Jean Bart (Eugeniu P. Botez)

   « Le Danube, large et paisible, s’écoule lentement et indolemment vers la mer avec la même majestueuse insouciance depuis des milliers d’années. »
Jean Bart, Dettes oubliées, 1915

Fils du général de brigade Panait Botez (1843-1018), Jean Bart commence en 1882 ses études à l’école primaire du quartier Păcurari de Iaşi en Moldavie où enseigne, en tant qu’instituteur, l’écrivain Ion Creangǎ (1837-1889). Il les poursuit au lycée militaire puis à l’École de la Marine de Constanţa, termine sa formation d’officier en embarquant à bord du navire-école Mircea et travaille ensuite dans l’administration navale militaire et civile. Il occupera ultérieurement les fonctions de Directeur de l’École de la Marine de Constanţa, de Commissaire maritime (1909-1913 et 1915-1918), de Capitaine principal du port de Sulina, de Commandant de la garnison et de Commandant militaire du même port.

La maison de Jean Bart à Sulina, collection ICEM, Tulcea

Sans doute est-il un témoin privilégié, lors de son séjour à Sulina, du déclin économique de la petite ville que la Commission Européenne du Danube (1856-1940) avait, de par son installation à la fin des années 1850, sa présence durant de nombreuses années et ses impressionnants travaux d’aménagement pour la navigation à l’embouchure de ce bras, métamorphosée en une cité au destin inespéré.

L’ancien palais de la Commission Européenne du Danube à Sulina, construit en 1860, photo Danube-culture, droits réservés

   « Quand tu rejoindras le Danube, ô voyageur, arrêtes-toi ! Qu’importe ta course, attarde-toi ici quelques instants. Médite et contemple silencieusement la grandeur suprême du vieux roi des fleuves que le monde antique a érigé au rang de divinité. »
Jean Bart, Le livre du Danube, Bibliothèque de la Ligue navale, Bucarest (?), 1933

L’écrivain dont le choix du pseudonyme de Jean Bart est un témoignage d’admiration pour le célèbre corsaire français, collabore en 1899 au magazine littéraire Pagini literare aux côtés de Mihail Sadoveanu (1880-1961) et entretient de nombreux contacts dans le monde de la littérature qui lui permettront d’écrire dans d’autres revues spécialisées roumaines (Viața Românească, Adevărul Literar…). Il effectue en parallèle de ses activités de journaliste et d’écrivain, en tant que secrétaire de la Ligue Navale Roumaine et spécialiste dans les problématiques de la navigation danubienne, plusieurs missions officielles en Suède, aux États-Unis, en Suisse et en France.

Jean Bart, Le Danube et sa solution, publié à Galaţi en 1920

Jean Bart a écrit de nombreux articles et reportages pour la presse roumaine ainsi que des romans et des nouvelles. Son dernier livre Europolis, premier volet d’une trilogie dont seul ce premier volume verra le jour, se déroule à Sulina. Ce livre est publié l’année de sa mort, en 1933.

Jean Bart, collection Musée National de la Littérature Roumaine, Bucarest

L’essayiste et critique littéraire roumain Paul Cermat a récemment consacré (2010) une préface à une nouvelle édition d’Europolis, préface intitulée : Un port de la răsărit (Un port du levant). Quant à Claudio Magris, il écrit à propos de ce roman dans son livre Danube1 : « Jean Bart voit les destinées humaines elles-mêmes aborder à Sulina comme les épaves d’un naufrage ; la ville, comme le dit le nom qu’il lui a inventé, vit encore dans un halo d’opulence et de splendeur, c’est un port situé sur de grandes routes, un endroit où se rencontrent des gens venus de pays lointains et où on rêve, on entrevoit, on manie mais surtout on perd la richesse.

Groupe de femmes de Sulina, collection ICEM, Tulcea

Dans ce roman, la colonie grecque, avec ses cafés, est le décor de cette splendeur à son déclin, à laquelle la Commission du Danube confère une dignité politico-diplomatique, ou du moins un semblant. Le livre est, toutefois, une histoire d’illusion, de décadence, de tromperie et de solitude, de malheur et de mort ; une symphonie de la fin, dans laquelle cette ville qui se donne des allures de petite capitale européenne devient bas-fond, rade abandonnée ».

Europolis, roman, (nouvelle traduction par Gabrielle Danoux), 2016

Europolis
   « Sulina, du nom d’un chef cosaque, est la porte du Danube. Le blé en sort et l’or rentre. La clef de cette porte est passée au fil des temps d’une poche à l’autre, après d’incessantes luttes armées et intrigues. Après la guerre de Crimée, c’est l’Europe qui est entrée en possession de cette clef qu’elle tient d’une main ferme et ne compte plus lâcher : elle ne la confie même pas au portier, qui est en droit d’en être le gardien.
Sulina, tout comme Port Saïd à l’embouchure de Suez, une tour de Babel en miniature, à l’extrémité d’une voie d’eau internationale, vit uniquement du port.
Cette ville, créée par les besoins de la navigation, sans industrie ni agriculture, est condamnée à être rayée de la carte du pays, si on choisit un autre bras du fleuve comme porte principale du Danube. »
Jean Bart, Europolis, 1933, roman, nouvelle traduction en français par Gabrielle Danoux, 2016

Le cimetière international multiconfessionel de Sulina, modèle de tolérance religieuse, photo Danube-culture, droits réservés

La trame d’Europolis peut se résumer ainsi : à Sulina, port du delta en déclin, Stamati Marulis, patron de café et ancien marin, s’est marié à Penelopa qui a fréquenté du temps de sa jeunesse un milieu huppé à Istamboul avant la mort de son père. Elle est frustrée du peu d’envergure de son mari et se laisse séduire par Angelo Deliu, un marin avide de conquêtes féminines. Une lettre annonce à Stamati l’arrivée de son frère Nicola Marulis, émigré aux Etats-Unis et que tout le monde imagine riche et prêt à investir. Nicola débarque avec sa fille Evantia, une magnifique métisse. Il a été condamné, emprisonné et se trouve sans d’argent. Sa fille tombe amoureuse de Neagu, un jeune apprenti capitaine mais se fait piéger par Angelo et lui cède. Neagu, follement jaloux, part au loin. Pénélope se suicide. Stamati brûle sa maison et finit sa vie à l’asile. Nicola fait de la contrebande pour survivre. Il est tué lors d’une opération de police. Evantia travaille dans un bordel où elle danse. Enceinte, elle accouche avant de mourir de tuberculose. Son infirmière, Miss Sibyl, adopte l’enfant.

Jour de fête à Sulina (1932), collection ICEM, Tulcea

   Europolis a été porté une première fois à l’écran en 1961 sous le nom de Porto-Franco par le réalisateur roumain de Galaţi, Paul Călinescu (1902-2000) avec dans les principaux rôles Ștefan Ciobotărașu (Stamate), Simona Bondoc (Penelope), Elena Caragiu (Evantia) Geo Barton (Nick Santo), Liliana Tomescu (Olimpia) et Fory Etterle (le docteur).
Le roman a été récemment adapté au cinéma pour un film au titre éponyme par le cinéaste Cornel Gheorgiţa (1958). Ce film est sorti sur les écrans en 2011.

Sulina au début du XXe siècle 

Notes :
1 Claudio Magris, « Comme le fleuve se jette à la mer », in Danube, Collection L’Arpenteur, Domaine italien, Gallimard, Paris, 1988

Bibliographie :
Jurnal de bord (Journal de bord), Schițe de bord și marine (Esquisses de bord et des mers), 1901
Datorii uitate (Devoirs oubliés), 1916, mémoires de guerre
În cușca leului (Dans la cage du lion), 1916, mémoires de guerre
Prințesa Bibița (La Princesse Bibița), roman, 1923
În Deltă… (Dans le delta), 1925
Pe drumuri de apă (Par les voies maritimes), 1931
Europolis, roman, 1933

Livres en français :
Europolis, roman (traduction Constantin Botez), 1958
Europolis, roman, nouvelle traduction par Gabrielle Danoux, 2016

Remerciements chaleureux à Maria Sinescu, conservatrice passionnée des Monuments Historiques et du Musée du vieux phare de Sulina département de l’ICEM Gavrilǎ Simion de Tulcea et qui veille attentivement sur deux salles de documentation passionnantes, l’une sur l’écrivain Eugeniu P. Botez, la vie à Sulina et l’autre sur le chef d’orchestre Georges Georgescu (1887-1964), né dans cette petite ville portuaire du bout de l’Europe et l’un des plus grands chefs d’orchestre de l’histoire européenne de la musique.

Eric Baude, © Danube-culture, mis à jour novembre 2023, droits réservés

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