Europolis sur le Danube
Dans sa brève préface, la traductrice, Gabrielle Danoux, rappelle judicieusement que ce roman daté de 1933 et dernière oeuvre de Jean Bart avant sa mort cette même année et premier roman d’une trilogie interrompue, avait fait l’objet d’une précédente traduction en langue française désormais quasiment introuvable, traduction réalisée en 1958 par un homonyme, Constantin I. Botez (1901-1977), un philosophe, psychologue et érudit roumain originaire de Iași (Moldavie) qui fit des études à la Sorbonne et consacra une thèse à la philosophie d’Henry Poincaré (1854-1912). Étonnante proximité géographique et culturelle entre l’écrivain et son premier traducteur en langue française, les deux hommes étant originaires de la principauté moldave et ayant vécu à Iași, sa capitale.
Jean Bart, durant ses années de présence à Sulina comme capitaine principal du port, commandant de la garnison et commandant militaire du port autour duquel tournait encore l’essentiel de la vie de ses habitants, a navigué sur le Danube maritime, arpenté les rues de sa ville et sa «falaise» (les quais où se trouve sa maison) menant ses activités littéraires en parallèle avec ses responsabilités militaires professionnelles.
« Sulina, du nom d’un chef cosaque, est la porte du Danube. Le blé en sort et l’or rentre. La clef de cette porte est passée au fil des temps d’une poche à l’autre, après d’incessantes luttes armées et intrigues. Après la guerre de Crimée, c’est l’Europe qui est entrée en possession de cette clef qu’elle tient d’une main ferme et ne compte plus lâcher : elle ne la confie même pas au portier, qui est en droit d’en être le gardien.
Sulina, tout comme Port-Saïd à l’embouchure de Suez, une tour de Babel en miniature, à l’extrémité d’une voie d’eau internationale, vit uniquement du port.
Cette ville créée par les besoins de la navigation, sans industrie ni agriculture, est condamnée à être rayée de la carte du pays, si on choisit un autre bras du fleuve comme porte principale du Danube.
En attendant, cette cité ancestrale se développe ou décline selon la récolte annuelle.
La population double les années d’abondance et baisse les années de vaches maigres.
D’où vient tout ce monde bigarré ? Marins, commerçants, artisans, portefaix, escrocs, vauriens, femmes, femmes de toutes sortes. Oiseaux de proie assoiffés de gain se réunissent ici comme des sauterelles sur l’étroite langue de terre entre le Danube et la mer.
Comme par miracle surgissent bureaux, boutiques, cafés, bistrots, bodegas, cafés-concerts, lupanars, boîtes de nuit, en quelques jours comme des champignons sortis de terre. Toute la nuit, à la lumière électrique, vrombissent les élévateurs par où le blé coule à torrents comme de la poudre d’or des chalands dans les bateaux qui l’emportent sur les mers, vers d’autres pays. Le commerce d’aventures, les jeux de hasard s’épanouissent, et l’argent passe rapidement d’une main à l’autre. Quelle époque féérique ! Ce ne sont que chansons, cris, scandales, larcins, trahisons, une appétit effréné de plaisirs, une vie bruyante, débauchée… jusqu’à ce que le robinet de l’exportation soit fermé.
Une mauvaise année, une mauvaise récolte et tout le souk maritime disparaît d’un coup de baguette magique : tous se dispersent dans la nuit comme des perdrix. La plupart, là où ils atterrissent, souvent dans une misère noire, demeurent les yeux rivés vers le ciel, rêvant des sept vaches grasses, attendant le retour de la terre promise où le blé pousse, les bonnes années arrosé par la pluie envoyée du ciel et, les mauvaises années, humidifié par la sueur du paysan roumain.
Le quartier des boîtes de nuit, où les marins débarqués après de longs voyages trouvaient des divertissements bon marché, était discrètement placé à la lisière de la ville, en direction des marais, là où commençaient les roselières du delta.
On en apercevait de loin les lumières rouges comme les fanaux de route des bateaux qui naviguent de nuit. Comme il n’y avait pas de route pavée de ce côté-là, mais seulement un chemin bordé de dunes, les marins appelaient ce faubourg «le Sahara».
Le beau monde s’amusait au centre, l’Englitera, café-concert avec cabinets particuliers ; c’était le seul local familial, comme disait le nouveau patron. Monsieur Pericle Papadachi, dit aussi Bibiul, homme taciturne, grave comme un magistrat, très respecté, philanthrope et président du conseil de fabrique de l’église, avait organisé de façon moderne ce nouvel établissement européen, grâce à l’expérience que son épouse légitime avait en ce genre de commerce…»
Jean Bart, Europolis, Éditions Createspace Independent Publishing Platform, 2016, traduit du roumain par Gabrielle Danoux
Notes :
1 Eugène Botez, Europolis, Éditions en Langues Étrangères, traduction de C. Botez, Bucureşti, 1958