Joseph von Eichendorff (1788-1857) et le Danube

Le Danube à la hauteur de Weltenburg (Bavière), gravure d’Adolph Kunike (1777-1838) d’après un dessin de Jakob Alt (1789-1872), Vienne, 1826, collection du Wien Museum   
   Sa nouvelle « Scène de vie d’un propre-à-rien » (« Aus dem Leben eines Taugenichts« ), publiée en 1826, met en scène le fils d’un meunier, un jeune et joyeux « bon-à-rien » que l’on suis dans ses divers vagabondages de Vienne jusqu’en Italie puis d’Italie jusqu’en Autriche au long des chemins, sur le Danube, au hasard des rencontres et de ses humeurs légères et fantaisistes.

Stadt-am-Hof (Regensburg), gravure d’Adolph Kunike d’après Jakob Alt, Vienne, 1826, collection du Wien Museum

   À l’époque ou le héros de sa nouvelle effectue son voyage, la navigation à vapeur est encore balbutiante. C’est pourquoi Eichendorff le fait voyager en coche d’eau comme Mozart lorsque encore enfant, le compositeur descendait en bateau à Vienne avec sa famille. Les conditions pour voyager sur le Danube n’ont pas beaucoup évolué entre 1750 et 1820, c’est-dire jusqu’à l’invention de la navigation à vapeur, une véritable révolution sociétale qui entraina un grand engouement pour le voyage fluvial et la découverte de l’Orient. Ce n’est qu’en 1929 que sera créée à Vienne la D.D.S.G., Compagnie Autrichienne de Navigation à Vapeur sur le Danube. Cette compagnie d’esprit colonialiste se développera rapidement et proposera une offre conséquente de liaisons sur le fleuve et sur certains de ses affluents avec des bateaux plus ou moins rapides et confortables qui lui permettra d’avoir la quasi hégémonie du transport des passagers et des marchandises jusqu’à la première guerre mondiale entre Linz, capitale de la Haute-Autriche et la mer Noire. Cette période représente l’âge d’or de la navigation à vapeur sur le Danube bien qu’il restât encore à plusieurs endroits des passages délicats à aborder pour les bateaux en particulier dans les Portes-de-Fer. Là, les modifications du lit du fleuve, la destruction d’obstacles à l’explosif, la construction d’un canal et tous les efforts produits n’avaient pas apportés les satisfactions escomptées et la solution au problème qui, il est vrai, était complexe. La création de la Commission Européenne du Danube sur la proposition du Traité de Paris en 1856 et ses travaux sur le bras et l’embouchure de Sulina, permirent par contre de relier les deux soeurs autrefois ennemies, Vienne et Constantinople via Pressburg, Budapest et Belgrade.

Le couvent de Säusenstein (rive droite, Basse-Autriche), gravure d’Adolph Kunike d’après Jakob Alt, Vienne, 1826, collection du Wien Museum

   « Lorsque nous arrivâmes sur la rive, tout était déjà prêt pour le départ. Le gros aubergiste, chez qui les passagers du bateau avait passé la nuit, se tenait debout, large et confortable, dans la porte de sa maison qu’il remplissait entièrement, et faisait résonner toutes sortes de plaisanteries et d’expressions en guise d’adieu, tandis qu’une tête de jeune fille sortait de chaque fenêtre et faisait encore un signe amical aux bateliers qui venaient d’emporter les derniers paquets vers le bateau. Un vieux monsieur, vêtu d’une redingote grise et d’un foulard noir, qui voulait lui aussi faire partie du voyage, se tenait sur la rive et parlait avec beaucoup d’empressement à une jeune et mince jeune fille qui, vêtue de longues jambières de cuir et d’une courte veste écarlate, était assise devant lui sur une magnifique anglaise. Il me sembla, à mon grand étonnement, qu’ils me regardaient tous deux de temps en temps et parlaient de moi. – A la fin, le vieux monsieur se mit à rire, le mince jeune homme fit claquer sa cravache et s’élança dans l’air matinal vers le paysage étincelant, rivalisant avec les alouettes au-dessus de lui.
   Pendant ce temps, les étudiants et moi avions puisé dans notre caisse. Le batelier rit et secoua la tête lorsque le joueur de cor lui énuméra l’argent du bac en pièces de cuivre que nous avions réussi à rassembler de toutes nos poches. Mais je poussai un grand cri de joie en voyant tout à coup le Danube devant moi : nous sautâmes à toute vitesse sur le bateau, le batelier donna le signal, et nous descendîmes ainsi entre les montagnes et les prairies dans la plus belle lumière du matin.

La forteresse de Greifenstein (rive droite, Basse-Autriche), gravure d’Adolph Kunike, d’après un dessin de Jokob Alt, 1826, collection du Wien Museum

   Les oiseaux battaient la mesure dans la forêt, et des deux côtés les cloches du matin sonnaient de loin dans les villages ; dans les airs, on entendait parfois les alouettes entre elles. Du bateau, un canari se joignait à eux en poussant des cris de joie.
   Il appartenait à une jolie jeune fille qui était aussi sur le coche d’eau. Elle avait la cage tout près d’elle, et de l’autre côté elle tenait sous son bras un joli paquet de linge ; elle était assise tranquillement pour elle-même et regardait avec satisfaction ses nouvelles chaussures de voyage qui sortaient de dessous sa petite jupe, puis l’eau devant elle, et le soleil du matin brillait sur son front blanc, sur lequel elle avait fait une raie très nette. Je me rendis bien compte que les étudiants auraient volontiers entamé une discussion polie avec elle, car ils passaient toujours devant elle, et le joueur de cor se raclait la gorge en même temps et ajustait tantôt son collier, tantôt son trident. Mais ils n’avaient pas vraiment de courage, et la jeune fille baissait les yeux chaque fois qu’ils s’approchaient d’elle.

Ruines du château de Spielberg près d’Enns, gravure d’Adolph Kunike d’après un dessin de Jakob Alt, Vienne, 1826, colllection du Wien Museum

   Mais ils étaient surtout gênés par le vieux monsieur à la redingote grise qui était assis de l’autre côté du bateau et qu’ils prirent tout de suite pour un ecclésiastique. Il avait devant lui un bréviaire dans lequel il lisait, mais entre-temps il regardait souvent la belle couverture du livre, dont la tranche dorée et les nombreuses images saintes multicolores qui y étaient incrustées brillaient magnifiquement dans la lumière du matin. Il remarquait aussi très bien ce qui se passait sur le bateau, et il reconnut bientôt les oiseaux à leurs plumages. Il ne fut pas long à s’adresser en latin à l’un des étudiants, et tous trois s’approchèrent, ôtèrent leurs chapeaux devant lui et lui répondirent de nouveau en latin. Pendant ce temps, je m’étais assis tout à l’avant du bateau, je laissais joyeusement pendre mes jambes au-dessus de l’eau et, tandis que le bateau voguait ainsi et que les vagues bruissaient et écumaient sous moi, je regardais sans cesse au loin, dans l’azur, les tours et les châteaux qui sortaient l’un après l’autre de la verdure de la rive, grandissaient et grandissaient encore puis disparaissaient enfin derrière nous. Si seulement j’avais des ailes aujourd’hui ! pensai-je, et, impatient, je sortis enfin mon cher violon et jouai tous mes plus vieux morceaux, ceux que j’avais appris à la maison et au château de la belle dame.

La colline du Kahlenberg, gravure d’Adolph Kunike d’après Jakob Alt, Vienne, 1826, collection du Wien Museum

   Tout à coup, quelqu’un me frappa sur l’aisselle par derrière. C’était le monsieur spirituel qui avait posé son livre et m’écoutait depuis un moment. Il me dit en riant : »eh, eh, Monsieur le ludi magister, il en oublie de manger et de boire ». Il m’ordonna alors de ranger mon violon pour prendre une collation avec lui, et me conduisit à une petite tonnelle amusante que les bateliers avaient dressée au milieu du bateau avec de jeunes bouleaux et de petits sapins. Il y avait fait mettre une table, et moi, les étudiants et même la jeune fille, nous devions nous asseoir sur les tonneaux et les paquets qui nous entouraient… »
Joseph von Eichendorff , Scène de vie d’un propre-à-rien (Aus dem Leben eines Taugenichts), 1826
Eric Baude pour Danube-culture, mis à jour décembre 2023, © droits réservés

Le Bisamberg, colline danubienne viennoise, l’impératrice et le poète…

   La colonne commémorative de l’impératrice Elisabeth d’Autriche (1837-1898) se trouve au sommet de la colline du Bisamberg (358 m, Wienviertel, Basse-Autriche) située à la hauteur de Korneuburg (rive gauche). Ce monument de style néogothique fut érigé par le comité des femmes de Korneuburg le 11 juin 1899 en l’honneur de l’impératrice assassinée à Genève le 10 septembre 1898.

La colonne commémorative dédié à Élisabeth d’Autriche au sommet du Bisamberg, en contrebas on aperçoit le Danube photo droits réservés

   Sissi aimait se tenir au sommet de cette colline de la rive septentrionale et profiter de la vue magnifique de ce belvédère habité depuis l’antiquité au-dessus du Danube. Elle y monta avec ses dames de la cour en 1856 pour assister à des manoeuvres militaires. Elle qui détestait l’étiquette rigide de la cour impériale de Vienne, éprouvait-elle sans doute dans cet environnement naturel foisonnant à une distance raisonnable de celle-ci, l’envie de méditer sur le cours de sa vie, sur celui du fleuve qui l’avait amené à Vienne et de son lointain amont, métaphore de ses années de jeunesse et d’insouciance entourée des siens à la cour des Wittelsbach en Bavière.
   Un monument dédié au poète, « Wanderer » et « bon à rien » Joseph von Eichendorff (1788-1857), chantre du Danube et dont des textes ont été mis en musique par Robert Schumann, Hugo Wolf et Richard Strauss, a été également érigé sur les pentes du Bisamberg. Quelques Heuriger entourés de vignobles permettent de se retrouver à la belle saison en bonne et joyeuse compagnie et de goûter le vin local dont les vignes s’épanouissent sur les coteaux de la rive gauche.

Le monument consacré à Joseph von Eichendorff, photo droits réservés

Le réservoir d’eau du Bisamberg
Il n’y a pas que des vignes et d’autres type de végétation dans l’environnement du Bisamberg. Un réservoir de la Société municipale des eaux de Vienne (Wiener Wasserwerke) a été construit au pied de la colline à Stammersdorf (versant est) entre 1993 et 1996. Il s’agit du premier réservoir «transdanubien» (région de la rive gauche du fleuve) et de la première installation de ce type construite sur un terrain librement accessible au public.
Le réservoir a une capacité de 60.000 mètres cubes d’eau potable ce qui permet d’approvisionner les quelque 100.000 foyers des quartiers de Floridsdorf et Donaustadt (rive gauche) pendant environ deux jours en cas d’urgence.
L’objectif de la construction du réservoir était de stocker et d’assurer ainsi la sécurité d’approvisionnement de ces quartiers  ainsi que de stocker de l’eau potable provenant des conduites des hautes sources viennoises afin de couvrir les pics de consommation et de réduire ainsi les fluctuations de pression. Les prélèvements d’eau dans la station d’eau souterraine de la Lobau peuvent ainsi être allégés.
Le réservoir n’est raccordé au réseau de distribution de la Wiener Wasserwerke que par une seule canalisation.
La décoration artistique du réservoir de Bisamberg a été confiée à Gottfried Kumpf (1930-2022). La façade ondulée du réservoir est en béton teinté en bleu et décorée, tout comme l’esplanade, de figures de poissons, de naïades et d’un homme aquatique en acier émaillé. La figure préférée de Gottfried Kumpf, « l’asocial » y est associé.

Le réservoir du Bisamberg décoré par Gottfried Kumpf, photo droits réservés

Le diable sur le Bisamberg (légende danubienne)

   Un paysan était riche, sa fille seule héritière belle et courageuse. Fallait-il s’étonner que son père veuille lui trouver un gendre qui soit au moins à la hauteur de son cœur sur le plan financier ? Les candidats au mariage défilaient innombrables. Un beau jour d’été, un modeste valet, pris d’un coup de folie  se rendit rendu à son tour chez le riche paysan pour lui faire part de sa demande en mariage. Malgré la bonne réputation du valet, efficace, fiable, travailleur, le paysan qui connaissait le dénuement dans lequel il vivait, lui cria « Hors d’ici pauvre gueux ! Ne reviens que lorsque tes poches seront pleines d’argent » ! Sa fille, choquée par les paroles grossières de son père, s’en alla prier pendant que le valet, quant à lui, se réfugiait à proximité sous un chêne du Bisamberg. Alors qu’il était assis, méditant son échec, une silhouette pleine de bonne humeur monta la pente dans sa direction et, s’approchant du valet, lui demanda ce qui le tracassait. Quand l’étranger sut ce qu’il en était, il se contenta de dire : « Eh bien, l’aspect financier ne pose aucun problème, je peux  te donner un coup de main. J’aimerais juste une petite contrepartie, que tu me donnes ton âme. C’est peu de chose en récompense de mon aide ! Que penses-tu de ma proposition ? » Le valet qui n’était pas des plus idiots et qui avait compris qu’il avait affaire au diable, réfléchit un instant puis tendit la main et prononça un vigoureux « Marché conclu » ! A peine le diable s’apprêtait-il à saisir la main du valet que celui-ci la retira et déclara avec malice : « Ne me donne que modérément de tes richesses, je veux être sûr de pouvoir te rembourser. » Le diable, étonné de cette clairvoyance, se contenta de dire : « Quand est- que tu veux me me rembourser ? » Le valet répondit : « Dans quelques mois, quand ce chêne au pied duquel nous sommes assis n’aura plus de feuilles ! » Le diable, sûr de son affaire, se mit à s’esclaffer joyeusement et approuva : « Je peux bien attendre jusque-là ! » Sur ce, il  remit au valet une petite feuille d’or qu’il devait enterrer sous un pommier des environs. Une nuit plus tard un trésor apparaîtrait au même endroit. Aussitôt dit, aussitôt fait…
Le riche fermier ne s’étonna pas de la subite richesse du valet et n’eut plus rien à redire au mariage de sa fille avec lui. Aux premiers jours de l’automne, une fois la cérémonie du mariage et le stress de la récolte passés, le serviteur se souvint de sa rencontre et du marché passé avec le diable. Il confessa tout à sa femme. Mais celle-ci ne s’inquiéta pas, persuadée de la protection efficace de ses prières quotidiennes. L’automne avançait. Les feuilles tombèrent tout autour de la ferme et le valet se sentait angoissé. Il quittait régulièrement les rives du Danube pour grimper sur le Bisamberg. Le chêne sous lequel il avait conclu son pacte avec le diable, contrairement aux autres années, verdissait de plus en plus. Bien que le froid s’installa et qu’il se mit à neiger, les feuilles de chêne restaient solidement accrochées à leurs branches, passant du vert au jaune, au rouge puis au brun puis de nouveau au vert sans qu’aucune d’entre elles ne tomba au sol. L’hiver dura longtemps cette année mais les feuilles tenaient bon. Le diable, agacé et impatient jurait à haute voix. Les dernières feuilles du chêne qui avait poussé au printemps précédent ne s’envolèrent vers la vallée du Danube qu’au moment où de nouveaux bourgeons apparurent, frais et pleins de sève.
Il en fut ainsi longtemps jusqu’à ce que, par une nuit d’automne sombre et orageuse, le diable en colère perdisse tout contrôle. Il se jeta sur les feuilles et les branches du chêne, les déchira et les cassa en hurlant. C’est depuis ce temps que les feuilles du chêne ont une forme découpée et courbée.

Eric Baude pour Danube-culture © droits réservés, octobre 2022

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