Xavier Marmier (1808-1892) : Du Danube au Caucase, Voyages et littérature (1854)
DU DANUBE AU CAUCASE…
« Quelques mots d’abord pour ceux qui, ayant la bonté de nous suivre dans cette exploration, voudraient en fixer exactement le point de départ. C’est dans les collines ombreuses de la forêt Noire qu’il faut chercher la source du Danube. Quoique ces collines soient peu élevées et que nul glacier ne les couronne, il en découle une quantité de ruisseaux qui, en cheminant obscurément de côté et d’autre, comme de pauvres prolétaires, en viennent peu à peu à gagner du terrain et finissent, comme de laborieux, honnêtes industriels, par conquérir une assez belle place dans le monde. Telle goutte d’eau qui tombe inaperçue de la toiture en bois de quelque charbonnier de la forêt Noire va par le Neckar et le Rhin se joindre aux vagues de la mer du Nord, et telle autre sera par le Danube emportée dans la mer Noire comme un grain de sable que le Simoun1 enlève dans un de ses tourbillons, comme une chétive existence que le flot du temps engloutit dans l’océan de l’humanité.
La vraie source du Danube n’a cependant pas encore été découverte. Comme celle du Nil, elle repose au sein de ses montagnes de la Lune, elle échappe à la curiosité sous un voile mystérieux ; mais on est convenu de l’accepter telle qu’elle se présente dans le limpide filet d’eau qui jaillit entre l’église et le palais de Donaueschingen. Le maître de ce domaine, le prince de Furstenberg, glorieux de posséder cet Hercule des fleuves à son berceau, a décoré son trésor d’une oeuvre d’art, d’un groupe en pierre, qui représente le Danube sous les traits d’une belle femme2 assise entre deux enfants, symbole de ses deux principaux affluents. C’est donc de Donaueschingen que l’on commence à suivre le cours du Danube. C’est là qu’il prend son nom. C’est de là que, de toutes parts lui arrivent ses tributaires. Trente-six mille petits cours d’eau et cent rivières ou ruisseaux se joignent à lui comme des soldats à leur général ou des vassaux à leur suzerain. C’est, par cette quantité prodigieuse d’affluents, le plus riche des fleuves de l’Europe. C’est, par son cours de sept cents lieues, le plus long de tous ceux qui existent dans les deux hémisphères, après le Volga, l’Euphrate, et après les immenses amas d’eau de l’Amérique3. À Ulm, à soixante lieues de son étroit bassin de Donaueschingen, il est déjà navigable. À Vienne, il a trois mille cinquante pieds de largeur ; à Galacz [Galaţi], quinze mille ; et, quand il arrive au terme de sa route, il envahit, il scinde un énorme terrain, il se jette dans la mer Noire par sept embouchures4.
Notes :
1 Simoun, vent chaud, sec et violent qui souffle sur les côtes orientales de la Méditerranée, dans le Sahara, en Palestine et en Syrie.
2 Le nom de Danube, en allemand Donau, est féminin. Il vient probablement de dan, dwon (bas), et au, qui, dans les langues Scandinaves, signifie rivière, comme on peut le remarquer dans les désignations suédoises d’Umea, Pitea., qu’on prononce Umeo, etc.
3 Cours du Mississipi, en y comprenant le Missouri, 3 610 milles anglais ; des Amazones, 3 130 ; du Volga, 2 100 ; de l’Euphrate, 1860 ; du Danube, 1850 ; du Rhin, 830 ; de la Seine, 510 ; du Rhône, 430 ; de la Tamise, 240.
4 De là les vers de l’illustre orientaliste M. de Hammer : « Danube, Danube, je voudrais chanter ce qui m’a ravi dans ton aspect, ce que je sais de tes voyages, oh ! noble femme à sept bouches, à sept langues, comme celles qui sont adorés par les disciples de Brahms. »
Xavier Marmier, Du Danube au Caucase, Voyages et littérature, « Traditions du Danube », Garnier Frères Éditeurs, Paris, 1854