L’espace danubien Klosterneuburg-Korneuburg-Vienne : histoire d’une urbanisation des rives du fleuve

Planche de Klosterneuburg à Vienne du « Donaupanorama der Donau von Ulm bis Wien » de Bernhard Grueber (1806-1882) et Henry Winkles (1801-1860), publié par  Georg Joseph Manz (1808-1894) à Ratisbonne en 1848

Carte n°1 : époque préhistorique
Néolithique (6.000-2.000 av. J.-C.), Âge de bronze (2.200-800 av. J.-C.), Âge de fer  (800 av. J.-C.-15 ap. J.-C.)
   Les hommes se sédentarisent dans la région de Vienne au Néolithique, il y a environ 5.000 ans. Il leur faut défricher des parcelles des forêts avoisinantes pour permettre à l’agriculture et à l’élevage de se développer. Les hauteurs des monts Bisamberg et Leopoldsberg ainsi que les collines boisées situées au-delà, naturellement protégées, leur servent de lieux d’habitation.

Carte n°2 : époque romaine (vers 250 ap. J.-C.)
   Les hauteurs de (Kloster)neuburg et de Vienne sont idéales pour les Romains qui y établissent leurs bases militaires. Celles-ci servent à protéger la frontière le long du Danube (le Limes) contre les tribus germaniques s’infiltrant par le nord. Un camp de légionnaires fortifié a été érigé à la hauteur de Vienne qui s’appelle alors Vindobona et un autre fort de troupes auxiliaires à Korneuburg sur la rive gauche. Parallèlement à la construction de ces camps militaires, des villages sont édifiés à proximité afin d’approvisionner les garnisons romaines en nourriture.

Carte n°3 : zone de peuplement à la fin du premier Moyen-Âge (vers 1050)
   Après le départ des soldats romains (Ve siècle), les camps militaires et les villages voisine tombent en désuétude. Des colons bavarois et francs s’installent à Vienne lorsque Charlemagne et ses armées venant de l’ouest pénètrent, à l’occasion de sa campagne de 791, dans cette région danubienne.Vienne est devenue une ville de foire située sur l’importante voie commerciale du Danube. Elle se limite à cette époque aux anciens emplacements occupés par les Romains.

Carte n° 4 : zone de peuplement à la fin du haut Moyen-Âge (vers 1250)
   Les Babenberg transfèrent leur résidence de Melk/Danube à (Kloster)neuburg en 1113 puis à Vienne en 1145, engendrant ainsi son développement. Le nouveau rempart achevé vers 1200 rend le mur du camp romain obsolète.

Carte n°5 : zone de peuplement à la fin du Moyen-Âge tardif (vers 1500)
   La navigation sur le Danube est particulièrement dense en raison du mauvais état des routes. Vienne, Klosterneuburg et Korneuburg disposent d’embarcadères. Au Moyen-Âge, le cours de l’actuel canal du Danube (Donaukanal) correspond au bras principal du fleuve. Les ponts construits au XVe siècle près de Vienne facilitent le passage d’une rive à l’autre. Des lotissements suburbains se développent au-delà de l’enceinte de la ville.

Carte n° 6 : zone de peuplement vers 1600
   Les faubourgs, détruits après le premier siège de Vienne par les Ottomans de Soliman le Magnifique pendant l’été 1529, sont reconstruits et agrandis tout comme le rempart médiéval. Afin de pouvoir assurer une meilleure défense, l’espace situé devant les remparts est inconstructible. Klosterneuburg est également assiégée et partiellement détruite. Peu après, les Habsbourg décident de faire de Vienne leur résidence en 1533.

Carte n° 7 : zone d’habitation vers 1700
   Le quartier de Leopoldstadt (basse-ville), en zone inondable de l’époque devient une agglomération importante avant le second siège turc en 1683. Après avoir repoussé les Ottomans avec ses armées et celles de ses alliés, la cour d’Autriche et ses fonctionnaires vont transformer en quelques décennies les espaces de la banlieue viennoise dévastés par le siège.

Carte n° 8 : zone d’habitation vers 1800
Un rempart en terre renforcé par des palissades est érigé en 1704 pour protéger les faubourgs de Vienne des Hongrois révoltés contre les Habsbourg. Klosterneuburg est encore à cette époque une petite cité de vignerons mais qui perd au cours du temps son importance commercial. Une zone inconstructible doit être préservée devant les remparts de Korneuburg pour des raisons militaires ce qui empêche toute extension locale de l’habitat. Certaines îles ont déjà disparu du fait de travaux d’aménagement du fleuve entre Klosterneuburg et Vienne.

Carte n° 9 : zone de peuplement vers 1870
   Il n’y a plus de banlieues viennoises séparées, les différents quartiers à l’intérieur des remparts s’étant agglomérés dans une construction dense. Avec le perfectionnement des armes, les fortifications de Vienne, Klosterneuburg et Korneuburg perdent de leur intérêt. Leur démantèlement en grande partie change considérablement l’aspect de ces villes. Les restes des anciens remparts servent désormais de péages.

Carte n°10 : zone d’habitat vers 1914
   Les constructions de nouveaux immeubles le long du « Ring », boulevard circulaire autour du centre de Vienne, sont achevées en 1913. Le mur d’enceinte de la capitale a été démantelé en 1894 et remplacé par la première ligne de métro. L’urbanisation de la rive septentrionale du Danube commence après la fin des travaux de régularisation du Danube (1870-1875). L’édification de nouvelles lignes de chemin de fer l’intensifie. Korneuburg et Klosterneuburg, sur la rive gauche, ont été respectivement raccordées au réseau ferroviaire en 1841 et 1870. 

Carte n°11 : zone d’habitat vers 1950
   L’industrialisation de la fin du XIXe siècle entraine une augmentation de la population. Le début du XXe siècle engendre également une détérioration des conditions de vie due, par exemple, à la pollution liée au charbon. Les Viennois aisés quittent  alors la capitale pour s’installer dans les environs et y font bâtir des villas cossues. Les bas quartiers de Vienne sont, grâce aux travaux de régulation, désormais mieux protégés des inondations et se transforment peu à peu en zones industrielles et résidentielles.

 Carte n°12 : zone d’habitat vers l’an 2000 
La reconstruction des parties de la ville détruites par les bombardements et la résolution de la crise du logement entrainée par le conflit sont la priorité des années qui suivent la fin de la Deuxième Guerre mondiale. De plus en plus de Viennois émigrent dans les années soixante vers la périphérie, soit en tant que résidents permanents, soit pour le weekend et les vacances. Certains versants de la Forêt-Viennoise commencent à être colonisés et urbanisés tout comme certaines zones naturelles et bras morts des bords du fleuve. De nouveaux travaux d’aménagement du fleuve dans les années ont engendré la création de l’Île du Danube et d’un vaste espace de loisirs.

Sources :
Erich Wonka, Der Donauraum von Klosterneuburg und Korneuburg bis Wien, Ein Bild- und Karternband der Siedlungsausdechnung von der Urgeschichte bis un die Gegenwart und ihre Auswirkungen auf die Landschaft, Verlag Berger, Horn/Wien, 2020

Sulina mon amour, meine Liebe, my love, Sulina, dragostea mea ! (Teofil Mihailescu)

Le sujet n’est pas fortuit : Sulina, notre petite tour de Babel roumaine, a un passé européen et un destin emblématique pour l’histoire de notre pays et pour le destin de l’architecture roumaine. J’ai décidé de vous parler de Sulina non seulement parce que personne ne parle plus de ce lieu sauf lorsqu’il se produit quelque chose d’inimaginable du style «un curé a mordu un chien», mais aussi parce que c’est tout simplement un lieu fascinant, une cité exemplaire pour illustrer la naissance, la vie et la mort de l’architecture, de l’urbanisme, de l’histoire.

Embouchure du bras de Sulina vers 1850. Comme on le voit sur la gravure, il existait déjà un phare construit par l’Empire ottoman en 1848

Le titre n’est pas fortuit non plus : Sulina a été entre 1856 et 1939 la ville de la Commission Européenne du Danube, une organisation internationale créée à Galaţi grâce au traité de paix qui a suivi la guerre de Crimée et qui a décidé de la neutralité de la mer Noire, la rétrocession à la Moldavie de trois judets [départements] du sud de la Bessarabie et la libre circulation de la navigation sur le Danube, sous la surveillance d’une commission internationale1. Elle a été en fait la première ville de Roumanie liée à ce qu’on peut appeler le concept européen et un lieu significatif décrit par l’écrivain Jean Bart dans son roman Europolis comme une scène de vie à mi-chemin entre le XIXe et le XXe siècles.

Sulina a été d’abord une enfant misérable du delta. Elle a grandi en toute liberté, aisément, intimement directement en lien avec la nature et à son environnement aussi longtemps qu’elle demeura un village de pêcheurs et une terre stable à l’endroit où le Danube faisait son entrée dans la mer. Elle a eu la chance de se trouver au bon endroit et au bon moment pour recevoir une éducation, acquérir la fortune et l’usage du monde, devenant une dame. Elle connut le succès et inspira confiance entre 1856 et 1939 quand elle devint la cité de la Commission Européenne du Danube.

Sulina, le grand quai du port en 1900 avec des cargos anglais en attente de chargement (de céréales), photo collection ICEM Tulcea

Le temps a passé et malheureusement la jeunesse de Sulina s’est enfuie avec lui. La deuxième guerre mondiale a bouleversé son destin. La société a changé,  le communisme est arrivé avec ses tanks venus de l’est en même temps que les vents rudes des hivers du delta. Des villes récentes, telles les cités industrielles de « l’homme nouveau », les villes-dortoirs… ont commencé à s’affirmer en se trouvant également au bon endroit et au bon moment.  Sulina s’est transformée en une vieille dame avec des valeurs qui ne correspondaient plus à celles de l’après-guerre. Les autorités du nouveau régime décidèrent de la « rééduquer » en détruisant ou en laissant à l’abandon son patrimoine architectural d’autrefois, en altérant ses structures sociales,  ses positions européennes et son avenir au profit d’un style de vie contemporain. Cette «rééducation» se concrétisa par la construction de nouveaux immeubles et l’implantation de chantiers et d’industries navals souvent liées à l’activité de la pêche.

Sulina en 1930, photo archives Commission Européenne du Danube

Les années sont passées sur Dame Sulina. Des signes de souffrance sont apparus sur son visage, son corps comme des cicatrices et des rides mais son âme  restait malgré tout jeune et vivante. Une lueur d’espoir a surgi dans ses yeux et son âme vers le crépuscule de son existence en 1989 lors des changements de société. Ces bouleversements sont brusquement apparus comme une chance et  exprimant l’espoir que Sulina puisse être enfin réhabilitée. Le changement des temps et des moeurs n’a pas engendré la concrétisation de ses espérances. De nouvelles déceptions ont commencé à ternir le moral de la ville tels l’apparition de nouveaux blocs, la destruction des identités architecturales et urbaines, le remplacement des bâtiments caractéristiques par d’autres réalisations étrangères, l’absence de véritable promotion de la petite cité portuaire, le manque d’une vision globale d’un développement durable, la pollution des voisinages. Le passé a ainsi mis cette bonne Dame Sulina, encore riche d’un potentiel touristique, de terrains et de maisons bon marché (une aubaine pour certains escrocs qui profitèrent de la naïveté des habitants), d’une interface pour les activités de pêche et de chasse dans le delta, dans une position extrêmement vulnérable, conséquence des souffrances accumulées au cours de l’histoire. Des vautours, des sociétés immobilières, des hommes d’affaires peu scrupuleux, des politiciens véreux se sont acharnés sur elle afin d’en tirer profit.… Ils l’ont harceler pour lui dérober tout ce qu’elle possédait (terrains, immeubles, position, statut…).

Festivités en 1932 devant le bâtiment de la LLoyds Agency, photo collection ICEM Tulcea

Sulina est aujourd’hui une dame misérable, à la fois roumaine dans le sang et européenne dans l’âme qui raconte sa vie et ses souvenirs, la gloire de sa jeunesse avec ses longues journées d’été brûlés de soleil, les interminables nuits d’hiver elles aussi brûlées non par le soleil mais par le vent d’est glacial, scrutant le monde à travers ses vieilles lunettes bulgares, dans un fauteuil français, avec un châle autour des épaules, assise sur un tabouret hongrois posé sur un tapis rose italien dans une vieille chambre au mobilier monténégrin d’une maison lipovène perdue parmi les fleurs et le ricin, buvant un café turc adouci d’un cube de sucre autrichien et d’une goutte de lait russe, dans une tasse de porcelaine grecque, avec une petite cuillère en argent arménienne et une soucoupe serbe, posées sur une table en bois peint allemande, couverte d’un napperon polonais blanc apprêté, à côté d’une carte postale albanaise, d’un bougeoir hébreu et d’un gobelet tatar en émail.

« L’Hôtel d’Administration » de la Commission Européenne du Danube construit en 1866, collection archives de la Commission Européenne du Danube

À Sulina, les habitants se sentent à l’écart et vraiment au bout du monde. D’une certaine façon c’est vrai : Sulina est à l’altitude la plus basse de Roumanie (1m 50 au dessus du niveau de la mer !). C’est le point le plus à l’Est du pays. Elle est reliée au reste du monde uniquement par des voies d’eau ou aériennes et soumise en théorie à un régime spécial de protection de la nature du fait de la création en 1993 de la réserve de Biosphère du Delta du Danube (A.R.B.B.).

Boutiques sur la rue Élisabeth avec en arrière-plan la mosquée (aujourd’hui démolie) et le phare, photo collection BAR, Bucarest

Beaucoup de visiteurs viennent à Sulina un peu par hasard, pour la plage et la mer, le camping, la pêche et pour le côté relativement sauvage et isolé des lieux. La plupart de ces touristes ne respecte ni la plage, ni la mer, ni la ville et son histoire, ni la nature du delta. Cela se voit aux tonnes de bouteilles de plastique, papiers, boîtes de conserve, poubelles jetées à chaque pas, en ville et au bord de la mer, dans les étangs et les canaux. On les trouve d’une année sur l’autre toujours en plus grand nombre. Peu d’habitants ont de la considération pour leur ville. Le fleuve est de plus en plus sale. Comment s’en étonner puisque c’est ici que se rassemblent pratiquement toutes les saletés de l’Europe emmenées par le Danube ? Le Delta a reçu le statut de réserve naturelle, mais bien trop tardivement tant pour la nature que pour Sulina elle-même.

Bien trop rares sont les habitants qui voient plus loin que la pointe de leur barque, que l’extrémité de leurs filets, de leurs lieux de pêche, que le braconnage quotidien, que les pêcheries et les promenades des pêcheurs amateurs. Bien trop rares sont ceux qui connaissent, comprennent, apprécient l’ambiance, l’histoire ou l’architecture de la ville, ceux qui en perçoivent la poésie et ne laissent pas l’atmosphère, l’histoire et l’architecture de Sulina mourir d’inanition. La ville n’est plus animée par un souffle communautaire vivant, irriguée par l’estime du passé mais seulement par une somme d’intérêts financiers, de petites ou de grandes affaires et/ou d’escroqueries.

Bien trop rares sont les visiteurs qui viennent à Sulina pour son atmosphère désuète, pour son histoire ou son architecture, à la recherche de l’âme de la ville. Ceux-là photographient des vieilles maisons ou des villas kitsch, cherchant à  retrouver quelque chose de l’authenticité du lieu mais de nombreux habitants les accusent de prendre des clichés pour leur voler leurs maisons. Ils cherchent à s’imprégner de l’esprit de la ville. Les habitants en regard de leur propre pauvreté, pensent qu’il s’agît d’une étrange perte de temps. Et c’est justement l’âme de Sulina qui tombe maintenant dans l’oubli. De ce point de vue aussi Sulina est moribonde. Ma démarche se veut comme un signal d’alarme afin que son architecture historique puisse être sauvée, que puissent préservés l’esprit du lieu et le sentiment d’appartenance à une communauté, afin que  ne meure avant même de se développer le développement durable, que ne meure la nature à l’endroit même où se trouve sur la mer Noire le seuil d’entrée en Roumanie et dans l’Union Européenne.

Pourquoi Sulina est-elle aussi intéressante ?

Jean Bart (alias Eugeniu P. Botez, 1877-1933), officier de marine, capitaine du port de Sulina et écrivain

Sulina c’est l’Europolis de l’écrivain Jean Bart (pseudonyme littéraire de l’officier de marine Eugène Botez, 1847-1933, choisi d’après le célèbre corsaire français), roman d’un amour double, d’une ville et d’une femme, oeuvre qui, au delà de l’histoire de « l’émigré américain » Nicolas Marulis, de l’officier Neagu et de la sirène noire Evantia, symbolise la cohabitation des Lipovènes, Roumains, Grecs, Polonais, Arméniens, Turcs, Tatars, Italiens, Anglais, Russes, Austro-hongrois, Albanais, Juifs, Bulgares, Allemands, Serbes, Monténégrins, et de la coexistence pacifique des mondes, orthodoxes, catholiques ou du protestantisme avec le judaïsme et l’islam.

L’ancienne maison de l’écrivain Jean Bart, photo © Danube-culture, droits réservés

Sulina a un tissu urbain original et unique en son genre : elle se découpe symboliquement sous la forme d’un quadrilatère avec un grand côté de 5, 5 km de longueur et un petit côté de seulement 500 m de largeur dont les six rues, parallèles au Danube, sont numérotées, à l’image de New York, de I à IV.

Ses caractéristiques sont intéressantes : c’est la première ville de Roumanie où l’on peut parler de concept d’Europe Unie, c’est la ville la plus à l’est de la Roumanie et de l’Union Européenne. On trouve ici le dernier poteau électrique, le dernier poteau téléphonique, l’ultime robinet d’eau potable, le dernier téléphone fixe, le dernier phare, les dernières pistes avec des barques comme ailleurs les voitures, devant la porte des maisons et l’ultime plage de sable fin à l’est du pays et de l’Union Européenne. C’est la première localité que rencontre les marins qui entrent en Roumanie et en UE et la dernière avant qu’ils ne reprennent la mer.

L’église orthodoxe roumaine Saint Nicolas, autrefois la cathédrale de Sulina et à droite l’église orthodoxe roumaine, photo © Danube-culture, droits réservés

Cette petite ville isolée, remarquable pour son patrimoine architectural, témoignage vivant de l’histoire des deux derniers siècles possède cinq églises ! Presque toutes sont consacrées à Saint-Nicolas, protecteur des marins : l’église roumaine orthodoxe Saint-Nicolas, lieu où différentes ethnies se rassemblaient pour prier et se recueillir, a été construite en 1866, à côté d’une vieille église en bois détruite ultérieurement mais restée dans les mémoires grâce à l’érection d’une croix votive placée sur le maître autel, l’église grecque Saint-Nicolas, bâtie en 1868 avec son unique et authentique ambiance, survivante oubliée, mourant peu à peu chaque jour du manque d’intérêt pour sa restauration et de nouveaux projets, l’église orthodoxe de rite ancien Saint-Pierre-et-Paul, paroisse de la communauté russo-lipovenes, construite entre 1991 et 1995 à côté d’une vieille église dont il ne reste reste que la Sainte table, l’église romano-catholique Saint-Nicolas, érigée grâce au financement de la communauté italienne de Sulina, sanctifiée en 1863, marquant sa présence discrète dans le paysage urbain environnant avec sa sobriété architecturale et son clocher à l’aspect particulier, enfin l’église Saint-Alexandre et Saint-Nicolas, actuellement cathédrale orthodoxe de Sulina et du delta. Bâtie grâce à la volonté du prêtre V. Gheorghiu, sa première pierre a été posée en 1910 en présence du roi Carol Ier et de la famille royale. C’est un extraordinaire et valeureux exemple emblématique d’architecture autochtone digne de n’importe qu’elle grande ville européenne.

L’ancien phare de la rive gauche, photo archives de la Commission Européenne du Danube

3 phares ont été construits à Sulina :
– le vieux phare, construit en 1869 au temps de la Commission Européenne du Danube [en fait érigé en 1848 à la demande de l’Empire ottoman]. Bâti à l’endroit où, au moment de sa construction, le Danube se jetait dans la mer Noire, il se trouve désormais en pleine ville, à une grande distance de l’embouchure actuelle du fleuve. Il a été transformé en musée et est provisoirement fermé en raison de sa réfection.
– le phare d’observation (rive gauche du bras de Sulina), également bâti au temps de la Commission Européenne du Danube, aujourd’hui abandonné et dont il émane une présence fantomatique dans le paysage du delta. Ce phare apparaît dans la série télévisée « Toate pînzele sus » (« Toutes voiles dehors ») de Mircea Mureșan, réalisée d’après le roman éponyme de Radu Tudoran (1910-1982). Une longue digue en pierre, à l’allure poétique, où sont inscrits les noms de tous ceux qui participèrent aux travaux de sa construction  le relie à Sulina.
-le nouveau phare, le plus à l’est de l’Europe et de la Roumanie. Sa construction impressionnante date des années 1970. Le phare domine la mer d’une hauteur de 57 m de hauteur et sa lumière est visible à plus de 50 km à la ronde.

Le château d’eau et l’usine électrique, sources archives de la Commission Européenne du Danube

Sulina possède aussi son propre château d’eau, une construction qui, à première vue, peut paraître sans grand intérêt mais dont l’origine est due à un fait singulier. Son architecture et son histoire sont typiquement hollandaise ! Ce réservoir ainsi que le réseau de distribution d’eau de la ville ont été offert par la Reine des Pays-Bas qui, faisant escale à Sulina et demandant quelque chose à boire, se vit offrir un verre d’eau du Danube. Elle fut stupéfaite qu’un port de cette importance et avec une telle densité d’activité n’ait pas de réseau d’eau potable filtrée.

Photo © Danube-culture, droits réservés

Sulina a une architecture extrêmement sensible de maisons toutes simples, qu’elles appartiennent à la communauté lipovène (en torchis, blanchies à la chaux, recouvertes de roseaux et décorées d’ornements de bois) ou des répliques architecturales d’époques influencées autant par l’orient que l’occident.

Le cimetière marin se trouve à l’extérieur de la ville, en direction de la plage.  C’est un lieu fascinant, coloré, émouvant, symbolisant un repos éternel pour les Chrétiens, les Juifs ou les Musulmans, du simple porteur, pêcheur, marin ou ouvrier du port jusqu’à l’ingénieur, officier, capitaine de navire, consul ou figure marquante de l’essor de la ville tel William Simpson, qui fut durant 13 années le Directeur de la construction de la Commission Européenne du Danube, franc-maçon, chevalier de l’Ordre de Malte ou la Princesse Ecaterina Moruzi (1757-1835), nièce de Ioan Sturza, née a Istamboul et décédée à Sulina.

Cimetière de Sulina, photo © Danube-culture, droits réservés

Le  littoral  de Sulina est très particulier ; vaste, donnant une sensation de fin du monde, avec un sable fin et dont les vagues de la mer Noire flirtent avec les eaux douces du Danube. Terminus du bord de la mer la ville est aussi le lieu d’où partent et se terminent les circuits touristiques vers les magnifiques paysages du delta du Danube (Lac Rosu, Rosule, Porcu, Raducu, Lumina et Puiu, la forêt de Caraorman, la forêt primaire de Letea, de Gârla Împutita…).

Plage du littoral de la mer Noire à proximité de l’endroit où le Danube (bras de Sulina) rejoint la mer Noire, photo © Danube-culture, droits réservés

Je suis « Ardelean » mais Sulina m’appartient aussi parce que je suis roumain, architecte, pêcheur, photographe, peintre et passionné de l’âme de cette ville. Voyageant dans le temps et dans l’espace, là-bas où le vieux Danube noie ses flots et son nom dans la mer ainsi que l’écrit avec nostalgie Jean Bart dans l’introduction de son roman Europolis, j’ai eu la sensation physique d’aller au bout du monde pour découvrir paradoxalement et de façon métaphorique que j’étais en fait arrivé en son centre. Cette sensation a été rapidement suivie par une autre sensation bien plus triste : celle que ma quête m’avait emmenée dans un lieu qui mourrait à chaque instant un peu plus et dont l’âme, jour après jour, se détachait de son corps. Je vous ai parlé de ces trésors… Voilà un autre visage de cette ville, cette fois en position de victime : la découverte, heureuse à priori de Sulina, est assombrie par une réalité récente qui bouscule l’histoire et l’esprit des lieux. Découverte également altérée par l’agressivité d’une architecture contemporaine majoritairement kitsch, laide et de mauvaise qualité. Découverte encore altérée par la dilution dans la nature du delta de son architecture ancienne et abandonnée, découverte encore assombrie par une sensation de pauvreté et la grande résignation de ses habitants.

En résumé c’est triste Sulina n’est-ce pas ? Et tellement ressemblant au destin de la Roumanie. Les Seigneurs et les nobles Dames s’en vont comme Sulina… Que fait-on de la parabole de Sulina ? Que fait-on de la Roumanie ? On la laisse mourir peu à peu chaque jour avec toutes ses merveilleuses valeurs.

Teofil Mihailescu, architecte, photographe, écrivain, peintre, vidéaste, journaliste est né à Brasov en 1973. Après un doctorat à l’Université Ion Mincu d’architecture et d’urbanisme de Bucarest, un Master de l’École nationale d’études politiques et administratives de Bucarest il fonde et dirige le bureau d’architecture Teofil Mihailescu. Teofil Mihailescu est membre fondateur de l’Ordre roumain des architectes et a effectué de nombreux séjours à l’étranger (stages d’architecte au Getty Museum de Los Angeles, au Politecnico di Milano, à l’Université de Gênes ou au Royal Institute of Technology de Stockholm…) . Son expérience professionnelle et son approche personnelle non conventionnelle de l’architecture lui permettent de pratiquer les arts visuels et la photographie et de les utiliser comme moyen d’exploration anthropologique du monde.

Cet article de T. Mihailescu date de 2009, a été auparavant publié sur le site dobrogea.net et révisé par nos soins.

Sur les quais de Sulina un soir d’hiver, photo © Danube-culture, droits réservés

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