« Le Danube blanc ondoie en silence » ou la marche de Botev…
C’est en apprenant l’exploit du révolutionnaire bulgare Hristo Botev (1848-1876) sur le Danube près de Kozloduy qu’Ivan Vazov compose ces vers. Le poète relate l’évènement dans ses mémoires : « Nous étions tous exaltés : les détails de cet entreprise audacieuse, semblant tout droit sortir d’une légende, circulaient de bouche à oreille. Profondément impressionné par cet cet évènement, j’ai écrit « Le Danube blanc et silencieux ondoie joyeusement » qui est devenu rapidement très populaire. Dans les cafés, les auberges les rues où nous nous rencontrions, nous discutions tout le temps du héros bulgare : toutes nos conversations commençaient et se terminaient avec cet incroyable exploit de notre compatriote révolutionnaire. Mon poème a ensuite été adapté pour en faire un chant patriotique. »
Ivan Vazov (1850-1921)
Le titre original du poème est en fait « Radetzky » du nom du bateau à vapeur autrichien de la D.D.S.G. commandé par le capitaine Dagobert Engländer à bord duquel Hristo Botev et ses hommes embarquèrent incognito le 16 mai 1876 depuis le port de Giurgiu, sur la rive roumaine puis qu’ils détournèrent et forcèrent à accoster le lendemain sur le rivage bulgare à Kozloduy pour les débarquer. Hristo Botev sera tué peu de temps après par les Ottomans sur le mont Okolshitsa le 1er juin 1876. Cette chanson patriotique, inspirée de ce poème comporte un nombre variable de strophes. La version originale en comptait plus de vingt.
Réplique du Radetzky construite en 1954, transformé en musée Hristo Botev sur le Danube à la hauteur de Kozloduy, photo droits réservés
Hristo Botev et Ivan Vazov ont eu une relation intéressante. À l’âge de 15 ans, Vazov se rendit dans la ville de Kalofer où il fut engagé comme assistant du célèbre professeur Botio Petkov, le père de Hristo Botev. Le vieux Petkov s’est fait beaucoup du souci pour son fils qui avait été renvoyé du lycée d’Odessa. Ivan Vazov et Hristo Botev se rencontreront ultérieurement.
Mémorial de Hristo Botev à Kalofer, photo droits réservés
La mélodie originale de cette chanson serait l’œuvre d’un compositeur bulgare anonyme. Certaines sources affirment que même l’auteur de la version musicale que nous connaissons aujourd’hui est également inconnu. Mais dans la biographie du musicien bulgare Ivan Karadzhov, il est mentionné que celui-ci aurait écrit la musique sur le poème d’Ivan Vazov.
Rebelle et personnage public, Ivan Karadzhov est né dans le sud-ouest de la Bulgarie occupée par l’Empire ottoman. Diplômé de l’École masculine bulgare de Thessalonique, il rejoignit l’Organisation révolutionnaire macédonienne interne qui luttait pour libérer de l’occupation turque les régions de l’ethnie bulgare en Macédoine. Il étudia par la suite à l’Ecole vocale impériale de Saint-Pétersbourg, dont il est sorti diplômé en 1902. C’est en 1909, alors qu’il est professeur de musique, qu’il aurait composé sa mélodie sur les vers d’Ivan Vazov. Cette chanson fut interprétée pour la première fois par la fanfare de son école ce qui lui attira de graves ennuis de la part des autorités turques.
« Le Danube blanc et silencieux ondoie joyeusement… »
Le Danube blanc et silencieux ondoie joyeusement
Et le Radetzky flotte majestueusement sur ses vagues d’or,
Mais Lorsque les rives de Kozloduy se montrent,
Une trompe sonne sur le bateau et un drapeau est brandit,
De juvéniles héros bulgares montrent leurs visages,
Leurs fronts ont la fierté du Lion, leurs regards sont plein de ferveur,
Leur jeune chef se tient fièrement devant eux,
s’adressant au capitaine en tenant un couteau dans sa main,
Je suis un soldat bulgare, voilà mes hommes,
Nous allons nous battre pour la liberté, le sang coulera aujourd’hui,
Nous devons combattre pour la Bulgarie
Afin de l’aider à se débarrasser d’une pesante tyrannie…
Le 26 mai 1876, le Radetzky1, un bateau à vapeur de passagers autrichien de la Compagnie de navigation sur le Danube (D.D.S.G.), construit pour cette compagnie en 1851 par les chantiers navals hongrois d’Ofen-Obuda, remonte le Danube de Galaţi vers Turnu-Severin conformément à ses horaires et à son plan de navigation. Aux escales roumaines de Giurgiu, Turnu-Magurele et Corabia s’embarque un groupe d’environ 200 bulgares en costumes traditionnels de paysans ce qui n’est guère surprenant en soi dans le contexte danubien de cette époque. Dès les amarres largués au départ de l’embarcadère de Rahovo (Oryahovo, rive droite bulgare) ou, selon d’autres sources, de Bechet, petite ville sur la rive roumaine en face de Rahovo, le groupe de paysans ouvre de grandes caisses et des valises censées contenir des outils de travail et en sortent des armes à la stupéfaction des autres passagers.
Le port d’Oryahovo, sur la rive droite (Bulgarie), photo Denis Barthel, German Wikipedia
Le jeune chef du groupe, le poète, journaliste, instituteur et révolutionnaire bulgare Hristo Botev, alors âgé de 28 ans, donne l’ordre au jeune capitaine du même âge du bateau autrichien, Dagobert Engländer (1848-1925), de changer son cap et de se diriger vers Kozloduj (rive droite) où il demande à débarquer avec ses hommes. De là les révolutionnaires veulent lancer leur offensive contre l’occupant ottoman pour permettre à la Bulgarie de retrouver son indépendance.
Hristo Botev (à gauche), Nikola Slavkov et Ivan Drassov en Roumanie en 1875, Archives d’État Centrales, Sofia, Bulgarie
Hristo Botev s’adresse en ces termes au commandant et aux passagers du Radetzky :
« Monsieur le commandant !
Chers passagers !
J’ai l’honneur de vous informer que des rebelles bulgares, dont j’ai l’honneur d’être le voïvode (commandant), se trouvent à bord de ce bateau. Au détriment de nos bêtes et de nos outils agricoles, au prix de gros efforts et du sacrifice de nos biens, enfin au prix de tout ce qui nous est cher en ce monde, sans en avoir informé les autorités du pays d’accueil dont la neutralité a été respectée et malgré leurs recherches, nous nous sommes munis de ce tout ce qui nous est nécessaire pour venir en aide à nos frères révoltés, qui combattent si bravement sous la bannière du lion bulgare pour la liberté et l’indépendance de notre chère patrie, la Bulgarie. Nous demandons aux passagers de ne pas s’inquiéter et de rester calmes. Quant à vous, Monsieur le commandant, j’ai la tâche délicate de vous inviter à mettre le navire à notre disposition jusqu’à notre débarquement, tout en déclarant que la moindre des résistances de votre part me mettrait dans la triste nécessité et dans l’obligation d’utiliser la force pour me venger des tragiques évènements survenus à bord du bateau à vapeur allemand à Roussé en 1867. Dans tous les cas, notre slogan de bataille est le suivant :
Vive la Bulgarie ! Longue vie à François-Joseph ! Longue vie au comte Andrassy ! Vive l’Europe chrétienne ! »
Les révolutionnaires bulgares ne montrent aucune animosité envers les passagers et le commandant Dagobert Angländer . Ils lui remettent avant de débarquer un certificat écrit en français (sic !) attestant qu’il leur a obéi sous la contrainte afin d’éviter d’éventuels ennuis de leur part. Les plus réputés parmi les voyageurs témoignent dans ce même document que le capitaine a certes agi sous la contrainte mais que les passagers ont tous été traités avec déférence. En débarquant les révolutionnaires s’agenouillent et embrassent la terre bulgare.
Mémorial de Hristo Botev au port de Kozloduj, photo Vislupus, droits réservés
Malheureusement pour eux, les gendarmes turcs, les fameux « Bachi-Buzuks » ont observé le manège inhabituel du vapeur et des hommes de Botev. Aussi peuvent-ils donner l’alerte et obtenir le renfort de soldats.Les paysans bulgares se méfient de la petite troupe. Dans leur traversée des villages bulgares, aucun homme ne vient grossir les rangs des révolutionnaires, probablement par peur des représailles des occupants turcs en cas de défaite. Hristo Botev sera tué le 1er juin sur le Mont Okolchitza, dans le massif du Grand Balkan, près de Vratsa, après seulement quelques jours de combat.
« Car celui qui succombe pour la liberté Ne meurt pas, ne peut pas mourir ! Que sur lui pleurent La terre et le soleil et toute la nature ! Que les poètes le célèbrent dans leurs chants ! »
Extrait de « Hadji Dimitar », in Poèmes, traduction et une adaptation de Paul Éluard, avec une biographie du poète par Elsa Triolet, édition bilingue bulgare-français, introduction de Pantélei Zarev, Sofia-Presse, Sofia 1975 Le capitaine Dagobert Engländer sera interrogé par les autorités turques qui lui demande d’accepter des soldats à bord du bateau ce que le commandant refusera. Il confiera plus tard avoir été impressionné par la courtoisie, la détermination et l’énergie du poète révolutionnaire : « Botev, quant à lui, me fit une forte impression avec sa droiture, son énergie et son tempérament. Avant que le bateau ne s’approche de la rive bulgare, il m’appela pour me montrer que la cale du bateau ainsi que son chargement étaient intacts. Au moment de leur débarquement, je fus témoin d’une situation solennelle et très émouvante. La voix puissante de Botev se fit entendre et tous ses compagnons tombèrent à genoux, pour embrasser le sol bulgare. À leurs cris d’adieu : « Vive Franz Josef ! Longue vie au capitaine ! », je répondis par un « Bonne chance » et les saluais plusieurs fois en levant ma casquette. » Dagobert Engländer continuera à naviguer sur le Danube puis fêtera, en 1908, sa quarantième année au service de la D.D.S.G. comme Inspecteur en chef de la Direction Générale de la compagnie. En 1906, un projet de rachat du Radetzky à la D.D.S.G. par les autorités bulgares ne peut aboutir. Le vapeur est ensuite mis hors service en 1918 et détruit en 1924. L’année suivante Dagobert Engländer renvoie en Bulgarie, par l’intermédiaire de son frère Adolf qui les remettra solennellement au roi Boris III (1894-1943), les objets du bateau qu’il a soigneusement conservés : un drapeau, un cachet, la permission originale, une copie du rapport, un exposé détaillé des événements du 17 mai 1876, une copie de la lettre de Botev en français adressée au capitaine et aux passagers (retrouvée et conservée aux Archives Nationales Bulgares), deux planches de bord du Radetzky sur l’une desquelles se tient Hristo Botev. Pour commémorer cet évènement et le 90ème anniversaire de la mort de Hristo Botev, une souscription est ouverte en 1964 à l’initiative de la journaliste Liliana Lozanova à laquelle participe de nombreux enfants bulgares. On trouve parmi la liste des noms des souscripteurs celui du petit-neveu de Dagobert Engländer. La souscription permet de faire construire dans les chantiers navals de Roussé une réplique à l’identique du Radetzky intégrant des parties conservées du navire original. Inauguré au printemps 1966, le bateau-musée est dédié au poète révolutionnaire bulgare et à cet évènement. Ce bateau historique remontera ultérieurement le Danube de Roussé à Kozloduj avec un équipage vêtu d’uniformes d’époque de la D.D.S.G. Il y sera accueilli solennellement par le Gouverneur d’État bulgare. Le bateau se rendra ensuite à Vienne abordant sur ce trajet hautement symbolique le pavillon de commerce des navires de l’ancienne monarchie austro-hongroise. En 1982 le Radetzky est élevé au rang de Musée National et il est affilié en 2004 au Musée National d’Histoire de Sofia et rénové en 2011. Hristo Botev ne souhaitait pas seulement libérer son pays de l’oppresseur turc, il voulait aussi émanciper son peuple des vieilles superstitions qui l’emprisonnaient et le maintenaient dans une situation d’esclavage.
Sa poésie (il n’a laissé qu’une vingtaine de poèmes) s’inspire également de la nature et du patrimoine des chansons populaires tout en les animant d’un idéal révolutionnaire d’une grande sincérité. Cet épisode a inspiré la composition de la chanson populaire patriotique Тих бял Дунав се вълнува (Le Danube blanc ondoie en silence) également connu sous le nom de Marche de Botev. Musique d’Ivan Karadzhov (ou d’un compositeur anonyme selon certaines sources) et texte d’après le poème Radetzky d’Ivan Vazov (1850-1923). C’est à proximité de Kozloduj que le Danube atteint sa largeur maximale.
Hristo Botev (1848-1876) Poète, journaliste, écrivain révolutionnaire, patriote et athée, Hristo Botev est né en Bulgarie à Kalofer en 1848. Son père, Botio Petkov est un éminent littérateur et pédagogue. Son fils part à l’automne 1863 étudier dans un lycée d’Odessa (Russie) puis revient à Kalofer. Contraint de quitter la ville en 1867 pour des raisons politiques, il se rend en Roumanie où il travaille pour le journal L’aube du Danube à Brǎila, fait la connaissance d’émigrés bulgares militants, s’inscrit à la Faculté de médecine de Bucarest qu’il abandonne peu après pour des raisons pécuniaires et survit dans la misère à la périphérie de la capitale roumaine en compagnie du révolutionnaire bulgare Vassil Levski (1837-1873). Il est nommé instituteur à Alexandria (Munténie, principauté roumaine de Valachie) puis à Izmaïl (Bessarabie, aujourd’hui en Ukraine) dans le delta du Danube. Il voyage, entretient de nombreux liens avec les révolutionnaires russes, édite plusieurs journaux, se fait emprisonner pour ses activités politiques puis est relâché.
Il publie Boudilnik (Le Réveil), un journal satirique, collabore ou édite plusieurs autres journaux (Liberté, Nouvelle Bulgarie…), devient le secrétaire du Comité Central Révolutionnaire Bulgare, écrit des poésies, des récits, des feuilletons, enseigne à l’école bulgare de Bucarest et se marie en 1875. Cette même année, Hristo Botev participe à la préparation d’une insurrection pour libérer la Bulgarie du joug ottoman et se rend en Russie. En avril 1876, une première insurrection bulgare, mal préparée, échoue. Suite à cet échec, Hristo Botev rassemble une troupe d’environ 200 hommes qui rejoint sous ses ordre les bords du Danube et s’embarque le 16 mai sur le Radetzky de la D.D.S.G. pour rejoindre la rive bulgare. Il meurt peu de temps après le 1er juin 1876 dans des combats avec les Ottomans près de Vratza.
Notes :
1 Johann Joseph Wenzel Anton Franz Karl, Graf Radetzky von Radetz, 1766-1858, maréchal autrichien d’origine bohémienne, adversaire de l’Empire ottoman et de Napoléon Ier. Adulé de ses soldats qui le surnommaient affectueusement « Vater » (père), il tentera de réformer l’armée impériale autrichienne et entrera en vainqueur à Paris en 1814. Johann Strauss junior a composé sa « Marche de Radetzky » en son honneur.
Sources : Georges Castellan, Histoire des Balkans, XIVe-XXe siècle, Fayard, Paris, 1991 Christo Botev, Poèmes, Édition bilingue bulgare-français, traduction de Paul Éluard, introduction de Pantélei Zarev, Sofia-Presse, Sofia 1975