Le Danube

Ce site aborde le fleuve dans une perspective holistique. On y parle d’histoire, d’ethnologie, d’environnement, de navigation, de bateliers, de musées de la batellerie, de climatologie, de grands et petits destins destins liés au Danube, d’hydrographie, d’îles, d’oiseaux, de poissons , de pêcheurs, du fascinant delta, de voyages sur le Danube, de musique, de compositeurs, de cuisines et de vins, de croisières, de cinéma, d’étymologie, de festivals et de cultures, de graveurs, de peintures, de littératures, de souvenirs, de savoirs et savoir-faire, de coutumes, de métiers du fleuve ou liés à celui-ci, de mythes, de légendes  ou encore de personnages danubiens d’anthologie ou d’habitants des bords du fleuve.

L’une de ces légendes, parmi les plus belles de la mythologie européenne, raconte que Jason et ses Argonautes auraient remonté depuis l’une de ses « bouches » dans la mer Noire d’abord le Danube puis la Sava jusqu’à Siscia (Sisak en Croatie) et enfin son affluent la Kupa (Kolpa) jusqu’à son cours supérieur pour rejoindre ensuite l’Adriatique au retour de leur périlleuse expédition de conquête de la Toison d’or.

Le périple des Argonautes, tableau de Constantínos Volanákis (1837-1907) 

Brigach und Breg bringen die Donau zu Weg !
(La Brigach et la Breg ouvrent le chemin au Danube !)
Dicton populaire du Bade-Wurtemberg

« Il regarda le Danube : l’eau coule. L’eau coule tous les jours, elle est maintenant à Immendingen, maintenant à Eckhartsau, maintenant à Apatin, maintenant à Chilia Veche et maintenant de nouveau à Immendingen. Quand sa journée était très bonne, que pouvait-il penser d’autre que le Danube est éternel et qu’il est lui-même le Danube ? »
Péter Esterházy (1950-2016), L’œillade de la comtesse Hahn-Hahn, En descendant le Danube, Gallimard, Paris, 1999

Seul fleuve européen important avec le Pô à se diriger dans un axe général d’ouest en est, le Danube prend ses sources en Allemagne dans le massif de la Forêt-Noire (Bade-Wurtemberg) à Furtwangen pour les uns ou dans le parc du château de Donaueschingen, considérées comme la sources officielle, pour les autres.

Le bassin danubien, sources : International Commission for the Protection of the Danube River

On peut aussi considérer, pour mettre fin à cette querelle ancestrale, que le Danube prend à la fois ses sources à l’altitude de 1078 m au lieu-dit « Martinskapelle » (chapelle Saint-Martin) à Furtwangen (source de la Breg), au lieu-dit « Sankt-Georgen-Brigach » situé à 925 m d’altitude (source de la Brigach) sur la commune de Sankt-Georgen-im-Schwarzwald tout comme à Donaueschingen puisque c’est ici que toutes les eaux de ces multiples sources, rivières et ruisseaux se rejoignent et s’unissent pour former officiellement le Danube.

La source de la Breg (Danube) au lieu-dit saint-Martin à Furtwangen (Bade-Wurtemberg), photo © Danube-culture, droits réservés

Chapelle saint-Martin à Furtwangen dans la Forêt-Noire wurtembergeoise, photo © Danube-culture, droits réservés

Le confluent de la Breg (à gauche) avec la Brigach (à droite) auquel se sont joints les multiples sources et ruisseaux qui jaillissent du sous-sol du parc du château de Donaueschingen et de ses environs, donne naissance officiellement au Danube, photo © Danube-culture, droits réservés

Le fleuve traverse ensuite en formant de multiples méandres une grande partie du vieux continent, s’élargissant peu à peu grâce à ses nombreux affluents pour finir et s’ouvrir en apothéose sous la forme d’un magnifique delta toujours en évolution depuis sa création, prodigue en biodiversité et en écosystèmes. Le Danube se jette, en se divisant en trois bras principaux (on en comptait un nombre plus important dans l’Antiquité : Hérodote et Strabon tout comme l’historien romain d’origine grecque Amien Marcellin en comptaient cinq, Pline sept…) et de multiples ramifications secondaires (du moins pour les deux bras de Chilia et de Sfintu Gheorghe, celui de Sulina ayant été aménagé par la Commission Européenne du Danube à partir de 1880) dans la mer Noire ou Pont-Euxin chez les anciens Grecs, une mer quasiment fermée appartenant à part égale à l’Asie et au continent européen. D’autres grands fleuves européens à l’est du Danube comme le Dniestr (1362 km), le Dniepr (2285 km), appelé dans l’Antiquité le Boristhène, le Boug méridional (806 km) ou Hypanis pour les Grecs anciens, viennent également déverser leurs eaux douces dans cette mer d’une superficie de 400 000 km2.

Les cours du Moyen et du Bas-Danube ainsi que le delta et les côtes occidentales de la mer Noire vus d’un satellite

Le Danube est dès sa naissance et sur de nombreux aspects, un fleuve fascinant et complexe. Son histoire commence bien avant que les hommes ne viennent peupler et coloniser son delta puis son bassin tout entier.

Au coucher du jour sur le Danube slovaque… photo © Danube-culture, droits réservés

 « Ne pourrait-on reprendre à propos [du Danube] et des grands fleuves la formule de Montaigne et les dire « ondulants et divers »? Tantôt abondants et tantôt amaigris, tantôt clairs et tantôt chargés de boue, tantôt rapides et tantôt lents, et toujours changeants d’un instant, d’une saison ou d’une longue période à l’autre. Cette diversité et cette puissance font que, en tout temps et en tout lieu, les fleuves offrent, dans une perspective anthropocentriste un double aspect ; il y a le fleuve hostile par sa force brutale, par ses crues, par les maladies qu’il véhicule ; mais il y a aussi le fleuve qui offre une ressource abondante, des terres fertiles et planes sur ses rives, son énergie. Cela dans des contextes de milieux naturels et d’environnements culturels également divers, de sorte que le problème des relations qui s’établissent entre un fleuve et les collectivités humaines qui occupent et se partagent son bassin suppose autant de variations qu’il y a de fleuves et de lieux dans le bassin du fleuve: tel cadre est-il ou non favorable à l’emprise et à l’action humaine ? Quelles variations le temps et les systèmes socioculturels introduisent-ils dans ces systèmes de relations ? Quelles sont finalement les résultantes du jeu combiné des relations entre le fleuve et les hommes ? »
Jacques Bethemont, « Les temps du fleuve » in « Les grands fleuves, Entre nature et société », Armand Collin, Paris, 2002, p. 52

Le Danube en quelques chiffres…
Le Danube se distingue des autres fleuves par le fait que l’on en mesure sa longueur à contre-courant, de l’aval vers l’amont, de l’extrémité d’un de ses bras (bras de Sulina) ou du point kilométrique zéro sur le même bras jusqu’à ses sources dans le parc du château de Donaueschingen ou alors jusqu’au lieu-dit Saint-Martin à Furtwangen ; une longueur difficile à déterminer de manière précise d’autant plus qu’elle fut et est toujours variable au cours du temps en raison du travail du fleuve lui-même tout au long de son périple jusqu’à la mer Noire et des nombreux aménagements entrepris par les hommes, en particulier sur le bras de Sulina où furent supprimés de nombreux méandres, principalement à partir de la deuxième moitié du XIXe siècle. Ces aménagements avaient pour objectif d’améliorer, de sécuriser la navigation et l’exportation de céréales, de lutter plus en amont contre des inondations répétitives mais ils eurent également pour conséquence de réduire non seulement sa longueur de 134 km mais aussi sa largeur en de nombreux endroits et de modifier sa biodiversité.
Longueur totale (actuelle) du Danube, de Sulina (point zéro, Dobroudja, Roumanie) jusqu’à la source de la Breg en Forêt-Noire (Furtwangen, Bade-Wurtemberg, Allemagne) : 2 888 km (on trouve également parfois le chiffre de 3019 km…).
Le Danube mesure 2 840 km (2857 km selon des sources officielles allemandes) du point zéro de Sulina jusqu’à Donaueschingen (Allemagne) où le fleuve prend officiellement sa (ses) source(s).

La statue de la Baar indiquant au jeune Danube le chemin au-dessus du bassin rénové de la source du Danube dans le parc du château des princes de Furstenberg à Donaueschingen, lieu officiel de la naissance du fleuve, photo © Danube-culture, droits réservés

De Sulina (Point Kilométrique 0) à Galaţi (PK 151), le parcours du fleuve est considéré comme une route maritime, aussi se mesure-t-il sur celui-ci en milles marins (1 mille marin = 1, 852 km).

En aval de Sulina et du point kilométrique zéro à partir duquel on mesure les distances sur le fleuve vers l’amont, le Danube poursuit inlassablement son chemin vers la mer Noire, photo © Danube-culture, droits réservés

La distance en ligne droite entre le confluent de la Breg et de la Brigach à Donaueschingen et l’embouchure du fleuve est de 1 630 km, donnant ainsi un coefficient de sinuosité de 1,7.
Le Danube n’est qu’à la vingt-neuvième place (en considérant que sa longueur est de 3019 km) ou à la trente-et-unième place pour 2840 km parmi les plus grands fleuves du monde ! C’est toutefois le plus long fleuve européen après la Volga (3 740 km, 3545 km selon d’autres sources), cours d’eau qui se jette dans la mer Caspienne, drainant un  bassin versant de 1 350 000 km2 mais qui n’est pas le plus grand fleuve prenant sa source sur le territoire de la Russie. Il faut également rappeler que le Danube et la Volga ont des caractéristiques hydrographiques très différentes.
Le Danube franchit, de ses sources en Forêt-Noire jusqu’à la mer Noire, 22 longitudes.

Au confluent de la Breg et de la Brigach à Donaueschingen (Bavière), les premiers pas officiels du Danube, photo © Danube-culture droits réservés

Un très faible dénivelé
Le dénivelé total du fleuve, depuis Donaueschingen jusqu’à la mer Noire n’est que de 678 m. La pente moyenne est donc très faible et n’est égale en moyenne qu’à 25 cm/km  d’où en particulier les nombreux du fleuve d’autrefois ! Si le coefficient de sa pente dépasse les 1% en amont d’Ulm, il s’abaisse à 0,5% entre le confluent du Lech et Regensburg (Ratisbonne) puis à 0,2% sur la fin de son parcours allemand jusqu’à Passau. Le dénivelé reprend ensuite un peu d’ampleur pour atteindre une moyenne de 0,4% à la hauteur de Bratislava puis s’abaisse à 0,1% sur la frontière slovaco-hongroise et à 0,006% dans la plaine panonienne, remonte à 0,3% dans le passage entre les Carpates et le Balkan, défilé dit des Portes-de-Fer (avec des variations entre 0,04 et 2%) avant de redescendre à 0,05% jusqu’à Cernavodă (Roumanie, rive droite) pour terminer ensuite à 0,01%  jusqu’à la mer Noire.

Débit
Le fleuve a un débit annuel moyen d’environ 203 millions m3 (6 500 m3/s).

Le Danube en Strudengau (Haute-Autriche) à la hauteur de Sarmingstein (rive gauche), fleuve miroir, à l’automne, photo © Danube-culture, droits réservés

Régime
Rassemblant des eaux en provenance des hautes montagnes (Alpes), de moyennes montagnes (Carpates, Balkan…) et de leurs contreforts, de hauts plateaux, de bassins et de plaines, le Danube possède un régime d’écoulement très complexe dont le profil évolue depuis celui d’une rivière de montagne jusqu’à celui d’un grand fleuve de basse plaine. De nombreuses crues affectant en particulier le Haut et le Moyen-Danube, caractérisent son histoire. Ces crues dévastatrices n’affectent pas toutefois l’ensemble du bassin en raison du « décalage chronologique qu’apportent à leur propagation les conditions d’écoulement, et de l’hétérogénéité des influences météorologiques. »

Hiver 2014, le Danube gelé à la hauteur de Vienne et de l’Île du Danube, photo droits réservés

Le fleuve peut encore, pendant certains hivers rigoureux, en traversant des régions à climat continental, charrier des glaces qui provoquent alors des embâcles remontant vers l’amont à partir de rétrécissements situés entre les reliefs. Il n’était pas rare autrefois que le Bas-Danube soit également pris par les glaces pendant plusieurs semaines voire plusieurs mois entre le port de Cernavodǎ et ses embouchures, bloquant tout trafic fluvial.

Principales crues historiques du Danube : 1342, 1501, 1572, 1598, 1670, 1736, 1787, 1830, 1838  (particulièrement terrible à Budapest), 1897, 1899, 1954, 1956, 1965, 1970, 2002, 2006, 2010, 2013

Inondations à Vienne en 1830

Principaux affluents
   Le Danube reçoit au long de son cours plus de 300 affluents plus ou moins importants parmi lesquels, d’amont en aval, l’Iller (rive droite, 147 km) au débit plus important que le Danube à son confluent avec celui-ci, le Lech (rive droite, 264 km), l’Isar (rive droite, 292 km), tous trois cours d’eau d’origine alpine, l’Inn (rive droite, 515 km), rivière fougueuse qui prend sa sources dans le massifs des Grisons (Suisse) et dont le débit serait également supérieur à celui du Danube à la hauteur de son confluent (Bavière), l’Enns (rive droite, 349 km), la Traun (rive droite, 153 km), deux  nouveaux affluents alpins, la Morava ou March (rive gauche, 329 km), la Leitha/Lajta/Litava (rive droite 180 km), la Váh/Waag (rive gauche, Waag, 378 km), le Hron ou Gran (rive gauche 298 km), l’Ipoly/Eipel (rive gauche, 232 km), la Drava/Drau (rive droite, 707 km), la Tisza/Tisa/Theiß (rive gauche, 970 km), la Sava/Save (rive droite, 940 km), le Timiș (rive gauche, 359 km), la Velika Morava (rive droite, 245 km), le Timok (rive gauche, 184 km), le Jiu (rive gauche, 331 km), l’Iskar/Искър (rive droite, 368 km), l’Olt (rive gauche, 670 km), la Yantra/Янтра (rive droite, 285 km), l’Argeş (rive gauche, 327 km), le Siret (rive gauche, 726 km) et le Prut/Prout (rive gauche, 967 km). Tous ces affluents prennent leurs sources dans l’un des trois massifs montagneux que le fleuve traverse : les Alpes, les Carpates et le Balkan.

Débit du fleuve et apport des principaux affluents

Le fleuve le plus international au monde !
10 pays se « partagent » aujourd’hui les rives du Danube ce qui en fait le fleuve le plus international au monde : d’amont en aval, Allemagne, Autriche, Slovaquie, Hongrie, Croatie, Serbie, Roumanie, Bulgarie, Moldavie, Ukraine. Outre ces dix pays que le fleuve traverse ou borde, son bassin versant englobe une partie du territoire de vingt autres (Italie, Suisse, République tchèque, Pologne, Slovénie, Bosnie-Herzégovine, Macédoine du Nord, Kosovo, Monténégro, Albanie).
Toutefois le Danube est un fleuve du continent européen qui n’a aucune nationalité et qui n’appartient à aucun pays qu’il borde ou traverse. Il n’est ni allemand, ni autrichien, ni slovaque ou hongrois, croate, serbe, roumain, bulgare, ukrainien ou moldave. Le Danube est le Danube !

Le bassin versant danubien ou de la Suisse orientale à la Moldavie : un espace cohérent mais aussi source de tensions ?
Le bassin versant du Danube, qui occupe le vingt-cinquième rang mondial et qui représente une superficie totale de 817 000 km2 (805 000 km2 selon d’autres sources) soit environ un douzième du continent européen, englobe la totalité ou une partie de 19 (ou 20 avec le Monténégro) pays européens pour une population d’environ 83 millions d’habitants. Il s’étend à partir de 8° 09’ (sources de la Breg et de la Brigach) jusqu’au 29° 45’ de longitude est (delta sur la mer Noire). Les 20 pays composant son bassin sont la Moldavie, l’Ukraine, la Bulgarie, la République de Macédoine, l’Albanie, la Roumanie, la Serbie, la Hongrie, la Slovaquie, la Pologne, le Monténégro, la Bosnie-Herzégovine, la Croatie, la Slovénie, l’Autriche, la Tchéquie, l’Italie, l’Allemagne et la Suisse.
Le point le plus méridional du bassin danubien se situe au 42° 05’ de latitude nord, à la source de son affluent de la rive droite l’Iskar dans le massif du Rila (Bulgarie), et son point le plus septentrional à 50° 15’ de latitude nord, à la source de la Morava (March, rive gauche) en République tchèque à la frontière tchéco-polonaise.
Selon sa structure géologique et géographique, le bassin versant du Danube peut-être divisé en trois sous bassins : Le Haut-Danube, le Moyen-Danube et le Bas-Danube que les Grecs de l’Antiquité appelaient « Ister ».
Un tiers du bassin danubien appartient aux grands massifs montagneux récents (Alpes, Carpates, Balkan, Alpes dinariques) et les deux autres tiers sont formés des montagnes moyennes de formation plus ancienne (Forêt-Noire, Jura souabe et franconien, Forêts de Bavière et de Bohême, Hauteurs tchéco-moraves, monts de Măcin), des plateaux (Dobroudja, Ludogorie, plateau moldave, Podolie) et de grandes plaines (plaine pannonienne ou Alföld, plaine roumano-bulgare).

Bassin-du-Danube

Bassin versant du Danube ; le fleuve au coeur d’un important et indispensable réseau hydrographique européen. Il manque sur cette carte l’Albanie et la Macédoine dont une infime partie de leur territoire appartient au bassin du Danube (source Wikipedia)

Le bassin du Danube avoisine à l’Ouest et au Nord-Ouest, près de ses deux sources, le bassin du Rhin, confine au Nord au bassin de la Weser, de l’Elbe, de l’Oder et de la Vistule, au Nord-Est au bassin du Dniestr et au Sud aux bassins versants des fleuves tributaires de la mer Adriatique et de la mer Égée.

Climat
En raison de sa forme allongé d’ouest en est et de la variété de son relief, le bassin versant du Danube reflète des conditions climatiques très diversifiées : influences océaniques (Haut-Danube), influences méditerranéennes dans les territoires traversés par deux de ses affluents, la Drava et la Sava (Haut et Moyen-Danube), climat continental aux hivers rigoureux dans les régions danubiennes orientales (Bas-Danube). Le climat est également tributaire de l’altitude et de l’exposition au vent ou non. Ensoleillement, nébulosité, régime des précipitations et des vents contribuent à complexifier le climat et sont à l’origine de nombreux microclimats sur les rives danubiennes.

Le Danube à la hauteur du Braunsberg (Hainburg, Autriche), photo © Danube-culture, droits réservés

Le Danube et les hommes : berceau des premières civilisations européennes
On trouve sur les rives du Danube des témoignages de la présence humaine parmi les plus anciens du continent européen. Plusieurs représentations féminines et mythiques de la préhistoire dites Vénus , symbolisent le lien intime des hommes avec le fleuve dès le Paléolithique comme la Vénus de Hohle Fels découverte en 2008 non loin du Danube dans une grotte du Jura souabe, à proximité d’Ulm (Allemagne) qui a été sculptée dans de l’ivoire de mammouth et est datée d’env. 35 000-40 000 ans av. J.-C.

Vénus paléolithique de Hohle Fels, Jura souabe, photo droits réservés

Fany von Galgenberg, statuette en serpentine verte, retrouvée en 1988 à Strautzing, près de Krems, dans en  Wachau (Autriche), remonte quant à elle à de plus de 32 000 ans avant J.-C. La Vénus de Willendorf, mise à jour auparavant en Autriche également dans la région de la Wachau (1908), présente l’aspect d’une petite divinité fluviale en calcaire aux formes généreuses et appartient à l’époque glaciaire (entre 30 000 et 20 000 avant J.-C.).

Culture de Gârla Mare, âge du  Bronze, photo droits réservés

D’autres trésors archéologiques plus récents ont été retrouvés sur l’extraordinaire site archéologique de Vinča (Serbie), lieu sur lequel les hommes s’étaient installés dès la première période du Néolithique moyen, époque qualifiée « d’âge d’or du genre humain » par le poète romain Ovide. Tout comme celui de Vinča, le site serbe encore plus ancien de Lepensky Vir (9500 – 6200 av. J.-C.) à la hauteur des défilés des Portes-de-Fer, témoigne également du haut degré de savoir-faire de ces premières civilisations danubiennes et européennes ainsi que de leur lien intime avec le fleuve.

Les premiers navigateurs dans le delta du Danube auraient été les Phéniciens suivis des Égyptiens. Ceux-ci pourraient selon certaines sources l’avoir dénommé « Triton » en référence au Nil. Les ressources en minerais divers des Carpates étaient vraisemblablement connues de ce peuple dès la XVIIIe dynastie des pharaons (1580-1350 avant J.-C.). Certains géographes grecs pensaient même que le chemin de l’Istros, nom attribué par les Grecs au Bas-Danube, était connu de Sesostris III (vers 1872-1854 avant J.-C.). Les marins grecs (VIIIe et VIIe siècles avant J.-C.) s’aventurent sur le Bas-Danube dans l’intention de découvrir de nouveaux territoires mais aussi de nouer des relations commerciales avec les populations autochtones. Les armées du souverain Perse Darius Ier (vers 550-486 av. J.C.) vont aussi s’avancer dans la région du delta et du Bas-Danube mais elles sont obligées de battre en retraite devant les redoutables tributs nomades scythes, bien plus au fait de la géographie spécifique de ce territoire. Alexandre le Grand (356-323 av. J.-C.) fait campagne contre les tributs Gètes et Triballes appartenant au peuple thrace en 335 av. J.-C. À partir de 500 av. J.-C. les premières tributs celtes, dont la langue pourrait être à l’origine du nom de Danube, s’installent au bord du fleuve. À l’époque de la conquête romaine les peuples indigènes de la région du Danube se partagent en quatre catégories plus ou moins distinctes : les Celtes au nord-ouest, les Illyriens (ouest), à l’est les Daces et les Thraces au nord et au sud.

Les conquêtes romaines orientales datent de l’apogée de l’empire (100-300 ap. J.-C.) et font de « Fluvius Danubius » une de ses principales frontières. Les légions y surveillent le fameux « Limes » (zone frontalière) avec ses camps fortifiés le long du fleuve qui protègent plus ou moins bien l’empire des tributs barbares qui n’hésitent pas si besoin, à traverser un fleuve qui n’est pas un obstacle quand celui-ci est gelé certains hivers ou en raison d’un lit peu profond et la présence de nombreux gués et bancs de sable. Les flottes militaires romaines danubiennes (Ier-VIe siècles ap. J.-C) comme la Classis Flavia Moesica, (Ier-IIIsiècles ap. J-C) dans la zone du Bas-Danube ou la Classis Flavia Pannonica, basée sur le Moyen-Danube à Carnuntum (rive droite), en aval de Vindebona (Vienne) avec un détachement à Brigetio (Szőny), stationnent dans des ports près de camps militaires érigés sur les rives danubiennes et sur le littoral de la mer Noire. Ces flottes bien adaptées au contexte danubien, naviguent habilement et rapidement avec différents types de bateaux (liburnes) suivant les époques et les missions sur le Danube et certains de ses affluents comme la Drava et la Morava (March). La présence romaine atteint son apogée vers 300 ap. J.-C. Le fleuve, alors entièrement sous domination romaine de ses sources jusqu’au delta, (les Romains sont probablement les seuls à l’avoir réussi de toute l’histoire humaine !), est devenu un axe commercial et de communication. Plusieurs empereurs romains furent des « adeptes » du Danube parmi lesquels Constantin Ier (280-337), né en Illyrie à Naissus (Niš, Serbie) qui se rendra à plusieurs reprises dans ses provinces danubiennes pour y répandre le christianisme ou encore Marc-Aurèle (121-180), dont une partie des « Pensées pour moi-même » (entre 170 et 180)  a été rédigée sur les rives du fleuve près de Carnuntum. Cette occupation romaine a laissé des traces indélébiles dans l’histoire de ces contrées. Le déclin de l’empire romain bouleverse l’ordre établi, laissant une situation de plus plus instable et un territoire ouvert aux invasions et aux migrations de tributs nomades de l’Asie centrale et d’ailleurs. Les Bulgares envahissent la Dacie et fondent leur premier empire. Entretemps les Germains s’emparent de territoires situés sur le Haut-Danube. Passau tombe aux mains des Hermundures en 470. Succédant aux Huns, redoutables cavaliers asiates, les Avars établissent leur domination sur le Moyen-Danube (500-800 ap. J.-C.), assujettissant les tributs germaniques et slaves qui occupent déjà ces contrées. La domination avare prend fin lors de l’avènement de Charlemagne et de l’Empire franc.
Se sont ainsi implantées sur les territoires des deux empires, romain et byzantin, de nombreuses tributs que le bassin danubien occidental séduisait : Goths, Huns, Tatars, Magyars, Germains, Slaves, Francs, Tsiganes… et autres peuples venus souvent des steppes orientales et de contrées encore plus lointaines. Succédant à Rome, les empires byzantins puis le premier et second empires bulgares, dominent partiellement le Bas-Danube jusqu’au XIVe siècle. De redoutables expéditions mongoles viennent toutefois semer à plusieurs reprises la désolation dans ces contrées. Les Ottomans commencent à investir à leur tour les anciennes régions danubiennes byzantines et s’y installent pour une longue période. Manifestant des velléités de conquêtes européennes pendant trois siècles (XVe-XVIIe siècles), ils vont continuer à s’avancer et s’étendre peu à peu vers l’ouest annexant tout d’abord le Bas-Danube puis une grande partie du fleuve hongrois jusqu’au delà de Budapest, justifiant parfaitement l’appellation de « Danube ottoman ».

Les armées ottomanes assiègent sans succès Vienne pour la deuxième et dernière fois en 1683, collection du Musée de la ville de Vienne

Ces Ottomans seront difficilement repoussés à deux reprises aux portes de Vienne qu’ils assiègent en 1529 et 1683, par des coalitions d’armées catholiques et alliées. Tout comme les Romains, les Ottomans (La Grande Porte) avaient bien compris les intérêts stratégiques et économiques de maîtriser la navigation sur le Danube et s’y sont employés avec un certain succès. Ils s’appuient pour leurs conquêtes (et pour leurs échanges commerciaux !) sur des embarcations inspirées de leur flotte maritime mais adaptées aux conditions particulières et complexes de la navigation danubienne.

L’ïle d’Adah Kaleh dans les Portes-de-Fer, perle ottomane dont l’existence reste encore de nos jours le souvenir de la longue présence turque sur le moyen et le bas-Danube. L’île a malheureusement disparu en 1972, engloutie sous les eaux du gigantesque réservoir du barrage roumano-yougoslave des Portes-de-Fer (Djerdap I).

L’Empire russe entre régulièrement en conflit avec l’Empire ottoman et profite dès le début du XIXe de la fragilisation de l’Empire ottoman (onze conflits opposeront ces deux empires entre 1568 et 1878 !) pour le harceler et s’installer en Bessarabie et dans le delta puis il occupe provisoirement la Moldavie et la Valachie, alors principautés danubiennes sous domination turque dont il dit vouloir protéger la population orthodoxe… Celles-ci retrouveront leur indépendance perdu depuis plusieurs siècles en 1878. La situation sur le cours inférieur du fleuve et dans les régions riveraines reste instable, confuse et tributaire des nombreux affrontements qui s’y déroulent dans la deuxième moitié du XIXe siècle et au début du XXe : guerre de Crimée (1853-1856), guerres russo-turques danubiennes, guerres balkaniques (1912-1913), Première Guerre mondiale. Des alliances se font et se défont au gré des ententes et des mésententes, des trahisons, des gouvernements et des opportunités intéressées.

Le passage du Danube en juin 1877 par les armées russes, peinture de Nicolai Dimitriev-Orenburgski (1837-1898), 1883

Le Traité de Paris (1856) qui met fin à la guerre de Crimée, décrète également la liberté de navigation pour les bateaux de tous les États sans obligation de redevance des nations riveraines. Une Commission Européenne du Danube voit le jour. Elle sert en grande partie les intérêts des pays d’Europe de l’Ouest qui en sont membres. Elle est d’abord chargée de la gestion du secteur de navigation entre Galaţi (PK 150/ 81 Mille) et les embouchures puis de Brǎila (PK 170), en amont de Galaţi sur la rive gauche  jusqu’à la mer Noire et de l’aménagement des bras de Sulina et celui méridional de Saint-Georges. Elle cédera ultérieurement la place à une administration roumaine spécifique.

Le port de Sulina aménagé par la Commission Européenne du Danube au début du XXe siècle

La première guerre mondiale voient s’affronter sur le Danube même les flottes fluviales militaires et sur ses rives les armées de la Triple Entente (Russie, Royaume-uni et France) et de leurs alliés avec celles de la Triple Alliance (Autriche-Hongrie, Italie, Allemagne). La géographie des rives du Moyen et du Bas-Danube est bouleversée avec la défaite et la disparition de l’Empire austro-hongrois. De nombreuses grandes villes et leurs installations portuaires danubiennes seront bombardées lors de la seconde guerre mondiale, les ponts détruits, en particulier à Budapest lors de la retraite des armées nazies, ce qui a pour conséquence de stopper toute navigation commerciale.

Le pont Elisabeth parmi les ponts détruits de Budapest à la fin de la deuxième guerre mondiale, photo domaine public

De la frontière austro-tchécoslovaque jusqu’au delta, le fleuve sera sous surveillance et domination soviétiques, de 1945 jusqu’en 1989. Une nouvelle commission internationale, la Commission du Danube, composée cette fois exclusivement des États riverains y compris l’Union soviétique mais sans l’Autriche et l’Allemagne qui la rejoindront ultérieurement, est mise en place suite à la Conférence et à la Convention de Belgrade (1948).
Le fleuve est le théâtre de violents affrontements lors de la guerre croato-serbe (1991-1995), comme en témoignent  certains bâtiments de la cité croate de Vukovar (rive droite). Les installations portuaires ukrainiennes d’Ismaïl et de Reni sur la rive gauche du bras de Kilia (Chilia) tout comme celles d’Odessa, ont été récemment bombardées par l’armée russe.
Longue est la liste des empires et des nations du bassin danubien qui connaissent d’abord une expansion puis déclinent, se replient sur leur territoire d’origine voire disparaissent pour certains d’entre eux. Aucun empire n’a échappé à cette loi impitoyable. Il y a là pour l’Europe d’aujourd’hui une édifiante leçon d’histoire à méditer.
Malgré les conflits récurrents et des situations politiques parfois instables, des volontés plus ou moins ouvertes d’annexion de la navigation sur le fleuve, le Danube est resté un axe sur lequel et le long duquel les échanges, les routes commerciales et culturelles se sont développés.
L’Union européenne a fait du fleuve depuis 1997 un de ses neuf corridors prioritaires de transport multimodal au sein du marché unique européen, le corridor VII de transports paneuropéen ou corridor Rhin-Danube via le Main, un affluent du Rhin et le canal Rhin-Main-Danube. Il semblerait qu’aujourd’hui, du moins en ce qui concerne le Moyen et le Bas-Danube, les priorités d’aménagement et de transport se soient reportées bien plus sur les infrastructures routières (ponts, routes et autoroutes) que sur le fleuve lui-même, imparfaitement équipé en installations portuaires performantes. Le trafic fluvial sur cette partie de son cours stagne voire régresse alors que le transport des marchandises par camion a, quant à lui,  littéralement explosé avec des conséquences environnementales préoccupantes. Des perspectives inédites d’échanges commerciaux et de modalité ont engendré la construction de nouveaux ponts sur le moyen et le bas-Danube comme ceux de Belgrade, Calafat-Vidin ou, plus récemment, celui de Brăila, dernier pont sur le fleuve avant la mer Noire et qui a été inauguré au début de l’été 2023 . Certaines liaisons par bac pourraient, par conséquence, disparaitre du paysage danubien.

Le nouveau pont suspendu sur le Danube de Brăila (Roumanie) inauguré en juin 2023, dernier pont sur le fleuve avant la mer Noire, photo droits réservés

Navigation
Le Danube est navigable sur 2655 km sous certaines conditions pour les petites unités, depuis Ulm (Bavière, Allemagne) jusqu’à la mer Noire et pour les grosses unités de Kelheim jusqu’à la mer Noire (bras de Sulina, Roumanie), soit sur une distance officielle de 2414, 72 km (sources Via Donau). 34 affluents et sous-affluents du Danube sont ou ont été navigables sur une une partie de leur cours parmi lesquels, d’amont en aval, l’Inn, la Salzach, la Traun, l’Enns, la Morava, la Vah, la Drava, la Tisza la Save, la Velika Morava le Timiş, la Bega, le Prut, le Siret portant théoriquement la totalité de la longueur navigable sur le Danube, ses affluents, sous-affluents et  canaux, à 8000 km !

Un bateau des services de la navigation slovaque en amont de Bratislava, photo © Danube-culture, droits réservés

Le régime de sa navigation est administré depuis Kelheim jusqu’à Sulina par la Convention de Belgrade de 1948 et deux protocoles additionnels de 1998 dont la mise en application est confiée à une commission internationale, la Commission du Danube qui siège à Budapest.

Les enjeux internationaux du fleuve : le long et difficile processus de la navigation commerciale

Des échanges commerciaux se sont mis en place dès l’Antiquité. Des marins et des commerçants grecs fondent des comptoirs sur le Bas-Danube ou sur le littoral de la mer Noire comme Argamon (Orgame, VIIe siècle av. J.-C.) sur le cap Halmyris (Dolojman), Histria (VIe siècle avant J.-C.) surnommée la Pompéi roumaine, Tomis (Constanţa) ou Callatis (Mangalia). L’Empire romain, après ses victoires et ses conquêtes territoriales, assure pendant quelque temps la stabilité relative de ses frontières (Limes) grâce à la surveillance de la navigation sur le fleuve jusqu’à son delta avec sa flotte militaire répartie sur plusieurs bases et encourage le transport fluvial. Lui succède un Empire byzantin qui connaîtra de nombreuses crises successives. La navigation sur le fleuve va être plus tard jusqu’aux conquêtes ottomanes des rives du Danube aux mains des diverses entités politiques riveraines et de leurs représentants locaux plus ou moins officiels qui parfois s’émancipent de leur tutelle supérieure et imposent aux bateaux de commerce des taxes prohibitives ou pratiquent le pillage. Sur le Haut-Danube autrichien, la navigation commerciale est soumise à des seigneurs locaux qui parfois entravent les bateaux à l’aide de lourdes chaines et pillent les marchandises. L’Empire ottoman et l’Empire autrichien s’affrontent pour le partage du fleuve du XVIe au XVIIIe. La navigation commerciale (transport des céréales…) sur le Bas-Danube (Empire ottoman) au profit de Constantinople, dure jusqu’au dernier tiers du XIXe siècle malgré le long déclin de celui-ci.
Le XIXe sera l’époque qui verra enfin la concrétisation de l’idée d’un statut international pour le fleuve. Cette idée inspirée de la révolution française ne pourra se réaliser qu’en 1856 à cause d’un centralisme viennois obtus et protectioniste, des nationalismes, des velleités d’indépendance qui vont agiter les peuples du bas-Danube et des guerres balkaniques et de Crimée.

Le Traité de Paris est signé le 18 mars 1856. En vertu de l’article 16 de celui-ci une première commission internationale voit le jour, la Commission Européenne du Danube qui est chargée des travaux d’aménagement « nécessaires, depuis Isaktcha (Isaccea, rive droite, mille 56,05), pour dégager les embouchures du Danube, ainsi que les parties de la mer y avoisinant, des sables et autres obstacles qui les obstruent, afin de mettre cette partie du fleuve et lesdites parties de la mer dans les meilleures conditions possibles de navigabilité pour tous les bateaux et favorisant l’exportation des ressources des pays du bas-Danube au profit de l’Europe occidentale et de la Turquie. » Le mandat de la C.E.D. dont le siège est à Galaţi, qui n’était initialement que de deux ans, sera étendu jusqu’à la fin des travaux puis il sera à nouveau prolongé à plusieurs reprises jusqu’en 1939, date à laquelle la C.E.D. transmet à la Roumanie la gestion des aménagements réalisés dans le delta du Danube.

Le Carolus Primus, yacht de la Commission Européenne du Danube

Une nouvelle convention est entretemps signée en 1921, après la première guerre mondiale pendant laquelle le Danube a lui-même été le théâtre d’affrontements tragiques. Une Commission Internationale du Danube (C.I.D.) est instituée, complémentaire de la Commission Européenne du Danube qui s’occupe du secteur Brăila-mer Noire. La C.I.D. prend en charge le fonctionnement de la navigation sur le reste du fleuve et des affluents correspondant. Elle est dissoute en 1940 à la conférence de Vienne, sous la pression des nazis. La navigation danubienne commerciale est quasiment totalement interrompue pendant la deuxième guerre mondiale.

Un des phares construits par la Commission Européenne du Danube à Sulina, aujourd’hui situé à plusieurs kilomètres du bord de la mer et transformé en musée de la C.E.D. Photo © Danube-culture, droits réservés

Une nouvelle commission internationale, la Commission du Danube dominée initialement par l’URSS et ses pays satellites, est établie à la suite de la Convention relative au régime de navigation sur le Danube, signée le 18 août 1948 à Belgrade. Elle a son siège à Budapest.
Ses compétences en terme de navigation s’exercent depuis cette date et s’étendent d’Ulm (Allemagne) jusqu’à Brǎila (Roumanie). Une Administration roumaine du Bas-Danube, dit « Danube maritime », gère en complément, le secteur de Brǎila jusqu’à Sulina.

Navigation maritime sur le bras aménagé de Sulina, photo © Danube-culture, droits réservés

Les enjeux environnementaux du Danube : un fleuve régulé, canalisé sur une grande partie de son cours et une nature fragilisée

Les premiers tentatives de régulation du fleuve ont eu lieu dès l’époque romaine puis à la Renaissance (XVIe) mais c’est à partir de la fin du XVIIIe siècle que les grandes initiatives d’aménagement pour la navigation, la régulation du fleuve et la protection contre les inondations ont commencé. Elles vont s’amplifier et se poursuivre tout au long des deux siècles suivants avec pour conséquence, conjointement à l’industrialisation d’une partie des rives danubiennes, au développement économique et démographique des villes en particulier de Vienne, capitale de l’empire austro-hongrois et de Budapest, puis à la construction de nombreux et grands barrages à partir du milieu du XXe siècle sur les cours allemands et autrichiens du fleuve mais aussi plus récemment en Slovaquie (Gabčikovo) et en aval, à la hauteur des Portes-de-Fer (Djerdap I et II), une modification considérable de son cours entraînant la disparition, à quelques miraculeuses exceptions près, d’une grande partie des zones humides qui caractérisaient le fleuve dans ses parties hautes et moyennes tout comme une sévère réduction des habitats naturels et de son exceptionnelle biodiversité, la disparition ou la raréfaction préoccupante de certaines espèces de poissons dont l’emblématique esturgeon sur le Moyen et le Bas-Danube, victime à la fois d’une pêche incontrôlée et de braconnage et des obstacles obstruants ses routes migratoires. Le Danube est aujourd’hui le symbole des problématiques transfrontalières environnementales du continent européen auxquelles de nombreuses initiatives, pas toujours cohérentes, tentent de trouver une réponse durable. Le conflit entre la Russie et l’Ukraine pourrait également, dans un proche avenir, engendrer des conséquences néfastes importantes pour la zone septentrionale du delta du Danube voire au-delà (destruction de sites naturels, bombardement des villes ukrainiennes riveraines du bras de Chilia, pollutions diverses…).

Un « produit » de l’histoire humaine
Le Danube a été et est aujourd’hui, à l’image d’autres cours d’eau européens, considérablement impacté par la présence des hommes sur ses rives. Plus de 80% de la longueur du fleuve ont ainsi été aménagés et sévèrement régulés. Plus de 700 barrages et déversoirs ont aussi été édifiés le long de ses principaux affluents. Son cours a été raccourci de 134 km et sa largeur a été réduite jusqu’à 40% depuis le milieu du XIXe siècle. Certains de ses principaux affluents ont également, tel la Tisza ou la Drava, subi le même sort. Pendant cette même période la quantité de sédiments qui se dépose dans le delta du Danube s’est aussi effondrée, diminuant de plus de la moitié et provoquant des mutations irréversibles. Le réchauffement climatique impacte déjà également le débit du fleuve avec des conséquences considérables pour la navigation ainsi que pour la biodiversité malgré des efforts conséquents mais insuffisants de protection et de renaturation sur plusieurs endroits de son cours (Allemagne, Autriche, Slovaquie, Hongrie).
Ces chiffres illustrent à quel point les hommes ont métamorphosé le profil du fleuve avec la construction de barrages puis de centrales hydroélectriques, d’ouvrages de rectification du cours, de coupures de méandres, d’initiatives de protection contre les inondations et d’autres aménagements. Mais où est donc le Danube d’antan ?

Le barrage roumano-serbe Djerdap I, dans les Portes-de-Fer, a certes considérablement amélioré la navigation dans cette partie du fleuve autrefois problématique et offert une énergie hydraulique abondante. Ce fut toutefois au détriment d’un patrimoine culturel (disparition de l’île turque d’Adah-Kaleh) et environnemental d’exception et une des causes de la disparition des esturgeons en amont, photo © Danube-culture, droits réservés

Ce n’est que depuis les 30 dernières années que des efforts pour inverser la tendance et tenter de restaurer ou de préserver les espaces naturels ceux-ci ont été entrepris. Parmi les organismes les plus actifs, l’ICPDR/IKSD (The International Commission for the Protection of the Danube River, Commission Internationale pour la Protection du Danube) est une organisation internationale composée de 14 États coopérants et de l’Union Européenne. Issue de la Convention sur la protection du Danube, signée par les pays du Danube en 1994 à Sofia (Bulgarie), elle est active à partir de 1998. L’ICPDR est depuis devenu l’un des organismes internationaux les plus importants et les plus dynamiques en matière de gestion des bassins hydrographiques en Europe. Elle s’occupe non seulement du Danube lui-même, mais aussi de l’ensemble du bassin du fleuve, qui comprend ses affluents ainsi que ses ressources en eau souterraine.
D’autre part une plate-forme scientifique  internationale rassemble désormais les plus importantes réserves naturelles danubiennes de biosphère dont celle du delta et les principaux parcs nationaux de 9 des 10 pays riverains du fleuve (Ukraine exceptées). Scientifiques et chercheurs collaborent, dans le cadre d’initiatives transfrontalières, à l’étude et à la protection de l’environnement et mettent en place des projets pour la reconstitution de milieux naturels danubiens endommagés par l’homme.
Des actions en faveur de la biodiversité sont aussi initiées par des organismes internationaux comme le repeuplement du delta et du Bas-Danube roumain, bulgare et ukrainien par les esturgeons, une espèce menacée d’extinction ainsi que par des associations locales de protection de l’environnement. Mais de nombreux dangers et difficultés subsistent.

Le Danube, tout comme comme le Rhin et le Rhône, est désormais un produit de l’histoire humaine. Ce ne sont pas seulement les hommes qui se sont adaptés au fleuve mais aussi celui-ci qui a été considérablement transformé par l’action des hommes.

Le devenir du Danube d’ici à la fin du XXIe siècle : du berceau de la civilisation à son tombeau  ?
Quel pourrait être le devenir du Danube comme celui d’autres grand fleuves européens (Rhin, Loire, Rhône, Elbe, Oder, Èbre, Pô…) du point de vue du réchauffement climatique ?
Le Danube demeure un écosystème d’une grande fragilité qu’il faudrait protéger avec une vigilance accrue, une collaboration internationale de plus grande envergure et une réelle cohérence dans les politiques européennes qui détruisent son patrimoine environnemental d’un côté en tentant de le préserver de l’autre.
De graves menaces pèsent incontestablement sur le fleuve : la baisse des précipitations, la baisse de l’apport des glaciers du fait de leur régression voire pour certains de leur disparition via les affluents alpins du Haut-Danube comme l’Inn, le Lech, l’Isar, la Traun…, impacteront considérablement le fleuve et son débit. À cela s’ajouteront l’augmentation des périodes d’étiages (quid alors de la navigation commerciale et touristique ?), des phénomènes d’évaporation et de réchauffement de l’eau du fleuve. Qu’en sera-t-il également des périodes de crue qui n’ont cessé de se répéter jusqu’à récemment et de leur évolution ?
On ne peut par conséquent que s’interroger sur le devenir du fleuve et s’inquiéter de son évolution face à la rapidité du changement climatique et des conséquences sur ce cours d’eau, son bassin, sa biodiversité et les populations riveraines. La sagesse voudrait que nous n’accroissions pas notre dépendance vis-à-vis du Danube voire même que nous la réduisions dès aujourd’hui afin de le préserver.

Retour aux sources, parc du château des princes Furstenberg, Donaueschingen, photo © Danube-culture, Droits réservés

Un fleuve et un bassin multiculturels
« Ce qui rend le Danube, avec ses pays et ses habitants, si attrayant, c’est justement la diversité qui s’est déployée sur un espace restreint : ni une nature intacte, ni une culture uniformément formatée. L’espace Danubien présente toujours à la fois une grande variété de nationalités, de religions, de langues, de niveaux différents de développement économique, de traditions qui ne se sont pas perdues et de nouveaux projets qui sont expérimentés ».
Karl Markus Gauss, « Ein Donauausflug von A bis Z », in : Die Donau hinab. Bilder von Christian Thanhäuser, Text von Karl markus Gauss, Innsbruck — Wien 2009

Le bassin danubien se caractérise d’abord et ce depuis l’antiquité, comme un territoire de nombreuses migrations et invasions, un espace habité en conséquence par des populations d’une très grande diversité ethnique ainsi que par la présence d’un magnifique patrimoine naturel et multiculturel.
De nombreuses langues sont parlées sur les rives du fleuve parmi lesquelles l’allemand, le slovaque, le hongrois, le serbo-croate, le roumain, le bulgare, le moldave, l’ukrainien, le russe, l’hébreu, le romani, le turc, le tchèque, le ruthène… Des centaines de dialectes locaux et régionaux symbolisent également l’extraordinaire et complexe mosaïque linguistique et culturelle du bassin danubien.
Plusieurs alphabets, latin, arabe, vieux-slavon et cyrillique cohabitent où cohabitèrent ensemble sur les rives du fleuve où à proximité.

Le Danube à Vienne depuis la rive gauche : un fleuve domestiqué et aménagé pour les loisirs, photo © Danube-culture droits réservés

Quatre capitales dont trois de pays appartenant actuellement à l’Union Européenne ont « fenêtre » sur le Danube : Vienne (Autriche), Bratislava (Slovaquie), Budapest (Hongrie) et Belgrade (Serbie).

La basilique archiépiscopale saint Adalbert d’Esztergom (rive droite, Hongrie), ville thermale au passé prestigieux, ancienne capitale hongroise, photo © Danube-culture, droits réservés

De nombreuses grandes villes et petites cités au patrimoine historique et culturel d’exception se tiennent sur les rives du fleuve ou proches d’elles ou encore sur son ancien cours et toujours en lien avec lui parmi lesquelles Donaueschingen considérée comme la source officielle du Danube, Ulm, Günzburg, Lauingen, Höchstadt, Donauwörth, Neuburg, Ingolstadt, Kelheim,  Regensburg, Straubing, Vilshofen, Passau (Allemagne), Aschach, Linz,

Le Danube à la hauteur de Linz, capitale de la Haute-Autriche, photo © Danube-culture, droits réservés

Enns, Grein, Ybbs, Persenbeug, Spitz, Melk, Dürnstein, Krems, Klosterneuburg, Tulln, Vienne, Hainburg (Autriche), Bratislava, Gabčikovo, Komárno, Šturovo (Slovaquie), Komárom, Esztergom, Szentendre, Budapest, Ráckeve, Dunaújváros, Dunaföldvár, Kalocsa, Szekszárd, Baja, Mohács (Hongrie), Apatin, Vukovar (Croatie), Novi Sad, Belgrade, Kladovo (Serbie), Orşova, Drobeta-Turnu Severin, Brăila, Galaţi, Tulcea, Sulina (Roumanie), Vidin, Ruse, Tutrakan, Silistra (Bulgarie), Reni, Ismaïl, Vilkovo (Ukraine) pour ne citer que quelques-unes d’entre elles.

Le bastion des pêcheurs d’Ulm (rive gauche) sur le Haut-Danube, point de départ de nombreux d’émigrants souabes au XVIIIe siècle, photo © Danube-culture, droits réservés

Le delta du Danube ou l’apothéose du fleuve : un univers peuplé depuis l’Antiquité, un monde à part, une histoire singulière, une biodiversité extraordinaire, un espace menacé à sanctuariser

Ancienne carte du delta du Danube de Rigas Vélestinlis (vers 1757-1798) ou Rigas le Thessalien, écrivain, philosophe, poète et patriote grec, une des plus importantes figures de la Renaissance culture grecque. Arrêté et accusé de conspiration contre l’Empire ottoman, il fut étranglé dans la tour Nebojša à Belgrade avec sept de ses compagnons et son corps jeté dans le Danube.

« Le delta du Danube est l’ultime et le plus extraordinaire cadeau que le grand fleuve fasse au continent avant que ses flots ne s’unissent à ceux de la mer Noire. »
Eugen Panighiant 

Le delta1 (le mot vient de la lettre grecque delta qui signifie « en forme de triangle ») du Danube qui est précisément, comme de nombreux deltas, en forme de triangle, est l’un des plus jeunes et des plus actifs écosystèmes du continent européen.
Les trois bras actuels principaux du fleuve et une multitude de bras secondaires irriguent aujourd’hui le territoire deltaïque : le bras septentrional roumano-ukrainien de Chilia (Kilia, 116 km de long), le bras médian dit de Sulina (63 km) qui draine l’essentel de la navigation depuis son aménagezment par la Commission Européenne du Danube et le bras méridional de Saint-Georges, (Sfântu Gheorghe, 109 km), forment, avant de se « jeter » dans la mer Noire (la déclivité du delta d’ouest en est n’est que de 0,006% !), un exceptionnel territoire alluvionnaire en constante progression vers la mer. Sa superficie s’étend sur 580 700 ha dont 459 000 ha se situent en Roumanie et 121 700 en Ukraine. Ces chiffres doivent être toutefois considérés comme une situation à une date donnée (1993) car de par ses importants apports alluvionnaires, le fleuve contribue à étendre la surface de son delta et à en modifier la géographie. Cette géographie mouvante entraîne des contestations des frontières établies comme l’a illustré un différent récent entre l’Ukraine et la Roumanie.
Ses processus géomorphologiques, écologiques, biologiques sont dépendants de la qualité de l’eau du Bas-Danube. Ce paysage unique qui n’a cessé d’être modelé par le fleuve dès 16 000 ans avant J.-C., est habité par les hommes depuis l’Antiquité. 

Le Pélican, oiseau emblématique du delta du Danube a bien failli disparaître. Aujourd’hui pélicans blancs et frisés sont protégés mais leur nombre a considérablement diminué depuis le début du XXe siècle, photo droits réservés

Le delta du Danube, avec son dense réseau de canaux qui relie plus d’une centaine de lacs et de limans peu profonds (6 m maximum), est d’abord considéré comme « le royaume de l’eau ».

Pêche dans le delta sur le bras de Sfântu Gheorghe (Saint-Georges), photo © Danube-culture, droits réservés

Ce territoire à 80 % aquatique fascine les scientifiques et les historiens depuis longtemps. On trouve déjà sa mention dans les oeuvres de nombreux écrivains, historiens, philosophes, géographes de l’Antiquité comme Hérodote, Erasthotène (176-194 av. J.-C.), Strabon, Ptolémée, Pline l’ancien, Tacite…

Une lotca dans le delta, photo © Danube-culture, droits réservés

Les premières investigations géomorphologiques connues, sont celle du grand géographe français Élysée Reclus (1830-1905) puis l’oeuvre de scientifiques roumains comme Grigore Antipa (1867-1944) en 1912 et 1914, Constantin Brătescu (1882-1945) en 1922, Gheorghe Vâlsan (1885-1935) et d’autres chercheurs roumains après la Seconde Guerre mondiale, recherches souvent associées à des programmes d’exploitation des ressources du delta comme la faune piscicole, les roseaux…
La première réserve naturelle dans le delta est créée grâce aux efforts de Grigore Antipa et de quelques autres scientifiques et concerne la forêt primaire de Letea (1938).

Forêt primaire de Letea, delta du Danube, photo © Danube-culture, droits réservés

Les autres précurseurs scientifiques de la protection l’environnement qui alerteront sur la fragilité du écosystème deltaïque, dès la fin des années cinquante, verront leur travail et leurs articles censurés par le régime communiste. Il faut attendre la chute de cette dictature pour que soit que soit inaugurée la réserve de biosphère (1990), le site Ramsar et que le delta fasse l’objet d’un classement au patrimoine mondial de l’Unesco.

Le delta du Danube, la surface couverte de roseaux (en marron), paradis des oiseaux et ses dépôts d’alluvions dans la mer Noire : un paysage en permanente évolution, photo prise le 26 février 2021 par le satellite Copernicus, European Union, Copernicus Sentinel-2 imagery

Le delta du Danube est le second plus grand delta d’Europe après celui de la Volga. Riche de 1 700 espèces végétales, d’environ 3 450 espèces animales, de 400 lacs intérieurs et d’une roselière de 2 700 kilomètres carrés, ce territoire bénéficie depuis quelques années de programmes de « reconstruction écologique » et appartient désormais au réseau mondial des Réserves de Biosphère de l’Unesco. Sa protection est devenue transfrontalière dès 1998, la partie située sur le territoire ukrainien du delta, au nord, étant entrée dans la réserve de biosphère.

Réserve de biosphère du delta du Danube, sources ARBB

Pour la seule Roumanie, 18 sites (soit 8 % de la surface du delta) sont classés en zones de « protection stricte ». Toute activité et présence humaine y sont en principe interdites. Dans les zones dites « tampons » (38,5 % du delta), les activités des habitants et le tourisme sont tolérés lorsqu’ils respectent l’environnement ce qui n’est pas toujours le cas pendant la période estivale. Enfin, 52,7 % du delta restent ouverts au développement économique mais sous le contrôle de l’administration chargée de la gestion de la réserve (ARBB). La partie roumaine du delta roumain est placée sous l’autorité administrative d’un gouverneur.

Delta du Danube, photo droits réservés

Au delà du delta la fin du Danube ?
Pas vraiment puisque les eaux du Danube, à l’instar de celles des autres grands fleuves de la mer Noire (Dniepr, Boug, Dniestr et Don), plus denses que ses propres eaux, poursuivent leur route sous-marine : un fort courant d’eau saumâtre situé à environ vingt-cinq mètres de profondeur et passant au large de Constanţa et des plages bulgares, avance vers le détroit des Dardanelles et la Méditerranée. Un canyon principal et des canyons secondaires dessinés par le fleuve sur le fond de la mer Noire et les courants sont visibles sur des photos satellites.
Le Danube est dans son essence, évidemment bien plus qu’un fleuve frontière, un rôle limité que n’a pourtant cessé de vouloir lui assigner l’homme depuis l’Antiquité avec plus ou moins de succès ou de conséquences désastreuses…

Danube_delta_Landsat_2000

Apothéose d’un fleuve : photo du delta du Danube prise par le satellite Landsat en 2000

Notes :
1 Le delta est une forme de relief littoral plus ou moins saillante vers le large et résultant de l’accumulation des matériaux apportés par un fleuve à son embouchure; la saillie peut n’être que relative, comme lorsque le delta occupe un fond de baie. L’avancée de la ligne de rivage est elle-même associée à une saillie des formes sous-marines construite par l’accumulation des matériaux en avant du relief émergé. Cette accumulation, en pente faible et limitée par un talus, constitue la plate- forme deltaïque. C’est l’ensemble des formes émergées (delta strico sensu ou plaine deltaïque) et des formes immergées qui constituent l’intégralité du relief deltaïque (Moore G.F. et Asquith D.G., 1971).

Eric Baude pour Danube-Culture, mis à jour novembre 2023, © tous droits réservés

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Les Lipovènes du delta du Danube

Vilkove ou Vylkovo (Vâlcov en roumain), ancienne carte postale roumaine

« Il ne faudrait pas se figurer que les pêcheurs n’ont qu’à plonger leurs mains dans le Danube pour en retirer des poissons de choix. La pêche de l’esturgeon ne va pas sans péril. On suspend sur la moitié du fleuve, à deux poteaux ou à deux flotteurs, des filets formés de longues lignes qui balancent au mouvement des eaux, leurs gros hameçons. Dès que les esturgeons s’y engagent, ils sont attrapés et accrochés. Ces lignes doivent être assez espacées ; et les inspecteurs exigent entre les filets  un intervalle d’au moins cinquante mètres, afin que les petits, les chanceux ou les malins puissent s’esquiver. Lorsque les pêcheurs arrivent, ils soupèsent chaque ligne l’une après l’autre et, quand ils sentent le poisson se débattre, ils unissent leurs efforts et la soulèvent avec précaution. À peine le museau de la bête émerge-t-il, q’un homme, armé d’un maillet où l’on a coulé du plomb fondu, lui en assène un coup mortel, car l’esturgeon renverserait barque et pêcheurs. L’an dernier, on en a pris un qui pesait deux cents kilos. Ce genre de  pêche à l’assommoir convient aux Lippovans, ces cosaques sauvages ; ils tiennent autant du boucher que du pêcheur… »
André Bellessort (1866-1942), Sur le Danube, article parue dans la Revue française, 6 septembre 1905

Les Lipovènes qui fuirent la Russie et les persécutions du régime du tsar au début du XVIIIe siècle ont du et su s’adapter aux conditions difficiles de leur nouvel environnement, dans le delta du Danube. Autrefois majoritaires dans celui-ci, devenus presque exclusivement pêcheurs (pour les hommes) et agricultrices pour les femmes, ces « Vieux-Croyants » d’un autre temps ont réussi à préserver jusqu’à aujourd’hui leur langue, leurs pratiques religieuses et une grande partie de leurs traditions tout en diversifiant récemment, pour des raisons économiques et de survie, leurs activités. Certains villages s’ouvrent comme ceux de Mila 23 ou de Jurilovca, à un tourisme durable. Mais la population lipovène est désormais vieillissante à l’image des autres communautés du delta du Danube, déserté peu à peu par ses habitants, les nouvelles générations préférant gagner les grandes villes voisines voire Bucarest et au-delà en Europe pour y travailler.

Vylkove (Vylkovo, Valcov) dans les années cinquante (photo Kurt Hilscher), la petite ville aujourd’hui sur le territoire ukrainien était alors soviétique après avoir été roumaine 

La communauté lipovène des « Vieux Croyants » est dispersée de façon hétérogène sur les territoires ukrainiens (Boudjak, oblast d’Odessa) et roumains (Dobrodgée, départements de Tulcea et de Constanţa, Munténie, département de Brǎila). Elle est fortement implantée, côté ukrainien, notamment à Vilkove (Вилкове en ukrainien, Valcov en roumain), petite ville du Boudjak de Bessarabie, sur la rive gauche du bras danubien septentrional de Chilia, et dans des villages aux alentours. Fondée par des réfugiés lipovènes en 1746 sur un territoire ottoman aux confins de la Russie, Vilkove devient russe en 1812, moldave en 1856, roumaine en 1859, suite à l’union de la Moldavie avec la Valachie, de nouveau russe en 1878, retourne à la Moldavie en 1917 et redevient roumaine en 1918 jusqu’en 1940 ou elle passera sous le giron soviétique. La petite ville fait partie de l’Ukraine depuis 1991. 

Le nom de Lipovène proviendrait du moine Filip, faisant d’eux les Filipovcy, c’est à dire les adeptes de Filip, en roumain Filipoveni, devenus avec le temps Lipoveni.1 Selon d’autres sources, ce nom viendrait du mot lipa (tilleul), un arbre dont le bois servait pour la fabrication des icônes.   

« De nos jours le delta, où vivent environ vingt-cinq à trente mille personnes, est surtout le territoire des Lipovènes, ces pêcheurs à longue barbe de patriarche arrivés au XVIIIe siècle de la Russie qu’ils avaient quittée pour des raisons religieuses. Les Vieux-Croyants, adeptes du moine Philippe, avaient abandonné la Moldavie pour se réfugier en Bucovine ; ils refusaient les sacerdoces, les sacrements, le mariage et le service militaire, et ils refusaient surtout de jurer et de prier pour le tsar, tandis qu’ils choisissaient comme suprême pénitence de mourir sur le bûcher ou en jeûnant. Dans la Bucovine autrichienne Joseph II leur accorda la liberté de culte et l’exemption du service militaire ; l’empereur illuministe méprisait probablement les principes qui leur interdisait de prendre aucun médicament, mais il admirait à coup sûr leur douceur laborieuse et respectueuse des lois, et surtout leur ingéniosité industrieuse, qui faisait d’eux des artisans et paysans hautement qualifiés et en avance sur le plan technique. Vers le milieu du XIXe siècle, beaucoup de Lipovènes en revinrent à une acceptation de la hiérarchie et une célébration de la messe selon l’ancienne liturgie, et à la fin du siècle certains rejoignirent l’église grecque d’Orient.

À présent les Lipovènes sont pêcheurs dans le delta, mais exercent aussi ailleurs les métiers les plus divers, dans les fabriques ou les usines de Roumanie. Pourtant, ils restent toujours essentiellement le peuple du fleuve, vivant dans l’eau comme les dauphins ou les autres mammifères marins. Sur les rives, leurs barques noires ressemblent à de grosses bêtes en train de se reposer sur la plage au soleil, à des phoques prêts à plonger et à disparaître dans les eaux au moindre signal. C’est sur l’eau que se trouvent leur maison de bois, de boue et de paille, couvertes de roseau, leurs cimetières avec leurs croix bleu ciel, leurs écoles où les enfants se rendent en canoë. Les couleurs des Lipovènes sont le noir et le bleu ciel, clair et doux comme les yeux de Nikolaï sous ses cheveux blonds. Tandis que notre bateau passe devant leurs maisons, les gens se montrent hospitaliers et joyeux, ils nous saluent et nous font signe de nous arrêter et d’entrer ; l’un d’entre eux, à petits coups de pagaie, nous accoste et nous offre du poisson tout frais en échange de raki.
Il n’y a pas de limite entre la terre et l’eau, les rues qui dans un village conduisent d’une maison à l’autre sont tantôt des sentiers herbeux, tantôt des canaux sur lesquels flottent des joncs et des nénuphars ; la terre et les fleuve s’interpénètrent et se perdent l’un dans l’autre, les « plaurs » recouverts de roseaux flottent comme des arbres à la dérive où sont fixés au fond comme des îles. Ce n’est pas pour rien qu’il existe une Venise du delta, Valcov, avec son église à coupoles.

Église lipovène de Vylkovo, photo © Danube-culture droits réservés

Zaharia Haralambie, près du mille 23 [Mila 23], sur l’ancien cours du Danube, à double méandre, du côté du canal qui mène à Sulina, est le gardien de la réserve des pélicans ; toute sa vie se passe à écouter leurs cris et le battement de leurs ailes. Comme les autres Lipovènes, il a un visage franc et ouvert, une innocence dénuée de crainte. Les enfants, qui en bande ont fait cercle autour de nous dès que nous sommes descendus, se plongent dans le fleuve et le boivent, se courent après sans faire de distinction entre la terre et l’eau. Les femmes sont bavardes, aimables, elles ont des façons libres et familières, ce qui induit Cisek, dans son roman, à imaginer de plaisantes aventures amoureuses. Le delta, c’est l’abandon total à l’écoulement ; dans cet univers liquide qui libère et dénoue, les feuilles se laissent aller et emporter par le courant. »
Claudio Magris, « Sur le delta » in Danube, Collection l’Arpenteur, Éditions Gallimard, Paris 1986

« Pour définir la population que l’on qualifie de lipovène en Roumanie, en Moldavie et dans l’ouest et le sud de l’Ukraine, on peut dire qu’il s’agit d’une population ethniquement russe ; installée principalement en Moldavieet en Dobroudja depuis près de 300 ans, et qui a conservé la langue, les croyances religieuses et les coutumes ancestrales de sa patrie d’origine la Russie. Ces Russes-Lipovènes, nom que prirent les Vieux-croyants russes en s’installant sur les terres de l’Empire ottoman et de ses principautés vassales de Moldavie et Valachie dès le début du XVIIIe siècle sont, aujourd’hui encore, massivement présents dans le delta du Danube, dont ils constituaient jusque dans les années 1890 la majorité de la population. Ces nouveaux arrivants fuyaient les persécutions de l’administration tsariste qui cherchait à leur imposer de force une réforme de l’Église orthodoxe russe qu’ils refusaient avec obstination depuis la fin du XVIIe siècle. Leur peuplement actuel, situé pour l’essentiel dans le delta du Danube, semble remonter, quant à lui, à la guerre russo-turque de 1768-1774 dans laquelle les Vieux-croyants furent impliqués. On distingue dès cette époque deux types de peuplement russes vieux-croyants dans la région du delta du Danube, deux peuplements bien distincts à l’origine mais qui progressivement, pour des raisons culturelles et religieuses, se sont homogénéisés pour aboutir à l’émergence du peuplement russe-lipovène que l’on connaît aujourd’hui… »

Notes :
1Frédéric Beaumont, « Les Lipovènes du delta du Danube », Balkanologie [En ligne], Vol. X, n° 1-2 | mai 2008, mis en ligne le 02 avril 2008, URL : http://balkanologie.revues.org/394
2 Moldavie au sens large. Les Lipovènes sont également présents en Bucovine, région partagée aujourd’hui entre la Roumanie et l’Ukraine.

350px-LipovènesCarteBibliographie :
BEAUMONT, Frédéric, « Les Lipovènes du delta du Danube », Balkanologie [En ligne], Vol. X, n° 1-2 | mai 2008, mis en ligne le 02 avril 2008
PRYGARINE, Olexandre, « LES « VIEUX-CROYANTS » (LIPOVANE) DU DELTA DU DANUBE », Presses Universitaires de France | « Ethnologie française » 2004/2 Vol. 34 | pages 259 à 266
https://www.cairn.info/revue-ethnologie-francaise-2004-2-page-259.htm
POLIAKOV, Leon, L’épopée des vieux-croyants : Une histoire de la Russie authentique, Librairie académique Perrin, 1991
CISEK, Oskar Walter (1897-1966), Strom ohne Ende, Rütten & Loening, Berlin, 1967, 
Interview de Frédéric Beaumont sur les populations lipovènes du delta :
www.youtube.com/watch?v=2-8_Gbi6j58

Eric Baude pour Danube-culture, © droits réservés mis à jour novembre 2023

Kurt Hielscher (1881-1948  Vâlcov, photo extraite du recueil « Landschaft, Bauten, Volksleben. F.A. Brockhaus, Leipzig 1933/Roumanie. Son paysage, ses monuments, son peuple. F.A. Brockhaus, Leipzig 1933.

Jean Bart (Eugeniu P. Botez)

   « Le Danube, large et paisible, s’écoule lentement et indolemment vers la mer avec la même majestueuse insouciance depuis des milliers d’années. »
Jean Bart, Dettes oubliées, 1915

Fils du général de brigade Panait Botez (1843-1018), Jean Bart commence en 1882 ses études à l’école primaire du quartier Păcurari de Iaşi en Moldavie où enseigne, en tant qu’instituteur, l’écrivain Ion Creangǎ (1837-1889). Il les poursuit au lycée militaire puis à l’École de la Marine de Constanţa, termine sa formation d’officier en embarquant à bord du navire-école Mircea et travaille ensuite dans l’administration navale militaire et civile. Il occupera ultérieurement les fonctions de Directeur de l’École de la Marine de Constanţa, de Commissaire maritime (1909-1913 et 1915-1918), de Capitaine principal du port de Sulina, de Commandant de la garnison et de Commandant militaire du même port.

La maison de Jean Bart à Sulina, collection ICEM, Tulcea

Sans doute est-il un témoin privilégié, lors de son séjour à Sulina, du déclin économique de la petite ville que la Commission Européenne du Danube (1856-1940) avait, de par son installation à la fin des années 1850, sa présence durant de nombreuses années et ses impressionnants travaux d’aménagement pour la navigation à l’embouchure de ce bras, métamorphosée en une cité au destin inespéré.

L’ancien palais de la Commission Européenne du Danube à Sulina, construit en 1860, photo Danube-culture, droits réservés

   « Quand tu rejoindras le Danube, ô voyageur, arrêtes-toi ! Qu’importe ta course, attarde-toi ici quelques instants. Médite et contemple silencieusement la grandeur suprême du vieux roi des fleuves que le monde antique a érigé au rang de divinité. »
Jean Bart, Le livre du Danube, Bibliothèque de la Ligue navale, Bucarest (?), 1933

L’écrivain dont le choix du pseudonyme de Jean Bart est un témoignage d’admiration pour le célèbre corsaire français, collabore en 1899 au magazine littéraire Pagini literare aux côtés de Mihail Sadoveanu (1880-1961) et entretient de nombreux contacts dans le monde de la littérature qui lui permettront d’écrire dans d’autres revues spécialisées roumaines (Viața Românească, Adevărul Literar…). Il effectue en parallèle de ses activités de journaliste et d’écrivain, en tant que secrétaire de la Ligue Navale Roumaine et spécialiste dans les problématiques de la navigation danubienne, plusieurs missions officielles en Suède, aux États-Unis, en Suisse et en France.

Jean Bart, Le Danube et sa solution, publié à Galaţi en 1920

Jean Bart a écrit de nombreux articles et reportages pour la presse roumaine ainsi que des romans et des nouvelles. Son dernier livre Europolis, premier volet d’une trilogie dont seul ce premier volume verra le jour, se déroule à Sulina. Ce livre est publié l’année de sa mort, en 1933.

Jean Bart, collection Musée National de la Littérature Roumaine, Bucarest

L’essayiste et critique littéraire roumain Paul Cermat a récemment consacré (2010) une préface à une nouvelle édition d’Europolis, préface intitulée : Un port de la răsărit (Un port du levant). Quant à Claudio Magris, il écrit à propos de ce roman dans son livre Danube1 : « Jean Bart voit les destinées humaines elles-mêmes aborder à Sulina comme les épaves d’un naufrage ; la ville, comme le dit le nom qu’il lui a inventé, vit encore dans un halo d’opulence et de splendeur, c’est un port situé sur de grandes routes, un endroit où se rencontrent des gens venus de pays lointains et où on rêve, on entrevoit, on manie mais surtout on perd la richesse.

Groupe de femmes de Sulina, collection ICEM, Tulcea

Dans ce roman, la colonie grecque, avec ses cafés, est le décor de cette splendeur à son déclin, à laquelle la Commission du Danube confère une dignité politico-diplomatique, ou du moins un semblant. Le livre est, toutefois, une histoire d’illusion, de décadence, de tromperie et de solitude, de malheur et de mort ; une symphonie de la fin, dans laquelle cette ville qui se donne des allures de petite capitale européenne devient bas-fond, rade abandonnée ».

Europolis, roman, (nouvelle traduction par Gabrielle Danoux), 2016

Europolis
   « Sulina, du nom d’un chef cosaque, est la porte du Danube. Le blé en sort et l’or rentre. La clef de cette porte est passée au fil des temps d’une poche à l’autre, après d’incessantes luttes armées et intrigues. Après la guerre de Crimée, c’est l’Europe qui est entrée en possession de cette clef qu’elle tient d’une main ferme et ne compte plus lâcher : elle ne la confie même pas au portier, qui est en droit d’en être le gardien.
Sulina, tout comme Port Saïd à l’embouchure de Suez, une tour de Babel en miniature, à l’extrémité d’une voie d’eau internationale, vit uniquement du port.
Cette ville, créée par les besoins de la navigation, sans industrie ni agriculture, est condamnée à être rayée de la carte du pays, si on choisit un autre bras du fleuve comme porte principale du Danube. »
Jean Bart, Europolis, 1933, roman, nouvelle traduction en français par Gabrielle Danoux, 2016

Le cimetière international multiconfessionel de Sulina, modèle de tolérance religieuse, photo Danube-culture, droits réservés

La trame d’Europolis peut se résumer ainsi : à Sulina, port du delta en déclin, Stamati Marulis, patron de café et ancien marin, s’est marié à Penelopa qui a fréquenté du temps de sa jeunesse un milieu huppé à Istamboul avant la mort de son père. Elle est frustrée du peu d’envergure de son mari et se laisse séduire par Angelo Deliu, un marin avide de conquêtes féminines. Une lettre annonce à Stamati l’arrivée de son frère Nicola Marulis, émigré aux Etats-Unis et que tout le monde imagine riche et prêt à investir. Nicola débarque avec sa fille Evantia, une magnifique métisse. Il a été condamné, emprisonné et se trouve sans d’argent. Sa fille tombe amoureuse de Neagu, un jeune apprenti capitaine mais se fait piéger par Angelo et lui cède. Neagu, follement jaloux, part au loin. Pénélope se suicide. Stamati brûle sa maison et finit sa vie à l’asile. Nicola fait de la contrebande pour survivre. Il est tué lors d’une opération de police. Evantia travaille dans un bordel où elle danse. Enceinte, elle accouche avant de mourir de tuberculose. Son infirmière, Miss Sibyl, adopte l’enfant.

Jour de fête à Sulina (1932), collection ICEM, Tulcea

   Europolis a été porté une première fois à l’écran en 1961 sous le nom de Porto-Franco par le réalisateur roumain de Galaţi, Paul Călinescu (1902-2000) avec dans les principaux rôles Ștefan Ciobotărașu (Stamate), Simona Bondoc (Penelope), Elena Caragiu (Evantia) Geo Barton (Nick Santo), Liliana Tomescu (Olimpia) et Fory Etterle (le docteur).
Le roman a été récemment adapté au cinéma pour un film au titre éponyme par le cinéaste Cornel Gheorgiţa (1958). Ce film est sorti sur les écrans en 2011.

Sulina au début du XXe siècle 

Notes :
1 Claudio Magris, « Comme le fleuve se jette à la mer », in Danube, Collection L’Arpenteur, Domaine italien, Gallimard, Paris, 1988

Bibliographie :
Jurnal de bord (Journal de bord), Schițe de bord și marine (Esquisses de bord et des mers), 1901
Datorii uitate (Devoirs oubliés), 1916, mémoires de guerre
În cușca leului (Dans la cage du lion), 1916, mémoires de guerre
Prințesa Bibița (La Princesse Bibița), roman, 1923
În Deltă… (Dans le delta), 1925
Pe drumuri de apă (Par les voies maritimes), 1931
Europolis, roman, 1933

Livres en français :
Europolis, roman (traduction Constantin Botez), 1958
Europolis, roman, nouvelle traduction par Gabrielle Danoux, 2016

Remerciements chaleureux à Maria Sinescu, conservatrice passionnée des Monuments Historiques et du Musée du vieux phare de Sulina département de l’ICEM Gavrilǎ Simion de Tulcea et qui veille attentivement sur deux salles de documentation passionnantes, l’une sur l’écrivain Eugeniu P. Botez, la vie à Sulina et l’autre sur le chef d’orchestre Georges Georgescu (1887-1964), né dans cette petite ville portuaire du bout de l’Europe et l’un des plus grands chefs d’orchestre de l’histoire européenne de la musique.

Eric Baude, © Danube-culture, mis à jour novembre 2023, droits réservés

Élisée Reclus : le Bas-Danube, le pays des Bulgares et la Roumanie danubienne

Le texte cité appartient à sa Nouvelle Géographie Universelle, deuxième géographie universelle en langue française après celle de Conrad Malte Brun (1775-1826), intitulée Précis de la géographie universelle ou Description de toutes les parties du monde sur un plan nouveau d’après les grandes divisions naturelles du globe, publiée entre 1810 et 1829. L’oeuvre monumentale d’Élysée Reclus, qui comprend 19 volumes, est éditée entre 1875 et 1894. Le projet remonte en fait aux années 1860 et est en partie motivé parce que le géographe a remarqué que le travail de son prédécesseur est dépassé et que les  révisions  lui paraissent manquer d’ampleur et de méthode. D’où le choix de son titre pour l’ensemble de ce cycle : « Nouvelle Géographie universelle : la terre et les hommes« soit l’inscription dans une forme de tradition qu’il s’agit d’actualiser et une attention toute particuliè1re à la dimension humaine. » Le géographe rédige la plus grande partie du texte dans son style inimitable et savoureux. S’il a pour cela, en éminent géographe de terrain au savoir universel, effectué de multiples voyages et observé attentivement de nombreuses régions avec leurs habitants, Élysée Reclus a aussi bénéficié de l’aide d’autres géographes, de cartographes de nationalités russe, suisse, hongroise… dont on retrouve les noms au long des volumes, scientifiques dont un certain nombre proviennent du réseau anarchiste international.1

Élysée Reclus par Nadar, domaine public

Les Balkans, le Despoto-Dagh et le pays des Bulgares (IV)

   « Au nord de la Dobroudja bulgare, le Danube poursuit une oeuvre géologique en comparaison de laquelle les travaux de la Maritsa [fleuve bulgaro-turco-grec qui débouche dans la mer Égée], du Strymon [fleuve gréco-turc qui se dans la mer d’Égée], du Vardar [fleuve gréco-macédonien qui se jette dans la mer Égée], sont presque insignifiants. Chaque année ce fleuve puissant, qui verse dans la mer près de deux fois autant d’eau que toutes les rivières de la France, entraîne aussi des troubles en quantités telles, qu’il pourrait s’en former annuellement un territoire d’au moins six kilomètres carrés de surface sur dix mètres de profondeur. Cette masse énorme de sables et d’argiles se dépose dans les marais et sur les rivages du delta, et quoiqu’elle se répartisse sur un espace très considérable, cependant le progrès annuel des bouches fluviales est facile à constater. Les anciens, qui avaient observé ce phénomène, craignaient que le Pont-Euxin et la Propontide ne se transformassent graduellement en mers basses, semées de bancs de sable, comme les Palus-Moeotides1.

Le Palus-Méotide et le Pont-Euxin pour le voyage du jeune Anacharsis, juin 1781, gravé par P. F. Tardieu

Les marins peuvent être rassurés, du moins pour la période que par J. D. Barbié du  traverse actuellement notre globe, car si l’empiétement des alluvions continue dans la même proportion, c’est après un laps de six millions d’années seulement que la mer Noire sera comblée ; mais dans une centaine de siècles peut-être l’îlot des Serpents, perdu maintenant au milieu des flots marins, fera partie de la terre ferme.

L’île des serpents et son phare, gravure allemande de 1898

Lorsqu’on aura mesuré l’épaisseur des terrains d’alluvions que le Danube a déjà portés dans son delta, on pourra, par un calcul rigoureux, évaluer la période qui s’est écoulée depuis que le fleuve, abandonnant une bouche précédente, a commencé le comblement de ces parages de la mer Noire.
D’ailleurs la grande plaine triangulaire dont le Danube a fait présent au continent n’est encore qu’à demi émergée ; des lacs, restes d’anciens golfes dont les eaux salées se sont peu à peu changées en eaux douces, des nappes en croissant, méandres oblitérés du Danube, des ruisseaux errants qui changent à chaque crue du fleuve, font de ce territoire une sorte de domaine indivis entre le continent et la mer ; seulement quelques terres plus hautes, anciennes plages consolidées par l’assaut des vagues marines, se redressent ça et là au-dessus de la morne étendue des boues et des roseaux et portent des bois épais de chênes, d’ormes et de hêtres. Des bouquets de saules bordent de distance en distance les divers bras de fleuve qui parcourent le delta en longues sinuosités, déplaçant fréquemment leur cours. Il y a dix-huit cents ans, les bouches étaient au nombre de six ; il n’en existe plus que trois aujourd’hui.

Bras de Kilia en 1771 d'après une carte russe anonyme

Bras septentrional de Kilia en 1771, document réalisé par un cartographe anonyme russe

Après la guerre de Crimée, les puissances victorieuses donnèrent pour limite commune à la Roumanie et à la Turquie le cours du bras septentrional, celui de Kilia, qui porte à la mer plus de la moitié des eaux danubiennes. Le sultan est ainsi devenu maître de tout le delta, dont la superficie est d’environ 2,700 kilomètres carrés ; en outre, il possède celle des embouchures qui, de nos jours, donne seule de la valeur à ce vaste territoire. En effet, la Kilia est barrée à son entrée par un seuil de sables trop élevé pour que les navires, même ceux d’un faible tirant d’eau, osent s’y hasarder. La bouche méridionale, celle de Saint-George ou Chidrillis, est également inabordable. C’est la bouche intermédiaire, connue sous le nom de Soulina, qui offre la passe la plus facile, celle que depuis un temps immémorial pratiquaient tous les navires. Cependant le canal de la Soulina serait également interdit aux gros bâtiments de commerce, si l’art de l’ingénieur n’en avait singulièrement amélioré les conditions d’accès. Naguère la profondeur de l’eau ne dépassait guère deux mètres sur la barre pendant les mois d’avril, de juin et de juillet, et lors des crues elle était seulement de trois et quatre mètres. Au moyen de jetées convergentes, qui conduisent l’eau fluviale jusqu’à la mer profonde, on a pu abaisser de trois mètres le seuil de la barre, et des bâtiments calant près de six mètres peuvent en toute saison passer sans danger. Nulle part, si ce n’est en Écosse, à l’embouchure de la Clyde, l’homme n’a mieux réussi à discipliner à son profit les eaux d’une rivière.

M. Bergue, Sulina, port turc sur un bras du Danube à son embouchure, Le Monde illustré, 1877, domaine public

La Soulina est devenue un des ports de commerce les plus importants de l’Europe et en même temps un havre de refuge des plus précieux dans la mer Noire, si redoutée des matelots à cause de ses bourrasques soudaines. Il est vrai que ce grand travail d’utilité publique n’est point dû à la Turquie, mais à une commission européenne exerçant à la Soulina et sur toute la partie du Danube située en aval d’Isaktcha une sorte de souveraineté2. C’est un syndicat international ayant son existence politique autonome, sa flotte, son pavillon, son budget, et, cela va sans dire, ses emprunts et sa dette. Le delta danubien se trouve ainsi pratiquement neutralisé au profit de toutes les nations d’Europe.

Galatz (rive gauche), siège de la Commission Européenne du Danube, gravure de 1877

D’autres fugitifs, que la destinée n’a point traités aussi cruellement que les Circassiens, ont trouvé un asile dans cet étrange massif péninsulaire de la Dobroudja. Ce sont des Cosaques russes, des Ruthènes, des Moscovites  » Vieux-Croyants », qui, vers la fin du siècle dernier, ont dû quitter leurs steppes afin de conserver leur foi religieuse. Plus tolérant que la chrétienne Catherine II, le padichah [sultan] les recueillit généreusement et leur distribua des terres en diverses contrées de la Turquie d’Europe et d’Asie. Les colonies cosaques de la Dobroudja et du delta danubien ont prospéré : un de leurs établissements, qui borde les rives du Danube de Saint-Georges, est connu sous le nom de « Paradis de Cosaques ». Leur principale industrie est celle de la pêche de l’esturgeon et de la préparation du caviar. Reconnaissants de l’hospitalité qui leur a été donnée, ces Russes ont vaillamment défendu leur patrie adoptive dans toutes les guerres qui ont éclaté entre le tsar et le sultan, mais ils ont eu d’autant plus à souffrir de la vengeance de leurs compatriotes, restés au service de la Russie. D’ailleurs ils ont conservé leur costume national, leur langage et leur culte, et ne se sont point mélangés avec les populations environnantes.

Groupe de Vieux Croyants (ou Lipovènes), initialement, des fidèles de Filip Pustosviat (1672-1742), photo prise en 1895

Une colonie de Polonais, quelques villages d’Allemands, situés sur la branche méridionale du delta danubien, un groupe de quelques milliers d’Arabes, enfin, les hommes de toute race accourus de l’Europe et de l’Asie vers le port de la Soulina, complètent cette espèce de congrès ethnologique de la Dobroudja. Mais la différence est grande entre les tribus diverses qui vivent isolées dans l’intérieur de la presqu’île et la population cosmopolite qui grouille dans la cité commerçante et dont tous les caractères de races finissent par se confondre en un même type.
Ce mélange qui se fait aux bouches du Danube entre Grecs et Francs, Anglais et Arméniens, Maltais et Russes, Valaques et Bulgares, ne peut manquer de se faire tôt ou tard dans le reste du pays, car il est peu de contrées en Europe où les grandes voies internationales soient mieux indiquées qu’en Bulgarie. Le premier de ces chemins des nations est le Danube lui-même, dont les villes turques riveraines, Viddin [Vidin], Sistova [Svichtov], Roustchouk [Ruse], Silistrie [Silistra], acquièrent de jour en jour une importance plus considérable dans le mouvement européen et qui se continue dans la mer Noire par des escales diverses, dont la principale est le beau port de Bourgas, très-important pour l’expédition des céréales.

Sistova (Svichtov, Bulgarie)

Mais cette voie naturelle n’est pas assez courte au gré du commerce ; il a fallu l’abréger par un chemin de fer, qui coupe l’isthme de la Dobroudja, entre Tchernavoda [Cernavoda] et Kustandjé [Constanţa], puis par une voie ferrée plus longue, qui traverse toute la Bulgarie orientale, de Roustchouk [Ruse] au port de Varna, en passant à Rasgrad [Razgrad] et près de Choumla [Choumen]. Un autre chemin de fer suivra le passage direct que la nature a ouvert du bas Danube à la mer Égée par la dépression des Balkhans, au sud de Choumla, et par les plaines où se sont bâties les villes de Jamboly [Yambol] et d’Andrinople [Edirne]4. Plus à l’ouest, Tirnova [Veliko Tărnovo], l’antique cité des tsars de Bulgarie, Kezanlik [Kazanlak] et Eski-Zagra [Stara Zagora], sont les étapes d’un autre chemin de jonction entre le Danube et le littoral de la Thrace… »

Notes :
1 Ferretti, F., Élisée Reclus. Pour une géographie nouvelle, CTHS, 2014

2 PALUS – MEOTIDE, (Géog. anc.) en latin Palus – Moetis, grand golfe ou mer, entre l’Europe & l’Asie, au nord de la mer Noire, avec laquelle le Palus – Méotide communique par le moyen d’une embouchure appelée anciennement le Bosphore Cimmérien. Les anciens lui ont donné tantôt le nom de lac, tantôt celui de marais.
3 Mouvement du port de Soulina, en 1873. 1,870 navires chargés, jaugeant 532,000 tonneaux. Valeur des exportations de céréales. 125,000,000 fr.
4 aujourd’hui en Turquie

La Roumanie et le Danube

   « Comme la Lombardie, à laquelle tant de traits physiques et sa population même la font ressembler, la plaine de Roumanie est un ancien golfe marin comblé par les débris descendus des montagnes. Mais si la mer a disparu, le Danube, qui développe sa vaste courbe de 850 kilomètres au sud de la plaine valaque, est lui-même une autre mer par la masse de ses eaux et par la facilité qu’il offre à la navigation. Précisément à son entrée dans les campagnes basses, au célèbre défilé de la « Porte de Fer », son lit, profond de 50 mètres, se trouve à 20 mètres au-dessous du niveau de la mer Noire, et la portée moyenne de son courant dépasse celle de tous les fleuves réunis de l’Europe occidentale, du Rhône au Rhin. Pourtant les Romains avaient déjà jeté sur le Danube, immédiatement en aval de la Porte de Fer, un pont considéré à bon droit comme l’une des merveilles du monde.
Poussé, dit-on, par un sentiment de basse envie, l’empereur Hadrien fit démolir ce monument qui devait rappeler la gloire de Trajan aux générations futures. On n’en voit plus que les culées des deux rives et, lorsque les eaux sont très-basses, les fondements de seize des vingt piles qui soutenaient l’ouvrage ; sur le territoire valaque, une tour romaine, qui a donné son nom à la petite ville de Turnu-Severin, désigne aussi l’endroit où les légions de Rome posaient le pied sur la terre de Dacie.

Vestiges d’une pile du Pont de Trajan, Turnu Severin, Roumanie, photo droits réservés

Le lieu de passage entre la Serbie et la Roumanie a gardé son importance, mais l’industrie moderne n’a pas encore remplacé le pont de Trajan, et tant qu’on n’aura pas commencé la construction du pont-viaduc de Giurgiu ou Giurgevo à Roustchouk, le Danube continuera de rouler librement ses flots de la Porte de Fer à la mer Noire.

Le Danube entre la Valachie roumaine et la Bulgarie, E. Reclus, Nouvelle Géographie Universelle, 1875

Au sud des plaines de la Roumanie, le Danube, de même que presque tous les fleuves de l’hémisphère septentrional, ne cesse d’appuyer à droite, du côté de la Bulgarie. Il en résulte un contraste remarquable entre les deux rives. Au sud, la berge rongée par le flot s’élève assez brusquement en petites collines et en terrasses; au nord, la plage, égalisée par le fleuve pendant ses crues, s’étend au loin et se confond avec les campagnes basses. Des marécages, des lacs, des coulées, restes des anciens lits du Danube, s’entremêlent de ce côté en un lacis de fausses rivières entourant un grand nombre d’îles et de bancs à demi noyés. Sur cet espace, où les eaux se sont promenées de ci et delà, on voit même, au sud de la Jalomitza, les traces de toute une rivière qui a cessé d’exister en cours indépendant pour emprunter le lit d’un autre fleuve, et dont il ne reste plus que des lagunes et des marais. Tous les terrains bas, que le fleuve a nivelés et délaissés, se trouvent appartenir à la Valachie, dont ils accroissent la zone marécageuse et déserte, tandis que la Bulgarie perd sans cesse du terrain; mais elle a pour elle la salubrité du sol, les beaux emplacements commerciaux, et c’est de ce côté qu’ont dû être bâties presque toutes les cités riveraines. On dit que les castors, exterminés dans presque toutes les autres parties de l’Europe, sont encore assez communs dans les terres à demi noyées de la rive valaque. Arrivé à une soixantaine de kilomètres de la mer en ligne droite, le Danube vient se heurter contre les hauteurs granitiques de la Dobroudja et se rejette vers le nord pour contourner ce massif et s’épanouir en delta dans un ancien golfe conquis sur la mer Noire.

Le Bas-Danube contourne la Dobroudja avant de pouvoir rejoindre la mer Noire

C’est à ce détour du fleuve que ses derniers grands affluents, le Sereth moldave et le Pruth, à demi russe par la rive orientale de son cours supérieur, lui apportent leurs eaux. Mais le Danube, gonflé par ces deux rivières, ne garde tout son volume que sur un espace de 50 kilomètres environ : il se bifurque. Le grand bras du fleuve, connu sous le nom de branche de Kilia, emporte environ les deux tiers de la masse liquide, et continue de former la frontière entre la Roumanie et la Bulgarie turque. La branche méridionale ou de Toultcha, qui se subdivise elle-même, coule en entier sur le territoire ottoman : c’est la grande artère de navigation, par sa bouche turque de la Soulina. La maîtresse branche du fleuve est fort importante dans l’histoire actuelle de la Terre, à cause des changements rapides que ses alluvions accomplissent sur le rivage de la mer Noire. En aval d’Ismaïl, le Danube de Kilia se ramifie en une multitude de branches qui changent incessamment suivant les alternatives des maigres et des inondations, des affouillements et des apports de sable. Deux fois les eaux se réunissent en un seul canal avant de s’étaler en patte d’oie au milieu des flots marins et de former leur delta secondaire en dehors du grand delta. La côte de ces terres nouvelles, dont le développement extérieur est d’environ vingt kilomètres, s’accroît tous les ans d’une quantité de limon égale à 200 mètres de largeur sur des fonds de dix mètres seulement2. Pourtant, en dépit de la marche rapide des alluvions au débouché de la Kilia, la ligne normale du rivage se trouve en cet endroit beaucoup moins avancée à l’est qu’à la partie méridionale du delta. On peut en conclure que le Danube de Kilia est d’origine moderne et que la grande masse des eaux s’épanchait autrefois par les bouches ouvertes plus au sud.

Carte autrichienne du bras de Kilia (Chilia), 1918

En étudiant la carte du delta danubien, on voit que le cordon littoral d’une si parfaite régularité qui forme la ligne de la côte, en travers des golfes salins de la Bessarabie russe et moldave, se continue au sud à travers le delta en s’infléchissant légèrement vers l’est. C’est l’ancien rivage, il se relève au-dessus des plaines à demi noyées comme une espèce de digue, que les diverses bouches du fleuve ont dû traverser pour se jeter dans la mer. Les alluvions portées par les bras de Soulina et de Saint-Georges se sont étalées en une vaste plaine en dehors de cette digue, tandis que le grand bras actuel n’a pu déposer au-devant du rempart qu’un archipel d’îles encore incertaines. Il est donc plus jeune dans l’histoire du Danube.

2 ) Portée moyenne du Danube d’après Ch. Hartley.
9,200 mètres cubes par seconde.
Portée la plus forte……….. 28,000 mètres cubes par seconde.
Portée moyenne de la bouche de Kilia. 5,800 mètres cubes par seconde.
Portée moyenne de la bouche de Saint-Georges 2,600 mètres cubes par seconde.
Portée moyenne de la bouche de Soulina…. 800 mètres cube par seconde.
Alluvions moyennes du Danube…. 60,000,000 mètres cubes par an.

Tout en gagnant peu à peu sur la mer, le fleuve en a aussi graduellement isolé des lacs d’une superficie considérable. Entre la bouche du Dniester et le delta danubien, on remarque sur la côte plusieurs golfes ou « limants » d’une très-faible profondeur, dans lesquels les eaux s’évaporent pendant les chaleurs, en laissant sur le sol une mince couche saline. La forme générale de ces nappes d’eau, la nature des terrains qui les entourent, la disposition parallèle des ruisseaux qui s’y jettent, les font ressembler complètement à d’autres lacs que l’on voit plus à l’ouest jusqu’à l’embouchure du Pruth ; seulement ces derniers sont remplis d’eau douce, et le cordon de sable qui les barre à l’entrée les sépare non des flots de la mer Noire, mais de ceux du Danube. Sans aucun doute tous ces lacs riverains du fleuve étaient autrefois des limans d’eau salée comme les lagunes de la côte; mais à mesure que le Danube a comblé son golfe, ces lacs, graduellement séparés de la mer, se sont vidés de leurs eaux salées et se sont remplis d’eau douce : que le fleuve continue d’empiéter dans la mer, et les nappes salines du littoral, alimentées en amont par des ruisseaux d’eau pure, se transformeront de la même manière.
Immédiatement au nord de ces lacs du littoral maritime et danubien, l’entrée des plaines valaques était défendue par une ligne de fortifications romaines, connues sous le nom de « mur » ou « val de Trajan », comme les fossés, les murailles et les camps retranchés de la Dobroudja méridionale; le peuple les attribue d’ordinaire au césar, quoiqu’elles aient été élevées beaucoup plus tard par le général Trajan contre les Visigoths. Cette barrière de défense, qui coïncide à peu près avec la frontière politique tracée entre la Bessarabie moldave et la Bessarabie russe, est devenue très-difficile à reconnaître sur une partie notable de son parcours. Il est probable qu’à l’ouest du Pruth elle se continuait par un autre rempart traversant la basse Moldavie et la Valachie tout entière ; les traces, encore visibles ça et là, en sont désignées sous le nom de « chemin des Avares ». Entre le Pruth et le Dniester, le mur de Trajan était double ; une deuxième muraille, dont les vestiges se trouvent en entier sur le territoire russe, entre Leova et Bender, couvrait les approches de la vallée danubienne. Ce n’était pas trop, en effet, d’une double ligne de défense pour interdire l’accès d’une plaine si fertile, dont les richesses naturelles devaient allumer la cupidité de tous les conquérants ! »

Élisée Reclus, Nouvelle Géographie Universelle, « Géographie de l’Europe, Tome Ier : l’Europe méridionale, (Grèce, Turquie, Roumanie, Serbie, Italie, Espagne et Portugal) », Paris, Librairie Hachette et Cie, 1875.

Sources :
Brun, Christophe, Feretti, Federico, ELISÉE RECLUS, UNE CHRONOLOGIE FAMILIALE 1796- 2014 : Sa vie, ses voyages, ses écrits, ses ascendants, ses collatéraux, les descendants, leurs écrits, sa postérité. 2014, http://hal.archives-ouvertes.fr/. hal-01018828
Clerc, Pascal, Géographies Universelles, © Hypergéo 2004 – GDR Libergéo
www.hypergeo.eu
Ferretti, F., Élisée Reclus. Pour une géographie nouvelle, CTHS, 2014
Reclus, Élisée, Nouvelle Géographie Universelle, « Géographie de l’Europe, Tome Ier : l’Europe méridionale, (Grèce, Turquie, Roumanie, Serbie, Italie, Espagne et Portugal) », Paris, Librairie Hachette et Cie, 1875

Eric Baude pour Danube-culture, © droits réservés, mis à jour novembre 2023

Les esturgeons du Danube

Rappelons tout d’abord que si l’esturgeon est pêché depuis très longtemps, il n’y a qu’à peine un siècle que ses oeufs sont considérés comme un met de luxe.
L’esturgeon emblématique du Danube est le poisson migrateur le plus menacé d’une Europe qui ne se donne pas les moyens nécessaires d’enrayer efficacement l’effondrement de sa biodiversité.
Ici, sur le fleuve et ses rives, l’homme n’y serait qu’une espèce parmi d’autres s’il n’y jouait pas un rôle à la fois d’aménageur et de destructeur dont les conséquences se mesurent déjà aujourd’hui et paradoxalement également un rôle de protecteur de l’environnement qu’il s’évertue à détruire par ailleurs !

Luigi Ferdinando Marsigli, Ardea Viride-Flavescens, Danubius Pannonico-Mysicus, 1726

De nombreuses espèces d’oiseaux séjournent dans le delta et, pour certaines espèces, tout au long des rives du fleuve, de façon sédentaire ou pendant leur migration annuelle : harles bièvre, piette, hupées, grèbes, cormorans, cygnes, hérons et butors, bernaches, oies cendrées, rieuses, des moissons, garrots à oeil d’or, fuligules morillon, milouin, nettes rousses pélicans blancs et frisés, ibis falcinelles, butors, pygargues à queue blanche, sternes, chouettes et hiboux, pics, phragmites, rousserolles, busards, milans et faucons divers et autres rapaces familiers des zones humides. Cent quatre-vingt espèces y sont reconnues comme nîcheuses et quatre-vingt dix-huit considérées comme hivernantes ou de passage au moment de la migration. Toute cette avifaune se rencontre sur le delta, et en amont de celui-ci, sur les grands affluent danubiens faisant du fleuve, de son delta et de ses rivières, de leurs îles et de leurs rives, un paradis pour la biodiversité.
Mais le Danube c’est aussi les poissons et parmi eux le plus fascinant et le plus élégant de tous, emblématique du fleuve, l’esturgeon.

Le Danube et les esturgeons : un poisson plus ancien que le fleuve lui-même et une très longue histoire commune

Pêche à l’esturgeon dans le delta du Danube en 1939, photo domaine public

   « Nous fûmes conduits alors dans un monastère grec, où l’on donna une chambre assez jolie mais qui n’était pas meublée, et dans laquelle nous devions passer la nuit. Les fenêtres, au lieu d’être vitrées, étaient couvertes de membranes d’esturgeons qu’on prend dans le Danube. »
Adam Neale, Voyage en Allemagne, en Pologne, en Moldavie et en Turquie, Paris 1818

« Au printemps, ils affluent en masse dans les baies et près des embouchures des fleuves, où ils apparaissent en très grand nombre pour frayer ».
Extrait d’un chapitre consacré aux esturgeons dans les Annales du musée d’Histoire naturelle de Vienne, publiées en 1836

   « Quant aux poissons du Danube, ils sont excellents, grands et beaux comme ce fleuve. Ce sont principalement la lamproie, la perche, le brochet, le silurus glanus, le saumon, la carpe et l’énorme esturgeon, qui présente aux environs de Georgeo1 jusqu’à neuf pieds de longueur, et fournit en abondance un excellent caviar, qui remplace, sans pourtant les valoir, nos huîtres, dont les Principautés sont privées, faute de communications. »
J. A. Vaillant, La Roumanie ou Histoire, Langue, Littérature, Orographie, Statistiques des peuples de la langue d’or, Abdaliens, Valaques et Moldaves résumés sous le nom de Romans,  tome troisième, « Statistiques, Les poissons »,  Artus Bertrand Éditeur, Paris, 1844, p. 25

Notes :
Giurgiu ou San Giorgio, Гюргево en bulgare, ville fondée au XIVesiècle par des marchands génois qui donnèrent à celle-ci le nom du saint protecteur de Gênes.

Retour de pêche à Vylkove (Valcov), photo collection Bibliothèque Nationale d’Autriche

Poissons emblématiques du fleuve, six espèces d’esturgeons peuplaient autrefois le Danube. Le plus gros d’entre eux, l’esturgeon Beluga (Huso huso), est actuellement le plus grand poisson de rivière au monde.
   Les esturgeons appartiennent à un groupe de poissons dont l’origine remonte à environ 200 millions d’années c’est à dire que la présence du poisson sur notre planète précède la naissance d’un avant-  Danube (Ur-Donau) dont l’histoire ne remonte qu’à quelques 25 millions d’année (fin de l’ère tertiaire).
   Mais où sont les esturgeons d’antan ? Aujourd’hui, ils ont déjà disparu du Danube autrichien, slovaque et hongrois. Les trois espèces qui remontent encore ce fleuve — le Béluga (Huso huso), l’Osciètre (Acipenser gueldenstaedtii) et le Sévruga (Acipenser stellatus) — sont menacées d’extinction. Il y a longtemps que les esturgeons n’arrivent plus jusqu’à Vienne, parce que les centrales hydroélectriques et d’autres équipements les en empêchent. Même si leur voyage a été raccourci de façon spectaculaire, de 1 920 à 860 km aujourd’hui (jusqu’à l’usine hydroélectrique roumano-serbe de Djerdap), ils sont (seraient) toujours de retour au mois d’avril en aval de celle-ci. Leur « mémoire génétique », pour reprendre le terme des chercheurs, les appelle depuis 200 millions d’années à retourner et regagner le lieu de leur naissance.

Luigi Ferdinando Marsigli, Danubius Pannonico-Mysicus, 1726

La surexploitation des esturgeons du Danube : une gestion de la faune piscicole danubienne par l’homme déplorable !

Le bassin du Danube abrite les plus importantes populations d’esturgeons au monde. Des populations viables d’esturgeons sauvages, uniques en Europe, vivent encore en Roumanie et en Bulgarie. En raison de la pêche — jadis permise, mais aujourd’hui interdite — de cette espèce de poissons migrateurs qui ont fait leur apparition il y a 200 millions d’années, leur nombre n’a cessé de diminuer. Dans le passé, 6 espèces d’esturgeons nageaient et se reproduisaient dans le Danube, pourtant deux d’entre elles – l’esturgeon de rivière à ventre lisse et l’esturgeon européen, le plus rare — n’ont plus été signalées depuis longtemps dans les eaux du fleuve.
Une étude du marché du caviar de Roumanie et de Bulgarie réalisé par le Fonds Mondial pour la Nature – Roumanie fournit des données inquiétantes sur le sort de ces poissons très anciens vivant dans le Danube. Malgré le cadre légal très restrictif, qui interdit totalement la pêche dans les deux pays, du caviar obtenu illégalement y est mis en vente.

Luigi Ferdinando Marsigli, Danubius Pannonico-Mysicus, 1726

   Magor Csibi, directeur du Fonds Mondial pour la Nature en Roumanie:
   « Nous avons saisi 14 échantillons de Roumanie, 14 de Bulgarie et deux d’Autriche dont on a affirmé qu’ils provenaient de fermes de Bulgarie. 33% des échantillons – soit 10 sur les 30 soumis à l’analyse – étaient légaux, ils portaient l’étiquette correcte et tout était en ordre. 66% des échantillons – soit deux tiers – provenaient de sources illégales. Quelqu’un qui arrive dans la région et souhaite acheter du caviar a 66% de chances de tomber sur un produit illégal. Donc, non seulement le braconnage et la vente illégale existent, mais on les pratique de façon ouverte, vu que sur 5 des échantillons il était écrit que le caviar provenait d’esturgeons sauvages – alors que leur pêche est interdite par la loi. Pour 4 des échantillons, le caviar provenait des esturgeons béluga. Espèce en danger, le béluga est le plus grand de tous les esturgeons. 8 échantillons sur les 30 n’avaient pas l’étiquette requise par la Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages pour être vendus dans l’UE.
Afin de contribuer à la conservation de cette espèce, le Fonds Mondial pour la Nature — Roumanie a mis en œuvre un projet Life + (Information et communication), dans le cadre duquel les pêcheurs et les compagnies qui produisent et vendent du caviar ont pu exprimer leurs opinions sur la situation des esturgeons. Cristina Munteanu, coordinatrice du projet explique : « 83% des pêcheurs sont d’avis que si on leur permettait de continuer à pêcher l’esturgeon, cela n’affecterait pas les populations de poissons. Pourtant, 67% des pêcheurs sont conscients du fait que le nombre des esturgeons enregistre une tendance à la baisse. Le fait que la pêche est leur unique source de revenu les détermine à voir les choses de cette façon. « 65% d’entre eux reconnaissent que les pêcheurs qui attrapent accidentellement des esturgeons et ne les relâchent pas ou qui font tout simplement du braconnage portent atteinte aux populations d’esturgeons. Ils souhaiterait collaborer avec les autorités, mais 39% d’entre eux doutent que cela puisse résoudre le problème. Par ailleurs, 80% des pêcheurs aimeraient voir lever cette interdiction de pêcher l’esturgeon et affirment que leurs revenus ont diminué après son introduction en 2006. »
Les autorités de contrôle et les facteurs de décision trouvent que la mesure d’interdiction de la pêche est nécessaire et qu’elle serait encore plus efficace si elle était soutenue par des sanctions plus dures. Au bout de six ans de prohibition, la situation semble avoir échappé au contrôle en Roumanie, pays qui à l’époque communiste comptait parmi les principaux exportateurs de caviar au monde et rivalisait avec l’URSS et la Chine. Le programme de repeuplement du Danube avec des alevins, qui s’est étendu sur plusieurs années n’a lui non plus porté ses fruits. Pire encore, on n’a même pas évalué l’efficacité de ce programme, affirment les autorités.
De l’avis de Lucia Varga, ministre déléguée des eaux, des forêts et de la pisciculture, il est possible de protéger les esturgeons en Roumanie et de refaire l’espèce par le maintien de la prohibition et non seulement. « Les efforts déployés par les autorités et les ONG locales ne suffisent pas. Il faut que ces efforts s’élargissent à l’échelle régionale et européenne. Nous avons fait des démarches au sein des conseils ministériels, lors desquels nous avons souligné combien il est important de soutenir l’aquaculture pour réduire la pression sur les ressources naturelles et de créer un Comité pour la Mer noire. Heureusement, la commissaire européenne Maria Damanaki s’en préoccupe et nous espérons pouvoir initier dès l’automne prochain le dialogue portant sur la tenue en Roumanie d’une réunion à ce sujet. Selon les informations que nous détenons, le braconnage est assez intense dans le Danube, raison pour laquelle nous avons décidé de réorganiser l’Agence de la pêche et de l’aquaculture et de renforcer le contrôle et le suivi, car le personnel et les équipements sont insuffisants. »
La demande de caviar a amené la surexploitation et par conséquent la régression dramatique de la population d’esturgeons sauvages. Voilà pourquoi depuis 1998 toutes les espèces d’esturgeons sont répertoriées dans les annexes de la Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages, CITES.

   Huso huso (Béluga ou Grand esturgeon) l’esturgeon emblématique du Danube, le plus grand poisson d’eau douce au monde à l’heure actuelle. Sa présence sur la terre, comme celles des 25 autres espèces d’esturgeons, remonte à environ 200 millions d’années. Il peut atteindre une longueur de 400-500 cm, un poids de 400-600 kg et un âge de 100 ans. Maturité atteinte pour les mâles vers 14-18 ans et pour les femelles vers 16-23 ans. Cycle de reproduction tous les 4-6 ans.
   Le plus gros Huso huso pêché dans le Danube pesait 882 kg et le plus gros Huso huso jamais pêché au monde a été pêché dans la Volga en 1827. Il pesait 1500 kg et mesurait plus de 9 m de long. Cycle de reproduction tous les 4-6 ans.
En danger d’extinction (liste IUCN) voire déjà disparu à cause de la pêche intensive, du braconnage, de la construction de barrages et de la pollution.
   Les autres espèces de la famille des esturgeons (classe des Osteichthyes, ordre des Acipensriformes) de la région ne se portent pas mieux :
Acipenser guldenstaedtii (osciètre ou esturgeon du Danube), en danger d’extinction, liste rouge de l’IUCN

Acipenser nudiventris, en danger d’extinction, liste rouge IUCN, probablement disparu des eaux danubiennes

Acipenser ruthenus, vulnérable, liste rouge IUCN

Acipenser stellatus, en danger d’extinction, liste rouge IUCN

Acipenser sturio, en danger immédiat d’extinction liste rouge IUCN, disparu des eaux danubiennes

Les esturgeons de la mer Noire et leur pêche en Roumanie par René Musset1
   Cet article, publié en 1935 par le géographe René Musset dans le Bulletin des Annales de géographie, relayait déjà à cette époque les inquiétudes de certains scientifiques comme celles du naturaliste, biologiste et océanographe Grigore Antipa quant à la pêche excessive de ce poisson dans le Danube et son delta.
« Les esturgeons de la mer Noire sont, non l’esturgeon ordinaire (Acipenser sturio), faiblement représenté, à la limite de sa zone de distribution, mais, par ordre d’importance économique, le huso (Hudo huso, morun des Roumains), l’ « esturgeon de la mer Noire » {Acipenser Giildenstaedtii), l’esturgeon étoile (Acipenser stellatus, pastruga ou truite du Danube des Roumains). Le sterlet (Acipenser ruthenus) et ГAcipenser glaber, poissons, adaptés à l’eau douce, des fleuves affluents de la mer Noire, apparaissent exceptionnellement dans la mer près des embouchures, là où les eaux sont adoucies ; le premier remonte le Danube jusqu’à Vienne, rarement jusqu’en Bavière, et les cours inférieurs de ses affluents ; le second a le même domaine, mais remonte un peu moins haut.
Le huso est le géant de l’espèce et peut peser plus de 1 000 kg., fournir en outre plus de 100 kg. de caviar, « une vraie fortune » ; la femelle, en moyenne, pèse 250 kg., avec 25 kg. de caviar, et représente, nous dit-on, par sa viande et son caviar la valeur commerciale de cinq paires de bœufs (il s’agit de bœufs roumains). L’esturgeon de la mer Noire pèse de 20 à 30 kg., exceptionnellement 60 et même 120 kg. L’esturgeon étoile ne pèse que 6 à 8 kg. et peut atteindre 20 kg. Tous ces animaux se croisent ; de là des formes très variées.
Ces poissons vivent habituellement dans la mer, la plupart du temps à une profondeur de 40 à 70 m. pour l’esturgeon de la mer Noire, un peu plus profondément pour le huso, tous deux à une distance limitée de la côte, tandis que l’esturgeon étoile, le plus euryhalin, se trouve partout dans la mer Noire. Tous remontent les fleuves pour la reproduction (qui se fait aussi, mais moins souvent, dans la mer, près des bouches des fleuves ou dans les limans [lacs saumâtres] ; les frayères du Danube sont des bancs de sable ou des bancs rocheux élevés. Ils remontent, en nageant près du fond, où le courant est moins fort, lentement, avec des séjours de repos dans les fosses profondes ; le retour à la mer se fait au contraire dans les couches supérieures de l’eau, aidé par le courant. Quelques géants (on a péché un vieil huso de 820 kg.), vieux et stériles, ne quittent plus la mer. — Le moment de la ponte est déterminé par la température de l’eau ; elle se fait en fin mai et début juin pour l’esturgeon étoile, entre la mi-avril et la mi-juin pour l’esturgeon de la mer Noire, du début de mai à la mi-juin pour le huso.
La pêche a lieu dans la région littorale, devant les embouchures des grands fleuves surtout, ce qui a provoqué la formation sur la côte de grandes colonies de pêcheurs. Dans les eaux littorales de la Roumanie et dans les bras du delta du Danube, le produit de la pêche est le suivant : pour l’esturgeon étoile, 120 000 à 150 000 kg., plus 3 000 à 4 000 kg. de caviar ; pour l’esturgeon de la mer Noire, 116 000 kg. (224 700 entre 1900 et 1909 ; la baisse est due à la formation d’un long cordon littoral à l’issue du bras de Saint-Georges et à la déviation du courant maritime littoral) et 10 000 à 15 000 kg. de caviar ; pour le huso, 600 000 à 700 000 kg., plus 8 000 à 13 000 kg. de caviar ; c’est le caviar le plus apprécié (on paye un tiers moins cher celui de l’esturgeon de la mer Noire).
La production sur toute la côte de la mer Noire est en décroissance, par excès de pêche (seule la Roumanie applique, depuis une quarantaine d’années, des mesures de protection). La destruction marche à plus grands pas depuis qu’aux petits pêcheurs commencent à se substituer de grandes entreprises, usant de bateaux à moteur et d’engins perfectionnés : elles vont capturer les poissons jusque dans les profondeurs, même dans les stations de croissance des jeunes, qui sont détruits inutilement par milliers. Il devient nécessaire de protéger la reproduction, et la croissance des jeunes poissons, de défendre la pêche dans les lieux d’hivernage, peut-être de recourir au repeuplement artificiel. »

René Musset (1881-1977), « Les esturgeons de la mer Noire et leur pêche en Roumanie« , voir sources

Notes :
1
Grigore Antipa, Les Sturions de la mer Noire, leur biologie et les mesures nécessaires pour leur protection, Académie roumaine, Bull, de la section scientifique [Bucarest], XVI, 1933, pp. 67-83

Les esturgeons et le silure dans le Danube

   L’écrivain-voyageur anglais Patrick Leigh Fermor, alors âgé de dix-huit ans entreprend un un périple à pied à travers l’Europe, depuis la « Corne de Hollande » jusqu’au Bosphore. Il rencontre un soir au bord du Danube, à l’auberge de Persenbeug (Basse-Autriche) un « savant gentilhomme » autrichien à l’allure bohème et vagabonde, habitant un Schloss (château) près d’Eferding, avec lequel il conversera jusqu’à fort tard et, avant de se remettre en chemin, traversera en barque le Danube.

Livraison d’esturgeons au marché de poissons de Vienne (Hohen Markt), gravure de Fischer von Erlach, collection de la Bibliothèque Universitaire de Vienne, 1719

« Nous jetâmes un coup d’oeil par la fenêtre. Les flots déferlaient sous les étoiles. C’était le plus large fleuve d’Europe, poursuivait-il, et de loin le plus riche pour la faune. Plus de soixante-dix espèces de poissons y étaient établies. Il possédait sa propre espèce de saumon et deux genres différents de brochets — quelques spécimens empaillés couraient le long des murs dans des boites de verre. Le fleuve reliait les poissons d’Europe occidentale et ceux qui peuplaient le Dniestr, le Dniepr, le Don et la Volga.
— Le Danube a toujours servi de voie d’accès aux envahisseurs : même au dessus de Vienne, vous pouvez trouver des poissons qui d’ordinaire ne s’aventurent jamais à l’ouest de la mer Noire. Ou en tout cas très rarement. Quand au véritable esturgeon, il reste dans dans Delta — hélas mais on trouve ici nombre de ses cousins.

Johann August Krafft, marché aux poissons de Vienne, 1826

L’un d’eux, l’Acipenser ruthenia, très répandu à Vienne, était délicieux. Il arrivait qu’ils s’aventurent jusqu’à Regensbourg et Ulm. Le plus gros de tous, un autre esturgeon appelé Hausen ou Acipenser Huso était un géant qui atteignait parfois une longueur de vingt-cinq pieds ou, plus rarement, trente ; il pouvait peser deux mille livres.
— Mais c’est un animal inoffensif : il ne mange que du menu fretin. Tous les esturgeons sont myopes de famille, comme moi. Ils se déplacent à tâtons sur le lit du fleuve, avec leurs antennes, en broutant les herbes aquatiques.
Fermant les yeux, il mima une expression comique d’effarement et tendit des mains exploratoires et frémissantes — entre les verres à vin.— Son véritable domaine, c’est la mer Noire, la Caspienne et la mer d’Azov. Quant à la vraie terreur du Danube, c’est le Wels !
Maria et les bateliers hochèrent la tête en signe de triste assentiment, comme si l’on venait de mentionner le Kraken ou le Grendel. Le Silurus glanis ou poisson-chat géant ! Bien qu’il fût plus petit que le Hausen, c’était le plus gros poisson européen indigène, il pouvait mesurer treize pieds.

Luigi Ferdinando Marsigli, Danubius Pannonico-Mysicus, 1726

— On dit qu’ils mangent les bébés tombés à l’eau, fit Maria en laissant retomber une chaussette à moitié raccommodée sur ses genoux.
— Les oies aussi, ajouta l’un des mariniers.
— Et les canards.
— Les agneaux.
— Les chiens.
— Dick ferait bien de faire attention ! reprit Maria. Les tapotements réconfortants de mon voisin érudit sur le crâne hirsute assoupi à son côté provoquèrent un regard langoureux et quelques coups de queue ; cependant il m’apprenait qu’on avait extrait un caniche entier d’un poisson-chat attrapé un ou deux ans plus tôt.
— Ce sont de terribles bestioles ; terribles et extraordinaires.
Je lui demandai de quoi elles avaient l’air et il se répéta la question d’un air songeur.
— Bestiales dit-il enfin : vous comprenez, ces poissons n’ont pas d’écailles, ils sont tout mous. D’une couleur terne et vaseuse. Mais leur tête ! C’est elle qui est significative. Les traits en sont massifs, écrasés, percés de deux petits yeux fixes et mauvais.
Tout en parlant, il fronçait les sourcils dans une grimace, contractait ses gros yeux francs derrière ses verres et les dilatait simultanément dans un paroxysme de rage venimeuse.
— Et sa gueule ! reprit-il. Sa gueule est ce qu’il y a de pire ! Elle bâille et arbore des rangées de terrifiants petits crocs.
Il esquissa un rictus en affaissant les commissures des lèvres et avança la mâchoire inférieure, singeant le hideux menton en galoche des Habsbourg.
— Et puis il y a ses très longs, très longs favoris dit-il en plaquant le bout de ses doigts sur les joues, qui flottent de chaque côté.
Il suggérait leur ondoiement d’un geste aérien de la main par dessus l’épaule, comme les longs barbillons du poisson-chat remontant le courant.
— Voici de quoi il a l’air ! fit-il en se levant lentement de son siège et revêtant l’effrayant masque pour nous fixer derrière les verres à vin. On aurait cru que le poisson géant s’était glissé en silence par la porte ouverte.
— Herr Jesus ! »
Patrick Leigh Fermor, Dans la nuit et le vent, à pied de Londres à Constantinople (1933-1935)

Eric Baude pour Danube-culture, © droits réservés, mis à jour septembre 2023 

Sources :
ANTIPA, Grigore Les Sturions de la mer Noire, leur biologie et les mesures nécessaires pour leur protection, Académie roumaine, bulletin de la section scientifique [Bucarest], XVI, 1933, pp. 67-83
Article de Teofilia Nistor pour Radio România Internaţional/Terre XXI / 28 juin 2013
JUNGWIRTH, Mathias, HAIDVOGEL, Gertrud, HOHENSINNER, Severin, ZAUNER, Gerald, « Die Fische der Donau, ein Spiegel des Wandels der Flusslandschaft », in  Österrreichs Donau, Landschaft, Fisch, Geschichte, Universität für Bodenkultur Wien, Institut für Hydrobiologie und Gewässermanagement, Wien , 2014
LEIGH FERMOR, Patrick, Dans la nuit et le vent, à pied de Londres à Constantinople (1933-1935) traduit de l’anglais par Guillaume Villeneuve, Éditions Nevicata, Bruxelles, 2016
MUSSET, René, « Les esturgeons de la mer Noire et leur pêche en Roumanie« ,  in : Annales de Géographie, t. 44, n°248, 1935. pp. 220-221;
https://www.persee.fr/doc/geo_0003-4010_1935_num_44_248_10878

Pêcherie sur le Danube, gravure du XVIIIe siècle

Les Grecs, les Perses et les Macédoniens sur le delta du Danube

« Alors que l’Antiquité aborde la seconde moitié du VIIe siècle avant notre ère, les Grecs originaires de Milet, la fameuse cité maritime du littoral asiatique de la mer Égée, dirigent leurs navires vers les bouches de l’Istros [Danube] et fondent Istria, au sud, dans le voisinage du cinquième bras.

Spiridon Ion Cepleanu — Travail personnel, according with H.E.Stier (dir.), « Westermann Grosser Atlas zur Weltgeschichte », 1985, ISBN 3-14-100919-8, p. 39 Colonisation grecque antique en Mer Noire

Bientôt se créeront d’autres colonies côtières, ainsi Tomis [ou Tomes], la future Constanţa, et puis, sur le fleuve même, au moment où il se divise, un port [Aegyssos] qui, vingt siècles plus tard, s’appellera Tulcea.

Istria, photo droits réservés

Principale source de richesses de ces cités — outre l’artisanat — le commerce, qui véhicule les premiers éléments de la civilisation méditerranéenne dans cette aire « carpato-istro-pontique », qu’habite la grande famille des Thraces. Le vin et l’huile grecque, les magnifiques vases peints de Milet et de Chios, de Rhodes et de Samos, de Corinthe et d’Athènes, les armes et les objets de parure en or finement ciselé sont échangés contre le grain et le miel, l’or et les esclaves, et aussi le poisson de l’Istros généreux, qui sera frappé sur les premières drachmes… Mais, puisque tel est le destin du Fleuve depuis que les hommes ont abordé sur ses rives, la région du delta connaîtra des heures moins pacifiques. Étendant son empire, le roi des Perses, Darius Ier [vers 522-vers 486 av. J.-C.], y poursuivra les Scythes, redoutables cavaliers et guerriers de souche iranienne, et traversera l’Istros, en 514 av. J.-C., sur un pont flottant fait de roseau. Deux siècles plus tard, en 335 av. J.-C., Alexandre le Grand [356-323 av. J.-C.] accomplit, fidèle à sa légende, un nouvel exploit militaire. Il réussit, de nuit, un débarquement éclair sur une île du fleuve où s’étaient repliées les Triballes, tribu thrace. Ses adversaires désemparés se réfugièrent dans une ville proche qu’Alexandre mit à sac.1

Alexandre le Grand sur son cheval Bucéphale, détail de la mosaïque romaine de Pompéi représentant la bataille d’Issos, musée national archéologique de Naples.

À l’active flotte des Grecs commerçants qui ne s’égare jamais dans le labyrinthe deltaïque et remonte la route ouverte de l’Istros et de certains de ses affluents, vont succéder, au fil de l’histoire, les trirèmes à trois rangées de rames superposées des Romains, les élégantes nefs byzantines, les caravelles génoises aux voiles triangulaires, les grandes galères à deux ponts de la sérénissime république de Venise, les orgueilleux vaisseaux de la Sublime Porte, les légers caïques cosaques, à voile ou à rames, pareils à des croissants de lune posés sur l’eau. Illustres ancêtres des remorqueurs et des péniches, des pousseurs, des barges et des chalands, des navires de haute mer et des tankers… De l’Istros au Danube, vingt-cinq siècles de navigation ! »
Bernard Pierre, Le Roman du Danube, « Delta blond et mer Noire », Plon, 1987

Notes :
1
 Auparavant, En 339 av. J.-C. Philippe II de Macédoine (vers 382-336 av. J.-C.) et père d’Alexandre le Grand, a remporté, à proximité du Danube, une victoire décisive sur les Scythes qui scelle le déclin de royaume des Scythes.
Quant à son fils, il profite de sa présence sur le Danube pour vaincre également les Gètes et rencontrer, selon l’historien et géographe grec Strabon (vers 60-vers 20 av. J.-C.), une ambassade celte :

 « Quand Alexandre eut vaincu les Gètes et rasé leur ville, sur le Danube, il lui vint des ambassades de tous côtés et entre autres des Gaulois, qui sont (dit-il) de « grands hommes ». Alexandre leur demande ce qu’ils craignaient le plus au monde, en s’attendant à ce que ces gens disent qu’ils ne craignaient rien plus que lui : mais il fut détrompé car il avait affaire à des gens qui ne s’estimaient pas moins que lui ; ils lui dirent que la chose de ce monde qu’ils craignaient le plus était que le ciel ne tombât sur eux, ce qui signifiait qu’ils ne craignaient rien. »
Strabon, 
Commentaires historiques

Carte de l’Europe avec le fleuve Ister selon Strabon

Albert Marquet (1875-1947) : voyage à Galaţi et dans le delta du Danube en 1933

« Marquet a beaucoup voyagé. Qui le connaissait peu aurait pu s’en étonner. Discret et ne demandant qu’à passer inaperçu, il paraissait fait pour vivre une vie tranquille, volontiers contemplative, entièrement occupée à peindre et dessiner, isolé, un peu en retrait, derrière une fenêtre soigneusement choisie. Mais non, il était curieux des êtres. Il aimait la rue, son mouvement, tout ce qui décelait la vie. Il était aux aguets de ce qui lui permettait de prendre connaissance des gens que le hasard lui faisait rencontrer. Il se méfiait des paroles trop contrôlées, plus souvent dites pour masquer que pour confier et pensait que des attitudes, des mouvements, des tressaillements de visages moins surveillés livraient davantage de vérité. Quand il eut assez d’argent pour partir à l’étranger, peu lui importa de déambuler dans un pays dont il ignorait la langue. Il n’avait qu’à se promener au hasard des rues pour trouver compagnie, et une compagnie qui ne lui pèserait pas. Elle lui laisserait sa liberté intacte. Ne s’apercevant pas de sa discrète présence elle ne risquerait pas de le contraindre à supporter une curiosité qui se serait refermée sur lui et l’aurait emprisonné. »

Albert Marquet vers 1920

D’Athènes à Galatz

   « Nous devions avoir instinctivement besoin de nous retrouver dans de l’habituel et du connu car nous avions passé le printemps sur les bords du Danube. Un de nos amis diplomate y était envoyé pour quelques semaines et craignant de s’y ennuyer il nous avait incité à le suivre. Tenté par un voyage en Méditerranée, coupé d’escale dont il avait apprécié le charme au cours d’une précédente croisière, Marquet n’hésita pas. Il revit Athènes et le Parthénon, en goûta la mesure et l’équilibre, la couleur du marbre que l’action conjointe du temps et du soleil était arrivée à incorporer à la colline qui le portait. Il s’attarda longuement au musée où des sculptures archaïques offraient leurs jeunes sourires et leurs grâces. Aucun enseignement, aucune contrainte, seulement l’acceptation des conditions de la vie, dans ses limites et ses dimensions. Plus de perfection peut-être dans les oeuvres du grand musée de la ville mais l’émerveillement de l’enfance était passé ; passé ou dépassé ? L’appréciation dépendait de la qualité de son visiteur, de son humeur ou de son émotion. Marquet se sentit plus à l’aise à Athènes qu’en Égypte.

Albert Marquet, les quais de Galatz. Au premier plan deux bateaux portant pavillon de la C.E.D. Le premier aurait pu être celui mis à la disposition du peintre lors de son séjour en 1933.

À Galatz où nous savions devoir rester, nous fûmes logés dans le meilleur hôtel du pays mais quand le lendemain matin Marquet ouvrit sa fenêtre sur une rue étroite, sans caractère, il déclara tout net : « Autant nous installer à Bécon-les-Bruyères. Nous partirons demain. » La Commission du Danube tenait en ce moment séance sous la présidence d’un haut fonctionnaire roumain, et sa femme mise au courant par moi, de la subite décision de Marquet tenta d’arranger les choses. Elle fit tenir un mot à son mari pour l’instruire de l’affaire et lui suggérer un possible accommodement.  Il donna son accord. Alors elle nous informa que la Commission avait sur le Danube un bateau qu’elle mettait à notre disposition. Il ne nous offrait qu’une cabine étroite mais sur le pont, Marquet se trouverait en plein milieu du trafic fluvial. De quoi le séduire et le fixer pour un bout de temps. Le beau Danube bleu : une valse, une chanson. Sous nos yeux s’étalait un large fleuve, grossi par les eaux limoneuses du printemps et sur lesquelles pour la délectation de Marquet s’entrecroisaient des bateaux de tous tonnages et battant divers pavillons. L’animation gagnait les quais où de gros camions mêlés à de légères carrioles  apportaient diverses marchandises que des dockers entassaient dans des entrepôts ou dans des cales béantes. La coulée des eaux lourdes du Danube nous incita à nous laisser emporter par elle jusqu’à l’embouchure et sans quitter notre bateau nous arrivâmes à Sulina. Les mêmes eaux blondes et puissantes, une immense plaine marécageuse et couverte de joncs, livrée à toutes sortes d’oiseaux que le bruit de notre moteur effrayait. Ils s’envolaient avec des cris et un grand bruit d’ailes pour se reposer à nouveau confiants, quelques mètres plus loin. Comme nous exprimions notre surprise et notre ravissement il nous fut dit que si nous souhaitions en voir davantage une voiture serait mise à notre disposition avec un soldat comme guide. « Vous traverserez le delta et dans une heure ou deux vous serez à Vulkov, une Venise verte. Vous n’aurez qu’à louer un bateau pour y circuler. Vous en trouverez facilement, chaque famille a le sien. Pas d’hôtel. Vous logerez chez l’habitant. »
La voiture avait des ressorts grinçants. Elle avança sur une piste sablonneuse ou défoncée en côtoyant d’abord la mer puis traversant une terre à peine émergée des eaux où des oiseaux nageaient, se poursuivaient et criaient, nous aboutîmes à un large bras du fleuve3. Un bateau nous attendait et bientôt, après l’avoir traversé et marché quelque peu, entendu les paroles de bienvenue d’un maire souriant et barbu qui, sans doute, donna des directives à notre soldat, nous fûmes abandonnés, nous et nos valises, dans une pièce blanchie à la chaux. « Nous airons de la chance, dit Marquet, si nous arrivons demain à trouver le Danube. » Pourquoi pas ? J’étais optimiste. Nous étions arrivés à nous faire servir à dîner dans une chambre encombrée d’icônes, de broderies et de dentelles par une fillette loquace qui, en roumain, en russe et par gestes nous fit connaître toute sa famille4. Elle eut aussi recours à quelques photographies.

Valcov (Vylkove) dans les années trente, photo du photographe allemand Kurt Hielscher (1881-1948) 

Le Danube nous le retrouvâmes sans peine. La compagnie de navigation qui nous avait pris en charge envoya un de ses employés à notre recherche et il lui fut facile de nous rejoindre. Nous étions les seuls étrangers dans le pays et nous ne pouvions pas y faire un pas sans être suivis par une nuée d’enfants. Il nous fit prendre place dans sa barque et nous dit sa joie de parler français, sa fierté de constater qu’il pouvait comprendre et être compris dans une langue dont il ne s’était jamais servi depuis qu’il l’avait apprise à l’école. Dans son euphorie il entreprit de nous enseigner le russe et le roumain et comme nous avions plus envie de regarder que d’écouter il se donna beaucoup de mal pour rien.

Albert Marquet, Les quais de Galatz, 1933

Quand vint le moment de quitter Galatz nous n’eûmes pas d’hésitation. Nous regagnerions Vienne en remontant le Danube. Nous n’avions pas envie de nous en séparer brutalement. Nous entreprîmes un long voyage que Marquet illustra d’aquarelles faites vivement du bateau qui côtoyait des rives fuyantes. De petits villages, une église se détachant d’une verte colline, des prés, des paysans, une charrette traînée par un cheval maigre, des bateaux que le nôtre dépassait ou rencontrait, une gorge resserrée entre de vraies montagnes : le récit se poursuivait séduisant et varié. « Pourquoi, demanda un de nos compagnons, un ingénieur roumain, ne prenez-vous pas de photos, et tranquillement dans votre atelier vous feriez vos aquarelles. » Comment faire comprendre à cet homme raisonnable qu’il est plus tentant d’essayer d’appréhender ce qui vous échappe ? »

Marcelle Marquet, Marquet, Voyages, Série Rythmes et Couleurs, Éditions Librex S.A., Lausanne, 1968

Notes : 
1 Sulina,  port (autrefois port franc) et petite ville à l’extrémité du delta sur le bras du Danube du même nom, bras aménagé par la Commission Européenne du Danube pour la navigation maritime. La Commission Européenne du Danube effectua d’importants travaux de canalisation et installa ses services techniques à Sulina qui se développa dans la deuxième moitié du XIXe siècle et connut une économie prospère au début du XXe siècle.
2 Valçov, village de pécheurs lipovènes (Vieux-Croyants orthodoxes) situé sur le bras de Kilia. La petite ville d’aujourd’hui se trouve en Ukraine et porte le nom de Vylkove ou Vilkovo.
3 Le bras de Kilia ou Chilia, bras septentrional du delta du Danube. Une piste relie Sulina (rive gauche) au bras de Kilia (rive droite) qu’il faut franchir pour atteindre Vylkove (rive gauche).
4 A. Marquet et sa femme sont hébergés dans une famille lipovène.

Sources :
MARQUET, Marcelle, Marquet, Voyages, Série Rythmes et Couleurs, Éditions Librex S.A., Lausanne, 1968
MARQUET, Marcelle, Le Danube, voyage de printemps, Mermod, 1954 (32 pages)

Tulcea, la ville aux sept collines

« Le soir, vers cinq heures, on s’arrêtait à Toultcha, l’une des plus importantes villes de la Moldavie. En cette cité de trente à quarante mille âmes, où se confondent Tcherkesses, Nogaïs, Persans, Kurdes, Bulgares, Roumains, Grecs, Arméniens, Turcs et Juifs, le seigneur Kéraban ne pouvait être embarrassé pour trouver un hôtel à peu près confortable. C’est ce qui fut fait. Van Mitten eut, avec la permission de son compagnon, le temps de visiter Toultcha, dont l’amphithéâtre, très pittoresque, se déploie sur le versant nord d’une petite chaîne, au fond d’un golfe formé par un élargissement du fleuve, presque en face de la double ville d’Ismaïl. Le lendemain, 24 août, la chaise traversait le Danube, devant Toultcha, et s’aventurait à travers le delta du fleuve, formé par deux grandes branches. La première, celle que suivent les bateaux à vapeur est dite la branche de Toultcha ; la seconde, plus au nord, passe à Ismaïl, puis à Kilia, et atteint au-dessous la mer Noire, après s’être ramifiée en cinq chenaux. C’est ce qu’on appelle les bouches du Danube. Au delà de Kilia et de la frontière, se développe la Bessarabie, qui, pendant une quinzaine de lieues, se jette vers le nord-est, et emprunte un morceau du littoral de la mer Noire. »
Jules Verne, Kéraban-le-têtu, 1882

Tulcea 1771, lors de la guerre russo-turco-polonaise de 1768-1774 pendant le règne de Catherine II de Russie, guerre qui se termine le le Traité de Kutchuk-Kaïrnadji (Bulgarie) attaque de la ville alors ottomane par le général Weismann commandant la cavalerie de l’armée russe. 

La Dobrogée et le delta du Danube sont habités depuis l’ère paléolithique mais Tulcea, qui porte dans l’Antiquité le nom d’Aegyssos ou Aegyssus, a été probablement fondée au VIIIsiècle av. J.-C. par des tributs daces et/ou gètes auxquelles succèdent des navigateurs grecs qui établissent plusieurs comptoirs dans le delta du Danube. Lors de ses conquêtes en Europe orientale au Ier siècle ap. J.-C, Rome intègre la Dobrogée à son territoire sous le nom de province de Mésie inférieure. Des légionnaires bâtissent sur une colline la citadelle de Caestrum Aegyssus.

Fouilles archéologiques sur le site du Caestrum d’Aegyssus, photo © Danube-culture, droits réservés

   C’est à partir de cet emplacement que la ville se développe peu à peu. Point stratégique pour la navigation sur le Danube, Tulcea sert aussi de base à la Classis, une flotte romaine qui surveille et protège la frontière avec les peuples barbares (Limes) puis aux bateaux de l’Empire byzantin et à ceux de la République de Gêne. Après Rome et Byzance la ville appartiendra à l’Empire bulgare. Elle passe brièvement entretemps sous domination russe et tatare, tombe à la fin du XIVe siècle sous le joug du voïvode de Valachie Mircea Ier l’Ancien ou Mircea cel Bătrân (env. 1355-1418) avant d’être conquise en 1416 par l’Empire ottoman et de rester sous son joug  jusqu’en 1878. Tulcea est alors attribuée à la Roumanie au moment du partage de la Dobrogée.

portul-tulcea

Le port de Tulcea autrefois 

La cité connaîtra un essor rapide dès son intégration au réseau ferré roumain (1925). Elle entrera ensuite, après la seconde guerre mondiale, dans une longue léthargie pendant la dictature communiste qui, comme dans tant d’autres lieux de ce pays, détruit consciencieusement le centre ville et une partie de son patrimoine historique pour « reconstruire » selon d’étranges canons esthétiques des immeubles au style déprimant.

Une architecture communiste inesthétique a largement défiguré le centre ville. Sur la droite, à l’arrière-plan, le minaret de la vieille mosquée. Aujourd’hui la « Faleza est réaménagée sans pour autant que sa physionomie ait beaucoup changé photo © Danube-culture, droits réservés

Tulcea et la Dobrogée abritaient autrefois des moulins à vent. Dès le XIXsiècle s’installent des chantiers navals (qui existent encore aujourd’hui sous le nom de VARD Tulcea et appartiennent à l’armateur italien Fincantieri, présent également sur le Danube roumain amont à Brǎila). La Commission Européenne du Danube (CED) avait localisé à Tulcea une partie de ses activités tout en ayant son siège à Galaţi. Des industries de pêche, de conserveries de poissons et de légumes se sont également implantées et développées, activités auxquelles se sont jointes par la suite une petite industrie et beaucoup plus récemment un tourisme encore saisonnier qui se disperse depuis Tulcea dans les bras du delta et jusqu’à la mer Noire. De nombreux pécheurs la fréquentent. Du port de Tulcea partent ou accostent certains grands bateaux de croisière qui naviguent sur le Danube. Le siège de l’administration de la réserve de biosphère du delta du Danube se trouve sur la falaise (ARBB).
Le fleuve qui, peu après Tulcea, se divise en plusieurs bras, s’éparpille et forme un impressionnant labyrinthe naturel, refuge d’une incroyable faune et flore sauvage, en poursuivant son chemin vers la mer. Cette proximité invisible du delta donne à cette dernière grande ville danubienne, malgré une architecture que la municipalité tente désespérément d’égayer en rénovant et en repeignant certains immeubles du centre-ville, une atmosphère au parfum presque méridional. Le voyageur éprouve la sensation singulière d’être à la frontière d’un autre monde, d’un univers à la fois proche et mystérieux dessiné par le fleuve et ses alluvions. Le delta représente l’ultime étape d’un fleuve qui semble vouloir effacer les certitudes du relief, des paysages et des cultures traversés et façonnés jusque là.

Départ pour une pêche (miraculeuse ?) dans le delta, photo © Danube-culture droits réservés

Le port et la promenade le long du Danube (Faleza), lieu de rendez-vous de départ et d’arrivée des bateaux et vedettes pour Sulina, Chilia Veche, Sfântu Gheorghe et les villages disséminés dans le delta, offre un regard sur tout ce qui se passe sur l’eau et les innombrables embarcations qui circulent. Le parc du monument de l’indépendance qui abrite le Musée d’histoire et d’archéologie et les fouilles de la cité d’Aegyssus domine la ville et la zone industrielle orientale.

Photo © Danube-culture, droits réservés

Ferries, bacs, cargos, paquebots anciens et nouveaux-nés des chantiers navals, barques de pêche, se dispersent ou se rassemblent en un manège permanent, s’approchant et s’éloignant inlassablement des deux rives et des embarcadères, des esplanades où se pressent, se promènent, se mélangent joyeusement pendant la belle saison touristes, scientifiques, naturalistes, ornithologues, archéologues, pêcheurs et habitants de la ville et des environs.

La mosquée de Tulcea (Geamia Azizie), symbole d’une longue domination ottomane, photo © Danube-culture, droits réservés

Tout en étant aujourd’hui majoritairement roumaine, Tulcea abrite des minorités bulgares, turques musulmanes, grecques, roms, russes, lipovènes (Vieux Russes) et ukrainiennes comme en témoignent divers édifices religieux.

La cathédrale orthodoxe Saint Nicolas, photo © Danube-culture, droits réservés

Les bateaux et hydroglisseurs qui partent de Tulcea permettent de rejoindre tous les villages du delta accessibles par le fleuve sur ses trois bras principaux ainsi que la petite ville de Sulina : le bras de Sfântu Gheorghe au sud, celui de Sulina au centre, aménagé et rectifié par la Commission Européenne du Danube, et celui septentrional de Chilia, bras faisant office de frontière entre la Roumanie et l’Ukraine. Le port abrite également une base de pilotage pour les gros navires.

Un des bateaux semi-rapides de la compagnie Navrom qui desservent le delta depuis Tulcea, photo © Danube-culture, droits réservés

Il est nécessaire pour chaque personne souhaitant visiter le delta d’acheter un permis valable le temps du séjour. Ce permis est en vente aux comptoirs de la compagnie Navrom ou à l’ARBDD. ( www.ddbra.ro)

Eric Baude © Danube-culture, mis à jour février 2023, droits réservés 

Bibliographie :
ARITON, Nicolae C. Tulcea, The exquisite Romantic and Nostalgic Traveler’s Guide, ZOOM print & copy center, Iași, 1976
POSTELNICU, Valentina, Tulcea in documente de archivă, Ed. Ex Ponto, Tulcea, 2006
VRABIE, Sofia, Sfinxul Deltei, Municipul Tulcea, Ghid turistic, Harvia S.R.L., Tulcea, 2005

www.navromdelta.ro
Plusieurs types de bateaux plus ou moins rapides pour le delta. Horaires suivant la saison disponibles sur le site.

Office de Tourisme de Tulcea
Strada portului (rue du port)

Photo © Danube-culture, droits réservés

Centre National d’information et de promotion touristique de Tulcea
www.cnipttulcea.ro

Culture/environnement

Centre d’informations de l’ARBDD
N° 34a, strada portului
Exposition sur la biodiversité du delta et ses populations mais aussi nombreuses informations sur le site concernant les autorisation nécessaires pour se rendre dans le delta, les horaires et les destinations des bateaux, les excursions et l’hébergement (bureau de tourisme Antrec).
www.ddbra.ro

Villa Avramide, siège de l’ICEM, photo © Danube-culture, droits réservés 

Villa Avramide, photo © Danube-culture, droits réservés

ICEM, Institut de Recherches Éco-muséales
Cet institut réputé et logé dans la superbe villa Avramide qu’on peut visiter regroupe plusieurs musées de Tulcea et sites historiques de la Dobrogée (Centre écotouristique de Tulcea, Musée des Arts, Musée d’Ethnographie et d’Art Populaire, Musée d’Histoire et d’Archéologie, Villa Avramide, Monument paléochrétien de Niculiţei, forteresse d’Halmytis, Musée du Vieux-phare de Sulina, Forteresse médiévale d’Enisala, Gospodăria Țărănească conservată « in situ », Enisala, Mémorial Panaït Cerna). Bibliothèque possédant un fonds de 50 000 volumes dont des manuscrits et éditions anciennes.
www.icemtl.ro

Centrul Ecoturistic Tulcea (Centre écotouristique de Tulcea, ancien Musée d’Histoire Naturelle)
N°1, strada 14 Noiembrie (1 rue du 14 novembre)
Un complexe muséal avec un aquarium présentant la faune, la flore et les spécificités environnementales du delta du Danube. Salles de projection video, salles de conférence…

Museul  de Ethnografie şi Artǎ Popularǎ (en cours de rénovation)
N° 2, strada 9 Mai
Collection de costumes, de meubles, traditions régionales

Museul de Artǎ
N° 2, strada Grigore Antipa
Belle collection d’oeuvres de grands peintres et sculpteurs roumains et d’artistes régionaux, icônes, peinture sur verre, meubles et objets de l’occupation turque dans un bâtiment avenant.
Expositions permanentes et temporaires.

 Magdalena Chersoi, Delta, photo © Danube-culture, droits réservés 

Musée d’Histoire et d’Archéologie
Parc archéologique Aegyssus IV
Parc du Monument de l’Indépendance

La gare maritime et les guichets de Navrom, photo © Danube-culture, droits réservés

Photo © Danube-culture, droits réservés

Sulina et la Commission Européenne du Danube

Sulina dans l’histoire européenne…

   L’histoire de Sulina et de la Dobroudja est liée à la présence dans l’Antiquité des tributs gètes et daces puis des comptoirs grecs, des empires romains ( province de Mésie), byzantin, bulgare, des nombreuses péripéties de l’histoire des principautés valaques et moldaves, du despotat de Dobroudja, des Empires turcs et russes et de la création du royaume de Roumanie ainsi que de ses querelles territoriales avec la Bulgarie. Si ces différents roumano-bulgares ont été heureusement résolus depuis, il reste encore par contre à démêler un certain nombre de litiges territoriaux entre l’Ukraine et la Roumanie qui se partagent un delta du Danube à la géographie en évolution permanente, les rives de cette partie européenne de la mer Noire et des eaux territoriales.
Sulina se situe aujourd’hui aux frontières orientales de l’Union Européenne.


Le nom de Selinas ou Solina, à l’entrée du bras du fleuve du même nom est déjà mentionné dans le long poème épique «L’Alexiade» d’Anna Commène (1083-1148), princesse et historienne byzantine. Dans le second Empire Bulgare au XIIIe siècle, le village est un petit port fréquenté par des marins et des commerçants génois qui passera sous le contrôle du Despotat de Dobrodgée, lui-même placé sous la protection de la Valachie en 1359. Sulina devient ottomane et à nouveau valaque en 1390 jusqu’en 1421 puis  possession de la principauté de Moldavie. Un document de juillet 1469 mentionne que « la flotte de la Grande Porte était à Soline », avant l’attaque de Chilia et de Cetatea Alba. Conquise avec la Dobrogée par les Ottomans en 1484 elle prend le nom le nom de «Selimya». Elle reste turque (ottomane) jusqu’au Traité d’Andrinople (1829) qui l’annexe à l’Empire russe. Le delta du Danube appartiendra à celui-ci de 1829 à 1856. La Convention austro-russe conclue à Saint-Pétersbourg (1840) est le premier document écrit de droit international qui désigne Sulina comme port fluvial et maritime. Cette convention jette les bases de la libre navigation sur le Danube. Malgré ses promesses, la Russie n’effectue aucun travaux d’entretien pour facilité la navigation fluviale sur le Bas-Danube et dans le delta afin de ne pas nuire à son propre port d’Odessa, situé à proximité sur la mer Noire. Sulina redeviendra une dernière fois turque après la Guerre de Crimée et le Traité de Paris (1856) du fait du retour des principautés de Valachie et de Moldavie dans l’Empire ottoman qui gardent toutefois  leurs propres administrations, le sultan ne faisant que percevoir un impôt sans possibilité d’ingérence dans les affaires intérieures.

Le nombre de navires de commerce anglais de haute mer qui entrent dans le Danube par le bras de Sulina est passé entretemps de 7 en 1843 à 128 en 1849, prélude à l’intensification du trafic qui transitera par ce bras après les aménagements conséquents de la Commission Européenne du Danube quelques années plus tard.
La population de Sulina se monte au milieu du XIXe siècle alors à environ 1000/1200 habitants qui vivent modestement  y compris les Lipovènes, pour la plupart de la pêche, de différents trafics et profitent également des nombreux naufrages de bateaux à proximité. Le seul aménagement existant est le phare construit par les Turcs en 1802. Les terres marécageuses qui entourent le village ne sont pas propices au développement du village.    Le traité de Paris engendre la création la Commission européenne du Danube (C.E.D.). Cette commission est composée de représentants de Grande-Bretagne, de France, d’Autriche, de la Prusse puis d’Allemagne, de Sardaigne puis d’Italie, de Russie et de Turquie et a pour mission d’élaborer un règlement de navigation, de le faire respecter et d’assurer l’entretien du chenal de navigation. Le Danube devient un lien important entre l’Europe de l’Ouest et l’Europe de l’Est. Parallèlement le chemin de fer se développe. Les voies convergent vers les ports du Bas-Danube comme ceux de Brăila et Galaţi où accostent de nombreux cargos internationaux. Sulina obtient le statut avantageux de port franc.

M.-Bergue, Sulina, port turc sur un bras du Danube à son embouchure, 1877

Quelques années après la création de la création de la C.E.D., la ville s’est développée le long d’une rue, de façon assez anarchique. On commence à voir apparaître quelques rues transversales. Les seuls aménagements effectués sont les deux digues destinées à éviter l’ensablement naturel du Delta et assurer l’accès des gros bateaux. La digue Sud a commencé à modifier l’aspect de l’embouchure. Les quais n’existent pas encore. La ville est avant tout une infrastructure dédiée au commerce. Le développement se fait sans aucun lien avec le territoire environnant (marécages), ni avec le reste du pays. C’est aussi à cette époque que se développe, en parallèle d’une expansion économique considérable due aux travaux d’aménagement de ce bras du Danube, à l’installation de la C.E.D. sur le Bas-Danube avec son siège à Galaţi, à la construction d’infrastructures (ateliers, hôpital…) et à la présence d’une partie de son personnel technique à Sulina, le concept d’Europe unie qui se manifeste par un esprit de tolérance et de coexistence pacifique multiethnique.

Selon un recensement de la fin du XIXe siècle le port et la ville sot alors peuplés de 4889 habitants parmi lesquels on compte 2056 Grecs, 803 Roumains, 546 Russes, 444 Arméniens, 268 Turcs, 211 Austro-Hongrois, 173 Juifs, 117 Albanais, 49 Allemands, 45 Italiens, 35 Bulgares, 24 Anglais, 22 Tartares, 22 Monténégrins, 21 Serbes, 17 Polonais, 11 Français, 7 Lipovènes, 6 Danois, 5 Gagaouzes, 4 Indiens et 3 Égyptiens ! Ont été également recensés sur la ville 1200 maisons, 154 magasins, 3 moulins, 70 petites entreprises, une usine et un réservoir pour la distribution d’eau dans la ville dont la construction a été financée par la reine des Pays-Bas venue elle-même en visite à Sulina, une centrale électrique, une ligne téléphonique de Tulcea à Galaţi, une route moderne sur une longueur de 5 miles, deux hôpitaux et un théâtre de 300 places.

L’hôpital de Sulina construit par la C.E.D., photo Danube-culture © droits réservés

Le nombre d’habitants variera entre les deux guerres de 7.000 à 15.000, variation due aux emplois liés aux productions annuelles de céréales qui étaient stockées au port de Sulina et chargées sur des cargos pour l’exportation, en majorité pour l’Angleterre. Ces activités commerciales engendrent l’arrivée d’une main d’oeuvre hétérogène de toute l’Europe y compris de Malte.

Le système éducatif éducatif est assuré par 2 écoles grecques, 2 roumaines, une école allemande, une école juive, plusieurs autres écoles confessionnelles, un gymnase et une école professionnelle pour filles ainsi qu’une école navale britannique. Les monuments religieux sont au nombre de 10 : 4 églises orthodoxes (dont 2 roumaines, une russe et une arménienne), un temple juif, une église anglicane, une église catholique, une église protestante et 2 mosquées.

9 bureaux ou représentations consulaires ont été ouverts : un consulat autrichien, les vice-consulats anglais, allemand, italien, danois, néerlandais, grec, russe et turc. La Belgique dispose d’une agence consulaire. Les représentants consulaires fondent un club diplomatique.

   D’importantes compagnies européennes de navigation ont ouvert des bureaux  et des agences : la Lloyd Austria Society (Autriche), la Deutsche Levante Linie (Allemagne), la Compagnie grecque Égée, la Johnston Line (Angleterre), la compagnie Florio et Rubatino (Italie), la Westcott Line (Belgique), les Messageries Maritimes (France), le Service Maritime Roumain… Les documents officiels sont rédigés en français et en anglais, la langue habituelle de communication étant le grec. Une imprimerie locale édite au fil du temps des journaux comme la «Gazeta Sulinei»,le «Curierul Sulinei»,le «Delta Sulinei» et les «Analele Sulinei»…


Les activités économiques déclinent avec la Première Guerre Mondiale et reprennent à la fin du conflit, la Roumanie ayant obtenue la Transylvanie et la Bessarabie. Les empires autrichiens et ottomans ont disparu.  Après quelques années favorables Sulina connaît une sombre période avec la perte de son statut de port franc en 1939 et avec la dissolution de la C.E.D. voulue par l’Allemagne. Les représentations consulaires ferment. Devenue objectif stratégique la ville est bombardée par les Alliés le 25 août 1944, bombardements qui conduisent à la destruction de plus de 60 % des bâtiments.

Cimetière multi-confessionnel de Sulina, photo Danube-culture © droits réservés

Une nouvelle Commission du Danube est créée à Belgrade en août 1948. Cette institution succède à la Commission Européenne du Danube instaurée par le Traité de Paris de 1856 et à la Commission Internationale du Danube. Le Danube est toutefois coupé en deux blocs comme le continent européen. De plus la construction pharaonique du canal entre Cernavodă et Constanţa imposée par les dirigeants communistes et qui ne sera achevé qu’en 1989, permettra aux navires de rejoindre directement la mer Noire par Constanţa en évitant Sulina et le delta du Danube.

Le palais de la Commission Européenne du Danube, occupé aujourd’hui par l’Administration Fluviale Roumaine du Bas-Danube, photo Danube-culture, © droits réservés

Le même régime communiste roumain d’après guerre tentera également d’effacer les souvenirs de la longue présence (83 ans) de la Commission Européenne du Danube dans la ville. Le patrimoine historique de la C.E.D. est heureusement aujourd’hui en voie de rénovation grâce à des fonds européens.

Maison du marin et écrivain Jean Bart, photo Danube-culture © droits réservés

   Le recensement de 2002 établissait le nombre d’habitants à à 4628 habitants soit un déclin de 20% de la population au cours des 12 dernières années, déclin du au marasme de la vie socio-économique de l’ancien port-franc, au manque de dynamisme politique local malgré une fréquentation touristique en hausse.

Sources :
voci autentico româneşti
https://www.voci.ro/

La lotcă, barque emblématique du delta du Danube et la «Marangozeria»

Les « lotcǎ », embarcations traditionnelles du delta du Danube longilignes en bois, à l’étrave et la poupe relevées et identiques, à la silhouette arrondie, à voile (latine) et/ou à rames, pouvant être manoeuvrées également à l’aide d’une perche, parfaitement adaptées à leur contexte spécifique, maniées par tous les temps avec agilité par les populations locales dans les bras, les canaux et les lacs du delta du fleuve ainsi que sur les rives occidentales de la mer Noire (son profil lui permettait notamment de franchir la barre à l’entrée des bras du delta sans problème), ne sont plus aujourd’hui fabriquées qu’à Tulcea en Dobrogée roumaine dans l’atelier Geneza S.R.L. du charpentier-menuisier et ancien officier de marine Paul Vasiliu qui a désormais transmis depuis peu de temps son savoir-faire à son ancien apprenti.

Lotcă sur un canal près du village de Letea, photo © Danube-culture, droits réservés

   Selon Paul Vasiliu, la « lotcǎ » dont le nom remonte au XVIIe siècle et à la venue des Lipovènes vieux-croyants orthodoxes persécutés parlant russe ou ukrainien dans le delta, a symbolisé le coeur de l’univers des habitants de ces territoires entre le ciel et l’eau. Les Lipovènes s’adaptèrent à leur nouvel environnement et devinrent pour un grand nombre d’entre eux pêcheurs et grands utilisateurs et fabricants de « lotcǎ ». Seules les rares familles aisées purent se permettre autrefois d’acquérir un charriot, les autres ne possédaient qu’une « lotcǎ ».

Lotcă avec leur voile latine à l’entrée du port de Jurolovca sur le lac Razelm

Cette barque en bois de différentes tailles (3 à env. 10 mètres) et à faible tirant d’eau rendit d’immenses services aux populations du delta et des rives de la mer Noire, démontrant ainsi son utilité quelqu’en soit les époques et les circonstances. C’était un moyen de transport peu onéreux, un moyen d’existence et de survie et un mode transport incomparable par rapport aux barques en fibre de verre, très à la mode de nos jours.

Lotca, atelier de Paul Vasiliu, Tulcea (Dobrogée), photo © Danube-culture, droits réservés

Une « lotcǎ », outre son utilisation pour la pêche, pouvait presque transporter toutes sortes de marchandises comme une quarantaine de 40 ruches sur le lac Razelm. Il est comparativement très difficile de transporter dans une barque en fibre de verre ou en plastique du bois ou une récolte de roseau. La « lotcǎ » raccourcit aussi le temps qu’il fallait mettre pour se déplacer d’un village à l’autre. Elle permit aussi aux habitants de rester actifs et en bonne santé ». La « lotcǎ » a laissé dans le delta un souvenir inoubliable et a été immortalisée par de nombreux peintres.

« Lotcǎ » à moteur et gouvernail au port de Sfântu Gheorghe, photo © Danube-culture, droits réservés

Désormais largement modifiée pour être motorisée, elle a commencé à être réutilisée comme embarcation pour les touristes. Elle reste aussi indispensable pour la pêche ou les balades en bateau sur les canaux du delta, pour glisser à travers les roseaux et permettre de découvrir son univers fascinant et son environnement naturel exceptionnel. »

Lotca, Atelier de Paul Vasiliu Tulcea, photo © Danube-culture, droits réservés

Pour aider à la transformation du delta en véritable destination écologique sui-generis, la redécouverte de cet art ancestral de la fabrication de barques traditionnelles pourrait devenir une activité régulière et une source de revenus complémentaire pour les quelques artisans qui ont su préserver ce savoir-faire. La régénération de la « marangozeria » est une activité locale qui pourrait représenter un intérêt complémentaire à la démarche écotouristique des visiteurs. Ils auraient ainsi la possibilité de découvrir les techniques ancestrales de construction de la « lotcǎ » ou pourraient même éventuellement y participer.

Publicité du Service Maritime Roumain (1897), peinture d’Arthur Garguromin Verona (1868-1946), domaine public

La « canotcǎ » : entre tradition et innovation
   Dans l’objectif de renouveler ce savoir-faire et de le transformer en une activité contemporaine, le célèbre champion de canoë Ivan Patzaïchin (1949-2021), originaire du village de Mila 23 dans le delta du Danube et de la communauté lipovène, soucieux d’un développement d’un écotourisme respectueux, a apporté son soutien financier à la construction d’un nouveau modèle d’embarcation. Ce modèle, baptisé « canotcǎ » est un compromis entre la « lotcǎ » traditionnelle et le canoë. La forme, la couleur et le matériau sont issus de la conception de la « lotcǎ », la souplesse, l’agilité et la vitesse sont les propriétés du canoë. Le matériau offre à la « canotcǎ » tout à la fois un poids réduit et une haute résistance. L’authenticité de la « canotcǎ » est due au choix du bois, peu utilisé de nos jours dans la fabrication des barques en usage dans le delta, le bois étant désormais remplacé par de la fibre de verre.

Canotca

La « canotcǎ » se trouve au carrefour de plusieurs centres d’intérêts. C’est une embarcation également facile à manœuvrer, même éventuellement par les touristes  désireux d’admirer le paysage lors de promenades sur les canaux et adaptée à l’activité des pêcheurs locaux. Comme autrefois la « lotcǎ » fût l’emblème des populations lipovènes danubiennes, la « canotcǎ » pourrait à son tour devenir un nouveau symbole du delta du Danube.

Notes :
1Les pécheurs d’esturgeon utilisaient sur la mer de préférence une embarcation de taille plus importante la « Bolozane ».
2 Voir l’article de Frédéric Beaumont, « Les Lipovènes du delta du Danube », Balkanologie [En ligne], Vol. X, n° 1-2 | mai 2008  http://journals.openedition.org/balkanologie/394

Eric Baude, © Danube-culture, droits réservés, mis à jour décembre 2022

Remerciements à Paul Vasiliu pour son chaleureux accueil et à Luminiţa Grădinaru pour son aide à la traduction. 

Micaela Eleutheriade (1900-1982), barques au bord de la mer (lotcas, 1936)

Sources :
Eugen Bejan (coordonator), Dicționar Enciclopedic de Marină, Ed. Societății Scriitorilor Militari, Bucarest, 2006
Ghid de ecotourism pentru pescari profesionişti, Asociatia Ivan Patzaichin – Mila 23
www.ecodeltadunarii.ro
www.rowmania.ro
www.rri.ro/fr_fr/la_revitalisation_du_delta_du_danube-24369

Le delta, royaume de la « lotca »

« Lotcǎ » à Vâlcov (aujourd’hui Vylkove en Ukraine), petite ville fondée en 1746 sur le bras de Chilia par des réfugiés Lipovènes  

 

Blason de Vylkove sur lequel figure une « lotcǎ » ou « lotka »

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