va sans dire que l’origine du nom du Danube, qui a donné lieu à nombre de contestations scientifiques, amena une discussion purement géographique entre le seigneur Kéraban et Van Mitten. Que les Grecs, au temps d’Hésiode, l’aient connu sous le nom d’Istor ou Histor ; que le nom de Danuvius ait été importé par les armées romaines, et que César, le premier, l’ait fait connaître sous ce nom ; que dans la langue des Thraces, il signifie « nuageux » ; qu’il vienne du celtique, du sanscrit, du zend ou du grec ; que le professeur Bupp ait raison, ou que le professeur Windishmann n’ait pas tort, lorsqu’ils disputent sur cette origine, ce fut le seigneur Kéraban qui, comme toujours, réduisit finalement son adversaire au silence, en faisant venir le mot Danube, du mot zend « asdanu », qui signifie : la rivière rapide.
Mais, si rapide qu’elle soit, son cours ne suffit pas à entraîner la masse de ses eaux, en les contenant dans les divers lits qu’elle s’est creusés, et il faut compter avec les inondations du grand fleuve. Or, par entêtement, le seigneur Kéraban ne compta pas, en dépit des observations qui lui furent faites, et il lança sa chaise à travers le vaste delta. Il n’était pas seul, dans cette solitude, en ce sens que nombre de canards, d’oies sauvages, d’ibis, de hérons, de cygnes, de pélicans, semblaient lui faire cortège. Mais, il oubliait que, si la nature a fait de ces oiseaux aquatiques des échassiers ou des palmipèdes, c’est qu’il faut des palmes ou des échasses pour fréquenter cette région trop souvent submergée, à l’époque des grandes crues, après la saison pluvieuse. Or, les chevaux de la chaise étaient insuffisamment conformés, on en conviendra, pour fouler du pied ces terrains détrempés par les dernières inondations. Au delà de cette branche du Danube, qui va se jeter dans la mer Noire à Sulina, ce n’était plus qu’un vaste marécage au travers duquel se dessinait une route à peu près impraticable. Malgré les conseils des postillons, auxquels se joignit Van Mitten, le seigneur Kéraban donna l’ordre de pousser plus avant, et il fallut bien lui obéir. Il arriva donc ceci : c’est que, vers le soir, la chaise fut bien et dûment embourbée, sans qu’il fût possible aux chevaux de la tirer de là. « Les routes ne sont pas suffisamment entretenues dans cette contrée ! crut devoir faire observer Van Mitten. – Elles sont ce qu’elles sont ! répondit Kéraban. Elles sont ce qu’elles peuvent être sous un pareil gouvernement !
– Nous ferions peut-être mieux de revenir en arrière et de prendre un autre chemin ?
– Nous ferons mieux, au contraire, de continuer à marcher en avant et de ne rien changer à notre itinéraire !
– Mais le moyen ?…
– Le moyen, répondit le têtu personnage, consiste à envoyer chercher des chevaux du renfort au village le plus voisin. Que nous couchions dans notre voiture ou dans une auberge, peu importe ! »
Il n’y avait rien à répliquer… »
Jules Verne, Kéraban-le-têtu

VIAL, Michel 
Le beau Danube noir, Éditions Ditis, Paris, 1961

VILLIERS de, Gérard (1929-2013)
Le Danube rouge, Éditions GDV SAS n° 196, 2013

VLADOMAN, Radan
Le sourire de l’accordéoniste, Éditions de la Table ronde, Paris, 1993

WAJBROD, Cécile (1954)
Europe centrale, un continent imaginaire, en collaboration avec Sébastien Reichmann, Éditions Autrement, Paris, 1991

WALTERS, George (1921-?)
Les pleurs de Babel ou le siècle d’Erna, Éditions Phoebus, Paris, 1993
« Écrivain, journaliste et parolier français d’origine hongroise, né à Budapest en 1921.
Dans la chambre où elle finit ses jours non loin de Paris, Erna se souvient, en silence. Son fils aussi se souvient et s’interroge, décryptant les confidences de celle qui fut, au long d’un siècle de vie ou presque, la gardienne d’un secret autour duquel l’histoire familiale et l’Histoire majuscule ont noué inextricablement leur écheveau. Pourquoi au printemps de 1914, sur les bords du Danube, la touchante Ilona, soeur aînée d’Erna, est-elle morte dans la fleur de ses seize ans – d’amour peut-être ? Et pourquoi la vieille dame, en cette fin de 1989 qui voit la chute du mur de Berlin, charge-t-elle son fils de cette mission qu’il se refuse à prendre pour le fruit d’une lubie : rendre visite au prince Otto de Habsbourg, et lui toucher la main ? Troublé par les liens qu’il établit peu à peu entre ces deux énigmes jumelles, le narrateur, à présent dépositaire du secret d’Erna, va s’employer à en éclairer la part d’ombre. Son enquête le condamne à parcourir les allées de cette Mitteleuropa ruinée par la folie des hommes et à s’attarder, ramasseur des causes perdues, auprès de ceux qui, hier, osèrent rêver d’un monde où les seules convulsions possibles seraient celles de la Beauté. Tenu de poursuivre ses fantômes, il devra, sur la piste de l’amoureux d’Ilona – le cavalier sans nom -, remonter du Finistère au Danube, passer par Sarajevo et Vienne, Budapest et Montparnasse, frôler les silhouettes du Dr Freud et d’André Breton, traverser deux guerres mondiales qui n’en font qu’une. Tapie derrière la porte, l’Histoire distribue aux anonymes les épreuves, elle organise leurs métamorphoses : le caporal Mathias Landor en horloger de la cour, Sigismond le Linguiste en agent secret de feu l’empereur, l’oncle Joseph, sous l’occupation allemande, en chevalier Dupin. Mais pour que le messager puisse toucher la main du prince, il faut en finir encore avec quelques mauvais rêves – qui persistent à brouiller la chanson insistante d’un passé mal oublié. »

WEBER, Franz (1927)
Le paradis perdu, Pierre Marcel Favre, Lausanne, 2006
Franz Weber, journaliste écologiste suisse, raconte l’histoire du sauvetage des magnifiques forêts alluviales danubiennes de Hainburg en Basse-Autriche, en aval de Vienne, dans les années 1980. Le projet de la DoKW (Donaukraftwerke SA, la Société des centrales hydroélectriques du Danube), soutenu par le gouvernement socialiste autrichien du Chancelier Sinowatz, la confédération des syndicats et de nombreux acteurs du monde économique et financé en grande partie par les banques suisses, de construire un barrage et une centrale hydroélectrique à la hauteur de la petite ville de Hainburg, menaçait l’écosystème de la plus grande des forêts alluviales en Europe. L’engagement de Franz Weber, du WWF, d’associations et de personnalités éclairées et courageuses parmi lesquelles le professeur Gustav Wendelberger de l’Université de Vienne, a permis de faire échouer la construction du barrage et de préserver cet espace naturel unique.
« L’Au, Monsieur Weber, est un écosystème qui fonctionne parfaitement, une gigantesque et géniale installation de filtrage au pouvoir nettoyant inimaginable pour l’eau comme pour l’air. Jamais la main de l’homme ne pourra créée une telle perfection. Elle ne sait que le détruire. »

WHITE, Kenneth (1936)
Un monde à part, Cartes et territoires, Éditions Héros-Limite, feuilles d’herbe, géographie(s), Genève, 2018

YOURCENAR, Marguerite (1903-1987)
Mémoires d’Hadrien, Éditions Gallimard, collection Folio, Paris, 1977
« Ce pays situé entre les bouches du Danube, triangle dont j’ai parcouru au moins deux côtés, compte parmi les régions les plus surprenantes du monde, du moins pour nous, hommes nés sur les rivages de la Mer Intérieure, habitués aux paysages purs et secs du sud, aux collines et aux péninsules… Mon émerveillement ne cessait pas en présence du miracle des fleuves : cette vaste terre n’était pour eux qu’une pente et qu’un lit. »
« Nos rivières sont brèves ; on ne s’y sent jamais loin des sources. Mais l’énorme coulée qui s’achevait ici en confus estuaires charriait les boues d’un continent inconnu… »
Le soir de mon arrivée au camp, le Danube était une immense route de glace rouge, puis de glace bleue, sillonnée par le travail intérieur des courants de traces aussi profondes que celles des chars. Nous nous protégions du froid par des fourrures… Aux choses les plus banales, les plus molles, le gel donnait une transparence en même temps qu’une dureté céleste. Tout roseau brisé devenait une flûte de cristal.»
Marguerite Yourcenar

ZEILLER, Jean (1878-1962)
Les origines chrétiennes des provinces danubiennes de l’Empire romain, Éditions ?, Paris, 1918

Eric Baude pour Danube-culture, © droits réservés, mise à jour avril 2023

Drobeta-Turnu Severin par l’écrivain roumain Alexandru Vlăhuţa (1858-1919)

Le port de Drobeta-Turnu Severin au début du XXe siècle, collection particulière

    « À partir de Vertchiorova1, les berges s’abaissent et s’aplanissent. De vastes champs de maïs verdoient à l’horizon. La voie ferrée, en bordure ininterrompue, ourle tout droit la rive du fleuve, jusqu’à Tournou-Sévérine, qui apparaît, au coucher du soleil, comme en un décor de théâtre. Le Danube élargi, empiète en courbe sur le littoral roumain, et repousse la ville sur une hauteur ombragée d’arbres, dont les touffes laissent entrevoir, toujours plus haut, toujours plus grandes, de blanches maisons coiffées de tuiles rouges. D’épaisses fumées noires s’échappent à gros bouillons des cheminées d’usine. On entend de loin cogner dans les chantiers, les lourds marteaux de fer. La berge, au débarcadère, fourmille de monde, comme une foire. Ils abondent, ces lieux, en souvenirs antiques. C’est par ici que s’écoula, il y a dix-huit siècles, le flot des légions romaines destinées à planter, dans les plaines désertes de la Dacie, un peuple nouveau.

C’est ici que plus tard, l’empereur Septime Sévère2, établit ses postes de sentinelles, à l’orient de son empire : « les camps Sévériens » dont on voit les restes encore aujourd’hui (La Tour de Sévère) dans le jardin public de la ville, situé au dessus du port, sur une terrasse élevée, d’où l’on découvre une des plus belles perspectives sur le Danube. C’est ici que se trouvait autrefois la capitale de l’Olténie, la résidence des illustres Bans de Sévérin3 dont l’origine se perd dans la nuit des temps, par-delà l’époque de la première colonisation. Les fouilles opérées dans les environs exhument d’antiques ruines, des figures de pierre, des bijoux et des monnaies romaines, lointains souvenirs de ce peuple d’incomparables héros, qui a transplanté et instauré dans les plaines danubiennes, la lumière, le parler et l’imposante puissance de l’empire le plus grand et le plus glorieux que le soleil ait vu.
Quelles empreintes de géant ont laissées, partout où ils passèrent, ces légionnaires de Trajan4 ! Leurs traces se montrent encore parmi les crevasses des montagnes. Toute chose leur fut soumise. Les rochers s’écartèrent pour leur faire place : les fleuves se soumirent, épouvantés par l’ombre et le fracas des premiers ponts qui les eussent enjambés. Même le Danube, le grandiose, l’impétueux Danube fut dompté, et dut fléchir sous le joug. On voit encore aujourd’hui se dresser hors des flots, comme deux bras gigantesques tendus vers le ciel, les extrémités du pont qui a rendu immortel le nom d’Apollodore de Damas5.

Les ruines du pont de Trajan, collection particulière

   À cette même place, sur cette terre consacrée par tant de grands sacrifices et de précieux souvenirs, s’élève aujourd’hui Tournou-Sévérine, l’un des ports les plus importants de la Roumanie ; ville à l’aspect occidental, aux beaux bâtiments, aux imposantes écoles, aux rues larges et droites, autrefois citadelle entourée par un fossé profond, qu’aux moments de danger le Danube remplissait en un clin d’œil, mettant ainsi la cité sous l’égide de ses flots et la pressant sur son sein, de ses bras protecteurs, comme un enfant bien-aimé.

Le port de Drobeta-Turnu Severin dans les années trente, photo collection particulière

   Et, comme s’il était écrit que cette ville, à laquelle se rattachent tant de grands événements, dût graver son nom une fois de plus dans l’histoire de notre nation, voilà que c’est encore ici, à la place même où l’empereur Trajan mit pied à terre, il y a dix-huit siècles, que fit ses premiers pas sur le sol de la Roumanie, le jeune Prince Carol Ier6 , convié à prendre entre ses mains fortunées et sagaces la destinée de ce peuple, et à ressusciter dans son âme l’antique vaillance et l’indomptable énergie, en l’éveillant aune vie nouvelle, à une nouvelle phase de gloire et de progrès… »

Alexandru Vlăhuţa, extrait de son livre « La Roumanie pittoresque », traduction française de Mărgărita Miller-Verghy, publié à Bucarest en 1903

Alexandru Vlahuţa (1858-1919)

Notes :
1 Vârciorova, en aval du confluent de la Bahna avec le Danube, rive gauche.
2 146-211, Septime Sévère règne de 193 à 211 après avoir été nommé empereur à Carnuntum par les légions qui stationnent sur le Danube.
3
Princes ou gouverneurs régnant sur un Banat, territoire frontalier de la couronne hongroise. Les Bans de Severin règneront en fait de 1233 jusqu’à la conquête et la destruction de la forteresse en 1524 par les armées de Soliman le Magnifique. Cette forteresse qui avait été construite entre 1247 et 1250 par l’ordre  des chevaliers de Jeanne représentait le centre politico-administratif du Banat de Severin. Il s’agit de la première forteresse en pierre de Roumanie. C’est ici que Mircea l’Ancien (Mircea cel Bătrân, ?-1418, puissant voïvode de Valachie de 1386-1418 ) signe avec le roi de Hongrie, un traité d’alliance contre les Ottomans en 1406. À partir de ce moment-là, la forteresse de Severin n’a plus qu’un seul objectif : la défense devant la menace des Ottomans. La place forte comportait une imposante tour de guet (donjon), six tours défensives, deux murs de pierre concentriques et une douve profonde alimentée par l’eau du Danube. La tour de guet qui se trouve dans l’angle nord-est est également connue sous le nom de « Tour de Sever ». À l’intérieur de la forteresse se trouvent les ruines d’une église. En 1370, le prince de Valachie Vladislav Ier (Vlaicu Voda, 1325-1377), après avoir reçu le Banat de Severin en 1369 et accepté la suzeraineté hongroise, établit la deuxième métropole orthodoxe du pays roumain dans cette forteresse. L’épiscopat latin de Severin est fondé en 1382 et se place sous la protection de saint Séverin de Noricum, également connu sous le nom latin de San Severino.

4 Marcus Ulpius Traianus, 53-117, empereur de 53 à 117. Il mène deux campagnes contre les Daces en 101-102 qu’il affronte et vainc à Adamclisi en Dobrouja et en 105-106, assiégeant et prenant leur capitale Sarmizegetusa, sur le site actuel du village de Grădiștea de Munte dans le judeţ de Hunedoara en Transylvanie et contraignant leur chef Decebale à se réfugier dans les montagnes des Carpates puis à se suicider.
5 60,-129 ? architecte du pont de Trajan, construit entre 103 et 105, probablement le premier ouvrage en dur réalisé sur le Danube.
6 1839-1914, né à Sigmaringen sur le haut-Danube allemand, appartenant à la dynastie de Hohenzollern, il règne sur la Roumanie de 1881 à 1914.
Danube-culture, © droits réservés,  mis à jour mai 2024

Paul Morand, chantre du Danube

Le Danube
« Ce serpent est long comme deux fois la France ; c’est le fleuve le plus étendu d’Europe, avec la Volga, mais la Volga n’appartient qu’à un état alors que la Danube en traverse sept ; son cours ressemble à celui d’un professeur de géographie politique ; il réussit même à percer le rideau de fer, car on n’a encore pu enchaîner un fleuve et celui-ci surtout.
Le Danube réunit d’infinies beautés, historiques, naturelles, dramatiques, contradictoires ; après avoir, en Bavière, mousser comme de la bière, il coule comme de l’huile en Orient. Ici c’est un ruisseau, là une mer ; tantôt indépendant comme ces torrents que dévalent les trains de bois flottés, tantôt alangui, marécageux, presque semblable à ces cours d’eau qui se perdent dans les sables, et que les géologues nomment des rivières qui se suicident. Rhin, Rhône et Danube ont de très voisins berceaux, mais dès leur naissance ils obéissent à des pentes opposées qui les dispersent ; si les deux premiers accourent vers nous, le Danube nous fuit, et dès sa naissance badoise, tourne le dos à l’Occident ; son destin est l’Orient ; il finit sa vie de fleuve où le soleil commence sa vie d’astre.
La Forêt-Noire, le Schwarzwald, avec ses grottes qui servirent de cachettes aux fuyards de la guerre de Trente Ans, avec ses sapins guillochés, ses mélèzes enchenillés, ses sources creusées comme des cicatrices et sa toison épaisse, si brûlée en automne qu’on la pourrait nommer Forêt-Rouge, est la poche d’eau où remue le grand enfant qui va naître.

Parc du château des princes Fürstenberg à Donaueschingen, l’une des sources du Danube, 1910

À Donaueschingen, dans une sapinière, au pied du palais du prince Fürstenberg, au fond d’un bassin de pierre entourée d’une balustrade verdie, sculptée des douze signes du zodiaque, quelques cascatelles couleur d’aigue-marine réunissent leurs gouttelettes glacées ; c’est la source première ; il faut envier le palais Fürstenberg de posséder, derrière ses parterres de roses, éclairés par des lanternes de fer forgé, comme un simple saut-de-loup, ce qui va être le Danube ; au haut de la nymphée, une grande femme de pierre personnifie die Donau, nom prestigieux, nom féminin en allemand. Plus loin, dans le parc, la petite rivière, la Breg va, avec sa soeur, la Brigach, « mettre le Danube en route » (bringen die Donau zu Weg), comme dit l’adage local, ce Danube, hydre interminable qui finit dans la mer Noire par les trois têtes monstrueuses et fétides de son delta.
Père tranquille, il suit d’abord la pente de la facilité, c’est-à-dire qu’il s’écarte de ce vaste déversoir qu’est le lac de Constance (seul possédé par le Rhin), ce Bodensee, ce plus beau lac d’Europe, vrai miroir à nuages et à neiges, dont le sépare les molles collines badoises.

Ulm en 1930, le quartier des pêcheurs

À Tuttlingen, plus vigoureux, le Danube remonte droit vers le nord, bleu comme une truite au bleu, agrandi de sources, avant d’arriver à Ulm la Wurtembergeoise, sa première grande ville, celle où l’on s’est toujours battu pour son passage. Après Ulm, Ratisbonne.

Le vieux pont de pierre de Ratisbonne, le plus ancien pont en dur sur le Danube existant encore sur le fleuve

Ici, le Danube entre dans l’histoire, qui l’utilisera désormais par tous les bouts, les légions romaines de Tibère s’en servant comme de la muraille septentrionale du « limes », les croisés le descendant, en route vers Byzance et Jérusalem, tandis que le remontent les invasions des Avars, Goths, Wisigoths et des Huns, ancêtre des Hongrois.
Déjà, à Donauwörth, on apercevait de ces bateaux-lavoirs carrés que les allemands nomment des « boites »1 ; à Ratisbonne commence la navigation régulière, vers le Weltenburg ; la ville est située à l’extrême nord du cours, comme Orléans sur la Loire, au confluent de la Regen et de la Naab2. C’est une cité qui s’élève sur les stratifications de l’histoire, camp romain, siège des diètes impériales, décor des amours de Charles Quint et des nuits de Napoléon, coupées de rêves stratégiques ; cet escalier à plate-forme qui va dominer le Danube, c’est tout simplement le Walhalla, l’Olympe nordique, consacrée par Louis Ier de Bavière aux grands hommes de la Germanie.

Le Walhalla à Donaustauf (rive gauche), un temple néo grec

Ce n’est pas là le seul rappel des légendaires Nibelungen, présents à chaque méandre du fleuve ; tout le Danube, ici, est wagnérien. Comme tout ce qu’a construit ce naïf Louis de Bavière3, filleul de Louis XVI et de Marie-Antoinette, ce panthéon bavarois est une copie du Parthénon ; en quoi il ressemble à ses soeurs, la Glyptothèque et la Pinacothèque munichoises. Cela date de 1842, époque du faux grec et du gothique troubadour, où Louis Ier se promenait sur les bords du Danube en pourpoint de velours noir, chaîne d’or et toques à plumes, accompagné de cette belle maîtresse qui finit par lui coûter sa couronne, la danseuse Lola Montès4, une irlandaise qui se faisait passer pour sévillane. Ensemble, les amants ramassaient les morceaux de marbre de la région pour en daller le Walhalla à porte d’airain, où les Walkyries de la salle des morts annoncent les Ases5 dorés sur tranche. Ce paganisme scandinave, qui nous fait sourire, exaspérait le parti clérical bavarois ; aussi à la veille des révolutionnaires années 1848, Munich était-il divisé en « ultramontains » et en « lolamontains ». Est-ce de ce grand-père trop original que Louis II de Bavière hérita sa passion des châteaux « altdeutsch »6 ? Le grand-père détestait, d’ailleurs, son petit-fils : « Ce Wittelsbach n’en est pas un disait-il, il n’aime pas les femmes. »

Passau (Bavière), Innstadt

Les grandes villes se font déjà plus nombreuses, chacune lançant son pont sur le fleuve, mettant son joug sur l’indomptable. Les bateaux du Loyd bavarois assurent le service de Passau à Linz. Pont suspendu de Passau où l’eau a trois couleurs, comme un drapeau ; au vert jade de la neige fondue, l’Inn mêle son lait, descendu du Tyrol, et l’Ilz, qui arrive de Bohême, ses eaux du noir-bleu de la mouche à viande ; tout se noue autour de la vieille forteresse d’Oberhaus dont Napoléon ne fit qu’une bouchée.

Linz, la grand-place en 1821

Linz, dont la grand-place descend se désaltérer au fleuve, voit entre les façades à colombages de ses vieilles résidences branlantes, surgir la colonne de la Trinité, action de grâce de la cité reconnaissante d’avoir échappé à deux fléaux, la peste et les Turcs ; les églises, les dômes, les cloîtres, les flèches gothiques commencent à faire place, dans le ciel, à ces clochers bulbeux qui font déjà rêver à la Russie orthodoxe et aux mosquées. De plus haut encore, de la Franz-Josefwarte au Jägermayr7, le Danube lèche les promenades en équerre, les tours de l’enceinte maximilienne8, les dévalées de sapins droits comme des tuyaux d’orgue.
Si nombreux, les châteaux, si hérissés sur leur rocher, entourés du poil des conifères et de la fourrure des châtaigniers, si noblissimes que les célèbres « burgs » rhénans font, à côté d’eux, figure de chalets suisses. Leurs tours en surplomb dominent les gouffres, les chutes d’eau baveuses, leurs créneaux édentés menacent l’horizon. Obernzell, résidence des princes-évêques de Passau, Viechtenstein, qui commande la frontière austro-bavaroise, les forteresses dont les fameux tourbillons du Strudel sont les douves, Marsbachzell et sa tour, Wilhering et sa belle église baroque, Niederwaldsee où François-Joseph fêtait Noël avec sa fille chérie, Valérie, le très ancien Persenbeug, où l’aiglon passait ses vacances, magnifiques ruines féodales d’Aggstein, Greinburg, fief des Saxe-Cobourg, Krems, que brûla Mathias Corvin, Tulln, la Comagène des légions romaines, antérieure à Vienne et enfin Dürnstein où fût enfermé Richard Coeur de Lion.
Ce Richard Ier d’Angleterre, orgueilleux jusqu’à la démence, s’était mis à dos tous les croisés, devant Jaffa ; dans un accès de rage, il avait même piétiné les étendards du Duc d’Autriche. Au retour des croisades, la tempête jeta son bateau sur les côtes de Dalmatie. Pressés de rentrer à Londres, où son frère Jean sans Terre complétait contre lui avec Philippe Auguste, l’imprudent Coeur de Lion décida de prendre la voie de terre, plus rapide, à travers l’Autriche et l’Allemagne, et atteignit le Danube à Dürnstein, où il s’apprêta à passer la nuit à l’auberge du lieu, sans se douter que, dans le voisinage, son ennemi, le duc d’Autriche, résidait au château. Occasion inespérée de venger l’affront fait aux couleurs autrichiennes : l’auberge fut investie ; alerté, Richard se déguisa en marmiton et se réfugia à la cuisine ; les archers le surprirent à tourner la broche et le reconnurent immédiatement à sa taille gigantesque. Enfermé au château de Dürnstein, Richard dut payer une première rançon de soixante mille livres au duc Léopold, qui le livra à l’empereur d’Allemagne. L’empereur aussi avait des griefs à faire valoir contre son compagnon de croisade ; coût : cent mille marks d’or. Les bourgeois de Londres durent tout payer. La halte de leur illustre monarque sur le Danube leur avait coûté cher.
À côté des châteaux, les vieilles abbayes, les vieilles abbayes appelées à évangéliser les Slaves, à arrêter les Hongrois ou les Turcs, les unes encore forteresses, les autres déjà baroques, rose, vert amande, refuges cisterciens ou résidences de dieux wagnériens, vieux repaires hussites, Spitz, Stein, Melk enfin…

L’abbaye bénédictine de Melk, autrefois sur le bras principal du Danube

Melk, le plus beau sanctuaire danubien, où résidèrent ces Babenberg, premiers dynastes autrichiens de l’an mille avant les Habsbourgs… Melk sur son roc, à l’entrée du défilé de la Wachau, avec sa terrasse insolente sur le fleuve, sa cour des Prélats, sa salle des Marbres, sa bibliothèque bénédictine, aussi belle que celle de la Hofburg.
Vienne, au cours de son histoire, n’a pas fait au Danube sa place ; l’utilisant défensivement, économiquement, puis industriellement, elle l’a négligé en urbanisme. Elle lui tourne le dos, elle lui rogne son espace vital, elle s’agrandit au dépends de terres alluvionnaires. Sous les canons de Wagram, le Danube offrait encore un paysage d’îlots, qui servaient de douves aux fortifications alors intactes, des champs d’épandage, de terrains réservés aux inondations. Après 1870 commencèrent les endiguements, les lits artificiels. J’ai connu jadis un Danube viennois, pas encore assagi, comme il l’est aujourd’hui ; dans les îles, sous les saules, les restaurations d’été risquaient d’être emportées par les inondations. Moi-même, j’y ai bu un coup un soir où éclata un de ces formidables orages viennois, fréquents en automne. Soudain le vent arracha les nappes à carreaux bleus et rouges, retourna les feuilles de peupliers qui, de vertes, devinrent blanches ; effarés les dîneurs et les danseurs sautèrent sur les tables ; tandis que l’orchestre grimpait sur le toit et continuait, impavide, à jouer des Bettelstudent sous les cris des oiseaux pêcheurs. Après l’Anchluss, des travaux gigantesques firent jaillir une Vienne industrielle. Pour replacer le Danube dans son décor, il faut grimper au Kahlenberg, au Leopoldsberg, où les assaillants trouvaient jadis les clefs de Vienne. Du Wienerwald aux premiers monts de Bohême, la ville se lit aisément, dans son admirable ceinture de forêts, son île aux Oies, paradis nautique, ses vignobles, ses coupoles, Hofburg ou Belvédère, dominés par la flèche de Saint-Etienne.
Depuis le départ des Russes, les services de bateaux à vapeur ont repris entre Linz et Passau, mais la descente vers Budapest, un des charmes de Vienne, a fait place au no man’s water… Sur l’eau, couleur de « mélange » (le café crème viennois) où l’Inn, la Salzach, le Traun, l’Enns, l’Ybbs, la Wien gonflent le fleuve, on arrivait en vue du Schlossberg d’Hainburg, vieux burg roman, aux fortifications intactes, qui commandait l’entrée en Hongrie. À Nickelsdorf, c’est le Burgenland, la région des châteaux, que se disputèrent si souvent Vienne et Budapest. Il faut signaler, à Vienne, un curieux monument commémoratif, dédié à tous les noyés du Danube.
Slovaque, puis hongrois, le Danube effleure Bratislava, ex-Presbourg, sur la rive gauche, au commencement des Carpathes. Située dans la plaine de Moravie, au confluent de la Morava, Devin lui fait suite. Quel joli accueil réservait la capitale de la Slovaquie, aux temps préhistoriques de la Petite Entente, quand nous la visitâmes pour la première fois ; les drapeaux alliés flottaient aux doubles fenêtres, la batellerie à la cathédrale Saint-Martin et au château gothique une ceinture de coques blanches, tandis qu’à l’île du Seigle (Grande Ile Zitny), la plus grande île fluviale d’Europe, les baigneurs couleur de poulet cuit à l’infra-rouge saluaient notre yacht au pavillon européen de la Commission européenne, ou internationale, partout alors respectée.

Bratislava dans les années trente

Sur la rive droite, peu au dessous de Bratislava, le Danube devient hongrois.
À Komarno, patrie de Franz Lehar, nous quittons la Tchécoslovaquie. Mohacs, c’est la puzta, l’infinie plaine à blé. En été, la chaleur est telle que la terre boirait le fleuve, si un sang nouveau ne lui arrivait des derniers contreforts alpestres ou des Carpathes naissantes, la Leitha, la Drave, la Save, la Tisza, la Morava.

Esztergom et la basilique saint Adalbert, collection de la Bibliothèque Nationale d’Autriche, Vienne

Sur un bras du fleuve, qui a nom le Petit Danube, après Györ, dont la cathédrale domine les vignobles de muscat, après Esztergom, résidence du primat de Hongrie, première sentinelle avancée de Budapest, le Danube plonge droit vers le sud ; il est maintenant hongrois sur ses deux rives ; il entre dans la capitale par l’île Marguerite, coiffé successivement de huit ponts, Buda sur la rive droite, dominée par la vieille citadelle, Pest à gauche. Comment oublier les couchers de soleil de Hongrie, quand le vapeur s’amarrait vers le soir à l’embarcadère de la place Eötvos ?

Vue sur Buda (rive droite) depuis le mont Gellért, collection de la Bibliothèque Nationale d’Autriche, Vienne

La colline du Buda étageait déjà ses feux ; les grands hôtels des rives, Dunapalota, Ungaria, les casinos de l’île Marguerite, les lanternes des campeurs de ses plages faisaient de Pest la ville la plus désirable d’Europe ; portés sur l’eau, les sons feutrés du cymbalum, les violons rageurs ou sanglotants des tsiganes se mêlaient au gémissement des cordes enroulées autour des bittes.
Aujourd’hui, le Danube est redevenu ce qu’il était au temps des Turcs, « un chemin de guerre », et le dragon a terrassé saint Georges au pied du Mont Gelbert [Gellért].
Une fois passé les ponts, les rives sont désormais d’une platitude amazonienne. Des bateaux à vapeur remontent et descendent le fleuve, d’Esztergom à Mohacs, la dernière grande cité méridionale, le lieu de la terrible défaite qui fit de la Hongrie, vaincue par Soliman, une province turque pendant cent cinquante ans. Le Danube, ayant terminé son plongeon vers le sud, prend alors sa direction définitive vers l’Orient et va entrer en Yougoslavie. A peine a-t-on appris en hongrois « Rien à déclarer » (Semmi elvámolni valóm mincs) et en tchèque (Nemám nic k proclení) il va falloir le dire en serbe, ô Babel !…
De la terrasse de Kalemegdan, au confluent de la Save et du Danube, pendant mes longues heures de résidence forcée, entre deux séances de la Commission, à Belgrade, capitale la plus ennuyeuse d’Europe, je contemplais longuement ces deux longs fleuves tendus comme des cordes pour barrer la route…
Sur ces sept collines, dominées par une citadelle ébréchée, Belgrade a été reconstruite dans ce que les guides nomment « un esprit résolument moderne ». Elle ne vaut rien que par sa gare et ses bureaux de voyage, prometteurs de monastères, de cascades, de rivages adriatiques, de pêches et de ces chasses incomparables de Yougoslavie. On se demande pourquoi les Celtes, les Avars, les Slaves et les Turcs se sont entr’égorgés pour cette morne ville, sinon parce qu’elle tient une des clefs du Danube.
Yougoslave jusque-là, le fleuve va devenir frontière roumaine ; les deux nations, par dessus l’eau, se regardent sans aménité ; les Carpates transylvaines froncent le sourcil en face des Balkans qui font la moue… Le Danube commence ses embardées, ses crochets de lièvre en fuite ; il approche du plus célèbres défilé européen, repaire de fraîcheur, antre de tourbillons, asile de rapides, si encaissé que sa profondeur va atteindre une cinquantaine de mètres.
Voici le plus grand rapide d’Europe, dernière échelon du fleuve qui saute enfin la dernière marche de l’escalier. Le bateau y mène de Belgrade en dix-huit heures. On peut survoler les Portes-de-Fer : l’avion offre une vue d’ensemble merveilleuse avec ses pleins et ses vides, ses noeuds et ses ventres, ses hernies et ses goulots. Mais avec la hauteur disparaissent le relief, la surprise, la vie dangereuse de ce fleuve étranglé ; seule la navigation permet des étonnements successifs (voyager, c’est s’étonner, sinon le voyage n’est plus qu’un déplacement). L’imprévu vient d’abord des étendues variables de la surface ; ici, le Danube a 300 mètres de large (bassin des Buffles) ; l’instant d’après, il en a 1 000 ; tantôt le voyageur voit jusqu’au fond de l’horizon, tantôt il se croit enfermé dans une cuvette rocheuse, hermétiquement close ; puis les parois du décor coulissent et livrent au dernier moment passage, dans un bouillonnement qui fait craindre que le bateau n’aille se fracasser sur la falaise, comme une auto, qui, ayant raté son virage, irait s’abimer contre un mur ; mais un coup de barre a suffi à écarter le danger. Dans ce paysage inhumain surgit soudain un mirage de bazar : petites maisons blanches, minarets, mosquées, forteresse ottomane en ruine ; c’est la petite île d’Ada-Kaleh où se réfugièrent autrefois des Turcs et qu’on leur laissa coloniser en paix.

Adah Kaleh l’île turque engloutie des Portes-de-Fer 

Le Danube va entrer dans le défilé (Djerdap en serbe) ; serbo-magyar jusque-là, il en sort serbo-roumain, puis roumano-bulgare. Ces bigarrures de nationalités ne lui font pas peur ; il en a vu d’autres ; sa plus grande forteresse, maîtresse des Portes-de-Fer, Golubac aux énormes tours, fut, à travers les siècles, disputée avec acharnement : Romains, Huns, Turcs, Serbes, Hongrois, Autrichiens, Valaques s’y sont entremassacrés. De 1337 à 1867, elle a été prise par les Turcs et reprise par les chrétiens onze fois. Telle est l’importance stratégique des Portes-de-Fer.
Le Danube passe le défilé ; la pierre de Bubajik marque l’entrée d’un petit Bosphore ; murailles de falaises, couloirs et bassins, jusqu’à Kladovo où le pont à vingt arches de Trajan, fut, dit-on, dans un accès de dépit envieux, détruit par Hadrien. Les derniers postes serbes, Mihailovac, Prahovo, marquent déjà l’approche de la Bulgarie. Pour éviter les pires rapides, le bateau prend le canal de Sip. Le cadre rocheux est brisé : c’est l’espace… et la monotonie.
Aussitôt terminé ce combat entre l’eau et le roc, Le Danube victorieux n’a plus qu’à se laisser vivre : un fleuve qui commence à ressembler à la mer, quel ennui !… C’est l’Olténie et ses grandes villes prospères, Turnu-Severin, Craoiva, la richissime plaine à blé, pays de l’Oltean tenace « aux trente-deux molaires ». Le fleuve descend paresseusement vers cette Mer Noire qu’on a appelé le cul-de-sac de l’Europe. Sur sa rive droite, le granit de la Droboudja lui refuse toute alimentation ; c’est donc des Carpates, à gauche, qu’il va recevoir ses affluents puissants, parfois sauvages, parfois aimables, toujours engendreurs de richesses, le Jiul, l’Oltul, aux traits admirables, la Dimbovitza, qui arrose Bucarest, l’Argesul, le long Siretul et l’interminable Pruth, jadis frontière russe.

Prise d’Izmaïl par les armées russes en 1790

De là dévalèrent jusqu’à Izmail les armées de la Grande Catherine, dans le dessein de libérer les Balkans du joug de l’Infidèle ; là, l’illustre maréchal Souvorov, ce héros d’une témérité presque mythologique, à la tête de sa poignée de Cosaques, et contre les ordres de son généralissime, prit d’assaut la place forte turque et incendia les flottilles fluviales des Ottomans, massacrant les Janissaires du pacha Andouslou, qui avait dit : « Les eaux du Danube rouleront à rebours avant que je me rende. »
À l’automne de 1918, sur cette même route, mais en sens opposé cette fois, et du sud au nord, un autre grand stratège, le maréchal Franchet d’Esperey, déploya sa nouvelle armée française du Danube, montant de Salonique et renforcée des troupes franco-roumaines du général Berthelot ; devançant ses instructions, tandis que reculait le maréchal allemand Mackensen affaibli par la défection des soldats tchèques et hongrois, Franchet d’Esperey osait, d’ici, franchir le Danube et s’élancer sur Vienne.

Traversée du Danube par les armées russes à Periprava (?) en 1877

Au lendemain de la guerre de Crimée, l’Europe, consciente du danger qu’il y aurait à laisser la Russie se rendre maîtresse des bouches du Danube, créa la Commission européenne du Danube, chargée de la surveillance du fleuve et de l’exécution des traités internationaux qui le concernaient.

Le yacht de la Commission Européenne du Danube sur lequel a du navigué Paul Morand

La Commission était un petit royaume fictif, indépendant, avec son pavillon, ses yachts désuets, ses fonctionnaires de toutes nations, son budget-or et ses loisirs, employés par nous, ses membres, à tirer les aigrettes ou les gypaètes et à pêcher l’esturgeon dans des barques à voiles carrées ; dans nos vieilles résidences Napoléon III, nous nous bourrions de cochons à la broche et étouffions de caviar ; on se serait cru, à Braila, à Galati, revenu au temps de Gobineau. Aujourd’hui la guerre a soufflé sur tout cela et l’Europe s’est laissée chasser de cet avant-poste diplomatique, comme de tout l’orient.

Port de Galati

Port de Galati avec le bâtiment de la Commission Européenne du Danube

Après Galati, le Danube se divise en trois bras, qui s’éloigneront l’un de l’autre jusqu’à une centaine de kilomètres. Ils vont mourir dans la mer Noire, dans ces petits ports où s’écoulent le blé danubien, par les soins des colonies grecques qui pratiquent là cette profession d’exportateur depuis la Grèce antique. Les trois pointes du trident se nomment Saint-Georges, Sulina et Kilia. Entre elles s’étend le delta.

Les quais de Sulina 

C’est une région extraordinaire, qui ne ressemble à aucun autre delta, pas même à celui du Nil, célébré par Lawrence Durrell. Elle est immense et sans âge ; une province française y tiendrait facilement ; les pêcheurs, qu’on aperçoit parfois dans des barques couleur de caïques, ont l’air d’amphibies sorties de la préhistoire. Y-habitent-ils seulement ? On peut en douter, car où est le sol, où est même l’eau ? Ni les échasses ni le flotteur d’un hydravion y trouverait appui. Sur des milliers d’hectares, à perte de vue, ce ne sont que des roseaux infestés de sangsues, à plumets violets ou bruns, que le vent fait plier avec un bruit de taffetas. Tout sent la carpe, tout sent la fiente d’oiseau ; empire paludéen grouillant de nageoires, frémissant d’ailes : avides cormorans, aigrettes d’Égypte, canards de Scandinavie, cygnes de Sibérie, venus là pour vivre à l’abri de l’homme. Mais l’homme a appris à en tirer profit. Ce gigantesque marécage, cette « balta », contient tout un peuple lacustre : réfugiés cachés dans l’eau, comme autrefois les Vénètes fuyant l’invasion des Goths, insoumis craignant la conscription, « Skoptzi » russe protégeant leur foi contre l’Évangile remanié de Moscou, tziganes campés depuis le XVIIe siècle ; ils passent dans leurs barques noires qui rappellent les gondoles. Ce sont les « Lipovan », les grands pourvoyeurs de caviar de Vilkow. Leur vie, c’est de pêcher le  « morun » pour les étals de Vilkow.

Vilkovo delta du Danube

Vilkow, village lipovène, photo Kurt Hilscher

Vilkow est le port exportateur du caviar ; ce village sinistre et misérable vit de cette friandise de luxe ; sur les grandes tables, l’énorme poisson, blanc comme un corps de femme nue, est fendu vivant ; le caviar est arraché de ses entrailles, salé sur place, enfermé dans les rondes boites de métal et expédié vers les capitales d’Occident. Le contraste entre les êtres informes et boueux, venus de l’âge lacustre, qui peinent là, et les élégants restaurants, qui percevront des prix exorbitants, révoltent l’esprit et le coeur ; las de ces spectacles, nous retournions au yacht, où notre chef faisait cuire le succulent « bortsch » au poisson, qui n’a d’égal que la portugaise bouillabaisse de Setúbal. Barbets, brèmes, esturgeons s’entassaient dans des chaudrons, avec arêtes, branchies, nageoires et laitances, arrosés d’huile au paprika et d’oignons frits. Deux heures plus tard, il n’en restait que quelques tasses de bouillon, vrai élixir de poisson, avec quoi nous arrosions notre omelette aux oeufs azurés des poules d’eau, aux oeufs verts des bécasses, bleus des canards, tribut payé par l’immense gent ailée et voyageuse qui passe les étés au Kamtchatka, les hivers sur le Tchad et qui, entre ces saisons, élit pour demeure le delta.
Avec la mer Noire finissent le Danube et son histoire ; admirons encore sur la carte la beauté du grand fleuve allongé comme une nudité orientale d’Ingres. Un pont a été jeté sur le Danube pour relier Giurgiu, roumain, à Ruse, bulgare : il porte le beau nom de pont de l’Amitié… seulement nul n’a le droit d’en approcher. Faisons le voeu qu’avec l’accélération — ou la décélération — de l’histoire, le pont de l’Amitié soit un jour ouvert à tous les hommes.

MORAND, Paul, « Le Danube »,  Au fil des fleuves, Sélection du Reader’s Digest, Paris, Bruxelles, Montréal, Zurich, 1972, pp. 45-61  
MORAND, Paul, « Le Danube », Entre Rhin et Danube, Éditions Nicolas Chaudun, Paris, 2011

Notes :
1 En allemand « Schachtel »
2 Deux affluents de la rive gauche
3 1786-1868, roi de Bavière de 1825 à 1848
4 Lola Montez (1821-1861), de son vrai nom Marie Dolores Eliza Rosanna Gilbert, née en Irlande (Grande-Bretagne) à Grange, dans le comté de Sligo, est une danseuse exotique, actrice et courtisane d’origine irlandaise, célèbre pour avoir été la maîtresse du roi Louis Ier de Bavière et la cause de son abdication.
5 Groupe de dieux principaux de la mythologie nordique
6 Le style néogothique
7 La Franz-Josef Warte est une tour néo-moyenâgeuse construite en 1888 située au-dessus du Danube sur la colline Freinberg (rive droite) d’où l’on peut jouir d’une magnifique vue sur Linz et ses environs. Le Jägermayrhof est un ancien restaurant et but de promenade réputé de Linz dans le quartier de Froschberg am Freinberg que fréquenta, parmi d’autres artistes, Franz Schubert.
8 Pendant les années 1830 jusqu’à 1832, l’archiduc Maximilien-Joseph d’Autriche-Este (1782-1863) fit construire 32 tours de fortification autour de Linz.

Danube-culture, mis à jour octobre 2023

« Il n’est jamais question du Danube à Bucarest » (Paul Morand)

« Lorsqu’on se trouve au champ d’aviation de Banasea, on aperçoit sous leurs hangars de ciment les appareils des deux grandes lignes qui relient Bucarest au reste de l’Europe : Air France vers Paris et Lot, compagnie polonaise, vers la Méditerranée ou la Baltique. Les voies ferrées s’étaient écartées de ce tracé historique mais le réseau aérien y est revenu et Bucarest a maintenant repris la place qu’il occupa au cours des siècles, à la croisée des chemins ouest-est, de Vienne à Constantinople, et nord-sud, de Stockholm et de Varsovie vers Athènes.
Bucarest aurait du s’appuyer carrément au Danube, ou du moins être relié à ce roi des fleuves par quelque autostrade ou quelque canal droit comme le bassin de Versailles et long de cinq lieues. Mais ses princes redoutaient pour lui une situation de ville frontière et les périls auxquels, par exemple, est exposé Belgrade (dont le moindre n’est pas la fonte des neiges qui dilate les rives de près d’un kilomètre) ; ils ne pensaient qu’à mettre entre le Turc et eux le plus d’espace possible. Du Danube, la capitale ne connaît qu’un maigre affluent, la Dombovitza, elle-même tributaire de l’Arges ; une ceinture de lacs et de marécages rappelle seule le voisinage de la grandiose coulée.
Il n’est jamais question du Danube à Bucarest ; personne n’y fait allusion, sauf pour célébrer dans quelque chanson tzigane « le chemin sans poussière », sauf pour dire parfois d’un homme en fureur qu’il   « devient Danube » :

Car je suis le Danube immense.
Malheur à vous si je commence…

 Personne n’en parle, sauf quelques négociants en grains et quelques chasseurs de canards ; on le laisse seul, ce père des loutres, poursuivre, au sortir des Portes-de-Fer, sa route autoritaire vers le delta et les ports à blé, et si la nuit, aux Halles, le noctambule attardé ne voyait pas débarquer des paniers d’osier pleins de carpes géantes, de tanches limoneuses, de sterlets squameux1 à museau de lévrier, de moruns2 à caviar pareils à des cadavres humains égorgés dans les lacis de lie de Valkow3, il ignorerait toujours la proximité de la plus noble et de la plus vitale des artères d’Europe.
Je n’oublierai jamais ma première rencontre avec elle. J’arrivais de Constantinople par la voie du ciel après avoir été fort secoué par des poches d’air au-dessus des montagnes de Bulgarie ; le soleil déclinait ; je cherchais l’eau, les yeux fatigués de l’aridité balkanique ; soudain, j’aperçus au loin un si intense foyer de lumière, un embrasement si total de l’horizon que j’en fus aveuglé : le Danube, pareil à l’arbre de vie motif central des tapis roumains, coulait sous nos roues immobiles avec une telle amplitude, gonflant les hernies énormes de ses lacs, submergeant les prairies, changeant de lit, ménageant au centre de ses lagunes dormantes des îles à saules pour les inonder aussitôt et en rebâtir d’autres avec les pierres roulées, se frayant, comme Hercule, un passage à coup de chênes arrachés qu’il maniait par les racines, cachant dans ses roseaux à panaches des flamants et des cygnes sauvages, exondant4 ses bancs noyés bordés de jonc, que nous mîmes plus d’un quart d’heure pour retrouver la terre ferme et ces collines, bastion naturel de la capitale, où tant de fois se joua sa destinée et qu’on nomme, à l’indienne, le lieu de la guerre.
Une fois forcée cette redoute avancée, Bucarest est à moi. Il ne s’annonce par aucune usine, par aucune banlieue ; la verdure ne s’interrompt point et l’avion décrit déjà son orbe au-dessus du centre, qu’on s’en croit encore éloigné. Presque aussi étendu que Paris, bien que trois fois moins peuplé, il se loge dans une grande vallée qui plie sous son poids pour se relever aussitôt après et que dominent trois monticules isolés, Dealul Spirei, l’Arsenal et Cotroceni. Au-delà commence la plaine soudée à celle de Moldavie et, par la Bessarabie, aux steppes infinies de la Russie du Sud.
Mais la croissance roumaine ne s’est pas faite dans le sens nord-est, pente naturelle des invasions barbares ; son lieu de prédilection fut le Danube et et les affluents qui y descendent, l’Arges, l’Olt, le Jiu5, venant des montagnes déchiquetées, des massifs poilus de sapins transylvains ; ces massifs-là sont les vertèbres caudales des Carpates qui, ayant quitté le Danube près de Vienne, le retrouvent ici après avoir dessiné un S immense à travers l’Europe orientale. Là se cache le berceau héroïque de ce peuple qui dut attendre près de deux mille ans le droit de vivre. Là se trouvent les petites cités fortifiées, Campulung, Curtea de Arges, Tergovistea, qui préfigurèrent Bucarest et furent chacune à son tour capitale, jusqu’au jour où le pays trouva son équilibre et où Bucarest s’affermit au centre de l’amphithéâtre valaque protégé par le grand arc carpatique, courbé comme le dos d’un portefaix turc, et appuyé à sa base sur le fleuve nourricier par où était descendu un jour l’empereur Trajan, père des Roumains. »

Paul Morand, Bucarest, entre Danube et Carpathes, Éditions Plon, Paris, 1935

Notes :
1 Le Huso Huso, ou esturgeon de la mer Noire
2 L’Acipenser Ruthenus ou esturgeon du Danube
3 Vilkove (Вилкове en ukrainien,Vâlcov en roumain), petit ville ukrainienne sur le bras de Chilia (rive gauche), surnommée parfois la Venise du delta.
4 émergeant
5 L’Arges (350 km), affluent de la rive gauche du Danube tout comme l’Olt (700 km) et le Jiu (portait dans l’Antiquité les noms d’Argessos, Ardeiscus ou Ordessus. Cette rivière prend sa source dans les Monts Făgăraş. L’Olt (700 km) (Alutus ou Aluta à l’époque romaine) nait dans les Monts Hǎşmaş (Carpates), Le Jiu (331 km) se jette dans le Danube en aval de l’île de Copaniţa.

Danube-culture, mis à jour octobre 2023

Souvenirs, impressions, pensées et paysages, pendant un voyage en Orient (1832-1833), ou Notes d’un voyageur par M. Alphonse de Lamartine

Alphonse de Lamartine (1790-1869)

« Constantinople », troisième tome
– 2 septembre 1833. –

« Nous sommes sortis ce matin des éternelles forêts de la Servie qui descendent jusqu’aux bords du Danube. Le point où l’on commence à percevoir ce roi des fleuves est un mamelon couvert de chênes superbes ; après l’avoir franchi, on découvre à ses pieds comme un vaste lac d’une eau bleue et transparente, encaissée dans des bois et des roseaux, et semé d’îles vertes ; en avançant, on voit le fleuve s’étendre à droite et à gauche, en côtoyant d’abord les hautes falaises de la Servie, et en se perdant, à droite, dans les plaines de la Hongrie. Les dernières pentes de forêts qui glissent vers le fleuve sont un des plus beaux sites de l’univers. Nous couchons au bord du Danube, dans un petit village servien.

Le lendemain nous quittons de nouveau le fleuve pendant quatre heures de marche. Le pays, comme tous les pays de frontières, devient aride, inculte et désert ; nous gravissons vers midi des coteaux stériles d’où nous découvrons enfin Belgrade à nos pieds. Belgrade, tant de fois renversé par les bombes, est assise sur une rive élevée du Danube. Les toits de ses mosquées sont percés, les murailles sont déchirées, les faubourgs abandonnés sont jonchés de masures et de morceaux de ruines ; la ville, semblable à toutes les villes turques, descend en rues étroites et tortueuses vers le fleuve. Semlin, première ville de la Hongrie, brille de l’autre côté du Danube avec toute la magnificence d’une ville d’Europe ; les clochers s’élèvent en face des minarets ; arrivés à Belgrade, pendant que nous nous reposons dans une petite auberge, la première que nous ayons trouvée en Turquie, le prince Milosch m’envoie quelques-uns de ses principaux officiers pour m’inviter à aller passer quelques jours dans la forteresse où il réside, à quelques lieux de Belgrade ; je résiste à leurs instances et je commande les bateaux pour le passage du Danube ; à quatre heures nous descendons vers le fleuve ; au moment où nous allions nous embarquer, je vois un groupe de cavaliers, vêtus presque à l’européenne, accourir sur la plage ; c’est le frère du prince Milosch, chef des Serviens, qui vient de la part de son frère, me renouveler ses instances pour m’arrêter quelques jours chez lui. Je regrette vivement de ne pouvoir accepter une hospitalité si obligeamment offerte ; mais mon compagnon de voyage, M. de Capmas, est gravement malade depuis plusieurs jours : on le soutient à peine sur son cheval ; il est urgent pour lui de trouver le repos et les ressources qu’offrira une ville européenne et les secours des médecins d’un lazaret. Je cause une demi-heure avec le prince, qui me paraît une homme aussi instruit qu’affable et bon ; je salue en lui et dans sa noble nation l’espoir prochain d’une civilisation indépendante, et je pose enfin le pied dans la barque qui nous transporte à Semlin. — Le trajet est d’une heure ; le fleuve, large et profond, a des vagues comme la mer ; on longe ensuite les prairies et les vergers qui entourent Semlin. — Le 3 au soir, entré au lazaret, où nous devons rester dix jours. Chacun de nous a une cellule et une petite cour plantée d’arbres ; je congédie mes Tartares, mes moukres, mes drogmans, qui retournent à Constantinople ; tous nous baisent la main avec tristesse, et je ne puis quitter moi-même sans attendrissement et sans reconnaissance ces hommes simples et droits, ces fidèles généreux serviteurs qui m’ont guidé, servi, gardé, soigné comme des frères feraient pour un frère, et qui m’ont prouvé, pendant les innombrables vicissitudes de dix-huit mois de voyages dans la terre étrangère, que toutes les religions avaient leur divine morale, toutes les civilisations leur vertu, et tous les hommes le sentiment du juste, du bien et du beau, gravé en différents caractères dans leur coeur par la main de Dieu. »

« Notes sur la Servie »
– Semlin, 12 septembre, au lazaret. –

« Le voyageur ne peut, comme moi, s’empêcher de saluer ce rêve d’un voeu et d’une espérance ; il ne peut quitter, sans regrets et sans bénédictions, ces immenses forêts vierges, ces montagnes, ces plaines, ces fleuves qui semblent sortir des mains du Créateur,, et mêler la luxuriante jeunesse de la terre à la jeunesse d’un peuple, quand il voit ces maisons neuves des Serviens sortir des bois, s’élever au bord des torrents, s’étendre en longue lisières jaunes au fond des vallées ; quand il entend de loin le bruit des scieries et des moulins, le son des cloches, nouvellement baptisées dans le sang des défenseurs de la patrie, et le chant paisible ou martial des jeunes hommes et des jeunes filles, rentrant du travail des champs ; quand il voit ces longues files d’enfants sortir des écoles ou des églises de bois, dont les toits ne sont pas encore achevés, l’accent de la liberté, de la joie, de l’espérance, dans toutes les bouches, la jeunesse et l’élan sur toutes les physionomies ; quand il réfléchit aux immenses avantages physiques que cette terre assure à ses habitants ; au soleil tempéré qui l’éclaire, à ces montagnes qui l’ombragent et la protègent comme des forteresses de la nature ; à ce beau fleuve du Danube qui se recourbe pour l’enceindre, pour porter ses produits au nord et à l’Orient, enfin à cette mer Adriatique qui lui donnerait bientôt des ports et une marine, et la rapprocherait ainsi de l’Italie ; quand le voyageur se souvient de plus qu’il n’a reçu, en traversant ce peuple, que des marques de bienveillance et des saluts d’amitié ; qu’aucune cabane ne lui a demandé le prix de son hospitalité ; qu’il a été accueilli partout comme un frère, consulté comme un sage, interrogé comme un oracle, et que ses paroles, recueillies par l’avide curiosité des papes [ popes ] ou des knevens, resteront, comme un germe de civilisation, dans les villages où il a passé ; il ne peut s’empêcher de regarder, pour la dernière fois, avec amour, les falaises boisées et les mosquées en ruines, aux dômes percés à jour, dont le large Danube le sépare, et de se dire, en les perdant de vue ; J’aimerais à combattre avec ce peuple naissant, pour la liberté féconde ! et de répéter ces strophes d’un des chants populaires que son drogman lui a traduit :
« Quand le soleil de la Servie brille dans les eaux du Danube, le fleuve semble rouler des lames de yatagans et les fusils resplendissants des Monténégrins ; c’est un fleuve d’acier qui défend la Servie. Il est doux de s’asseoir au bord et de regarder passer les armes brisées de nos ennemis. »
« Quand le vent de l’Albanie descend des montagnes et s’engouffre sous les forêts de la Schumadia, il en sort des cris, comme de l’armée des Turcs à la déroute de la Mosawa ; il est doux ce murmure à l’oreille des Serviens affranchis ! Mort ou vivant, il est doux, après le combat, de reposer au pied de ce chêne qui chante sa liberté comme nous ! »
Alphonse de Lamartine : SOUVENIRS, IMPRESSIONS, PENSÉES ET PAYSAGES PENDANT UN VOYAGE EN ORIENT, 1832-1833, OU NOTES D’UN VOYAGEUR, 1835

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François-René de Châteaubriand (1768-1848) et le Haut-Danube

19 mai 1833,

« Le 19 mai, à midi, j’avais quitté Ulm. À Dillingen les chevaux manquèrent. Je demeurai une heure dans la grande rue, ayant pour récréation la vue d’un nid de cigogne planté sur une cheminée comme sur un minaret d’Athènes ; une multitude de moineaux avaient fait insolemment leurs nids dans la couche de la paisible reine au long cou. Au-dessous de la cigogne, une dame, logée au premier étage, regardait les passants à l’ombre d’une jalousie demi-relevée ; au-dessous de la dame était un saint de bois dans une niche. Le saint sera précipité de sa niche sur le pavé, la femme de sa fenêtre dans la tombe : et la cigogne ? elle s’envolera : ainsi finiront les trois étages.
Entre Dillingen et Donauwerth [Donauwörth], on traverse le champ de bataille de Blenheim. Les pas des armées de Moreau sur le même sol n’ont point effacé ceux des armées de Louis XIV ; la défaite du grand roi domine dans la contrée les succès du grand empereur.
Le postillon qui me conduisait était de Blenheim ; arrivé à la hauteur de son village, il sonna du cor : peut-être annonçait-il son passage à la paysanne qu’il aimait ; elle tressaillait de joie au milieu des mêmes guérets où vingt-sept bataillons et douze escadrons français furent faits prisonniers, où le régiment de Navarre, dont j’ai eu l’honneur de porter l’uniforme, enterra ses étendards au bruit lugubre des trompettes : ce sont là les lieux communs de la succession des âges. En 1793, la République enleva de l’église de Blenheim les guidons arrachés à la monarchie en 1704 : elle vengeait le royaume et immolait le roi ; elle abattait la tête de Louis XVI, mais elle ne permettait qu’à la France de déchirer le drapeau blanc.
Rien ne fait mieux sentir la grandeur de Louis XIV que de trouver sa mémoire jusqu’au fond des ravines creusées par le torrent des victoires napoléoniennes. Les conquêtes de ce monarque ont laissé à notre pays des frontières qui nous gardent encore. L’écolier de Brienne à qui la légitimité donna son épée, enferma un moment l’Europe dans son antichambre ; mais elle en sortit, le petit-fils de Henri IV mit cette même Europe aux pieds de la France ; elle y est restée. Cela ne signifie pas que je compare Napoléon à Louis XIV : hommes de divers destins, ils appartiennent à des siècles dissemblables, à des nations différentes ; l’un a parachevé une ère, l’autre commencé un monde. On peut dire de Napoléon ce que dit Montaigne de César : « J’excuse la victoire de ne s’être pu dépêtrer de lui. »

« Les indignes tapisseries du château de Blenheim, que je vis avec Pelletier, représentent le maréchal de Tallart ôtant piteusement son chapeau au duc de Marlborough, lequel est en posture de rodomont. Tallart n’en demeura pas moins le favori du vieux lion : prisonnier à Londres, il vainquit, dans l’esprit de la reine Anne, Marlborough qui l’avait battu à Blenheim, et mourut membre de l’Académie française : « C’était, selon Saint-Simon, un homme de taille médiocre avec des yeux un peu jaloux, plein de feu et d’esprit, mais sans cesse battu du diable par son ambition. »
Je fais de l’histoire en calèche : pourquoi pas ? César en faisait bien en litière ; s’il gagnait les batailles qu’il écrivait, je n’ai pas perdu celles dont je parle. De Dillingen à Donauwerth riche plaine d’inégal niveau où les champs de blé s’entremêlent aux prairies : on se rapproche et on s’éloigne du Danube selon les courbures du chemin et les inflexions du fleuve. À cette hauteur, les eaux du Danube sont encore jaunes comme celles du Tibre.
À peine êtes-vous sorti du village que vous en apercevez un autre ; villages propres et riants : souvent les murs des maisons ont des fresques. Un certain caractère italien se prononce davantage à mesure que l’on avance vers l’Autriche : l’habitant du Danube n’est plus paysan du Danube.

« Son menton nourrissait une barbe touffue :
Toute sa personne velue
Représentait un ours, mais un ours mal léché. »

Mais le ciel d’Italie manque ici : le soleil est bas et blanc ; ces bourgs si dru semés ne sont pas ces petites villes de la Romagne qui couvent les chefs-d’oeuvre des arts cachés sous elles ; on gratte la terre, et ce labourage fait pousser, comme un épi de blé, quelque merveille du ciseau antique.
À Donauwerth, je regrettai d’être arrivé trop tard pour jouir d’une belle perspective du Danube. Lundi 21, même aspect du paysage ; cependant le sol devient moins bon et les paysans paraissent plus pauvres. On commence à revoir des bois de pins et des collines. La forêt Hercynienne débordait jusqu’ici ; les arbres dont Pline nous a laissé la description singulière furent abattus par des générations maintenant ensevelies avec les chênes séculaires.
Lorsque Trajan jeta un pont sur le Danube, l’Italie ouïe pour la première fois le nom si fatal à l’ancien monde, le nom des Goths. Le chemin s’ouvrit à des myryades de sauvages qui marchèrent au sac de Rome. Les Huns et leur Attila bâtirent leurs palais de bois en regard du Colysée, au bord du fleuve rival du Rhin, et comme lui ennemi du Tibre. Les hordes d’Alaric franchirent le Danube en 376 pour renverser l’empire grec civilisé, au même lieu où les Russes l’ont traversé en 1828 avec le dessein de renverser l’empire barbare assis sur les débris de la Grèce. Trajan aurait-il deviné qu’une civilisation d’une espèce nouvelle s’établirait un jour de l’autre côté des Alpes, aux confins du fleuve qu’il avait presque découvert ? Né dans la forêt Noire, le Danube va mourir dans la mer Noire. Où gît sa principale source ? dans la cour d’un baron allemand, lequel emploie la naïade à laver son linge. Un géographe s’étant avisé de nier le fait, le gentilhomme propriétaire lui a intenté un procès. Il a été décidé par arrêt que la source du Danube était dans la cour dudit baron et ne saurait être ailleurs. Que de siècles il a fallu pour arriver des erreurs de Ptolémée à cette importante vérité ! Tacite fait descendre le Danube du mont Abnoba, montis Abnobae . Mais les barons hermondures, narisques, marcomans et quades, qui sont les autorités sur lesquelles s’appuie l’historien romain, n’étaient pas si avisés que mon baron allemand. Eudore n’en savait pas tant, quand je le faisais voyager aux embouchures de l’Ister, où l’Euxin, selon Racine, devait porter Mithridate en deux jours . « Ayant passé l’Ister vers son embouchure, je découvris un tombeau de pierre sur lequel croissait un laurier. J’arrachai les herbes qui couvraient quelques lettres latines, et bientôt je parvins à lire ce premier vers des élégies d’un poète infortuné :

Mon livre, vous irez à Rome, et vous irez à Rome sans moi. » (Martyrs.)

Le Danube, en perdant sa solitude, a vu se reproduire sur ses bords les maux inséparables de la société : pestes, famines, incendies, saccagements de villes, guerres, et ces divisions sans cesse renaissantes des passions ou des erreurs humaines.

Déjà nous avons vu le Danube inconstant,
Qui, tantôt catholique et tantôt protestant,
Sert Rome et Luther de son onde,
Et qui, comptant après pour rien
Le Romain, le Luthérien,
Finit sa course vagabonde
Par n’être pas même chrétien.

Alphonse de Chateaubriand, Mémoires d’Outre-tombe (1849), Partie IV-Livre III, Blenheim-Louis XIV-Forêt hercynienne-Les Barbares.-Sources du Danube.

Hans Christian Andersen (II) : Sur le Danube de Cernavoda à Vienne (1841) 

   Ce récit de voyage est un bazar poétique immense foisonnant d’impressions multiples d’un long périple accompli avec toutes sortes de moyens de locomotion qui le mène depuis la capitale danoise à travers l’Allemagne, le Tyrol, l’Italie (Rome, Naples, la Sicile), Malte, les Cyclades, Smyrne, Athènes, Le Pirée, Syros, le détroit des Dardanelles, la mer Noire (« l’Hellespont des anciens ») et la mer de Marmara.
Après son séjour dans la capitale ottomane où il est arrivé à bord d’un bateau militaire français, le Ramsès2 sur lequel il croit mourrir en raison d’une tempête, vient le moment du départ et d’un voyage de retour lui offrant l’occasion d’entreprendre, après il est vrai beaucoup d’hésitations dues aux informations sur les guerres et les révoltes qui secouent les pays des Balkans sous domination ottomane, son périple danubien :
« Tous les dix jours un bateau part de Constantinople, traverse la mer Noire jusqu’au Danube pour atteindre finalement Vienne, mais étant donné les circonstances présentes, on pouvait craindre qu’à force de reporter ce voyage on finisse par ne plus pouvoir l’entreprendre du tout et je me demandais si je n’allais pas être contraint de rentrer en passant par la Grèce et l’Italie. Dans l’hôtel où je résidais, il y avait deux Français et un Anglais. Nous avions convenu de prendre ensemble le bateau pour Vienne, mais ils abandonnèrent complètement cette idée et choisirent de rentrer chez eux en passant par l’Italie ; ils considéraient que faire le voyage par le Danube, en ce moment, était une entreprise complètement folle ; d’ailleurs « les autorités », comme ils disaient, les avaient confirmés dans leur certitude que les émeutiers Bulgares n’auraient guère de respect pour le drapeau autrichien et que, même si nous n’étions pas assassinés, nous aurions à faire face tout de même à de nombreux désagréments.
Je confesse que je passai une nuit très agitée et très pénible sans pouvoir me déterminer. Si je décidais de partir en bateau, il fallait que j’embarque le lendemain soir ; d’être ainsi partagé entre la peur des innombrables dangers qui, aux dires de tous, se préparaient, et mon désir brûlant de voir quelque chose de nouveau et d’intéressant, me rendait complètement fébrile… »4

Le vapeur « Stamboul » de la D.D.S.G.

   Avant de partir, il reçoit la nouvelle inquiétante que le Stamboul, vapeur autrichien et fleuron de la LLoyd Austria, construit à Trieste en 1838, vient de faire naufrage dans la mer Noire. C’est sur le Ferdinand Ier de la compagnie impériale royale de navigation à vapeur sur le Danube (D.D.S.G.) qu’Andersen inaugure son périple de retour : « C’était le vapeur Ferdinand Ier qui devait m’emporter sur le Pont Euxin ; le navire était bien aménagé et le confort était bon… »5 L’écrivain remontera ensuite le fleuve jusqu’à Vienne sur trois différents bateaux de la même compagnie : L’Argo de Czerna-Woda à Orşova, ville frontière de l’Empire ottoman avec l’Empire autrichien où il sera, comme les autres passagers, mis dix jours en quarantaine. Le trajet d’Orşova à Drencova se fait à terre en raison des difficultés de navigation dans ce passage du défilé des Portes-de-Fer, à cheval ou en voiture sur la rive gauche.

Le vapeur Galathea (1838-1898), collection du Musée hongrois des sciences, des technologies et des transports, Budapest

   Puis le Galathea emmène les passagers de de Drencova à Pest et enfin le Maria-Anna de Pest à Vienne. Dans deux notes de chapitres ultérieurs6 l’écrivain voyageur donne des détails sur le voyage par bateau de ou vers Constantinople : « Tous les quinze jours on peut, grâce aux vapeurs autrichiens se rendre de Constantinople à Vienne en passant par la mer Noire et le Danube. Deux itinéraires sont possibles. L’un passe après la mer Noire, par Donau-Mundingen pour atteindre Galatz7 où l’on est retenu une semaine en quarantaine ; de là on navigue [sur le Danube]  en suivant la côte de la Valachie8 — mais celle-ci est tout à fait plate et les villes y sont rares — jusqu’à Orsova où une autre quarantaine plus courte, nous attend.

Orşova la vieille, au second plan Neu-Orsova (l’île turque d’Adah-Kaleh) vers 1830

   L’autre itinéraire et celui que je choisis, est de loin plus intéressant. On ne passe pas par Donau-Mundingen [les embouchures du Danube ou les bras du delta]  mais on débarque à Constantza9 d’où l’on gagne par voie de terre le Danube, à Czerna-Woda en un jour de voyage. On s’épargne ainsi trois jours de navigation entre Mundingen et Czerna-Woda au cours desquels il n’y a rien à voir que des étendues de marais, des joncs et des roseaux. Ce trajet présente en outre l’avantage que le bateau longe la rive gauche du fleuve, là où la côte est la plus variée ; on débarque ainsi dans une foule de villes bulgares plus grandes et l’on peut se promener dans les forêts naturelles de Bulgarie. et Czerna-Woda. À Orsova, on est mis en quarantaine pour dix jours puis le voyage se poursuit en direction de Pest puis de Vienne. »10

La douane entre l’Empire Ottoman et l’Empire Autrichien à Orşova la vieille, gravure d’A. F. Kunike (1777-1838), 1824

En ce qui concerne la durée et le coût « le voyage de Constantinople à Vienne — quarantaine déduite — dure en tout 21 jours11 et est extrêmement fatiguant ; il en coûte, en première classe 100 florins, en seconde classe 75 et 50 pour voyager sur le pont (un florin vaut, comme on sait, 5 marks et 8 schillings). De Vienne à Constantinople, dans le sens du courant, le voyage ne prend que 11 jours. Le coût est par conséquent plus élevé [sic !], soit 125 florins en première classe, 85 en seconde classe et 56 sur le pont. »12
En lisant la description de Constanţa on ne peut s’empêcher de rapprocher son récit de celui des « Tristes » du poète romain Ovide13 se lamentant sur son exil loin de Rome dans ces terres à l’extrémité de l’Empire romain : « À proximité de la ville subsistaient des vestiges non négligeables du mur de Trajan qui devait s’étendre de la mer Noire jusqu’au Danube ; si loin que portait le regard, on ne voyait que la mer Noire ou une immense steppe, pas une maison, pas la moindre fumée d’un feu de berger, pas de troupeau de bétail, aucune trace de vie nulle part ; partout, rien qu’un champ vert à l’infini… » Les voyageurs qui ont débarqué à Constanţa, après une nuit dans une auberge de la D.D.S.G., traversent la grande plaine monotone en direction de Czerna-Voda (Cernavoda), port sur le Danube d’où il   embarquent à destination de Vienne sur le vapeur Argo de la D.D.S.G. : « Le Danube avait débordé, inondant la prairie. l’eau clapotait sous les sabots des sabots. Le drapeau autrichien flottait sur le navire Argo qui nous faisait signe d’approcher comme si nous étions là chez nous. À l’intérieur, il y a une salle avec des miroirs, des livres, des cartes de géographie et des divans à ressorts, la table était mise on y avait posé des plats fumants ainsi que des fruits et du vin. À bord, tout était pour le mieux ! La remontée du Danube commence sous les bons auspices d’un vieux capitaine dalmatien Marco Dobroslavich. : « Il était trois heures de l’après-midi lorsque commença notre voyage sur le Danube. L’équipage, à bord, était italien. Le capitaine, Marco Dobroslavich, un Dalmatien, un vieux bonhomme, excellent, plein d’humour nous devint rapidement très cher à tous. Il rudoyait ses matelots qui pourtant, au fond d’eux-mêmes, l’aimaient bien ; ils avaient l’air de s’amuser sincèrement lorsqu’il s’en prenait à eux car il avait toujours en même temps un trait d’esprit qui faisait avaler la volée de bois vert. Au cours des trois jours et des trois nuits que nous avons passé à bord avant d’atteindre la frontière militaire, nul se montra plus efficace de meilleur humeur que notre capitaine. Au milieu de la nuit, lorsque la navigation était possible, on l’entendait crier de sa voix impérieuse, toujours sur le même ton, toujours prêt pour une bourrade et une bonne blague, et à table, au déjeuner, c’était un hôte jovial et débonnaire. Il était vraiment la perle de tous les capitaines du Danube à qui nous avons eu affaire. Les autres, au contraire, se montrèrent de moins en moins aimables et nous nous sentîmes de moins en moins à l’aise, ce qui eut pour effet naturel de resserrer les liens entre passagers de différentes nations. Cependant, au fur et à mesure qu’on se rapprochait de Pest et de Vienne, le nombre de gens à bord augmentait de façon telle que plus personne ne s’intéressait aux autres. Chez notre père Marco, en revanche, nous nous trouvions aussi bien que dans une pension de famille… »

Eric Baude, © Danube-culture, mis à jour juin 2023, droits réservés

Notes :
1 Georg Nygaard, H.C. Andersen og København, Foreningen « Fremtiden », Copenhague, 1938, p. 173, cité par Michel Forget dans H. C. Andersen, Le bazar d’un poète,  «Présentation», domaine romantique, José Corti, Paris, 2013, note en page 15
2 Andersen a d’abord embarqué sur le vapeur français l’Eurotas au Pirée puis change de bateau à Syros.
3 Andersen semble être resté à Constantinople jusqu’au mois de mai.
4 « Visite et départ » H. C. Andersen, Le bazar d’un poète, domaine romantique, José Corti, Paris, 2013, p. 282
5 Idem, p. 285
6 De « Czerna-Woda à Rustzuk », H. C. Andersen, Le bazar d’un poète, domaine romantique, José Corti, Paris, 2013, note p. 307
7 Les embouchures du Danube, en fait le bras de Sulina. La D.D.S.G. a inauguré le trajet de Vienne à Sulina en 1834. Galatz (Galaţi), port danubien et capitale de la Moldavie du sud.
9 En fait il s’agît de la rive droite et non pas de la rive gauche sur laquelle se trouve les villes bulgares.
10 Andersen semble confondre la Dobrodgée avec la Valachie.
11 soit 31 jours avec la quarantaine !
12 « De Czerna-Woda à Rustzuk, Au fil du Danube, de Pest à Vienne », in  H. C. Andersen, Le bazar d’un poète, domaine romantique, José Corti, Paris, 2013, note p. 356.
13 Le poète romain Ovide est relégué en exil sur une île de la Scythie mineure à Tomis (vraisemblablement Constanţa) par l’empereur Auguste à l’automne de l’an 8 après J.-C.. Il aurait été condamné en raison de l’un de ses poèmes et d’une pratique de divination. Ovide mourra en 17 ou 18. 

Sources :
 H. C. Andersen, Le bazar d’un poète, traduction et présentation Michel Forget,  domaine romantique, José Corti, Paris, 2013

H. C. Andersen, « Retour au théâtre et voyage en Orient », Le conte de ma vie, traduit du danois par Cécile Lund, Paris, Éditions des Belles Lettres, 2019, pp. 128-133 

Budapest en 1840

Hans Christian Andersen (1805-1875) et le voyage sur le Danube…(I)

Alphonse de Lamartine (1790-1869), Edgard Quinet (1803-1875)  et bien d’autres écrivains (Victor Hugo a publié ses Orientales en 1829 dans lesquelles le Danube est l’objet de deux poèmes mais l’écrivain n’est pas allé à la rencontre du fleuve) réalisent leur voyage en Orient ou vers celui-ci. Gérard de Nerval (1808-1855), dont l’intention première était de descendre le Danube pour aller en Orient reste à Vienne de novembre 1839 à mars 1840, sans doute à cause de la pianiste Marie Pleyel (1811-1875). Il  écrit dans son Journal : « Tu me demanderas pourquoi je ne  me suis pas rendu en Orient par le Danube, comme c’était d’abord mon intention. Je t’apprendrai que les aimables aventures qui m’ont arrêté à Vienne beaucoup plus longtemps que je ne voulais y rester, m’ont fait manquer le dernier bateau à vapeur qui descend vers Belgrade et Semlin, où d’ordinaire on prend la poste turque. Les glaces sont arrivées, il n’a plus été possible de naviguer. Dans ma pensée, je comptais finir l’hiver à Vienne et ne repartir qu’au printemps… peut-être même jamais. Les dieux en ont décidé autrement ! »1 L’écrivain rentrera effectivement en France au printemps et accomplira son voyage en Orient en 1843 par bateau depuis Marseille.  
   Par esprit d’aventure et de grande curiosité Andersen accomplit, au contraire des autres voyageurs, son voyage fluvial d’aval en amont en choisissant de rentrer de Constantinople à Vienne par bateau. C’est sur le Ferdinand Ier, un navire de la compagnie autrichienne royale et impériale de navigation à vapeur sur le Danube (D.D.S.G.), qu’il traverse au mois de mai le détroit du Bosphore, entre dans la mer Noire et débarque à Constanţa. De Constanţa il rejoint le Danube en traversant la Dobrodgée et atteint Cernavodă pour s’embarquer à nouveau et remonter le fleuve en plusieurs étapes avec une quarantaine à Orșova jusqu’à Vienne. Andersen ne manque évidemment pas l’occasion de décrire ses rencontres, ses compagnons d’aventure fluviale et les incertitudes de son périple. L’écrivain danois publiera ses souvenirs dans son livre « Le bazar d’un poète » après son retour au Danemark en 1842.

« Carte du cours du Danube depuis Ulm jusqu’à son embouchure dans la mer Noire ou Guide de voyage à Constantinople sur le Danube avec tout ce qui a rapport à la  Navigation des Pyroscaphes sur cette route. Vienne chez Artaria & Compagnie. 1837. » 

Notes :
Gérard de Nerval , Voyage en Orient, IX, «Introduction, suite du Journal» par M. Gérard de Nerval, à un ami, Vers l’Orient, Troisième édition, revue, corrigée et augmentée, Tome premier, Paris, Charpentier, Librairie-Éditeur, 1851

Le bazar d’un poète voyageur !

« Aux princes du piano, mes amis, l’Autrichien Thalberg et le Hongrois Liszt je présente et dédie ces pages : « Thème et variations sur le Danube et ses rives ».

Il n’y a pas encore dix ans que la D.D.S.G. a lancé sur le Danube son bateau à vapeur à roue et coque métallique, le François Ier. Celui-ci relie, à partir du 4 septembre 1830, Vienne à Budapest via Preßburg (Bratislava). La compagnie proposera peu après des liaisons avec changement de bateaux de Vienne vers les grandes villes du Bas-Danube puis ultérieurement jusqu’à Constantinople et retour. Avec la révolution qu’engendrait la récente invention de la navigation à vapeur le temps de voyage de la capitale ottomane jusqu’à la capitale autrichienne s’était, malgré la délicate remontée du fleuve, s’était considérablement raccourci. Dans les années 1830 il ne faut déjà plus compter que douze jours et demi, sans la quarantaine, pour aller de Vienne à Constantinople et dix-sept jours (toujours sans la quarantaine sanitaire obligatoire d’Orşova, épidémies et bureaucratie obligent, à la frontière austro-ottomane, pour le trajet inverse !) Hans Christian Andersen fait d’ailleurs le récit de cette quarantaine dans la relation de son voyage. Sur le Haut-Danube ,le Maria-Anna, un autre vapeur à la puissance équivalente (60 chevaux) de cette même D.D.S.G. ne met plus qu’un jour et demi pour emmener les passagers de Vienne à Linz (un jour au retour) à partir du 12 septembre 1837.

Départ dans la liesse du voyage inaugural du Prater à Vienne vers Semlin du bateau à vapeur à aubes le François Ier le 19 avril 1831

Ce bateau connaîtra un singulier destin puisqu’il sera racheté par le gouvernement des insurgés hongrois de Lajos Kossuth (1802-1894) en 1848 et armé de canons1.

Le Maria Anna de la D. D. S. G. reliant Vienne à Linz 

Le conteur danois remonte le Danube dans les années de l’époque Biedermeier pendant que son aîné l’écrivain autrichien Franz Grillparzer (1791-1872) va le descendre de Vienne jusqu’à la mer Noire et Constantinople en 1843. D’autres personnages célèbres, politiques et littéraires comme l’écrivain Alphonse de Lamartine (1790-1869), au retour de son voyage de dix-huit mois en Turquie et au Moyen-orient, périple à l’occasion duquel il perd sa fille Julia ou le comte hongrois István Széchenyi (1791-1860), passionné par l’aménagement du fleuve et la navigation (il est un soutien enthousiaste et un actionnaire de la D. D. S. G.) les ont déjà précédé sur le Danube. Ida Pfeiffer (1797-1858), originaire d’une famille aisée de commerçants viennois et grande voyageuse est l’une des toutes premières femmes à descendre seule le Danube, en mars 1842, à bord du bateau à vapeur le Marie Anne de Vienne jusqu’à la mer Noire et Constantinople. Elle poursuivra quant à elle son voyage jusqu’en Palestine et au-delà.2

Le récit d’Andersen, haut en couleurs et particulièrement animé, donne l’impression au lecteur d’être sur le bateau aux côtés de l’écrivain conteur et de l’accompagner pendant cette remontée du fleuve de plusieurs semaines.

Notice en français pour les voyageurs figurant sur la Carte du cours du Danube depuis Ulm jusqu’à son embouchure dans la Mer noire ou Guide de voyage à Constantinople sur le Danube avec indication de tout ce qui a rapport à la Navigation des Pyroscaphes sur cette route, Vienne chez Artaria & Compagnie, 1837. Huit bateaux de la D. D. D. G. y figurent : Le Marie Anne (Maria Anna), le Nádor, l’Arpád, le Zrinyi, le François Ier, l’Argo, le Panonia et le Ferdinand Ier (vapeur maritime)

De Czerna-Woda à Rustzuk3
« Ma carte à moi, c’était la carte du Danube. J’ai étudié tout au long cette impérissable grand-route qui mène vers l’Orient lequel sera, d’années en années, toujours plus visité et, un jour, ses puissants courants porteront des poètes qui sauront dire les trésors de poésie que renferment ici le moindre bosquet et la moindre pierre… »

« Il était trois heures de l’après-midi lorsque commença notre voyage sur le Danube. L’équipage, à bord, était italien. Le capitaine, Marco Dobroslavich, un Dalmatien, un vieux bonhomme, excellent, plein d’humour nous devint rapidement très cher à tous. Il rudoyait ses matelots qui pourtant, au fonds d’eux-mêmes, l’aimaient bien ; ils avaient l’air de s’amuser sincèrement lorsqu’il s’en prenait à eux car il avait toujours en même temps un trait d’esprit qui faisait avaler la volée de bois vert. Au cours des trois jours et des trois nuits que nous avons passés à bord avant d’atteindre la frontière militaire, nul ne se montra plus efficace et de meilleures humeurs que notre vieux capitaine. Au milieu de la nuit, lorsque la navigation était possible, on l’entendait crier de sa voix impérieuse, toujours sur le même ton, toujours prêt pour une bourrade et une bonne blague, et à table, au déjeuner, c’était un hôte jovial et débonnaire. Il était vraiment la perle des capitaines du Danube à qui nous avons eu affaire. Les autres, au contraire, se montrèrent de moins en moins aimables, et nous nous sentîmes de moins en moins à l’aise, ce qui eut pour effet naturel de resserrer les liens entre passagers de différentes nations. Cependant, au fur et à mesure qu’on se rapprochait de Pest et de Vienne, le nombre de gens à bord augmentait de façon telle que plus personne ne s’intéressait aux autres. Chez notre père Marco, en revanche, nous nous trouvions aussi bien que dans une pension de famille.

Tout notre parcours de l’après-midi, à partir de Czerna-Woda se fit entre des îles inondées où les cimes des saules et le toit d’une hutte de roseaux sortaient de l’eau. Nous n’avions jamais vu encore le Danube dans toute sa largeur. Nous avons passé une joyeuse soirée dans notre belle cabine bien éclairée. On sabla le champagne, le goût de pain de seigle de cet authentique Tokay me rappelait le pays du seigle, le lointain Danemark. Pourtant, la nuit ne fut pas conforme au soir ! Notre sang allait devoir couler au long de la côte bulgare ! Cette chaleur marécageuse donne naissance non seulement à des miasmes, mais à des millions de moustiques venimeux qui faisaient souffrir de la façon la plus atroce les habitants de ces rivages ainsi que les équipages des navires. D’innombrables hordes de moustiques avaient vu le jour au cours des dernières nuits et nous assaillaient par l’ouverture des écoutilles. Personne n’avait prévu leur existence, ils tournoyaient au-dessus de nous, nous piquaient et des gouttes de sang coulaient sur notre visage et sur nos mains.

De bonne heure, avant même le lever du soleil, nous étions tous sur le pont, chacun le visage bouffi par le sang. Vers minuit, nous avions passé la forteresse turque de Silistra4 et accueilli à bord plusieurs Turcs en tant que passagers du pont ; ils étaient couchés enveloppés dans de grands tapis et dormaient parmi les sacs de charbon.

À présent, le jour était levé ! Les îles du Danube étaient sous l’eau, elles ressemblaient à des forêts flottantes sur le point d’être englouties. Tout ce côté de la Valachie se présentait sous l’aspect d’une interminable surface verte, rompue seulement par un corps de garde en ruines, fait d’argile et de paille, ou une maison de quarantaine de forme allongée, blanchie à la chaux et au toit rouge. Nul jardin ici, pas le moindre arbre, l’édifice était là, solitaire comme le Vaisseau fantôme sur une mer calme et déserte. À l’inverse, sur la côte bulgare, se dressaient des taillis et des bouquets d’arbustes, la terre grasse paraissait particulièrement propice aux cultures. Pourtant de grands espaces étaient déserts. Des milliers de gens émigrent d’Europe vers l’Amérique qui trouveraient ici un bien meilleur foyer, un champs fertile, au bord du plus grand fleuve d’Europe, la grand-route qui mène vers l’Orient.

Du côté bulgare, nous fûmes salués par la première ville : Tuturcan5. Devant chaque maison, il y avait un jardinet ;  sur la berge  en pente, des petits garçons couraient, à moitié nus en riant : « urolah ! »6 . Tout ici signifiaient encore paix et absence de danger. Les troubles de l’intérieur du pays n’avaient pas encore atteint ces rivages. Pourtant, nous apprîmes de la bouche des Turcs que nous avions pris à bord, la nuit dernière, à Silistra, que plusieurs fugitifs avaient traversés le Danube afin de trouver refuge à Bucarest. Là-bas, de l’autre côté de la montagne, la révolte et la mort faisaient rage.

Après Tuturcan, nous avons passé par un défilé extrêmement pittoresque, des haies luxuriantes se détachaient sur e fonds brun-rouge des grandes pentes ; un joli groupe de chevaux avait été conduit au bord du fleuve et devait le traverser ; l’un d’entre eux attirait l’attention, à la fois par la vivacité de ses mouvements et par sa longue crinière d’un noir de charbon qui voltigeait ; il sautait sur la pente et la terre jaillissait de sous ses sabots.

Dieudonné Lancelot (1822-1894), rive valaque, Le Tour du monde, 1860

« Ô toi, cheval sauvage, peut-être un jour porteras-tu sur ton dos, pour ses noces, la jeune princesse de Valachie, peut-être ses mains délicates flatteront-elles ta nuque et tes flancs blancs et luisants seront-ils ornés de carapaçons7 multicolores ! Danses-tu parce que tu aperçois, aujourd’hui, de l’autre côté du fleuve, ta nouvelle patrie ? Ou bien, deviendras-tu en Valachie, l’ancêtre fondateur d’une descendance cent fois supérieure au troupeau qui aujourd’hui t’entoure ? Ton nom figurera-t-il fièrement tout en haut de l’arbre généalogique ? Le cri des enfants, vaut aussi pour toi bel et fougueux animal : « urolah ! urolah ! »

La bourgade suivant du côté bulgare, Havai, aurait pu offrir un cadre charmant à une nouvelle turque ; sous le chaud soleil, des roses sauvages s’épanouissaient ; groupés autour du minaret blanc, les haies, les arbres et les maisons formaient un joli tableau tout à fait typique ; oui, vraiment, un romancier aurait pris plaisir à situer ici le cadre de son histoire et il se peut bien que cela se produise un jour, car en effet Havai a de quoi fournir la matière d’une nouvelle, et celle-ci est historique. Le défunt sultan Mahmud, le père de Abdul-Meschid, fit un jour un voyage sur le Danube. Survint un orage épouvantable, le bateau était sur le point de sombrer ; près de Havai, le Maître des croyants descendit à terre, chaque buisson de rose agitait devant lui sa coupe odorante. Le sultan passa là une nuit… a-t-il bien dormi et fit-il des rêves agréables, je ne saurais le dire, mais pour les habitants, cette nuit-là est resté comme un beau rêve évanescent.

Non loin d’ici, nous avons vu apparaître les premiers moulins à vent, ils sont installés sur des bateaux solidement amarrés ; l’hiver venu, on les tire à terre, à l’abri des bosquets ; la famille s’installe alors à l’intérieur du moulin silencieux, le petit tambour à main crépite, la flûte joue sa partie, monotone, comme si elle l’avait apprise du grillon. La famille s’ennuie à terre, elle attend avec impatience le retour du printemps, quand le moulin oscillera à nouveau dans le murmure du courant, que les roues cliquèteront, qu’il y aura de la vie et du mouvement et qu’eux-mêmes, debout sur le seuil, seront en train de pêcher tandis que passent les bateaux à vapeur.

Le soleil était torride ; notre toit de toile nous faisait de l’ombre, mais il faisait chaud comme dans un four et cette chaleur augmentait sans cesse, rien pour rafraîchir le corps, rien pour l’esprit ; tout autour, partout, la même verdure, une pastoral infinie ! Imperturbablement nous naviguions comme entre des plants d’asperges et de persil. La chaleur se faisait de plus en plus oppressante, on se sentait dans un bain de vapeurs sèches mais sans la moindre douche rafraîchissante ensuite, pas un nuage dans le ciel ! Non, pareille température, jamais, dans ma fraîche patrie, mon imagination n’avait pu en concevoir l’idée.

Finalement, nous avons vu une ville du côté de la Valachie, c’était Giurgevo8, dont les fortifications ont été détruites par les Russes. Une partie des habitants s’étaient rassemblée sur les vestiges de ces remparts. Les gens criaient et s’interrogeaient à propos de l’état sanitaire de Constantinople9 et des troubles à l’intérieur du pays. Le soleil était juste en train de se coucher ; le clocher de l’église de la ville qui venait d’être recouvert de plaques lisses et brillantes, rayonnait comme s’il était en argent, au point de faire mal aux yeux. Une tonalité estivale enveloppait la prairie plate et verdoyante, les oiseaux des marécages s’envolaient des roseaux. Du côté bulgare s’élevaient des collines jaunes, sur lesquelles nous mîmes le cap et alors que notre regard s’attardait sur le clocher brillant de Giurgevo, déjà nous étions devant les maisons et les jardins qui forment les faubourgs d’une importante ville bulgare : Ruztuk.

Une foule de minarets, serrés les uns contre les autres, suggérait que nous étions là dans une ville d’authentiques croyants. Tout le quai et la passerelle était plein de gens parmi lesquels régnait une étrange agitation. Nous étions tout près du débarcadère lorsque deux personnages, tous deux en costume franc, mais qui portaient le fez, sautèrent dans l’eau, de part et d’autre de l’étroite passerelle, accompagnés d’une horrible clameur ; ils gagnèrent la terre à la nage ; on aida l’un d’eux mais l’autre fut repoussé et on lui jetait même des pierres ; il se retourna vers notre bateau et nous cria en français : « Au secours ! Ils vont m’assassiner ! » Quelques-uns de nos matelots sautèrent dans un canot et le firent monter à bord ; notre bateau s’éloigna de nouveau du rivage tandis que tout l’équipage et tous les passagers s’agglutinaient sur le bastingage. Étaient-ce là les premiers désagréments d’un voyage dans un pays en rébellion ? Que se passait-il donc à Ruztuk ? Il s’ensuivit quelques instants d’incertitude et d’anxiété. Quelques signes nous furent donnés qui étaient aussi des réponses ! On voyait des soldats sur le pont. Un bateau à rames se dirigea vers nous avec à son bord Hephys, le petit pacha de la ville10. Quelques-uns de ses officiers l’accompagnèrent à bord. La manière dont cela se passa nous parut très singulière. L’un le prit par les poignets, un autre par les coudes et un troisième par les épaules ; ils s’avancèrent ainsi jusqu’à la cabine du capitaine à l’intérieur de laquelle ils furent accueillis avec des confitures et des liqueurs. Il visita ensuite les différentes cabines, toujours accompagné de la même façon que lors de son arrivée, à cette seule différence près que deux jeunes Turcs portaient des bougies allumées devant lui.

En ce qui concerne le désordre qui avait eu lieu, on voulut n’y voir qu’une affaire tout à fait privée ; les deux personnes qui avaient crié étaient le directeur de la maison de quarantaine, un Turc, et le médecin, un Français, qui étaient en conflit sur plusieurs points ; quand ils se disputèrent à nouveau sur la passerelle du bateau, ils se bousculèrent et les Turcs prirent le parti du Turc.

Une fois  à bord, le docteur fut immédiatement rhabillé et sous la protection du pacha, il quitta le navire qui se trouvait maintenant le long du quai d’où les soldats avaient chassé la foule. Il se mit à faire froid à l’intérieur, le soir était ténébreux, une seule lanterne était allumée dans le gréement du navire. Tout était calme dans Ruztuk ; une fois, un chien sans maître hurla, le Muezzin criait les heures depuis le minaret ; dans les rues sombres et solitaires, seule une lanterne bougeait.

Notre lit fut entouré de plantes vertes pour que nous puissions nous libérer des essaims de moustiques ; mes compagnons se mirent aussitôt à jouer aux cartes mais je ne connais aucun jeu ; ma carte à moi, c’était la carte du Danube. J’ai étudié tout au long cette impérissable grand-route qui mène vers l’Orient lequel sera, d’années en années, toujours plus visité et, un jour, ses puissants courants porteront des poètes qui sauront dire les trésors de poésie que renferment ici le moindre bosquet et la moindre pierre… »
Hans Christian Andersen, Le bazar d’un poète, « De Czerna-Woda à Rustzuk », traduction de Michel Forget, Domaine romantique, Éditions Corti, Paris, 2013

Le vapeur Sophia de la D.D.S.G. heurte une Zille transportant du sel et pavoisée à la hauteur des Portes-de-Fer en 1839, ex-voto, 1841, sources Verlag Atlantis

Notes :
1 « Sur le Danube, Aux princes du piano, mes amis l’Autrichien Thalberg et le Hongrois Liszt je présente et dédie ces pages : « Thème et variations sur le Danube et ses rives » in Le bazar d’un poète, traduit du danois par Michel Forget, préface de Régis Boyer, Domaine romantique, José Corti, Paris 2013, p. 311
2 Introduction de la vapeur dans la navigation sur le Danube, in Noël BUFFE, Les marines du Danube, 1526-1918, « La flottille au XVIIIe siècle et jusqu’à l’apparition de la propulsion à vapeur »,  Éditions Lavauzelle, Panazol, 2011, p. 216
3 Ida Pfeifer, Reise einer Wienerin in das Heilige Lanţd, Verl. vonJakob Dirnböck, Wien, 1846
4 Cernavodă, port roumain de la rive gauche du Danube, situé dans la province de Dobrogea. 

Rustzuk, (en turc petite ruse), nom porté par la ville pendant l’occupation ottomane jusqu’en 1878, en bulgare Русе, Roussé ou Ruse, grande ville bulgare sur la rive droite du Danube. Ruse est aujourd’hui la cinquième ville de Bulgarie et fait face à la ville Roumaine de Giurgiu à laquelle elle est reliée par le pont de l’amitié. Les écrivains Elias Canetti (1905-1994), prix Nobel de littérature et Michael Arlen (1895-1956) sont nés à Ruse.  
5 Silistra, aujourd’hui port bulgare sur la rive droite.
 6 Tuturcan (Tutrakan), petite ville bulgare à la longue tradition et principale activité de pêche et port sur la rive droite du Danube, en face d’Olteniţa sur la rive roumaine.
« Bon voyage ! »
8 Le caparaçon est un mode de harnachement qui couvre le corps du cheval. Bien que généralement on le sens de ce mot à l’armure de cheval, il y avait des caparaçons de gala, de fête. Le caparaçon comprend le caparaçon proprement dit, le cervical ou la cervicale qui couvre le cou du cheval, la têtière et le chanfrein.
9 Giurgevo (Giurgiu) distante de six heures seulement de Bucarest, la capitale de la Valachie. Note de l’auteur.
10 Pour l’instant, il n’y avait pas trace de peste ; mais  à Alexandrie et au Caire elle faisait rage ; j’ai appris par une lettre reçue à la fin de mon séjour à Péra que, dans ces deux dernières villes, les gens mouraient chaque jour par centaines. Note de l’auteur.
11À Ruztuk, il n’y a pas moins de trois pachas, celui qui occupe la première place s’appelle Mers Said, le suivant, Mohamed et le troisième Hephys. Note de l’auteur.

Sources :
ANDERSEN, Hans Christian, Le bazar d’un poète, traduction de Michel Forget, Domaine romantique, Éditions Corti, Paris, 2013
GRILLPARZER, Franz (1791-1872), Tagebücher und Reiseberichte, Berlin, 1980

KINAUER, Rudolf, Donaufahrt in Biedermeier, nach Originalgouachen von Jacob Alt, 24 Blätter, erläutet und eingeleitet von Rudolf Kinauer, Verlag Anton Schroll & Co, Wien, 1964
PFEIFFER, Ida, Reise in das heilige Land, ?, Wien 1995

QIAN, Kefei, Die Donau von 1740 bis 1875, Eine kulturwissenschaftliche Untersuchung, Logos Verlag, Berlin, 2014

Shvistov (Sistova, Bulgarie), gravure de 1824, collection Magyar Földrajzi Múzeum

Un Fribourgeois sur le Danube hongrois dans les années 1880

   « À l’embouchure de la Raab1, le Danube ralentit encore son cours ; il s’arrondit et présente aux yeux le splendide aspect d’un golfe tranquille. Sur sa rive droite, du côté du mont Pannonien2, des plaines dessinent le damier fertile de leurs champs et de leurs moissons ; de jolis villages entrevus à travers les arbres appliquent avec une finesse de dentelle leurs petites maisons blanches sur le velours des prairies montantes ou le bleu satin du ciel. La ville de Raab3, au pied de sa colline, ressemble à une grande aquarelle qui sèche au soleil ; et le couvent du mont Saint-Martin4 se détache avec une teinte fauve de vieille majolique5 sur son socle de rochers festonné de pampre. Sur l’autre rive, des troupeaux de boeufs passent, conduits par un paysan hongrois au vaste chapeau noir, à la pelisse brodée, aux pantalons blancs qui descendent en franges à la hauteur de la botte. Les îles que forme ici les fleuve se divisent entre elles en plusieurs îlots, que relient des canots naturels ou creusés à main d’homme. Des oiseaux aquatiques, au plumage étincelant comme un écrin de pierreries, se jouent à l’ombre argentée des saules ou autour des roseaux qui se dressent avec une raideur de lance ; des hérons mélancoliques, perchés sur leurs hautes jambes comme sur des échasses, se tiennent au bord de l’eau, dans une immobilité de bête empaillée, attendant le poisson qui ne vient pas ; des hirondelles habituées à nicher sur les berges volent en poussant de joyeux cris d’écoliers en vacances, et s’égrènent dans l’air comme des colliers de perles noires.
    Les vapeurs et les embarcations qui descendent la Raab jusqu’au Danube, les magnifiques steamers de la compagnie de navigation austro-hongroise6 qui  se croisent là comme en pleine mer, les remorqueurs, les grandes barques, les schloppes7, les radeaux8 qui passent, donnent au fleuve une vie et une animation qu’il n’a point dans sa partie supérieure, hérissée d’entraves. Et c’est aussi à partir de Presbourg9 et de l’embouchure de la Raab qu’on rencontre ces pittoresques villages flottants10 échelonnés le long des rives, et composés de moulins fixés sur deux bateaux rattachés l’un à l’autre par des chaînes. La roue, mise en mouvement par le courant, tourne au milieu avec un gai clapotis. L’hiver, les moulins sont ramenés à la rive et démontés jusqu’au retour du printemps.

   Des familles entières vivent ainsi sur l’eau une partie de l’année, ne venant à terre que pour livrer leur mouture ou chercher des provisions et du blé. Pendant que nous étions arrêtés à Gönyö10. Notre vapeur avait repris sa marche ; nous glissions sans bruit et sans secousse, avec une vitesse d’oiseau, comme si nous avions été emporté par des ailes. À droite et à gauche, les rives, vastes plaines qui furent les champs de bataille des éléments avant de servir de champs de bataille à l’humanité, fuyaient dans des perspectives infinies… »

Victor Tissot, « La ville de Raab (XXI) », in Voyage au pays des Tsiganes (La Hongrie inconnue), E. Dentu éditeur, Librairie de la Société des Gens de Lettres, Paris,  Deuxième édition, Paris, 1880, pp. 434-436

Notes :
1 En hongrois Rába, affluent de la rive droite du Danube d’une longueur de 250 km qui prend sa source en Autriche dans le Land de Styrie et qui se jette dans le Danube Mosoni ou Petit Danube à la hauteur de la ville hongroise de Györ qui portait autrefois également le nom de Raab.
2 Massif du Bakony au nord du lac Balaton
3 Győr
4 L’abbaye bénédictine de Pannonhalma, fondée en 996, classée au patrimoine mondial de l’Unesco
5 Faïence italienne de la Renaissance initialement inspirée de la céramique hispano-mauresque. Le terme désigne aussi les faïences européennes primitives exécutées dans la tradition italienne, sources Larousse
6 Les bateaux à vapeur de la D.D.S.G. (Compagnie de Navigation à Vapeur sur le Danube)
7 Schlepper, remorqueurs à vapeur
8 Flösser, en français radeau, assemblage de troncs d’arbres manoeuvrés par un équipage qui descendaient le Haut-Danube et quelques-uns de ses affluents (Isar) vers Linz ou Vienne. 
9 Bratislava
10 Des bateaux-moulins, très nombreux sur le Danube hongrois à cette époque.
11 Gönyű, port de commerce et autrefois de pêche sur le Danube de Győr.

Eric Baude © Danube-culture, novembre 2022

Panaït Istrati : comment boire le thé à la manière unique de Brǎila…

« À ce qu’on dit ! » Comment pouvait-il, ce sceptique de Mikhaïl, mettre en doute jusqu’à la renommée, universelle, à Braïla, du tchéaïnik, ou de la tchéaïnerie (maison de thé) du gospodine Procop ? Car cette renommée ne concernait pas uniquement la qualité du thé, lequel, chez Procop, était du « vrai Popoff » (lorsqu’on le demandait expressément en y ajoutant le sou supplémentaire). Elle ne concernait pas d’avantage le sucre, — cet éternel élément de discorde qui faisait que maints clients fidèles changeaient brusquement de tchéaïnik, parce qu’on leur avait servi du « sucre farineux », — et ici je suis bien obligé de faire une petite disgression.

Panaït Istrati (à droite) et sa famille, collection du Musée Panaït Istrati, Brǎila

Pourquoi fuyait-on, comme la peste, le « sucre farineux » ? Parce que, à Braïla, à l’exemple de la sainte Russie, on ne boit pas le thé comme à Paris ou à Londres. Libre à vous de sucrer votre jus tiède et même de le « salir » d’une goutte de lait ou plus, ou de ne rien faire et de l’avaler — glouc ! — comme on avale une purge, ou, encore, de l’accepter » pour faire plaisir » et de vous en aller — avec un « merci beaucoup » — sans l’avoir touché. Dans le second port danubien de la Roumanie, les habitants boivent le thé tout autrement. Ces habitants, qu’ils soient nationaux get-beget ou pravoslavniks lipovans aux barbes à la Tristan Bernard, aux bottes d’égoutiers et à vaste lévite qui trimballent dans une poche l’inséparable verre, lourd comme un caillou, dont on se sert là-bas individuellement pour avaler dans des bistrots impurs de la votka pure, après s’être copieusement signé, ces habitants sont, avant tout, de grands buveurs de thé. Ils le boivent, du matin à la nuit, pour ses multiples vertus : apéritif, nutritif, digestif, laxatif, constipant, excitant, calmant et diurétique. On le boit l’hiver pour se réchauffer, l’été pour dr rafraîchir, et on en absorbe de deux à quatre litres par jour comme un rien. Mais, direz-vous, que fait-on de cette masse d’eau dans le ventre ? Eh bien, on boit verre sur verre en toute tranquillité, puis, avec la même innocence, on sort dans la rue et on pisse sur le trottoir, en s’épongeant le front et, parfois, en tournant le dos à une aimable personne qui passe tout justement. Ainsi, le thermosiphon circule à souhait. Les boyaux, lavés à grande eau, sont pincés par la faim, et souvent aussi les bronches par le froid, lorsqu’on sort en hiver « pour faire des trous d’ambre dans la neige immaculée. »

Piata Pescariilor Statului din Braila

Place des pêcheurs de Brăila autrefois

Et pour que l’on puisse boire économiquement tant de thé, vu le prix exagéré du sucre et la modicité des gains, on a dû recourir à un expédient : réduit à l’état de minuscules dés, au moyen d’un petit engin appelé siftch, le grain de sucre est d’abord trempé dans du citron, puis, adroitement placé entre la joue et la mâchoire, où il résiste vaillamment à toutes les gorgées du bouillant liquide qui le frôlent sans trop le malmener, et de cette façon on arrive au fonds du verre en conservant encore dans la bouche une vague sensation du précieux aliment. C’est ce qu’on appelle là-bas : boire le thé prikoutsk. Voilà pourquoi tout le monde évite le « sucre farineux », que le thé emporte rapidement,  « comme si c’était de la semoule », et on recherche celui qui est « dur comme du verre » et phosphorescent, la nuit, comme ces allumettes dont on usait autrefois pour s’empoisonner.
Les deux morceaux qu’on servait par « demi-portion » — 50 grammes environ — provenaient du sectionnement à la scie d’un pain de sucre de cinq kilos, opération faite par le patron lui-même, car il faut avoir un oeil exercé et la terrible adresse de scier des morceaux d’une égalité quasi parfaite, afin d’éviter que certains d’entre eux puissent paraître aux clients trop petits pour soi et trop grands pour le voisin de table. Là encore, source inépuisable de mécontentement. Le pain de sucre, fût-il triplement raffiné, il n’en est pas moins vrai que, « vers la pointe », il est plus dur, de même qu’il est plus « farineux » vers la base. »
Panaït Istrati, La jeunesse d’Adrien Zograffi, Mikhaïl, in « Oeuvres de Panaït Istrati, II », Éditions Gallimard, Paris, 1968

Panaït Istrati, Bilili et Nikos Katzanzakis, 1928

Nikos Katzanzakis, Panaït Istrati et Bilili en 1928, lors d’un voyage en Ukraine

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