Joseph von Eichendorff (1788-1857) et le Danube
Eric Baude pour Danube-culture, mis à jour décembre 2023, © droits réservés
Le diable sur le Bisamberg (légende danubienne)
Un paysan était riche, sa fille seule héritière belle et courageuse. Fallait-il s’étonner que son père veuille lui trouver un gendre qui soit au moins à la hauteur de son cœur sur le plan financier ? Les candidats au mariage défilaient innombrables. Un beau jour d’été, un modeste valet, pris d’un coup de folie se rendit rendu à son tour chez le riche paysan pour lui faire part de sa demande en mariage. Malgré la bonne réputation du valet, efficace, fiable, travailleur, le paysan qui connaissait le dénuement dans lequel il vivait, lui cria « Hors d’ici pauvre gueux ! Ne reviens que lorsque tes poches seront pleines d’argent » ! Sa fille, choquée par les paroles grossières de son père, s’en alla prier pendant que le valet, quant à lui, se réfugiait à proximité sous un chêne du Bisamberg. Alors qu’il était assis, méditant son échec, une silhouette pleine de bonne humeur monta la pente dans sa direction et, s’approchant du valet, lui demanda ce qui le tracassait. Quand l’étranger sut ce qu’il en était, il se contenta de dire : « Eh bien, l’aspect financier ne pose aucun problème, je peux te donner un coup de main. J’aimerais juste une petite contrepartie, que tu me donnes ton âme. C’est peu de chose en récompense de mon aide ! Que penses-tu de ma proposition ? » Le valet qui n’était pas des plus idiots et qui avait compris qu’il avait affaire au diable, réfléchit un instant puis tendit la main et prononça un vigoureux « Marché conclu » ! A peine le diable s’apprêtait-il à saisir la main du valet que celui-ci la retira et déclara avec malice : « Ne me donne que modérément de tes richesses, je veux être sûr de pouvoir te rembourser. » Le diable, étonné de cette clairvoyance, se contenta de dire : « Quand est- que tu veux me me rembourser ? » Le valet répondit : « Dans quelques mois, quand ce chêne au pied duquel nous sommes assis n’aura plus de feuilles ! » Le diable, sûr de son affaire, se mit à s’esclaffer joyeusement et approuva : « Je peux bien attendre jusque-là ! » Sur ce, il remit au valet une petite feuille d’or qu’il devait enterrer sous un pommier des environs. Une nuit plus tard un trésor apparaîtrait au même endroit. Aussitôt dit, aussitôt fait…
Le riche fermier ne s’étonna pas de la subite richesse du valet et n’eut plus rien à redire au mariage de sa fille avec lui. Aux premiers jours de l’automne, une fois la cérémonie du mariage et le stress de la récolte passés, le serviteur se souvint de sa rencontre et du marché passé avec le diable. Il confessa tout à sa femme. Mais celle-ci ne s’inquiéta pas, persuadée de la protection efficace de ses prières quotidiennes. L’automne avançait. Les feuilles tombèrent tout autour de la ferme et le valet se sentait angoissé. Il quittait régulièrement les rives du Danube pour grimper sur le Bisamberg. Le chêne sous lequel il avait conclu son pacte avec le diable, contrairement aux autres années, verdissait de plus en plus. Bien que le froid s’installa et qu’il se mit à neiger, les feuilles de chêne restaient solidement accrochées à leurs branches, passant du vert au jaune, au rouge puis au brun puis de nouveau au vert sans qu’aucune d’entre elles ne tomba au sol. L’hiver dura longtemps cette année mais les feuilles tenaient bon. Le diable, agacé et impatient jurait à haute voix. Les dernières feuilles du chêne qui avait poussé au printemps précédent ne s’envolèrent vers la vallée du Danube qu’au moment où de nouveaux bourgeons apparurent, frais et pleins de sève.
Il en fut ainsi longtemps jusqu’à ce que, par une nuit d’automne sombre et orageuse, le diable en colère perdisse tout contrôle. Il se jeta sur les feuilles et les branches du chêne, les déchira et les cassa en hurlant. C’est depuis ce temps que les feuilles du chêne ont une forme découpée et courbée.
Eric Baude pour Danube-culture © droits réservés, octobre 2022