la Table de Trajan (Tabula Traiana)

Panagéryque de Trajan par Pline le jeune

« Ta modération mérite d’autant plus d’être prônée que, nourri dans ta gloire guerrière, tu aimes la paix ; ton père naturel a beau avoir eu les honneurs triomphaux et le jour de ton adoption un laurier avoir été consacré à Jupiter Capitolin, on ne te voit pas pour cela rechercher en toute occasion des triomphes. Tu ne crains pas les guerres, mais ne les provoque pas. Comme il est grand, empereur Auguste, comme il est grand de rester sur la rive du Danube2 quand il suffit de le traverser pour être sûr du triomphe, de ne pas rechercher le combat contre un ennemi qui le refuse : preuves à la fois de vaillance et de modération. Si ta modération te fait refuser le combat, ta vaillance le fait refuser à l’ennemi. Le Capitole recevra donc un jour3 non des chars de comédie et les simulacres d’une fausse victoire4, mais un empereur rapportant une gloire vraie et solide, la pacification et une soumission des ennemis si patente qu’il n’y en aura eu aucun à vaincre. Voila qui est plus beau que tous les triomphes ! Car le mépris fait de notre souveraineté a toujours été le seul motif à nos victoires. Si quelque roi barbare5 poussé l’insolence et la folie jusqu’à mériter ta colère et ton indignation, il peut être défendu par tout l’intervalle de la mer, par l’immensité des fleuves, par l’escarpement des montagnes6, il n’en sentira pas moins, j’en suis sûr, que tous ces obstacles s’inclinent, cèdent si tôt devant ta valeur qu’il croira que les montagnes ont été aplanies, les fleuves desséchés, la mer supprimée, et qu’il subit l’invasion non pas de nos flottes7, mais de notre territoire même. »
Pline le jeune (61 ou 62-113), Panagéryque de Trajan, Livre X, 16, traduction de Marcel Durry, Le Club français du livre, Paris, 1980

Notes :
1Le nom français de cluse ayant la même étymologie que le terme serbe klisura
2 Voyage d’inspection à placer entre le séjour en Germanie et le retour à Rome, c’est-à-dire durant l’hiver 98-99 ; ce voyage donna à Trajan un avant-goût de la campagne de 101 contre la Dacie.

3 Le développement sur la modération du prince s’interrompt brusquement pour faire place à la campagne dacique qui commence juste au moment où Pline remanie son remerciement pour en faire un panagéryque.
4 Les textes s’accordent à accuser Domitien d’avoir célébré des triomphes qui n’étaient que des mascarades. Mais la majorité des historiens depuis cinquante ans verraient volontiers là une calomnie.
5 Décébale
6Les fleuves sont le Danube et ses affluents de gauche l’Apo, le Rabon, l’Alutus ; quant aux montagnes, ce sont les montes Serrorum ou partie occidentale des Alpes de Transylvanie. Le meilleur commentaire des paysages évoqués ici est constitué par les reliefs de la Colonne Trajane.
7La flotte du Danube composée de la classis Pannonica et de la classis Moesica.

Tabula Traiana
   Plaque verticale taillée dans le rocher ornée de deux dauphins ailés, de roses à six feuilles et d’un aigle aux ailes déployées, cette « table » mesure 3m 20 de longueur sur une hauteur de 1m 80. Elle est surplombée d’un fronton portant une inscription moderne « Tabula Traiana ».
Ce symbole des conquêtes romaines et de l’appartenance au monde latin de la Roumanie faillit disparaître au XXe siècle lors de la construction et de la mise en eaux du barrage de la centrale hydro-électrique de Djerdap (1963-1972) car il se tenait au-dessous du futur niveau des eaux de la retenue. Pour le sauver on entreprit de découper la table avec tout le rocher aux alentours et elle fut ensuite réinstaller une cinquantaine de mètres plus haut.

La Tabula Traiana à son emplacement d’origine, photo de 1908

On peut lire sur la plaque l’inscription en langue latine abrégée et rédigée comme suit :

« IMP CAESAR DIVI NERVAE F
NERVA TRAIANVS AUG GERM
PONTIF MAXIMVS TRIB POT IIII
MONTIBVS EXCISI. ANCO..BVS
PATER PATRIAE COS III
SVBLATIS VIA. .E. »

soit dans sa reconstitution intégrale :
« IMP(ERATOR) CAESAR DIVI NERVAE F(ILIVS)
NERVA TRAIANVS AUG(VSTVS) GERM(ANICVS)
PONTIF(EX) MAXIMVS TRIB(VNICIA) POT(ESTATE) IIII
PATER PATRIAE CO(N)S(VL) III
MONTIBVS EXCISI(S) ANCO(NI)BVS
SVBLAT(I)S VIA(M R)E(FECIT) »

Traduction en français :

L’empereur César, fils du divin Nerva,
Nerva Trajan Auguste, vainqueur des Germains,
Suprême pontif quatre fois investi de la puissance des tribuns,
Père de la patrie, trois fois consul
A entaillé la montagne et posé des poutres
Pour la réfection de cette voie.

Travaux de surélévation de la Tabula Traiana avant la mise en eau de la retenue d’eau du barrage de Djerdap I

La colonne Trajan de Rome relate les exploits de cet empereur conquérant qui n’hésita pas également à faire tailler sur la rive droite du Danube, dans les parois rocheuses des Portes-de-Fer, une voie partant de Belgrade pour permettre le passage de ses armées au coeur du défilé. Cette voie rejoignait en aval, à hauteur de Drobeta Turnu-Severin, un pont sur piles de briques avec un tablier en bois, construit par l’ingénieux architecte Appolodore de Damas (entre 50 et 60-130) et sur lequel les soldats purent aisément et rapidement franchir le Danube. Quelques vestiges de ce premier pont en dur sur le fleuve sont encore visibles sur les deux rives roumaines et serbes bien que le successeur de Trajan, l’empereur  Hadrien (76-138), craignant que des tributs barbares ne s’en servent à leur tour, cessa de l’entretenir.

Reconstitution du pont de Trajan

Vestiges du pont d’Appolodore de Damas sur la rive serbe (rive droite) près de Kladovo, photo © Danube culture, droits réservés

L’empire romain à la mort de Trajan : à l’ouest du Pont-Euxin (mer Noire), les provinces impériales de Dacie et de Mésie inférieure 

Rome et le Danube : un fleuve-frontière facilement franchissable

« Établie sur le Rhin après la conquête des Gaules, complétée depuis 83 après J.-C. par l’organisation défensives des Champs Décumates1 qui couvrait le Main, le Neckar et le Jura souabe protégés par le limes2, la frontière de l’Empire romain s’établie beaucoup plus tard sur le Danube qui n’a été atteint qu’à la fin du règne d’Auguste. Cette frontière danubienne a toujours constitué le point faible de la défense romaine : la conquête de la Pannonie a permis de contrôler la ligne de la Sava3 ainsi que la vieille route de l’ambre allant d’Aquilée (Aquileia, province d’Udine, Italie) sur l’Adriatique à Carnuntum, en aval de Vienne sur la rive droite du Danube et qui se poursuivait  jusqu’en Allemagne du Nord. Le soulèvement dalmate et l’échec des campagnes de Germanie ont empêché Rome de porter la frontière au-delà, faute d’effectifs qui ont toujours fait défaut par la suite. Le front du Danube moyen et inférieur est resté ainsi sous la menace constante des incursions des Daces et d’autres peuples frontaliers qui refusaient une coexistence acceptée au contraire par les Germains transrhénans plus ou moins romanisés.

Le roi dace Décébale, dessin du début du XXe siècle d’après les bas-reliefs de la colonne trajane de Rome, photo, domaine public

À partir de 86 après J.-C., ces hostilités permanentes menées par le roi dace Décébale qui réussit à anéantir une armée romaine et risquait de devenir l’âme de coalitions dangereuses sur une frontière difficile à défendre en raison du redent constitué par le coude du Danube vers le sud, déterminèrent l’empereur Trajan à la conquête de la Dacie qui nécessita les deux « guerres daces » (101-102 et 105-106). Les épisodes de cette difficile conquête au cours desquels a été construit le pont de pierre5 de Drobeta Turnu-Severin [dit « Pont de Trajan« ] dans les Portes-de-Fer sont retracés à Rome par les bas-reliefs de la colonne Trajan.

MARSIGLI  (1658-1730), Louis Ferdinand, Comte de, Description du Danube, depuis la montagne de Kalenberg en Autriche, jusqu’au confluent de la rivière Jantra dans la Bulgarie, A La Haye, Chez Jean Swart, 1744

La poussée barbare persista cependant et, à la faveur de l’anarchie militaire régnant à Rome, aboutit à l’effondrement du limes et aux catastrophes du IIIe siècle où Alamans et Goths ravagent l’Italie, les provinces danubiennes et la Grèce, et après lesquelles une frontière sûre ne put être établie qu’au prix de l’abandon de la Dacie et des Champs Décumates, ainsi que d’une pénétration pacifique mais dense de Germains installés dans l’Empire au titre de « fédérés », colons et militaires.

L’Empire romain en 117 après J.-C., droits réservés

Durant toute la période romaine, le Danube a vécu de la vie du limes [env. 5000 km à l’apogée de l’Empire], à la fois frontière jalonnée de camps militaires puis, à partir du IIIe siècle, défendue par des forteresses échelonnées en profondeur servant de point d’appui à de puissantes forces d’intervention, zone d’échanges de tous ordres avec le monde barbare et rocade militaire le long de laquelle se déplaçaient les troupes en opération et qu’empruntaient les transports destinés à leur ravitaillement. C’était une monde original, isolé des régions intérieures souvent moins peuplées, auquel une administration dense, une forte occupation militaire et des brassages incessants de population assuraient une profonde unité, formant une zone de développement économique continue des bouches du Rhin à celles du Danube, le long de laquelle se sont propagées les religions d’origine orientale, culte de Mithra et christianisme notamment.
Sur le Danube lui-même, Rome s’est manifestée dès le règne d’Auguste tout d’abord par la présence dans le delta d’une flottille chargée de la surveillance des côtes puis sur toute la longueur du fleuve pour appuyer et permettre le transport des troupes d’intervention. Sur le Danube inférieur, elle a été stationnée à Noviodunum, près de l’actuelle ville roumaine d’Isaccea en Dobroudja et à Aegyssus (Tulcea), d’autres unités étant réparties le long des postes du limes, notamment à l’embouchure du Siret (affluent du Bas-Danube, rive gauche) pour assurer le service de la douane romaine dont les points de passage étaient fortifiés. Le noeud de la défense était le camp de Troesmis, ancienne place forte géto-dace sur le bras du Bas-Danube de Mǎcin (Dobroudja) dont dépendaient les camps d’Axiopolis (Cernavoda), de Capidava, gué important sur le Bas-Danube, de Carcium, (Harşova). Tropaeum Trojani (Adamclisi), où subsiste le trophée dédié aux morts des guerres daces, était également siège d’une garnison. En amont, Durustorum (Silistra, Bulgarie), Novae (Shvistov, Bulgarie), Oecus, Ratiaria, Bononia (Vidin, Bulgarie), Sexaginta Prista (Ruse), Drobeta (Turnu Severin), Viminacum (Kostelac en Serbie, à l’est du confluent de la Morava), Singidunum, (Belgrade), Cibalae (au sud de la Drava), Intercisa (Dunapentele sur le Danube hongrois), Aquincum (Budapest), Brigetio (près de Komarom), Carnuntum (sur la rive droite en aval de Vienne) dont le site a été ensuite abandonné, Vindobona (Vienne), Comagenae (Tulln), Mautern (Flaviae), Aelium Cetium (Sankt Pölten), Lauriacum (Enns), Lentia (Linz), Castra Batava (Passau) et Castra Regina (Regensburg6) étaient également, de même qu’Augusta Vindelicum (Augsbourg), située plus au sud, des villes issues des camps du limes, eux-mêmes souvent établies sur d’anciens habitats celtiques ou plus anciens.
Le Danube était longé sur sa rive gauche jusqu’en Forêt-Noire par une route où aboutissaient des voies en provenance de l’intérieur, d’Andrinopole, de Serdica (Sofia) et, au delà, de Byzance et de Thessalonique, — de Naïssus (Niš) et de la côte dalmate —, enfin d’Italie par les cols alpins ; dans les défilés des Portes-de-Fer, on voyait avant sa submersion par la retenue des ouvrages hydroélectriques, la route taillée dans la roche par Trajan dont le souvenir est perpétué par l’inscription rupestre dite  « Tabula Trajan ».

Tabula Traiana, photo © Danube-culture, droits réservés

Malgré leur importance et leur étendue révélées par l’archéologie, les cités danubiennes, situées dans des zones où les opérations militaires n’ont guère cessé, paraissent avoir connu un développement moindre qu’ailleurs notamment dans les cités rhénanes, plus précoces, fondées dans des contrées moins rudes et où commandaient des princes de la maison impériale. En l’absence de colonies, l’urbanisation s’est limitée aux grands axes de sorte que les peuples autochtones ont conservé leur encadrement régional et constitué des entités ethniques relativement résistantes aux influences urbaines et à l’assimilation. En Dacie, l’importance de l’occupation militaire et de la colonisation jointe à des contacts anciens et prolongés ont assuré une profonde romanisation qui a subsisté jusqu’à nos jours ; l’ouverture de routes a permis l’exploitation intensive des mines de fer, de cuivre, et surtout d’or dont l’Empire avait grand besoin pour régler le déficit de son commerce extérieur et couvrir les frais des grands travaux publics. Cet essor économique entretenait sur le Danube et ses affluents, la Sava  en particulier, une navigation marchande active, aux mains de corporations de nautes connues par les inscriptions (nautae universi Danubii de Axiopolis).
Au cours des IIe et IIIe siècles, grâce à l’importance des marchés militaires et barbares, cet axe économique danubien, prolongé aussi bien vers la Germanie que vers l’Asie mineure, l’a progressivement emporté sur les itinéraires méditerranéens convergeant sur Rome qui cesse d’être le centre du commerce européen ; l’essor des villes danubiennes contraste avec la stagnation de celles du sud-ouest de la Pannonie ; les villes de la mer Noire, en relation directe avec la Dacie, entretiennent vers l’Asie mineure un trafic animé par la présence tout le long du fleuve de marchands orientaux qui s’accentuera sous le Bas-Empire et durant les siècles suivants. Le déplacement des réseaux commerciaux s’est prolongé par un déplacement des pouvoirs politiques vers les frontières de plus en plus menacées qui a donné à la Pannonie et à l’Illyricum7 un poids toujours plus décisif dans l’Empire et affirmé l’importance de Byzance, de même que sur le Rhin et la Moselle Cologne et Trêves prenaient le pas sur les villes de l’intérieur et sur Rome. »
 Jean Ritter,  Le Danube, P.U.F., Paris, 1976
Notes :
1 Jacques Ancel, Peuples et Nations des Balkans, 2eme édition, Éditions du CTHS, Paris, 1995, cité par Guillaume Durand, dans Carpates et Danube, Une géographie historique de la Roumanie, Editura Istros, Muzeul Brǎilei, 2012, p. 26   
2
Champs Décumates : territoire situé entre la rive droite du Rhin et le cours supérieur du Danube. Ce territoire fut annexé à l’Empire romain au 1er siècle après J.-C. sous la dynastie des Flaviens.

3 Le Limes : frontière entre l’empire romain et le monde barbare, à savoir les peuples ne parlant ni grec ni latin. Le limes danubien reposait sur des fortifications reliées entre elle par une voie qui suivait le Danube. Une flotte de bateaux répartie dans plusieurs ports fluviaux venait compléter le dispositif de défense.
4 Affluent de la rive droite du Danube qui conflue avec celui-ci à la hauteur de Belgrade
5 En réalité un peu en amont de Bratislava et du confluent de la Morava avec le Danube sur la rive droite
6 et de bois
7 Ratisbonne (Bavière)
8 Illyrie : Province romaine située sur la rive orientale de l’Adriatique correspondant à peu près à l’Ouest de la Croatie, de la Slovénie, de la Bosnie-Herzégovine, du Monténégro de l’Albanie et du Kosovo actuels

Sources :
RITTER, Jean, Le Danube, P.U.F., Paris, 1976
MARSIGLI (1658-1730), Louis Ferdinand, Comte de, Description du Danube, depuis la montagne de Kalenberg en Autriche, jusqu’au confluent de la rivière Jantra dans la Bulgarie, Contenant des Observations géographiques, astronomiques, hydrographiques, historiques et physiques ; par  Mr. Le Comte Louis Ferd. de Marsigli, Membre de la Société Royale de Londres, & des Académies de Paris & de Montpellier ; Traduite du latin., [6 tomes], A La Haye, Chez Jean Swart, 1744
DURAND, Guillaume, Carpates et Danube, Une géographie historique de la Roumanie, Editura Istros, Muzeul Brǎilei, 2012

Le Danube romain en Autriche :
www.donau-limes.at

Retour en haut de page