Le Danube, mon maître taoïste…
Ce fleuve est mon maître taoïste, il est entièrement lui-même, il me montre la voie, il m’enseigne sans m’enseigner par sa présence infinie. Il m’enseigne la permanence dans l’impermanence. Il accomplit ce pour quoi il s’est fait fleuve et c’est en cela qu’il me montre et m’incite à trouver ma propre voie. J’apprends à être patient avec lui, à être tout simplement. Il me confie en silence ses secrets comme un ancien moine enseigne à un jeune disciple, il est entièrement lui- même. Il sait ce qu’il fait mais aussi ce que les hommes lui ont fait ou lui font. C’est un messager de l’invisible, de l’inaudible, de l’imperceptible qui s’est métamorphosé par on ne sait quel miracle à la surface de cette planète en quelque chose de visible mais d’insaisissable, peut-être l’état vivant le plus subtil de cet univers. Pas de séparation, pas de distance, pas de temps, non simplement quelque chose d’autre, quelque chose de parcouru depuis un cosmos lointain qu’on ne peut dire et pour lequel il n’existe pas encore de mot, là ou le temps à notre échelle n’existe précisément pas !
Le fleuve est en même temps un chaman mystérieux qui m’observe et me demande de me découvrir, de quitter mes rives rassurantes mais bien trop convenues, trop aménagées, fréquentées, ordonnées, urbanisées, aseptisées. Sont- ce encore des rives ? Est-ce encore le fleuve quand il se glisse à l’étroit dans de telles rives ? N’a-t-il pas déjà disparu à jamais de la surface de cette terre ou s’est-il inexorablement renfermé sur lui-même ? Croit-on sincèrement pouvoir l’apprivoiser en le recouvrant de ponts, de barrages, d’écluses, en le « rectifiant’, en l’endiguant, en le naviguant, en élaborant sur ses berges des routes commerciales puis des routes tout court et depuis quelques années jusqu’à des pistes cyclables goudronnées ?
Même s’il n’a que l’apparence de l’eau, de la source, des confluents et enfin du delta on ne peut le séparer des autres éléments. Il se repose de son autre voyage avant de partir ailleurs et joue infatigablement avec l’air et toute les composantes de la terre.
On le dit frontière, on raconte beaucoup de choses sur lui, sur les fleuves en général, des choses convenues, usées par le vernis de propos pétris d’ignorance. On ne comprend pas vraiment ce qu’on dit ou ce qu’on écrit, par habitude de parler de choses qu’on ne fait que répéter et aussi par paresse mais on insiste, on s’obstine sans relâche, avec opiniâtreté. On réduit le fleuve en le comparant à d’autres fleuves encore plus long, plus incroyables comme si l’on pouvait comparer les miracles, on se trompe bien évidemment dans les chiffres, on s’embrouille, on le découpe, on l’enferme dans un carcan de mots barbares, on l’affuble de costumes nationaux ridicules et désuets qui mettent mal à l’aise parfois jusqu’à ceux qui les portent : Danube allemand, Danube autrichien, Danube hongrois, Danube serbe, bulgare, roumain, ukrainien…, pauvre Danube corseté de mille manières, historiques, administratives, technocratiques, géographiques, scientifiques : provinces danubiennes, corridor de transports danubiens, Danube à vélo… Même avec une rose, incapables d’en percevoir la beauté, ceux-là agiraient de la sorte ! Quelques poètes s’y mettent aussi mais au moins eux savent qu’il ne faut pas chercher à apprivoiser le fleuve.
Y-a-t-il un seul des représentants de ces superpositions structurelles très élaborées (on appelle cela de l’intelligence parmi les hommes !) pour venir marcher toute une journée d’automne pluvieuse dans la boue le long du fleuve en dehors des villes ou se déshabiller et entrer nu dans l’eau fraîche, claire et et immensément douce d’un bras du fleuve recouvert d’alluvions, pour se laisser dériver lentement dans une barque de pêche empruntée à un riverain, pour écouter la première symphonie des oiseaux de l’aube dans les forêts alluviales danubiennes, pour surprendre le chant du fleuve lui-même.
Le fleuve se moque bien de vous les hommes, de votre histoire tragique, prétentieuse jusqu’au pathétique et de vos longues et terriblement ennuyeuses litanies de souffrance. Le fleuve n’a pas le goût ni du désastre, ni des guerres, ni des religions, ni du sang, ni du massacre des enfants, ni des holocaustes, ni de l’asservissement.
Ce qui domine, ce qui croit dominer le fleuve ne le sert pas et par ce que celui-ci est un miroir de l’espace dans lequel nous habitons, ne nous sert pas, ne nous grandit pas. Il ne faut pas le dominer, il faut comprendre le fleuve, ce vieux maître de l’histoire de la vie sur terre présent bien avant les montagnes de ce continent, les Alpes, les Balkans, les Carpates, même peut-être avant le massif de la Forêt-Noire. Il a juste changé seulement de route tout en continuant à couler. Et longtemps, longtemps après les montagnes, les premières et étonnantes civilisations des rives du fleuve qui s’installent au néolithique et élèvent humblement le fleuve au statut de divinité, n’oubliant jamais de lui rendre hommage.
Le fleuve ne fait pas semblant d’accueillir. Il reçoit ses affluents en les remerciant par son élargissement. Il vit sa vie en lits de plus en plus grands. Il ne retient rien, n’ancre pas, demeurant fluide jusqu’aux lisières de l’immobilité. Le fleuve irrigue, inonde, invente, efface, architecte et jardinier créateur de ses paysages depuis l’amont de ses sources et par-delà son delta.
Je perçois ce fleuve dans toute sa dimension universelle, cosmique dans tout ce qui le relie au vivant. Le fleuve c’est une prière inouïe, un remerciement ému de l’eau à la terre et à l’invisible d’où il provient et où bientôt il retournera. Le fleuve dénoue à jamais la pesanteur qui bien souvent nous accable.