Florian Pasetti (1796-1875) et les grands travaux de régulation du Danube viennois

Festivités de l’inauguration du nouveau Danube le 30 mai 1875  

   La crue dévastatrice du Danube à Vienne en 1830 laissa un souvenir douloureux dans la mémoire des habitants des quartiers dévastés. Elle fit enfin prendre conscience à l’empereur vieillissant François Ier d’Autriche (1768-1835) et aux responsables politiques autrichiens de la nécessité urgente de protéger efficacement la ville contre les inondations répétitives et destructrices.

Eduard Gurk (1801-1841), innondation à Leopoldstadt, Jägerzeile, 2 mars 1830

   Pourtant aucune initiative concrète n’est prise dans les années suivantes. En 1848, le ministre du commerce Karl Ludwig von Bruck (1798-1860) reconnaît les intérêts économiques et urbains de la régulation du Danube et peut faire enfin avancer un projet dans ce domaine. Sous son impulsion, une première commission (« Donauregulierungskommission ») est mise en place pour émettre des propositions. La majorité des conseillers propose de creuser un nouveau tracé du fleuve dans un lit unique de forme concave. Un petit groupe minoritaire mais influent, autour du chef de section Florian von Pasetti, s’y oppose farouchement et suggère de réaliser un projet partageant le Danube en trois bras : le bras principal, le canal du Danube et la « Kaiserwasser ».

Florian Freiherr Pasetti von Friedenburg, portrait de Joseph Berrmann (1793-1875)

Pasetti était un adversaire déterminé du creusement d’un nouveau lit du Danube qu’il considérait comme techniquement impossible à réaliser. Son influence empêche la commission de se mettre d’accord. Karl Ludwig von Bruck démissionne en 1851 et les travaux de la commission s’arrêtent… En 1854, Florian Pasetti est élevé au rang de chevalier héréditaire par l’empereur François-Joseph Ier de Habsbourg (1830-1916).
La nouvelle inondation catastrophique de février 1862 a pour conséquence un début timide de régulation du Danube viennois.1 Une deuxième commission instituée en 1864 par ordre de l’empereur est constituée. Pasetti, également membre de cette commission, s’impatiente mais celle-ci ne se réunit que deux ans plus tard, en 1866. Comme lors des réunions de la première commission, ses membres n’arrivent toujours pas à se mettre d’accord. Pasetti continue à défendre son projet de régulation qui tiendra le Danube éloigné de la ville. Élevé au titre de baron héréditaire avec le prédicat de Friedenburg, il met fin à ses activités à l’âge de soixante-douze ans après avoir empêché pendant 20 ans, de part son influence considérable, les deux commissions impériales chargées du projet de régulation du fleuve de trouver un accord. Dès son départ, la deuxième commission s’entend sur un programme qui aboutira au premier règlement viennois sur le Danube.
Le tombeau de Florian von Passetti se trouve au cimetière viennois de Hietzing.

Les travaux de régulation du Danube viennois
Le conseil communal de Vienne, devant la passivité de la commission impériale crée en 1864 sa propre commission, présidée par le futur maire2, l’entomologiste Cajetan Felder (1814-1894). Cette commission intègre en 1866 des représentants du gouvernement, du Land de Basse-Autriche, de la Chambre de commerce, de la compagnie de navigation à vapeur royale et impériale danubienne autrichienne (D.D.S.G.) et de la compagnie de chemin de fer Nordbahn. Les différentes commissions réussissent laborieusement à se mettre d’accord sur un projet qui prévoit la création d’un nouveau lit entre Kaiserwasser (Les eaux impériales)3 et le bras de Florisdorf. L’avantage principal de ce projet était que tous les travaux, y compris la construction des ponts, pouvaient être effectués en terrain sec. Bien que la guerre et la défaite humiliante de l’Autriche contre la Prusse entraînât un nouveau retard,  les travaux préparatoires commencent en 1867. Le 12 septembre 1868, l’autorisation de l’empereur François-Joseph est accordée. Il est décidé que les travaux d’un coût total de à 24,6 millions de florins, seront pris en charge à raison d’un tiers par l’État, un tiers par le Land de Basse-Autriche et un tiers par la ville de Vienne.

Carte de la régulation du Danube viennois avant et après les travaux, vers 1870

Le 14 mai 1870, soit plus de vingt ans après la mise en place de la première commission pour la régulation du Danube, François-Joseph donne le premier coup de pioche au bout de l’allée de l’école de natation (aujourd’hui la Lassallestrasse). Un lit de 284,5 mètres de large est creusé et complété par une zone inondable de 474,5 mètres de large sur la rive gauche. La première phase des travaux part du Roller, une digue naturelle dans la zone de l’actuel pont nord, qui sépare alors le Kaiserwasser du bras de Floridsdorf, jusqu’au Reichsbrücke4 où la terre servira de deuxième digue. Ce n’est que dans la première partie des travaux qu’un nouveau lit du fleuve est creusé sur toute sa largeur. Dans la deuxième partie, seule une cuvette est aménagée sur la rive droite, le reste du travail étant laissé à la force du Danube. Les travaux ont été confiés à l’entreprise française Castor, Hersent et Couvreux, qui disposent d’une bonne expérience en particulier grâce à sa participation à la construction du canal de Suez et des machines nécessaires.Le nouveau lit est creusé à l’aide de grandes pelleteuses (« excavateurs » de Paris et « dragues » du canal de Suez), les déblais sont chargés sur 200 cabs et 1. 200 « Lowries » (wagons basculants sur rails) et sont utilisés pour combler le Kaiserwasser, pour endiguer la zone inondable et  construire des ouvrages de protection la digue du Marchfeld. Pourtant une partie importante du travail doit être réalisé à la main. Près d’un millier d’ouvriers y participent, principalement des Tchèques, des Slovaques, des Polonais et des Italiens, qui travaillent pour un salaire misérable. Ces hommes sont d’abord  « installés » au début du chantier dans des cabanes en terre puis l’hiver venu, relogés dans des baraquements rudimentaires sans chauffage ni installations sanitaires. Des épidémies de typhus y feront rage à plusieurs reprises entrainant de nombreux morts.

Johann Nepomuk Schönberg (1844-1913), travaux de régulation du Danube, collection de la Bibliothèque Nationale d’Autriche, Vienne

La terre excavée pour le creusement du nouveau lit est utilisée en partie pour la construction de la digue du Marchfeld afin de fermer la zone inondable et pour remblayer le Kaiserwasser. Parallèlement, cinq ponts sont construits, le pont ferroviaire nord-ouest (aujourd’hui pont nord), le pont de Floridsdorf, le pont ferroviaire nord, le pont impérial (Reichbrücke) et le pont Stadlauer.

Le pont ferroviaire « Staatsbahnbrücke » (760 m  de longueur)  deuxième pont de ce type de la ville a été construit par les entreprises françaises « Schneider & Comp. » et « Castor & Comp. » entre 1868 et 1870.   Comme certains points n’étaient pas encore clarifiés pour les travaux de régulation du Danube comme la largeur exacte du nouveau lit du fleuve et de la zone inondable, il fut décidé de ne construire que les cinq travées du pont sur le fleuve et les quatre travées du pont sur le bief en fer. Des ouvrages en bois permettaient une circulation provisoire sur le pont. En 1925, le pont a été rebaptisé « Stadlauer Ostbahnbrücke ». 

Les travaux sont en grande partie terminés vers la fin de l’année 1874, On décide alors d’attendre que le risque de crue et de formation d’embâcles pendant l’hiver s’éloigne pour les achever complètement. Au printemps de l’année suivante, le vapeur Neue Donau (Nouveau Danube), tiré par un remorqueur, franchit sans problème le nouveau lit du fleuve. L’empereur François-Joseph inaugure en grande pompe officiellement la navigation le 30 mai à bord de l’Ariadne.
L’aménagement des rives, la construction de la digue du Marchfeld, le comblement des eaux de l’Empereur (Kaiserwasser) et l’aménagement du Vieux Danube durèrent encore jusqu’en 1884.
À l’entrée du canal du Danube, à la hauteur de Nußdorf a été installé en 1873 un « bateau-barrage » ou une porte d’écluse flottante (Schwimmtor) qui pouvait être placée en travers selon les besoins pour briser les crues voire être coulé. Ce n’est qu’en 1894-1899 qu’un nouveau barrage fut construit selon les plans de l’architecte et urbaniste viennois Otto Wagner (1841-1918).

Schwimmtor Nussdorf 1873

La porte d’écluse flottante de Nußdorf en travers du canal du Danube, 1873

Édouard Sueß (1831-1914) géologue, paléonthologue, conseiller municipal, membre du parlement de Basse-Autriche et député, fervent défenseur de la régulation du Danube, relate la suite des événements dans ses « Mémoires » :
« Au moment du voyage impérial à Venise, au début du mois d’avril 1875, le creusement du nouveau lit était achevé. Une vieille digue solide en forme de fer à cheval, le Roller, barrait le début du creusement du lit principal du grand Danube, séparé en forme d’arc vers la gauche. À 2,7 km en aval du Roller, on avait laissé une étroite bande de terre en travers du creusement pour permettre la circulation avec la rive gauche du Danube.
Le nouveau lit se divisait donc en un bassin supérieur de 2,7 km et un bassin inférieur de moins de 4 km de long…
Le 15 avril, on devait ouvrir le Roller et faire entrer le Danube dans son nouveau lit. Le 12, j’ai envoyé une lettre confidentielle à tous les techniciens fonctionnaires pour leur signaler les difficultés… Le hasard a voulu que ce soit à moi qu’échoit l’honneur et la responsabilité de donner l’ordre décisif d’ouvrir la digue ce qui arriva le 15 avril à 3h30 du matin.
Il n’y avait pas beaucoup de monde en dehors des personnes concernées. Le Roller, qui était autrefois la tête de séparation entre le grand Danube et le Kaiserwasser, formait un crochet recourbé vers l’amont. On l’ouvrit sur le côté droit de l’hameçon. L’énorme fleuve se précipita dans son nouveau lit en écumant. Sur la gauche, il emporta avec lui des morceaux de plus en plus gros du Roller. Mais tandis qu’il augmentait de plus en plus la largeur de l’ouverture, il ne remplissait toujours pas le bassin en contrebas. Pourtant sa violence était telle qu’il entraîna aussi au début vers l’aval l’eau souterraine déjà existante.
Nous fûmes étonnés d’apercevoir pendant quelques minutes, sur le côté gauche, une grande partie du lit à sec devant nous, un exemple étrange de la cohésion de l’eau, si souvent sous-estimée… L’énorme quantité d’eau qui s’écoulait balaya bientôt la bande de terre le long de la ligne du pont du Reich. À 7h 20 du soir, on l’ouvrit, de sorte qu’il n’y eut plus qu’un seul lit d’un seul tenant. Cependant, le courant en crue avait endommagé la rive droite en aval du Roller sur une longueur de 240 mètres et une profondeur moyenne de 30 mètres. Une nouvelle rupture menaçait. Entre-temps, le nouveau lit s’était rempli d’avantage ; le courant entrant ayant perdu beaucoup de sa pente et de sa force le reste du Roller ne fut plus emporté.
Pendant la nuit, un bateau préparé à titre préventif et chargé de pierres fut conduit à travers l’étroite ouverture du Roller et coulé pour préserver la rive endommagée. Le lendemain, elle fut protégée par des dalles de pierre… »

La régularisation du Danube représentait certes une énorme performance du point de vue de l’ingénierie de l’époque mais au fil du temps, trois inconvénients majeurs se révélèrent :

1. l’objectif de protection absolue contre les inondations pour Vienne n’a pas été atteint. Le lit du fleuve et la zone inondable ne peuvent absorber qu’un débit d’environ 10 000 mètres cubes d’eau par seconde ; en cas d’afflux plus important, le fleuve passe d’abord par-dessus le bord de la rive droite, et si le débit dépasse 12 000 mètres cubes par seconde, il passe également par-dessus la digue du Marchfeld. La dernière inondation de la rive droite, au cours de laquelle la place Mexico a également été submergée et les caves des maisons inondées, s’est produite en 1954. La plus grande inondation jamais enregistrée avait apporté 14 000 mètres cubes d’eau par seconde à Vienne en 1521, comme on a pu le calculer à l’aide des repères de crue qui ont été conservés. Une telle catastrophe provoquerait à Vienne encore aujourd’hui des dommages considérables.

2. la large zone inondable (ou zone d’inondation, comme on l’appelait à l’origine) s’est dressée comme une barrière devant les quartiers de la rive gauche du Danube, les séparant du fleuve et du reste de Vienne et a entravé leur développement. Cela a eu pour conséquence que Vienne s’est depuis surtout étendue vers l’ouest et le sud, dans la forêt viennoise.

La zone inondable à la hauteur de Florisdorf (rive gauche) en 1938. Elle servit outre sa fonction initiale de zone de détente pour les Viennois puis fut transformée en 1972, dans le cadre des travaux d’aménagement du Nouveau Danube en une nouvelle zone de loisirs au sud et en partie remblayée pour donner naissance à la « Donauinsel » (l’Île du Danube). Photo collection de la Bibliothèque Nationale d’Autriche, Vienne

3. l’irrigation naturelle de la Lobau par le Danube a été fortement perturbée par la création de la zone inondable et de la digue du Marchfeld ainsi que par l’endiguement du bras de Florisdorf engendrant un début de disparition du paysage alluvial d’origine et de  désertification de la Lobau. Cette désertification a été encore accentuée par la construction du port pétrolier de Vienne et depuis quelques années, également par le réchauffement climatique.

 KARTE
DES
 DONAU- STROMES
innerhalb der Gränzen des
ÖSTERREICHISCHEN KAISERSTAATES.
Herausgegeben  von dem
K.K. STAATS –  MINISTERIUM.
Unter der Leitung des K.K. Ministerial-Rathes
RITTER von Pasetti.

 Carte du fleuve Danube au sein des frontières de l’Empire impérial d’Autriche publiée par le Ministère de l’État royal et impérial sous la direction du conseiller royal et impérial le Chevalier de Pasetti, photo © Danube-culture, droits réservés

Zusammengestellt gezeichnet und in Kreide ausgeführt  vom
k.k. Ministerial – Ingenieur Alexandre Moering
Lithographirt von k.k. Revidenten
Anton Doležal.
Gedr. i. d. k. k. Hof. u. Staatsdruckerei.
(Dessinée et réalisée à la craie par l’Ingénieur du Ministère royal et impérial  Alexandre Moering
Lithographié par le contrôleur royal et impérial Anton Doležal)

VI Lieferungen (VI livraisons)
Maßstab
(Échelle)
1 Zoll = 400 Wiener-Klaster oder 1 : 28 800 der Natur.
1 pouce = 400 toises viennoises (une toise  = 0, 02634 cm) ou [une échelle] de 1 : 28 800

Le Danube et les rives du fleuve à la hauteur de Krems, Stein et Mautern (pont entre les deux cités, un des plus anciens ponts du Danube avec Regensburg et Vienne) sur la carte de Florian Pasetti, collection de la Bibliothèque Nationale Autrichienne, Vienne

Le Danube et ses rives à la hauteur du village hongrois de Gönyö sur la carte de F. Pasetti, huit bateaux-moulins sont installés face au village et 14 en contrebas, collection de la Bibliothèque Nationale d’Autriche, Vienne

Le Danube et ses rives à la hauteur du village d’Alt Moldova (Moldova Vecche, Roumanie) sur la carte de F. Pasetti, collection de la Bibliothèque Nationale d’Autriche, Vienne

À propos de la carte de F. Pasetti
Cette carte  remarquablement détaillée (échelle 1/28 800) du Danube à l’intérieur des frontières de l’Empire d’Autriche, c’est-à-dire de Passau jusqu’à Orşova (Portes-de-Fer) et d’une trentaine de mètres de long fut réalisée entre 1862 et 1867. Elle contient l’ensemble des informations à propos du fleuve, de ses rives et des besoins de la navigation.
Outre d’innombrables informations on dénombre 53 bateaux-moulins entre Passau et Vienne et plus de 400 entre Vienne et Budapest sur le Danube, le petit Danube et le Vah en amont de Komorn.  

Copie d’une partie de la carte (1862-1867) de Florian Pasetti ÖNB, exposée dans la salle d’apparat de la Bibliothèque Nationale d’Autriche à Vienne, lors de l’exposition « Die Donau. Eine Reise in der Vergangenheit » (« Le Danube. Un voyage dans le passé »), photo © Virgil Widrich, 2021, droits réservés

Sources :  
Christine Klusacek, Kurt Stimmer, Eine Insel mitten in der Stadt, Verlag Kurt Mohl, Wien 1978
Antoine Castor, Abel Couvreux et Hildevert Hersent (1827-1903) , entrepreneurs, Régularisation du Danube à Vienne : Mémoire descriptif de travaux exécuté et des moyens d’exécution employé, Édition A. Broise et Courtier, Paris, sans date
Cajetan Felder, Erinnerungen eines Wiener Bürgermeisters Hg. von Felix Czeike, Forum-Verlag
21 Wien, 1984
« Bericht und Anträge von der Commission für die Donauregulierung bei Wien » ernannten Comités, vorgetragen in der Plenarversammlung am 27. Juli 1868 und von derselben einstimmig angenommen. Wien, Hof- und Staatsdruckerei, 1868
« Regulierung der Donau bei Wien in der Strecke vom Roller bis unterhalb der Stadelauer Eisenbahnbrücke », 1. Allgemeine Bestimmungen 2. Baubeschreibung. 3. Vorausmaße. Wien, Donauregulierungskommission, 1869
« Beschreibung der Arbeiten der Donau-Regulierung bei Wien », Hg. aus Anlaß der … Eröffnung der Schiffahrt im neuen Strombette am 30. Mai 1875 von der Donau-Regulirungs-Commission in Wien, Hof- und Staatsdruck, Wien, 1875
Berichte der Donau-Regulierungs-Kommission in Wien über die Vollendung der Donau-Regulierung bei Wien von Nußdorf bis Fischamend, Wien, 1885
Franz Kaiser, « Um Jubiläum der Donauregulierung und zum neuen Wiener Hochwasserschutzgebiet », in Österreich in Geschichte und Literatur, 15, 1971
Viktor Thiel, « Geschichte der älteren Donauregulierungssarbeiten bei Wien » in Jahrbuch für Landeskunde von Niederösterreich 2, 1903
www.stadt-wien.at
MeinBezirk.at

Notes :
1 L’inondation de février 1862 resta profondément gravées dans la mémoire des Viennois. Deux chansons populaires furent écrites  à l’occasion de ces journées dramatiques qui décrivent l’effroi des habitants face à la violence du fleuve. L’une de ces chansons raconte que « Les hommes s’étaient réfugiés sur les créneaux des toits pour échapper à une mort certaine, impuissants à sauver le peu de biens qu’ils possédaient. Et au dessous les eaux sauvages du fleuve grondaient. » 
2 Cajetan Felder sera maire de Vienne de 1868 à 1878
3 Le Kaiserwasser, ancien bras du Danube avant les travaux de régulation et depuis bras latéral de la rive droite du Vieux-Danube
4 Le pont impérial

Eric Baude pour Danube-culture, © droits réservés, mis à jour août 2023

 

L’île de Wörth (Haut-Danube)

L’île de Wörth (à gauche) et le passage du Hößgang, photo © Danube-culture, droits réservés

   « Aux alentours de Rabenstein apparaît l’île de Wörth, légendaire et d’une taille imposante, à la fois sauvage et romantique, habitée par les Celtes dès le IIe siècle ap. J.-C.. Les Romains2 y édifièrent une forteresse par la suite et l’île abrita encore au Moyen-âge, la citadelle d’un chef d’une troupe de brigands. Une haute croix de pierre, dite « Croix de Wörth » se dresse au sommet de l’éperon rocheux le plus élevé de l’île.
Au niveau de l’île de Wörth le fleuve ouvre un bras secondaire et peu profond, dit de « Hößgang »3, bras longeant la rive droite et après un cours trajet venant rejoindre à l’extrémité de l’île le bras principal semé de rochers transversaux. Dans une course déchaînée, le fleuve gronde maintenant sur les écueils. Nous sommes arrivés au niveau des dangereux tourbillons de Struden, si redoutés autrefois… »
Extrait du guide de voyage « Die Donau von Passau bis zum Schwarzen Meer » , Erste K.K. Priv. Donau-Dampfschiffahrtsgesellschaft, Wien, Jahr. 1913

Vue des ruines de la forteresse de Werfenstein et de l’île de Wörth, gravure de Georg Matthäus Vischer (1628–1696) extraite de son album « Topographia Austriae superioris modernae », 1674

« Une île, formée du rocher primitif, longue environ de 250 toises (une toise = 1, 949 mètres) et large de 50, divise le fleuve en deux artères qui se réunissent avec un fracas étourdissant. Pour débarrasser cette partie du Danube des rocs contre lesquels il est incessamment en guerre, il faudrait encore de longs travaux et d’immenses dépenses.

L’île de Wörth sur une carte coloriée à la main, vers 1750 avec le sentier pour le halage des bateaux vers l’amont sur l’île ou sur la rive droite (bras de Hossgang), collection Bibliothèque d’Autriche, Vienne

   Assise sur un bloc de rocher, que vous remarquez sur les premiers plans du dessin de Bartlett, une tour en ruine (la tour de Hausstein) a été longtemps l’objet des plus superstitieuses croyances. Il en sortait, disait-on, souvent à minuit, des bruits qui couvraient ceux du « Wirbel ». Elle était le théâtre de nocturnes orgies  ; des hommes masqués avec des femmes demi-nues s’y livraient, aux accords d’un orchestre infernal, au délire impudique d’une valse ardente et passionnée ; d’autres fois, un affreux cliquetis d’armes, d’horrible blasphèmes, des imprécations, des cris surhumains venaient épouvanter le marinier à son passage ; aussi la tour fut-elle appelée « LA TOUR DU DIABLE ». Là, suivant une seconde tradition, vivait un moine noir qui faisant, dans les ténèbres, briller aux yeux des timoniers des clartés perfides, attirait les vaisseaux sur les écueils où ils périssaient infailliblement. Le grand Soliman délivra, enfin, la tour d’un hôte si dangereux, et le força de battre en retraite ; il alla se réfugier dans les montagnes du Harz. »
H-L. SAZÉRAC (Édition française revue par), Le Danube illustré,  H. Mandeville, Libraire-Éditeur, 42. rue Vivienne, à Paris, 1849, pp. 62-63

L’îlot de Hausstein et les « Wirbel », gravure de 1791

   La petite île de Wörth scinde le Danube en deux bras distincts : un bras méridional en Basse-Autriche avec le « Hößgang »3 et un bras septentrional en Haute-Autriche (la frontière administrative des deux Länder suit ici le thalweg) avec ses strates rocheuses qui affleuraient autrefois dans le lit du fleuve à certains endroits au moment des basses-eaux et engendraient les fameux « Strudel » qui, avec en amont le « Schwalleck » et en aval les « Wirbel »4 ces derniers ayant laissés un mauvais souvenir à l’empereur François-Joseph de Habsbourg, formaient les passages plus redoutés des mariniers danubiens et de leurs passagers. De nombreux bateaux y firent naufrage ou y furent endommagés5.

Strudel und Wirbel der Donau, Grein, Inse Wörth 1777

Les « Strudel » en face de l’île de Wörth, les « Wirbel » et le casse-tête de la navigation dans ces passages, graphique de 1777

Les difficultés ont été peu à peu atténuées à partir de la fin la fin du XVIIe jusqu’après la deuxième moitié du XIXe siècle par des travaux de régularisation (1696-1866). Lors des travaux réalisés entre 1824 et 1866 sous l’égide du baron Florian von Pasetti (1793-1875), commissaire impérial pour la régulation, 28 000 m3 d’obstacles rocheux ont été dynamités et un ensemble de pièces de monnaies en particulier romaines ainsi que d’autres objets datant du Néolithique au Moyen-âge, ont été découverts. Les monnaies de l’époque romaine étaient les plus nombreuses. Si une partie de ces trésors proviennent bien des multiples naufrages de bateaux dans le défilé de la Strudengau, la majorité sont probablement des offrandes aux divinités fluviales telle que cette coutume se pratiquait dans l’Antiquité romaine avant la christianisation. Les passages dangereux furent enfin définitivement supprimés par la construction du barrage de la centrale d’Ybbs-Persenbeug (PK 2060, 42), construction envisagée dès les années vingt mais qui ne fut réalisée qu’entre 1954 et 1959. Le lac réservoir de la centrale hydroélectrique d’Ybbs-Persenbeug a eu pour conséquence d’entraîner en amont de celle-ci une élévation du niveau d’eau du fleuve de cinq mètres. C’est aussi en raison de ses travaux de régulation que l’île a pris la forme caractéristique qu’on lui connait aujourd’hui. Avant l’édification du barrage, lorsque le Danube connaissait une période de basses-eaux, il était possible d’accéder à pied ou en charrette à l’île depuis le hameau de Hößgang (rive droite) grâce à la présence de bancs alluvionnaires dans le lit du bras méridional. Ce bras a été également aménagé (dragué) pour la navigation suite à la construction du barrage.

Le passage des « Strudel » et l’île de Wörth  dans les années 1870, photographie d’Amand Helm  (1831-1890)

On érigea pendant le Moyen-âge au point le plus élevé de l’île (260 m), sur l’emplacement supposé d’une construction romaine, une forteresse en granit qui s’insérait avec Werfenstein (rive gauche) et d’autres constructions voisines (Hausstein, Pain, Sarmingstein…) dans un système de surveillance et d’obstruction de la navigation sur le fleuve. L’écrivain Franz Herndl raconte dans son roman « Die Trutzburg »  que cette forteresse abrita une redoutable famille de chevaliers brigands (« Schnapphahn ») qui bloquait les bateaux descendant la vallée au moyen d’une chaîne tendue au-dessus du Danube au niveau des tourbillons. Si les propriétaires des bateaux ne s’étaient pas déjà acquittés des droits de douane en amont de Grein, ils étaient incarcérés et une rançon était demandée à leur proches. La forteresse est abandonnée au début du XVIe.
En 1552 une croix, destinée à protéger les bateaux, leurs équipages et les passagers, fut dressée au sommet des ruines de la forteresse. Une légende se rattache à l’installation de la croix sur l’île.

On voit sur le dessin de Josef Eisner de l’île de Wörth avec la nouvelle fortification (« Hufschlag ») achevée en 1779, les Strudel (tourbillons) qu’affronte un convoi de bateaux montant vers l’amont. Le bateau de tête (« Hohenau »), est relié par des cordes à un équipage de chevaux qui le tire à travers les Strudel. Les autres embarcations sont amarrées à la rive en attendant d’être remorquées à leur tour. On distingue également la présence d’une ferme sur l’île. Dessin à la plume, collection des archives de Basse-Autriche département topographique

L’île de Wörth et les « Strudel », gravure extraite du recueil de Joseph Walcher  » Nachrichten von den im Jahre 1778, 1779, 1780 und 1781 in dem Strudel der Donau zur Sicherheit der Schiffahrt vorgenommenen Arbeiten durch die kais. königl.
Navigations-Direktion an der Donau », Wien, 1781

Les travaux d’amélioration de la navigation du XVIIIe (1778-1791)6, entrepris à la demande de l’impératrice Marie-Thérèse d’Autriche et dirigés par Joseph Walcher (1719-1803)7, Directeur de la navigation de la cour de Vienne, entrainèrent un dynamitage d’une partie des rochers sur lesquels avait été construit l’édifice. Le dessin technique réalisé en 1779 par Josef Eisner (1756-1937) témoigne de l’existence d’un « Hufschlag », une digue fortifiée qui devait permettre aux trains de bateaux tirés par des équipages vers l’amont de traverser plus facilement les tourbillons.
La présence de bâtiments (« Wörther Farmer ») qu’on discerne également sur le dessin de Josef Eisner et dont il ne reste désormais plus que des ruines et d’activités agricoles jusqu’aux grandes inondations de 1862, prouve que certaines parties de l’île ont été cultivées entre le XVIIe et cette date. Vers le milieu du XIXe siècle siècle, le duc Ernest Ier de  Saxe-Coburg et Gotha, propriétaire du château de Grein, souhaite aménager un jardin anglais sur l’île. L’île devient la propriété de la reine Victoria en 1853. À l’automne 1908, le duc Léopold Charles-Édouard de Saxe-Coburg et Gotha vend l’île pour 9000 couronnes à une entreprise de travaux publics qui veut la déboiser et y installer une cimenterie pour la construction du chemin de fer Grein – Krems. L’écrivain originaire de Grein, Franz Herndl, publie alors des articles dans la presse et plaide pour la préservation de l’île de Wörth. L’État autrichien décide alors de racheter l’île.
Au milieu de l’île se trouvent encore actuellement trois magnifiques étangs d’une superficie totale de 1, 81 hectare.

Au bord d’un étang sur l’île de Wörth, collection privée, droits réservés, 1931

En 1970 un projet touristique de construction d’un ensemble bungalows met en danger la biodiversité de l’île qui est heureusement par la suite transformée en réserve naturelle. Un projet de centrale hydro-électrique en Strudengau, heureusement abandonné, mit également un moment l’île en péril.
L’île de Wörth est accessible par le bac « Schwallenburg » réservés aux piétons et aux cyclistes depuis Grein ou Wiesen (rive droite) depuis le mois de juin jusqu’au mois de septembre. La visite se fait accompagnée d’un guide.
Du point de vue de la flore et de la faune, l’île abrite des forêts alluviales (saules et peupliers), des chênes et des épicéas, 234 espèces différentes de plantes dont certaines peu communes comme l’iris aquatique, la gentiane barbue et le cyclamen y sont endémiques. Elle héberge également de nombreux oiseaux parmi lesquels le gorge-bleue à miroir, un oiseau insectivore migrateur, des hérons cendrés, des martin-pêcheurs, des cormorans qui nichent et trouvent dans cet environnement protégé d’excellentes conditions de vie et de reproduction.

L’Île de Wörth et le défilé de la Strudengau apaisé depuis l’édification du barrage Ybbs-Persenbeug, photo droits réservés

Insel Wörth Führungen (visites de l’île)
Marktstraße 16, 3323 Neustadtl/Donau
www.neustadl.at
Telefon +43 7471 2240
L’île et le hameau de Hößgang (rive droite) dépendent de la commune basse-autrichienne de Neustadl/Donau.

Sources :
Franz Herndl8 (1866-1945), Das Wörther Kreuz, 1901
Franz Herndl, Die Trutzburg, M. Altmann, Leipzig, 1908 ou 1909
Franz Herndl, Sechs Geschichten aus dem Strudengau, 1937
Karl Hohensinner, Donausagen aus dem Strudengau, Das Oberösterreichische Sagenbuch, Band 2, Eurojournal, Regional Edition, Linz, ?
Joseph Walcher, Nachrichten von den im Jahre 1778, 1779, 1780 und 1781 in dem Strudel der Donau zur Sicherheit der Schiffahrt vorgenommenen Arbeiten durch die kais. königl.
Navigations-Direktion an der Donau
, bei Joseph  Edlen von Kurzbed, Wien, 1781
Joseph Walcher, Nachrichten von den bis auf das Jahr 1791 an dem Donau-Strudel zur Sicherheit der Schiffahrt fortgesetzten Arbeiten nebst einem Anhange von der physikalischen Beschaffenheit des Donau-Wirbels, bei Joseph Edlen von Kurzbed, kaiserl. königl. Hofbuchdrucker, Groß und Buchhändler, Wien  1791

Die Donau von Passau bis zum Schwarzen Meer« , Erste .K.K. Priv. Donau-Dampfschiffahrtsgesellschaft, Wien, Jahr. 1913 »
https://noe.orf.at/magazin/stories/3012243
https://inselwoerth.wordpress.com/impressum

Notes :
1 longueur 770 m, largeur 295 m, hauteur 260 m
2 Peut-être en lien avec la présence de la Classis Lauriacensis (unité navale) basée à Lauriacum (Enns) 

3 Hößgang : ce toponyme désigne à l’origine le chemin de halage qui longeait le Danube sur la rive méridionale entre la commune d’Ardagger et Ybbs. Il a été donné au hameau situé en face de l’île.
4 Tourbillons. Trois passages dans la Strudengau méritaient leur réputation faisant aussi les affaires des pilotes de Grein qui excellaient à naviguer entre ces récifs non sans prendre toutefois des risques :  Le Schwalleck (Schwall, Saurüssel) près de la ville de Grein, puis en 2 km aval les Strudel entre le hameau de Struden (rive gauche) et de l’île de Wörth et 1,4 km encore plus en aval les « Wirbel » entre les villages de  Struden et de Sankt Nikola/Donau.
La carte de 1777 permet de comprendre qu’à cette époque, entre l’île danubienne de Wörth et la rive nord et gauche du Danube, pas moins de 28 îlots rocheux demeuraient en travers du fleuve ainsi que cinq autres au confluent du ruisseau Gießenbach (rive gauche) ! Les huit obstacles les plus importants portaient les noms de « Maisenkugel »,  « Weite Kugel », « Bombengehäkel »,  « Dreispitz » « Wolfskugel », « Waldgehäkel » (le plus gros), « Wildrissgehäkel » et  « Das Ross ». Le « Wildrissgehäkel », le « Bombengehäkel » et le  « Waldgehäkel » étaient de redoutables obstacles sur lesquels se brisèrent de nombreux radeaux.
5 Dracholf, évêque de Freising (907-926) se noya dans les tourbillons des Strudel à l’occasion du naufrage de son bateau pendant une  croisade contre les Hongrois.
6 Les travaux commencèrent par les « Strudel » en décembre 1777. Joseph Walcher (1718-1803), Nachrichten von den im Jahre 1778, 1779, 1780 und 1781 in dem Strudel der Donau zur Sicherheit der Schiffahrt vorgenommenen Arbeiten durch die kais. königl.
Navigations-Direktion an der Donau
, Wien, bei Joseph  Edlen (?) von Kurzbed, Vienne, 1781, p. 29.
7 Mathématicien et physicien né à Linz et membre de l’ordre des Jésuites, directeur des sciences mathématiques et physiques de l’Université de Vienne. J. Walcher compte également parmi les premiers scientifiques à avoir étudié les glaciers.
8 Écrivain né à Grein et fondateur en 1915 de la  « Société de l’île de Wörth » (Insel-Wörth-Gesellschaft).

Eric Baude pour Danube-culture, © droits réservés, mis à jour juin 2023

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