Amand Helm, photographe, Ada-Kaleh et Fort Élisabeth (Portes-de-Fer)

   Né à Teplice au nord des Pays de Bohême, territoire tchèque appartenant alors à l’Empire des Habsbourg, Amand Helm ouvre son premier studio de photographie sur la place Venceslas à Prague puis dès le milieu des années 1860, travaille à Vienne et en Basse-Autriche, photographiant parfois des projets de construction de lignes et ouvrages de chemins de fer, comme celui du prince héritier Rodolphe de Habsbourg. En 1868-1869, il prend des clichés de quelques-uns des sites les plus remarquables le long du Danube, de ses sources au delta, photos à partir desquelles il élabore son « Donau-Album ». Les paysages danubiens s’apparentent à des peintures vedutistes et témoignent presque des derniers moments d’une nature et de paysages anciens, avant les premiers bouleversements de la révolution industrielle, révolution qui débute tardivement en Europe centrale.
L’histoire de la provenance de la photo, qui a appartenu au géographe français Élisée Reclus (1830-1905) et qu’il a offerte  à la Bibliothèque nationale de France en 1886, connaît toutefois un autre rebondissement. Contraint à l’exil par son activisme pendant la Commune de Paris, E. Reclus rédige pendant son séjour en Suisse, sa monumentale Nouvelle Géographie Universelle en 19 volumes. Elle sera publiée par la Librairie Hachette. Le troisième volume, publié en 1878, est consacré à l’Europe centrale, Autriche-Hongrie, Allemagne.

Ada-Kaleh et Fort Élisabeth, gravure colorée, vers 1830

   Fort Élisabeth a été construit en 1736 sur la rive droite du Danube, non loin de l’actuelle Tekija qui appartient à la commune de Kladovo (Serbie). Cette rive  droite serbe du Danube était également sous la domination des Habsbourg après la paix de Passarowitz (1718), selon l’historien Miloš Petrović. Les travaux de construction ont été dirigés par Johann Andreas von Hamilton (1679-1738), un militaire d’origine écossaise au service de l’Autriche, commandant en chef et gouverneur militaire du Banat, successeur du comte lorrain Claude Florimond de Mercy. L’éponyme n’était autre que l’épouse du roi Charles III de Hongrie, la mère de la reine Marie-Thérèse, la princesse Élisabeth Krisztina de Brunswick-Wolfenbuettel, considérée comme la plus belle femme de son temps. Ce fort faisait partie d’un ensemble de fortifications édifiées sur l’île d’Ada-Kaleh dans le but de contrôler la frontière du Danube et les navires qui l’empruntaient. L’ouvrage comportait plusieurs niveaux. La partie centrale se trouvait au niveau du Danube avec une tour de guet construite sur la colline escarpée la surplombant. Selon certaines légendes, un tunnel sous-marin la reliait à Ada-Kaleh. Dans la réalité un pont temporaire en bois reliait les fortifications insulaires à celles de la rive droite. Fort Élisabeth continua d’exister et de s’étendre après son transfert des mains autrichiennes aux Ottomans. Il fut encore régulièrement représenté sur les cartes du Bas-Danube, plus récemment sur la section du  « Second Military Survey » (1858). Bien que la région autour du fort, ait été intégrée à la Principauté de Serbie en 1833, Fort Élisabeth resta curieusement sous administration directe de l’Empire ottoman, quelque 500 soldats turcs y étant stationnés jusqu’au milieu du XIXe siècle.
Fort Élisabeth a été démoli par l’État serbe nouvellement indépendant dès 1868 à la demande des Turcs. Les ruines ont été exploitées par la population, puis les restes détruits dans la construction d’une route le long du fleuve. Les ruines des parties inférieures ont été submergées en même temps que l’île voisine d’Ada-Kaleh, au moment de la construction de la centrale électrique Djerdap I. Le niveau du Danube a été rehaussé d’environ 30 mètres sur ce tronçon et la route côtière elle-même inondée a été reconstruite au-dessus, creusant des entailles indélébiles sur les flancs des montagnes qui s’élèvent à l’arrière-plan.
On peut simplement résumer brièvement l’importance de cette photographie exceptionnelle d’Amand Helm comme étant probablement l’un des premiers clichés d’Ada-Kaleh telle qu’elle fut autrefois et la dernière et unique photographie connue de Fort Élisabeth.

Notes :
1
« Le progrès a aujourd’hui immergé l’ensemble de ce paysage. Un voyageur assis à ma vieille table sur l’embarcadère d’Orşova serait obligé de l’envisager à travers un gros disque de verre monté sur charnière de   cuivre ; ce dernier encadrerait une perspective de boue et de vase. Le spectateur serait en effet chaussé de plomb, coiffé d’un casque de scaphandrier et relié par cent pieds de tubes à oxygène à un bateau ancré dix-huit brasses plus haut. Parcourant un ou deux milles vers l’aval, il se traînerait péniblement jusqu’à l’île détrempée, au milieu des maisons turques noyées ; vers l’amont il trébucherait entre les herbes et les éboulis jonchant la route du comte Széchenyi pour discerner de l’autre côté du gouffre obscur les vestiges de Trajan ; et tout autour, au-dessus et en-dessous, l’abîme sombre baillerait, les rapides où se précipitaient naguère les courants, où les cataractes frémissaient d’une rive à l’autre, où les échos zigzaguaient le long des vertigineuses crevasses, étant engloutis dans le silence du déluge. Alors, peut-être, un rayon hésitant dévoilerait l’épave éventrée d’un village ; puis un autre, et encore un autre, tous avalés par la boue. Il pourrait s’épuiser à arpenter bien des jours ces lugubres parages, car la Roumanie et la Yougoslavie ont bâti l’un des plus gros barrages de béton et l’une des plus grosses usines hydroélectriques du monde entier, en travers des Portes de Fer. Cent trente milles du Danube se sont transformés en une vaste mare, qui a gonflé et totalement défiguré le cours du fleuve. Elle a supprimé les canyons, changé les escarpements vertigineux en douces collines, gravi la belle vallée de la Cerna presque jusqu’aux Bains d’Hercule. Des milliers d’habitants, à Orşova et dans les hameaux du bord de l’eau, ont du être déracinés et transplantés ailleurs. Les insulaires d’Ada-Kaleh ont été déplacés sur une autre île en aval, et leur vieille terre a disparu sous la surface comme si elle n’avait jamais existé. Espérons que l’énergie engendrée par le barrage a répandu le bien-être sur l’une et l’autre rive, en éclairant plus brillamment que jamais les villes roumaines et yougoslaves, car, sauf du point de vue économique, les dommages causés sont irréparables. Peut-être, avec le temps et l’amnésie, les gens oublieront-ils l’étendue de leur perte.
   D’autres ont fait mal, ou pis ; mais il est patent qu’on n’a jamais vu nulle part aussi complète destruction des souvenirs historiques, de la beauté naturelle et de la vie sauvage. Mes pensées vont à mon ami d’Autriche, cet érudit qui songeait aux milliers de milles encore libres que les poissons pouvaient parcourir depuis la Krim Tartarie jusqu’à la Forêt-Noire, dans les deux sens ; en quels termes, en 1934, avait-il déploré le barrage hydroélectrique prévu à Persenbeug, en Haute-Autriche : « Tout va disparaître ! Ils feront du fleuve le plus capricieux d’Europe un égout municipal. Tous ces poissons de l’Orient ! Ils ne reviendront jamais. Jamais, jamais, jamais !
   Ce nouveau lac informe a supprimé tout danger pour la navigation, et le scaphandrier ne trouverait que l’orbite vide de la mosquée : on l’a déplacée pierre par pierre pour la reconstruire sur le nouveau site des Turcs, et je crois qu’on a soumis l’église principale au même traitement. Ces louables efforts pour se faire pardonner une gigantesque spoliation ont ravi à ces eaux hantées leur dernier vestige de mystère. Aucun risque qu’un voyageur imaginatif ou trop romantique croit entendre l’appel à la prière sorti des profondeurs ; il ne connaîtra pas les illusoires vibrations des cloches noyées comme à Ys, autour de la cathédrale engloutie : ou bien dans la légendaire ville de Kitège, près de la moyenne Volga, non loin de Nijni-Novgorod. Poètes et conteurs disent qu’elle disparu dans la terre lors de l’invasion de Batu Khan. Par la suite, elle fut avalé par un lac et certains élus peuvent parfois percevoir le chant des cloches. Mais pas ici : mythes, voix perdues, histoire et ouï-dire ont tous été vaincus, en ne laissant qu’une vallée d’ombres. On a suivi à la lettre le conseil goethéen : « Bewahre Dich von Raüber und Ritter und Gespentergeschichten », et tout s’est enfui… »

Patrick Leigh Fermor,  « La rançon du progrès ou « Quelques réflexions à la table d’un café, entre le Kazan et les Portes de Fer », in Dans la nuit et le vent, À pied de Londres à Constantinople (1933-1935), traduit de l’anglais par Guillaume Villeneuve, Éditions Nevicata, Bruxelles, 2016

Cet article est issu de celui publié sur le site Duna szigetek (https://donauinseln.blogspot.com), traduit, adapté et complété en français par Eric Baude.
Eric Baude pour Danube-culture, © droits réservés, août 2024 

Hainburg/Danube (Basse-Autriche), « Porta Ungarica »

La naissance et le nom de Hainburg sont liés à la forteresse du « Heimenburg », construite vers l’an 1000 sur l’éperon rocheux voisin surnommé « Am Stein » (sur le rocher) de Deutsch-Altenburg, ouvrage érigé probablement par un certain chevalier du nom de Heimo (?). Cette forteresse est mentionnée pour la première fois en 1042 dans un document écrit officiel à l’occasion de sa destruction pendant les guerres hongroises de l’empereur Henri III (1017-1056). Elle est ensuite rebâtie au XIe siècle (1050-1070 ?) sur la colline du « Schlossberg » (colline du château) d’où il était plus aisé de contrôler les gués voisins de Thèbes et de Pressburg (Bratislava).

Les vestiges de l’ancien château-fort (Schlossberg) et la vue panoramique sur le Danube et le Braunsberg,  photo sources Bibliothèque Nationale d’Autriche, Vienne

La forteresse et les lieux en viennent à faire office de porte vers l’Est historique, jouant à la fois le rôle de place forte frontalière et de plaque tournante entre l’Europe occidentale et orientale, acquérant leur réputation comme  « Introiutus Ungariae » (1189) ou « Porta hungarica ». Des partisans des comtes Vohburg s’imposent par la suite en tant que souverains de la région vers la fin du XIe siècle. Grâce à leur ralliement aux puissants margraves et ducs de Babenberg sous Léopold V (1177-1194), Hainburg accède au rang de principauté. Le « Heimenburg » est le coeur d’un vaste château et d’une paroisse qui s’étend jusqu’à la Leitha (lajta en hongrois, affluent de la rive droite de 180 km qui se jette dans le Danube près de la ville hongroise de Mosonmagyaróvár). Au pied de la colline de la forteresse, on érige sur la terrasse haute une cité fortifiée dont le centre initial était l’église sainte-Marie. Le point de cristallisation du développement de la ville était la cour de l’église (« Kirchhof ») qui servait à la fois de de marché, de tribunal, de lieu de réunion et de cimetière. Les activités les plus importantes sont  alors liées à la culture de la vigne qui, associée au commerce transrégional à longue distance, entraine un  développement économique rapide de Hainburg ainsi qu’au déplacement de son centre d’activé vers la terrasse basse plus proche du Danube.
La ville s’agrandie de manière cohérente à partir du XIIIe siècle avec l’aménagement d’une place de marché rectangulaire et la construction de l’église saint-Jacques (1236/41) qui correspond aujourd’hui  à la place centrale dominée par l’église paroissiale, d’un nouvel axe principal et d’un réseau de rues en forme de grille.
L’ancien centre sur la haute terrasse, est également  reconstruit à cette époque. La construction des fortifications de la ville, mené en grande partie dans la première moitié du XIIIe siècle, avec ses tours et ses portes, est l’ouvrage le plus complet et le plus monumental conservé de cette époque dans toute l’Europe centrale. Les remparts qui s’élèvent jusqu’à 10 m de haut et ont plus de 2 m d’épaisseur, sont entrecoupés de 15 tours. Ces fortifications auraient été financées par la rançon versée par Richard-Cœur-de Lion emprisonné dans la forteresse de Dürnstein en Wachau en 1194. Inspirées par d’autres constructions du même type en Europe occidentale et de celles des Croisés, elles entourent la ville depuis la colline du château jusqu’au Danube en incluant la forteresse et en contrôlant les rives du fleuve.

Vue de la Porte de Vienne depuis le sud-est, photo sources Bibliothèque Nationale d’Autriche, Vienne

L’impressionnante porte de Vienne, construite vers 1230/40, deviendra au fil du temps l’emblème de la cité. Cette porte très représentative avec un revêtement en bossage, est considérée comme la plus  monumentale de toutes les portes fortifiées autrichiennes du XIIIe siècle. Avec l’érection de la porte de Vienne et de la porte de Hongrie, construite à la même époque de l’autre côté des remparts, la phase principale de l’ouvrage de fortifications est achevée.

Vue de la Porte de Hongrie, photo sources Franz Lobinger, Bibliothèque Nationale d’Autriche, Vienne

La tour gothique de l’ancienne synagogue, photo sources Bibliothèque Nationale d’Autriche, Vienne 

Le développement de Hainburg atteint son apogée sous le règne du roi Ottokar II Přemysl de Bohême (vers 1230-1278) dont la politique hongroise confère à Hainburg une importance stratégique et en fait le théâtre de grands événements politiques comme lors des négociations avec les rois hongrois.

Ottokar II Ottokar II Přemysl de Bohême (vers 1230-1278), Vienne

Ottokar II tient sa cour à Hainburg plus souvent qu’aucun autre prince ne le fera avant ou après lui. En 1252, il épouse dans la chapelle du château la duchesse Marguerite d’Autriche (1204-1266), sœur du dernier duc de Babenberg et ancienne épouse de Henri de Hohenstaufen (Henri II de Souabe, 1211-1242). Sous son règne commence l’extension du château, l’achèvement de l’église saint-Martin ainsi que, vers 1270, le renforcement des portes, en particulier de la porte de Vienne dont on trouve la mention écrite en 1272 sous le nom de « Porta winense ». Cette porte est surélevée de deux étages défensifs, le chemin de ronde de la porte étant également surélevé par une construction en ogive techniquement audacieuse. Cette porte abrite aujourd’hui le musée de la ville.
Le couvent des Frères mineurs est édifié près de la porte de Vienne, dans l’angle nord-ouest des remparts de la ville. Hainburg,  fidèle à Ottokar II Přemysl de Bohême restera l’un de ses rares points d’appui sûrs à la fin de son règne. Après la victoire de Rodolphe Ier de Habsbourg (1218-1291) sur Ottokar II en 1278 à la bataille de Dürnkrut dans la plaine du Marchfeld sur la rive gauche du Danube, bataille à l’occasion de laquelle Ottokar est tué d’un coup de poignard, la ville entre en possession des Habsbourg.
Au début du XIVe siècle, les bourgeois de Hainburg, s’appuyant sur deux privilèges accordés par le duc Frédéric le Bel (1289-1330) entre 1308 et 1314, réussissent à s’émanciper de la seigneurie du château et à former une commune indépendante. Des juges et des jurés municipaux sont mentionnés pour la première fois en 1308 et cinq ans plus tard, des conseillers municipaux. Le sceau de la ville est également attesté pour la première fois à cette époque (première empreinte de sceau en 1308). L’ascension de la bourgeoisie de Hainburg se concrétise par la densité et la qualité des constructions urbaines dans le secteur de la place du marché (Hauptplatz/place centrale) et de la rue principale ainsi que sur la rive du Danube à l’extérieur des remparts (Stetten) où les pêcheurs de Hainburg, particulièrement privilégiés, ont pu s’établir. L’existence de la communauté juive est mentionnée dès 1320. Sa synagogue, en grande partie conservée, appartient aux rares exemples architecturaux de synagogue de la fin du Moyen Âge. la population juive a également joué un rôle important dans la prospérité de la bourgeoisie locale, prospérité qui se maintiendra jusqu’au début du XVe siècle.
La capacité financière de la ville s’affaiblie au XVe siècle en raison de multiples facteurs comme la pratique des Habsbourg en matière de mise en gage, l’expulsion de la communauté juive en 1420, les guerres de Hongrie et les conquêtes par le roi hongrois Matthias Corvin en 1482 et la baisse du commerce sur le Danube suite à l’expansion de l’Empire ottoman. Les dévastations de l’arrière-pays par les troupes ottomanes et les armées impériales dans les années 1540 et le contournement de la ville par une route commerciale plus méridionale entrainent un déclin économique qui se confirme au XVIe siècle. 10 à 15 % de la zone urbaine sont alors désertés.
Les contraintes liées au stationnement des troupes impériales pendant des années lors de la guerre de Trente Ans, l’incendie de la ville en 1634, des épidémies de peste, de mauvaises récoltes entrainant une famine, incitent de nombreux habitants à quitter Hainburg. La cité est alors considérée au XVIIe siècle comme pauvre, désolée, ruinée et morne. Les conquêtes ottomanes de 1683, qui déciment les populations locales et menacent Vienne sont le point final de cette évolution. 90 % des habitants furent tués ou emmenés comme esclaves.

La colonne de la peste de Hainburg sur la place principale, photo droits réservés

Le déclin de la ville se reflète aussi bien dans l’état du château que dans celui de l’église paroissiale saint-Martin, autrefois monumentale. Le château, déjà délabré en 1501, est rénové et agrandi par les différents propriétaires de gages mais il finit par tomber en ruine après les destructions de la guerre de Trente Ans et des campagnes ottomanes de 1683.
L’église saint-Martin s’effondre vers le milieu du XVIIe siècle et c’est saint-Philippe et saint-Jacques, sur la place principale, qui devient l’église paroissiale. Le siège de la seigneurie sera déplacé au pied de la colline du château (« Neues Schloss », 1757-1767).

Le clocher de l’église saint-Philippe et saint-Jacques, photo © Danube-culture, droits réservés

L’unique réalisation architecturale du XVIIe siècle qui débute en 1677 est le couvent des Franciscains. Grâce à la construction d’une manufacture de draps (1702), ces Franciscains joueront un rôle majeur dans la première industrialisation de la ville. Mais c’est la manufacture de tabac fondée en 1723 par le conseiller de la chambre impériale Boussart qui devient le moteur et le symbole de l’essor économique. Elle est édifiée dans l’ancien couvent des frères mineurs, devenu un arsenal impérial après leur expulsion en 1525 et sera étatisée en 1784 par l’empereur Joseph II dans le cadre de la monopolisation du tabac.

Hainburg et ses remparts en 1870

La manufacture en expansion rapide (jusqu’en 1938 elle porte le nom d’ « Österreichische Tabakregie », après 1945 d’ « Austria Tabak AG ») est installée dans plusieurs bâtiments, dont certains marquent encore aujourd’hui la physionomie de la ville, comme le magasin de feuilles construit dans des formes classiques entre 1821 et 1840 dans le couvent franciscain désaffecté (supprimé en 1787) et le bâtiment dit « Donaugebäude » (aujourd’hui « Kulturfabrik »), construit en 1846/47 pour la production de cigarettes.
Le développement industriel ainsi que la fonction de garnison de Hainburg depuis 1810 entraîne, à partir du milieu du XIXe siècle, l’urbanisation des zones situées à l’est, au sud-est et au sud-ouest de la ville, où des maisons individuelles et mitoyennes ainsi que des ensembles d’immeubles sont édifiés.

Hainburg vers 1883, gravure de Hans Ludwig Fischer

La construction de la ligne de chemin de fer depuis Vienne en direction de Bratislava en 1914, permet de régénérer les anciennes relations économiques et culturelles avec la grande ville slovaque mais elles ne fonctionneront cependant plus que de manière limitée dès la fin de la Première Guerre mondiale en raison de la nouvelle frontière avec la République tchécoslovaque et elles seront même totalement rompues après 1948 par le « rideau de fer ».

Hainburg, sa manufacture de tabac (ancien couvent des Frères mineurs) et en arrière-plan le Schlossberg , J. Kranzle Wien 1916

Pendant des décennies, Hainburg a mené une existence de ville frontalière impasse, marquée par l’isolement et un déclin économique. L’inauguration du nouveau pont sur le Danube en 1973, qui permet d’accéder au sud de la plaine du Marchfeld,  apporte un modeste renouveau mais ce ne sera qu’avec l’ouverture des frontières de l’est en 1989, que Hainburg reviendra au centre de l’Europe.
En décembre 1984, Hainburg se retrouva au centre de l’attention politique et médiatique dans toute l’Autriche. Une mobilisation et une occupation citoyenne pacifique de la zone alluviale de « Stopfenreuth » permet de contester un projet de centrale hydroélectrique sur le Danube menaçant la biodiversité et l’écosystème fluvial et alluvial. La création du Parc National  des Prairies Alluviales Danubiennes « National Park Donau-Auen » en 1996 est une des conséquences de cette mobilisation écologique qui trouva un écho bien au-delà des frontières de l’Autriche et qui résonne encore dans le coeur des protecteurs de l’environnement.

Le projet de barrage et de centrale hydroélectrique de Hainburg : un environnement bouleversé, symbole de l’intervention humaine désastreuse sur un éco-système 

Le symbole architectural des nouvelles opportunités touristiques et économiques de Hainburg en tant que carrefour entre l’Est et l’Ouest est une  ancienne fabrique de tabac sur le Danube, transformée en « usine culturelle ».

Ce bâtiment industriel du XIXe siècle, a été rénové et sert depuis 2007 de lieu d’expositions et de manifestations ainsi que de dépôt archéologique du Land de Basse-Autriche.

Eric Baude pour Danube-culture, mai 2024

www.wienertor.at
www.donauauen.at
www.kulturfabrik-hainburg.at

Archives de l’Institut géographique militaire, Atlas historique : relevé de la Zone 13, colonne XVI, section a (ultérieurement 4758/1), Marchfeld : Schlosshof, Markthof, Hainburg. Cadastre franco-joséphin, échelle au 1:25.000, relevé en 1872/73.

 Hainburg et le Danube aujourd’hui, vue du ciel. Au premier plan à droite le hideux centre commercial qui jouxte les remparts, photo Stephanie Grüssl, 2019. Source : Bibliothèque Nationale d’Autriche, Vienne

Sulina mon amour, meine Liebe, my love, Sulina, dragostea mea ! (Teofil Mihailescu)

Le sujet n’est pas fortuit : Sulina, notre petite tour de Babel roumaine, a un passé européen et un destin emblématique pour l’histoire de notre pays et pour le destin de l’architecture roumaine. J’ai décidé de vous parler de Sulina non seulement parce que personne ne parle plus de ce lieu sauf lorsqu’il se produit quelque chose d’inimaginable du style «un curé a mordu un chien», mais aussi parce que c’est tout simplement un lieu fascinant, une cité exemplaire pour illustrer la naissance, la vie et la mort de l’architecture, de l’urbanisme, de l’histoire.

Embouchure du bras de Sulina vers 1850. Comme on le voit sur la gravure, il existait déjà un phare construit par l’Empire ottoman en 1848 bien avant ceux de la Commission européenne du Danube.

   Le titre n’est pas fortuit non plus : Sulina a été entre 1856 et 1939 la ville de la Commission Européenne du Danube, une organisation internationale créée à Galaţi grâce au traité de paix qui a suivi la guerre de Crimée et qui a décidé de la neutralité de la mer Noire, la rétrocession à la Moldavie de trois judets [départements] du sud de la Bessarabie et la libre circulation de la navigation sur le Danube, sous la surveillance d’une commission internationale1. Elle a été en fait la première ville de Roumanie liée à ce qu’on peut appeler le concept européen et un lieu significatif décrit par l’écrivain Jean Bart dans son roman Europolis comme une scène de vie à mi-chemin entre le XIXe et le XXe siècles.
Sulina a été d’abord une enfant misérable du delta. Elle a grandi en toute liberté, aisément, intimement directement en lien avec la nature et à son environnement aussi longtemps qu’elle demeura un village de pêcheurs et une terre stable à l’endroit où le Danube faisait son entrée dans la mer. Elle a eu la chance de se trouver au bon endroit et au bon moment pour recevoir une éducation, acquérir la fortune et l’usage du monde, devenant une dame. Elle connut le succès et inspira confiance entre 1856 et 1939 quand elle devint la cité de la Commission Européenne du Danube.

Sulina, le grand quai du port en 1900 avec des cargos anglais en attente de chargement (de céréales), photo collection ICEM Tulcea

Le temps a passé et malheureusement la jeunesse de Sulina s’est enfuie avec lui. La deuxième guerre mondiale a bouleversé son destin. La société a changé,  le communisme est arrivé avec ses tanks venus de l’est en même temps que les vents rudes des hivers du delta. Des villes récentes, telles les cités industrielles de « l’homme nouveau », les villes-dortoirs… ont commencé à s’affirmer en se trouvant également au bon endroit et au bon moment.  Sulina s’est transformée en une vieille dame avec des valeurs qui ne correspondaient plus à celles de l’après-guerre. Les autorités du nouveau régime décidèrent de la « rééduquer » en détruisant ou en laissant à l’abandon son patrimoine architectural d’autrefois, en altérant ses structures sociales,  ses positions européennes et son avenir au profit d’un style de vie contemporain. Cette «rééducation» se concrétisa par la construction de nouveaux immeubles et l’implantation de chantiers et d’industries navals souvent liées à l’activité de la pêche.

Sulina en 1930, photo archives Commission Européenne du Danube

Les années sont passées sur Dame Sulina. Des signes de souffrance sont apparus sur son visage, son corps comme des cicatrices et des rides mais son âme  restait malgré tout jeune et vivante. Une lueur d’espoir a surgi dans ses yeux et son âme vers le crépuscule de son existence en 1989 lors des changements de société. Ces bouleversements sont brusquement apparus comme une chance et  exprimant l’espoir que Sulina puisse être enfin réhabilitée. Le changement des temps et des moeurs n’a pas engendré la concrétisation de ses espérances. De nouvelles déceptions ont commencé à ternir le moral de la ville tels l’apparition de nouveaux blocs, la destruction des identités architecturales et urbaines, le remplacement des bâtiments caractéristiques par d’autres réalisations étrangères, l’absence de véritable promotion de la petite cité portuaire, le manque d’une vision globale d’un développement durable, la pollution des voisinages. Le passé a ainsi mis cette bonne Dame Sulina, encore riche d’un potentiel touristique, de terrains et de maisons bon marché (une aubaine pour certains escrocs qui profitèrent de la naïveté des habitants), d’une interface pour les activités de pêche et de chasse dans le delta, dans une position extrêmement vulnérable, conséquence des souffrances accumulées au cours de l’histoire. Des vautours, des sociétés immobilières, des hommes d’affaires peu scrupuleux, des politiciens véreux se sont acharnés sur elle afin d’en tirer profit.… Ils l’ont harceler pour lui dérober tout ce qu’elle possédait (terrains, immeubles, position, statut…).

Sulina est aujourd’hui une dame misérable, à la fois roumaine dans le sang et européenne dans l’âme qui raconte sa vie et ses souvenirs, la gloire de sa jeunesse avec ses longues journées d’été brûlés de soleil, les interminables nuits d’hiver elles aussi brûlées non par le soleil mais par le vent d’est glacial, scrutant le monde à travers ses vieilles lunettes bulgares, dans un fauteuil français, avec un châle autour des épaules, assise sur un tabouret hongrois posé sur un tapis rose italien dans une vieille chambre au mobilier monténégrin d’une maison lipovène perdue parmi les fleurs et le ricin, buvant un café turc adouci d’un cube de sucre autrichien et d’une goutte de lait russe, dans une tasse de porcelaine grecque, avec une petite cuillère en argent arménienne et une soucoupe serbe, posées sur une table en bois peint allemande, couverte d’un napperon polonais blanc apprêté, à côté d’une carte postale albanaise, d’un bougeoir hébreu et d’un gobelet tatar en émail.

« L’Hôtel d’Administration » de la Commission Européenne du Danube construit en 1866, collection archives de la Commission Européenne du Danube

À Sulina, les habitants se sentent à l’écart et vraiment au bout du monde. D’une certaine façon c’est vrai : Sulina est à l’altitude la plus basse de Roumanie (1m 50 au dessus du niveau de la mer !). C’est le point le plus à l’Est du pays. Elle est reliée au reste du monde uniquement par des voies d’eau ou aériennes et soumise en théorie à un régime spécial de protection de la nature du fait de la création en 1993 de la réserve de Biosphère du Delta du Danube (A.R.B.B.).

Boutiques sur la rue Élisabeth avec en arrière-plan la mosquée (aujourd’hui démolie) et le phare, photo collection BAR, Bucarest

Beaucoup de visiteurs viennent à Sulina un peu par hasard, pour la plage et la mer, le camping, la pêche et pour le côté relativement sauvage et isolé des lieux. La plupart de ces touristes ne respecte ni la plage, ni la mer, ni la ville et son histoire, ni la nature du delta. Cela se voit aux tonnes de bouteilles de plastique, papiers, boîtes de conserve, poubelles jetées à chaque pas, en ville et au bord de la mer, dans les étangs et les canaux. On les trouve d’une année sur l’autre toujours en plus grand nombre. Peu d’habitants ont de la considération pour leur ville. Le fleuve est de plus en plus sale. Comment s’en étonner puisque c’est ici que se rassemblent pratiquement toutes les saletés de l’Europe emmenées par le Danube ? Le Delta a reçu le statut de réserve naturelle, mais bien trop tardivement tant pour la nature que pour Sulina elle-même.
Bien trop rares sont les habitants qui voient plus loin que la pointe de leur barque, que l’extrémité de leurs filets, de leurs lieux de pêche, que le braconnage quotidien, que les pêcheries et les promenades des pêcheurs amateurs. Bien trop rares sont ceux qui connaissent, comprennent, apprécient l’ambiance, l’histoire ou l’architecture de la ville, ceux qui en perçoivent la poésie et ne laissent pas l’atmosphère, l’histoire et l’architecture de Sulina mourir d’inanition. La ville n’est plus animée par un souffle communautaire vivant, irriguée par l’estime du passé mais seulement par une somme d’intérêts financiers, de petites ou de grandes affaires et/ou d’escroqueries.
Bien trop rares sont les visiteurs qui viennent à Sulina pour son atmosphère désuète, pour son histoire ou son architecture, à la recherche de l’âme de la ville. Ceux-là photographient des vieilles maisons ou des villas kitsch, cherchant à  retrouver quelque chose de l’authenticité du lieu mais de nombreux habitants les accusent de prendre des clichés pour leur voler leurs maisons. Ils cherchent à s’imprégner de l’esprit de la ville. Les habitants en regard de leur propre pauvreté, pensent qu’il s’agît d’une étrange perte de temps. Et c’est justement l’âme de Sulina qui tombe maintenant dans l’oubli. De ce point de vue aussi Sulina est moribonde. Ma démarche se veut comme un signal d’alarme afin que son architecture historique puisse être sauvée, que puissent préservés l’esprit du lieu et le sentiment d’appartenance à une communauté, afin que  ne meure avant même de se développer le développement durable, que ne meure la nature à l’endroit même où se trouve sur la mer Noire le seuil d’entrée en Roumanie et dans l’Union Européenne.

Pourquoi Sulina est-elle aussi intéressante ?

Jean Bart (alias Eugeniu P. Botez, 1877-1933), officier de marine, capitaine du port de Sulina et écrivain

Sulina c’est l’Europolis de l’écrivain Jean Bart (pseudonyme littéraire de l’officier de marine Eugène Botez, 1847-1933, choisi d’après le célèbre corsaire français), roman d’un amour double, d’une ville et d’une femme, oeuvre qui, au delà de l’histoire de « l’émigré américain » Nicolas Marulis, de l’officier Neagu et de la sirène noire Evantia, symbolise la cohabitation des Lipovènes, Roumains, Grecs, Polonais, Arméniens, Turcs, Tatars, Italiens, Anglais, Russes, Austro-hongrois, Albanais, Juifs, Bulgares, Allemands, Serbes, Monténégrins, et de la coexistence pacifique des mondes, orthodoxes, catholiques ou du protestantisme avec le judaïsme et l’islam.

L’ancienne maison de l’écrivain Jean Bart, photo © Danube-culture, droits réservés

Sulina a un tissu urbain original et unique en son genre : elle se découpe symboliquement sous la forme d’un quadrilatère avec un grand côté de 5, 5 km de longueur et un petit côté de seulement 500 m de largeur dont les six rues, parallèles au Danube, sont numérotées, à l’image de New York, de I à IV.
Ses caractéristiques sont intéressantes : c’est la première ville de Roumanie où l’on peut parler de concept d’Europe Unie, c’est la ville la plus à l’est de la Roumanie et de l’Union Européenne. On trouve ici le dernier poteau électrique, le dernier poteau téléphonique, l’ultime robinet d’eau potable, le dernier téléphone fixe, le dernier phare, les dernières pistes avec des barques comme ailleurs les voitures, devant la porte des maisons et l’ultime plage de sable fin à l’est du pays et de l’Union Européenne. C’est la première localité que rencontre les marins qui entrent en Roumanie et en UE et la dernière avant qu’ils ne reprennent la mer.

L’église orthodoxe roumaine Saint Nicolas, autrefois la cathédrale de Sulina et à droite l’église orthodoxe roumaine, photo © Danube-culture, droits réservés

Cette petite ville isolée, remarquable pour son patrimoine architectural, témoignage vivant de l’histoire des deux derniers siècles possède cinq églises ! Presque toutes sont consacrées à Saint-Nicolas, protecteur des marins : l’église roumaine orthodoxe Saint-Nicolas, lieu où différentes ethnies se rassemblaient pour prier et se recueillir, a été construite en 1866, à côté d’une vieille église en bois détruite ultérieurement mais restée dans les mémoires grâce à l’érection d’une croix votive placée sur le maître autel, l’église grecque Saint-Nicolas, bâtie en 1868 avec son unique et authentique ambiance, survivante oubliée, mourant peu à peu chaque jour du manque d’intérêt pour sa restauration et de nouveaux projets, l’église orthodoxe de rite ancien Saint-Pierre-et-Paul, paroisse de la communauté russo-lipovenes, construite entre 1991 et 1995 à côté d’une vieille église dont il ne reste reste que la Sainte table, l’église romano-catholique Saint-Nicolas, érigée grâce au financement de la communauté italienne de Sulina, sanctifiée en 1863, marquant sa présence discrète dans le paysage urbain environnant avec sa sobriété architecturale et son clocher à l’aspect particulier, enfin l’église Saint-Alexandre et Saint-Nicolas, actuellement cathédrale orthodoxe de Sulina et du delta. Bâtie grâce à la volonté du prêtre V. Gheorghiu, sa première pierre a été posée en 1910 en présence du roi Carol Ier et de la famille royale. C’est un extraordinaire et valeureux exemple emblématique d’architecture autochtone digne de n’importe qu’elle grande ville européenne.

L’ancien phare de la rive gauche, photo archives de la Commission Européenne du Danube

3 phares ont été construits à Sulina :
– le vieux phare, construit en 1869 au temps de la Commission Européenne du Danube [en fait érigé en 1848 à la demande de l’Empire ottoman]. Bâti à l’endroit où, au moment de sa construction, le Danube se jetait dans la mer Noire, il se trouve désormais en pleine ville, à une grande distance de l’embouchure actuelle du fleuve. Il a été transformé en musée et est provisoirement fermé en raison de sa réfection.
– le phare d’observation (rive gauche du bras de Sulina), également bâti au temps de la Commission Européenne du Danube, aujourd’hui abandonné et dont il émane une présence fantomatique dans le paysage du delta. Ce phare apparaît dans la série télévisée « Toate pînzele sus » (« Toutes voiles dehors ») de Mircea Mureșan, réalisée d’après le roman éponyme de Radu Tudoran (1910-1982). Une longue digue en pierre, à l’allure poétique, où sont inscrits les noms de tous ceux qui participèrent aux travaux de sa construction  le relie à Sulina.
-le nouveau phare, le plus à l’est de l’Europe et de la Roumanie. Sa construction impressionnante date des années 1970. Le phare domine la mer d’une hauteur de 57 m de hauteur et sa lumière est visible à plus de 50 km à la ronde.

Le château d’eau et l’usine électrique, sources archives de la Commission Européenne du Danube

Sulina possède aussi son propre château d’eau, une construction qui, à première vue, peut paraître sans grand intérêt mais dont l’origine est due à un fait singulier. Son architecture et son histoire sont typiquement hollandaise ! Ce réservoir ainsi que le réseau de distribution d’eau de la ville ont été offert par la Reine des Pays-Bas qui, faisant escale à Sulina et demandant quelque chose à boire, se vit offrir un verre d’eau du Danube. Elle fut stupéfaite qu’un port de cette importance et avec une telle densité d’activité n’ait pas de réseau d’eau potable filtrée.

Photo © Danube-culture, droits réservés

Sulina a une architecture extrêmement sensible de maisons toutes simples, qu’elles appartiennent à la communauté lipovène (en torchis, blanchies à la chaux, recouvertes de roseaux et décorées d’ornements de bois) ou des répliques architecturales d’époques influencées autant par l’orient que l’occident.
Le cimetière marin se trouve à l’extérieur de la ville, en direction de la plage.  C’est un lieu fascinant, coloré, émouvant, symbolisant un repos éternel pour les Chrétiens, les Juifs ou les Musulmans, du simple porteur, pêcheur, marin ou ouvrier du port jusqu’à l’ingénieur, officier, capitaine de navire, consul ou figure marquante de l’essor de la ville tel William Simpson, qui fut durant 13 années le Directeur de la construction de la Commission Européenne du Danube, franc-maçon, chevalier de l’Ordre de Malte ou la Princesse Ecaterina Moruzi (1757-1835), nièce de Ioan Sturza, née a Istamboul et décédée à Sulina.

Cimetière de Sulina, photo © Danube-culture, droits réservés

Le  littoral  de Sulina est très particulier ; vaste, donnant une sensation de fin du monde, avec un sable fin et dont les vagues de la mer Noire flirtent avec les eaux douces du Danube. Terminus du bord de la mer la ville est aussi le lieu d’où partent et se terminent les circuits touristiques vers les magnifiques paysages du delta du Danube (Lac Rosu, Rosule, Porcu, Raducu, Lumina et Puiu, la forêt de Caraorman, la forêt primaire de Letea, de Gârla Împutita…).

Plage du littoral de la mer Noire à proximité de l’endroit où le Danube (bras de Sulina) rejoint la mer Noire, photo © Danube-culture, droits réservés

Je suis « Ardelean » mais Sulina m’appartient aussi parce que je suis roumain, architecte, pêcheur, photographe, peintre et passionné de l’âme de cette ville. Voyageant dans le temps et dans l’espace, là-bas où le vieux Danube noie ses flots et son nom dans la mer ainsi que l’écrit avec nostalgie Jean Bart dans l’introduction de son roman Europolis, j’ai eu la sensation physique d’aller au bout du monde pour découvrir paradoxalement et de façon métaphorique que j’étais en fait arrivé en son centre. Cette sensation a été rapidement suivie par une autre sensation bien plus triste : celle que ma quête m’avait emmenée dans un lieu qui mourrait à chaque instant un peu plus et dont l’âme, jour après jour, se détachait de son corps. Je vous ai parlé de ces trésors… Voilà un autre visage de cette ville, cette fois en position de victime : la découverte, heureuse à priori de Sulina, est assombrie par une réalité récente qui bouscule l’histoire et l’esprit des lieux. Découverte également altérée par l’agressivité d’une architecture contemporaine majoritairement kitsch, laide et de mauvaise qualité. Découverte encore altérée par la dilution dans la nature du delta de son architecture ancienne et abandonnée, découverte encore assombrie par une sensation de pauvreté et la grande résignation de ses habitants.
En résumé c’est triste Sulina n’est-ce pas ? Et tellement ressemblant au destin de la Roumanie. Les Seigneurs et les nobles Dames s’en vont comme Sulina… Que fait-on de la parabole de Sulina ? Que fait-on de la Roumanie ? On la laisse mourir peu à peu chaque jour avec toutes ses merveilleuses valeurs.

Teofil Mihailescu, architecte, photographe, écrivain, peintre, vidéaste, journaliste est né à Brasov en 1973. Après un doctorat à l’Université Ion Mincu d’architecture et d’urbanisme de Bucarest, un Master de l’École Nationale d’études politiques et administratives de Bucarest, il fonde et dirige le bureau d’architecture Teofil Mihailescu. Teofil Mihailescu est membre fondateur de l’Ordre roumain des architectes et a effectué de nombreux séjours à l’étranger (stages d’architecte au Getty Museum de Los Angeles, au Politecnico di Milano, à l’Université de Gênes ou au Royal Institute of Technology de Stockholm…) . Son expérience professionnelle et son approche personnelle non conventionnelle de l’architecture lui permettent de pratiquer les arts visuels et la photographie et de les utiliser comme moyen d’exploration anthropologique du monde.

Cet article de T. Mihailescu date de 2009, a été auparavant publié sur le site dobrogea.net, traduit et révisé par nos soins.

Sur les quais de Sulina un soir d’hiver, photo © Danube-culture, droits réservés

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