De Komárom à Esztergom sur la rive droite du Danube (Hongrie)
« Ce paysage magyar, plein de force mais aussi d’indolence, ce serait donc là déjà l’Orient, souvenir encore frais des steppes de l’Asie, des Huns, des Petchénègues, ou du Croissant ; Cioran célèbre le bassin du Danube en ce qu’il amalgame des peuples bien vivants mais obscurs, ignorant de l’Histoire, c’est-à-dire de cette division en périodes définies en fonction d’une idéologie qui est une invention de l’historiographie occidentale, giron et sève de civilisation non encore dévitalisée, à ses yeux par le rationalisme ou le progrès.
Ce pathos viscéral, qui se proclame à l’abri de toute idéologie, n’est qu’un artifice idéologique. Un arrêt dans une pâtisserie ou une librairie à Budapest apporte un démenti à celui qui pense que, à l’est de l’Autriche, on pénètre déjà confusément dans le sein de l’Asie. Dès l’entrée dans la grande plaine de Hongrie, on pénètre, certes dans une Europe en partie différente, dans un creuset où se mêlent des éléments autres que ceux qui constituent la pâte de l’Occident. La poésie d’Endre Ady (1877-1919), le grand poète hongrois du XXe siècle, est marquée par la sombre angoisse de cette charge séculaire qui, comme on l’a dit, pèse sur les Magyars : celle du choix nécessaire et parfois impossible entre orient et occident… »
Claudio Magris, « Aux portes de l’Asie ? », Danube, L’Arpenteur, Éditions Gallimard, Paris, 1988
Sur la rive droite, de la frontière hongroise à Esztergom
À l’exception de Komárom (PK 1770), cité portuaire, industrielle et thermale hongroise que le Danube partageait déjà mais qui fut coupée en deux après la première guerre mondiale par le contreversé Traité de Trianon (1920), la partie située sur la rive gauche, bien que majoritairement peuplée d’habitants hongrois devenant tchécoslovaque sous le nom de Komárno puis slovaque lors de la partition récente de la Tchécoslovaquie en 1993, la rive droite demeurant en Hongrie, aucune ville ne se tient directement sur les bords du Danube jusqu’à Esztergom et ce, depuis le début de son parcours slovaco-hongrois, en aval de Bratislava.
Les cités hongroises de Moson-Magyaróvár et de Győr se tiennent prudemment éloignées du bras principal du fleuve. La première est traversée par la Lajta (Leitha, 180 km), affluent du Danube qui se jette dans le Mosoni-Duna (Danube-Mosoni), un bras secondaire serpentant à travers la campagne depuis le petit village frontière et base sportive slovaque de Čunovo, porte du canal du même nom. Győr a été édifiée au confluent des rivières Rába et Rábca avec le Mosoni-Duna. Moins connue que Passau ou Ratisbonne (Regensburg), toutes deux en Bavière, Győr est une ville pleine de charme et d’agrément. Le Mosoni-Duna rejoint, quant à lui, le bras principal du Danube au PK 1793, 90.
« Le Danube enfile les villes comme des perles. Győr, qui était en 1956 le centre des revendications les plus dures et imposait des ultimatums à Budapest, plus modérée, et même au gouvernement d’Imre Nagy, considéré comme trop favorable aux communistes, est belle et tranquille, avec ses vieilles rues qui mènent comme une promenade dominicale sur les rives du Danube, avec ses quais et l’eau verte de la Raba qui se jette dans un bras du Danube. Au n° 5 de la Dr Kovacs Utca, de nobles et fières moustaches magyares ornent sur un médaillon le visage de Petöfi1 ; dans l’église des Jésuites les feuillages verts, dorés par le soleil, encadrent les fenêtres et les visages qui un instant se dessinent contre la lumière, avec une beauté plus émouvante que celle des vitraux gothiques. Dans l’Alkotmany Utca, où a séjourné Napoléon, les balconnets ont une allure aristocratique empreinte de calme et de mesure, avec des cariatides et des lions brandissant des sabres…. »
Claudio Magris, « Tristement Magyar », in Danube, L’Arpenteur, Éditions Gallimard, Paris, 1988
Notes :
1 Sándor Petőfi, né Sándor Petrovics le 1ᵉʳ janvier 1823 à Kiskőrös et mort le 31 juillet 1849 à Segesvár, est considéré comme le poète inspirateur du nationalisme hongrois.
Le Danube s’enrichit à hauteur de Komárno/Komárom d’un affluent conséquent sur sa rive gauche slovaque, le Váh ou Vág en hongrois (403 km), poursuit ensuite paisiblement son chemin d’ouest en est à travers la plaine hongroise, longe un peu plus loin sur la rive méridionale les petits vignobles d’Ászár-Neszmély qui donnent en particulier un excellent Olaszrizling puis, avant d’atteindre les versants Nord de ses premiers reliefs hongrois, les Monts Gerecse, se prélasse, formant de nombreuses îles jusqu’à Esztergom. En quittant Esztergom, il trouve plus difficilement son chemin entre les Monts Pilis (rive droite) et Börszöny (rive gauche) pour dessiner ensuite avec le « coude du Danube » (en hongrois Dunakanyar) et la citadelle de Visegrád, l’un des plus beaux paysages de son périple à travers le continent européen.
Même si les premiers villages riverains n’ont malheureusement pas, du côté hongrois beaucoup de charme, il vaut mieux rester sur cette rive pour rejoindre Esztergom plutôt que de prendre l’itinéraire par la Slovaquie et de retraverser le Danube à Štúrovo sur le nouveau pont Mária-Valéria plusieurs fois détruit et reconstruit selon les péripéties de l’histoire de l’humanité. L’itinéraire sur la rive slovaque passe par contre, à quelques kilomètres en aval de Komárno, à proximité du camp romain de Kelemantia (IIe-IVe siècles ap. J.-C.), puis des deux petits lacs d’eau thermale de Patince.
Comme pour Komárno et Komárom, la cité slovaque de Štúrovo (rive gauche) qui s’appelait jusqu’en 1948 Parkan (Párkáný en hongrois) et Esztergom, ne formaient de part et d’autre du fleuve autrefois qu’une seule ville.
Esztergom1, cité royale et archiépiscopale, la « Rome hongroise »
« Esztergom apparut, silhouette étrange : un cube et une coupole portée sur beaucoup de colonnes. De loin, chacun devine une merveille. Cube où se meut un rythme admirable et que les monts naissants présentent comme une offrande sur cet autel qu’ils lui font… »
Le Corbusier, le voyage d’Orient, 1910-1911, Les Éditions Forces Vives, Paris, 1966
« Esztergom. C’est ici que Geza, prince des Hongrois venus un siècle plus tôt des steppes russes sous la conduite d’Arpad, établit sa résidence et sa cour en 973 et que naquit son fils, Étienne le Saint, premier roi de Hongrie. Avec ce premier roi chrétien qui christianisera la Hongrie et vainquit les Petchénègues païens, s’acheva le règne des chamans et des divinités errantes des steppes ; à présent la ville est la résidence officielle du Primat de Hongrie. L’énorme cathédrale néoclassique qui trône au-dessus du Danube a la froide et morte monumentalité d’un cénotaphe, et manifeste la glaciale présence d’un pouvoir temporel orgueilleux. À Esztergom, on s’est beaucoup battu : invasions mongoles, sièges et conquêtes des Turcs. C’est ici, en 1594, qu’est tombé Bálint Balassi, un des premiers poètes de la littérature hongroise… »
Claudio Magris, « Un buste impérial dans un dessous d’escalier », in Danube, L’Arpenteur, Éditions Gallimard, Paris, 1988
Ce sont d’abord des tributs celtes qui s’installèrent à cet endroit suivies des romains, très présents un peu partout sur les rives de ce fleuve stratégique pour les frontières de l’empire. Le camp et la colonie romaine de Solva Mansio accueillit l’empereur Marc-Aurèle qui y aurait écrit, en grec, pendant la campagne du Danube (172-173), vers la fin de sa vie, quelques-une de ses célèbres Pensées.
La ville devient au Xe siècle la résidence du Grand-Prince de Hongrie Geza Árpád (vers 945-997) et capitale du royaume pendant son règne (972-997). Son fils, Vajk, se fait baptiser sous le nom d’István Ier (Étienne, vers 975-1038) puis, soutenu par le pape Sylvestre, couronner roi en l’an mille ou mille et un. Il règne jusqu’en 1038 et fait de son royaume l’un des piliers de la civilisation et de la chrétienté occidentales. Esztergom est alors à son apogée. Elle reçoit, sous le règne de Bela III (vers 1148-1196) de nombreux visiteurs prestigieux mais pas toujours bien intentionnés sur le chemin des croisades. À la suite du départ du roi Béla IV (1206-1270) et de sa cour d’Esztergom en raison des premières invasions mongoles du XIIIe siècle. Ils trouvent refuge d’abord en Autriche puis en Damaltie. l’archevêque prend possession du palais royal et maintient le pouvoir ecclésiastique dans la ville avec un haut niveau de culture. Esztergom n’échappera pas toutefois pas aux invasions mongoles puis devra subir, comme une grande partie de la Hongrie, l’occupation turque pendant de longues années.
Esztergom se tient sur deux collines et au pied de celles-ci : la colline du château (Vár-hegy) et la colline de saint-Thomas (Szent Tamás-hegy). Une île verdoyante, Primás-sziget (île du Primat), formée par le kis Duna (petit Danube) et ses promenades ombragées (quartier de Viziváros, la ville d’eau) jouxte le centre historique, la magnifique place Széchenyi, l’hôtel de ville, de nombreux bâtiments d’époques successives à l’architecture remarquable et les nouveaux et anciens établissements thermaux.
Au pied de l’imposante basilique saint-Adalbert et du palais royal, construits sur Vár-hegy, se tient, tout proche du fleuve, le palais archiépiscopal (Prímasí palota) abritant un magnifique musée de peinture (Keresztény Múzeum) fondé par le cardinal archevêque János Simor (1813-1891) et enrichi de donations successives.
« Très loin là-bas, sur l’autre rive, j’apercevais ma destination ; elle n’avait cessé de grandir à ma vue depuis le premier regard du matin. Une falaise se détachait au-dessus d’un long coude du fleuve, couronnée par une temple blanc qui ressemblait à Saint-Pierre de Rome. Un cercle de piliers aériens soulevait un dôme scintillant dans le ciel. C’était dramatique, mystérieux, aussi inattendu qu’un mirage et un point de repère sans équivalent dans ce désert liquide et solide. La basilique d’Esztergom, je le savais, était la cathédrale métropolite de toute la Hongrie, le plus grand édifice religieux du royaume et le siège de l’archevêché du cardinal-prince-archevêque : en d’autres termes, l’équivalent hongrois de Reims, Canterbury, Tolède, Armagh et la vieille Cracovie. Cette basilique, si spectaculaire et splendide qu’elle soit, n’est pas ancienne : rare sont les endroits de cette région qui n’aient pas subi les ravages des Tartares et des Turcs ; après la reconquête, tout fut à recommencer. Mais la ville — la Strigonium latine ou la Gran allemande — est l’une des plus ancienne du pays. Depuis la naissance et le couronnement du premier roi apostolique de la Hongrie chrétienne — le descendant des conquérants Arpád, saint Étienne lui-même — à Esztergom, l’histoire n’avait cessé de s’y accumuler et de s’y entrelacer au mythe. La basilique était la seule bâtisse visible depuis mon sentier. Les monastères, les églises, les palais et les bibliothèques qui sertissent la petite ville escarpée gisaient dans un repli de terrain. La grande masse, avec ses deux clochers symétriques à coupoles, son cercle de piliers et son vaste dôme nacré, planait au-dessus de l’eau, des bois et des fougères comme soutenue, telle la cité céleste dans un tableau, par un battement d’ailes infatigables. »
Patrick Leigh Fermor, Dans la nuit et le vent, à pied de Londres à Constantinople, « Le temps des offrandes, Les marches de Hongrie », traduction de Guillaume Villeneuve, Éditions Nevicata, Bruxelles, 2016
Il ne subsiste de la toute première basilique construite par le roi Étienne Ier et détruite pendant les guerres contre l’empire ottoman que la chapelle Renaissance en marbre rouge (Bakócz-kápolna) édifiée à la demande du cardinal Thomas Bakóz (1442-1521) et décorée par des sculpteurs toscans. Celle-ci fut démontée pierre par pierre au début du XIXe siècle puis réinsérée dans le nouveau bâtiment. La basilique néo-classique dont l’édification commença en 1822, peu de temps après le rétablissement d’Estzergom comme archevêché, dura cinquante ans. Elle impose désormais sa présence depuis le haut de sa colline à la ville et aux environs. Elle semble même vouloir défier le Danube qui coule à ses pieds. Beethoven proposa en 1823 d’y donner sa propre Missa Solemnis pour sa consécration mais celle-ci n’eut lieu qu’en 1856 et c’est Franz Liszt qui dirigera sa Graner Messe (Messe de Gran) lors de cette cérémonie.
La crypte abrite les tombeaux des cardinaux hongrois depuis le cardinal archiduc Ambrus Károly (1785-1809). Le trésor constitue la plus riche collection d’objets religieux de toute la Hongrie. Il comprend une croix de cristal du IXe siècle provenant de Metz, le calice baroque de l’impératrice Marie-Thérèse et la croix du calvaire du roi Mathias en or incrusté d’émail datant du XVe siècle ainsi que de nombreuses autres pièces hongroises, byzantines et italiennes.
Voisin de la basilique sur la même colline, le palais royal médiéval date du règne de Bela III (fin XIIe siècle). Recouvert de terre par les turcs, ce n’est qu’à partir des année trente que le site fut redécouvert par des fouilles archéologiques et en partie restauré. La salle des (quatre) Vertus (XVe siècle) est décorée de fresques attribuées à un artiste florentin et sa voûte ornée des signes du zodiaque. La chapelle royale, plus ancienne remonte au XIe-XIIe siècles et serait l’oeuvre de maîtres et d’artistes normands et bourguignons.
Bálint Balassi (1554-1594) militaire et l’un des premiers poètes hongrois
Esztergom est la ville d’adoption de Bálint Balassi (1554-1594), poète hongrois de langues hongroise, slovaque et turque, considéré comme étant à l’origine de la poésie lyrique hongroise moderne. Elle est également la ville natale du peintre et sculpteur Béla Vörös (1899-1983), disciple de Rodin dont la devise était « La base de mon art est l’expression plastique du sentiment de l’humain ». Bela Vörös qui s’installa à Paris après avoir étudié à Budapest a exposé tout au long de sa vie aux côtés de peintres tels que Léger, Matisse, Picasso. Ses œuvres se trouvent au Musée Bálint Balassi d’Esztergom, au Musée des Beaux-Arts de Budapest, à la Galerie Nationale de Budapest, au Musée de Pécs et au Musée Poulain à Vernon.
Collectivité locale d’Esztergom : www.esztergom.hu
Basilique saint Adalbert : www.bazilika-esztergom.hu
Palais royal (Varmuzeum) : www.varmuzeum.ini.hu
Musée chrétien ou palais épiscopal (Keresztény Múzeum) : www.keresztenymuzeum.hu
Musée Bálint Balassi : www.balassimuzeum.hu
Musée du Danube : www.dunamuzeum.hu
Un espace didactique, interactif et accueillant dans un bâtiment de caractère qui mérite une visite attentive d’autant que ce musée a ouvert une nouvelle salle au public présentant de remarquables documents illustrant la relation des hommes avec le fleuve et plus généralement l’eau (cartes, gravures maquettes, outils, ustensiles variés de pêcheurs, de chercheurs d’or…).
Avec le Danube mais peut-être plus encore avec la Tisza et son bassin, principal cours d’eau de l’Alföld qui prend sa source dans les Carpates orientales, traverse le pays du nord-est au sud et forme de nombreux méandres en raison du peu de relief avant de se jeter dans le Danube en Serbie aux environs de Belgrade, les Hongrois ont du faire face à la menace permanente de redoutables inondations. Leurs ingénieurs ont su développé au cours des siècles un savoir-faire dans le domaine de l’hydrologie, de la prévention et de la gestion des risques que ce musée illustre par des maquettes et une remarquable documentation iconographique complémentaire. Où l’on découvre aussi que les loisirs aquatiques sont l’une des plus anciennes traditions hongroises. Esztergom est ainsi doublement une ville d’eau grâce à ses sources d’eau chaude, ses établissements thermaux et au Danube.
Notes :
« Il existe plusieurs hypothèses sur l’étymologie d’Esztergom, dont la première occurrence remonte à 1079. Une première piste renvoie au mot «Isztergam» comme association de deux toponymes : Iszter ou Ister, Danube chez les anciens grecs) et Gam, la rivière Garam). D’autres rattachent le gom (gomb, gömb, gumó : « courbe ») au site d’Esztergom, sur le Coude diu Danube (Dunakanyar en hongrois). Une deuxième piste renvoie au mot « Iszterograd », qui renverrait également à la confluence avec la rivière Garam (üsztürü signifiant ici « rameau », « confluent »). Une troisième hypothèse tire les origines du toponyme de deux mots turco-bulgares : estrogin kupe (« armure en cuir ») et strgun (« tanneur »), ce qui s’expliquerait par la présence d’une corporation de tanneurs durant le Moyen-Âge. Il existe enfin une hypothèse slave : sztregomj (« ce sur quoi l’on fait attention »), sources Wikipedia, https://fr.wikipedia.org › wiki › Esztergom
Hébergement :
Szent Kristóf Panzió : www.szentkristofpanzio.com
Agréable, bien tenue proche de la basilique mais un peu en dehors du centre ville et à proximité de la route principale qui peut être bruyante.
Chalet Vaskapu (Porte-de-Fer) : www.vaskapuesztergom.hu
Gastronomie :
Szalma Csárda : www.szalmacsarda.hu
Auberge traditionnelle proche du Danube, joli cadre, bonne gastronomie
Eric Baude, Danube-culture, © droits réservés, mise à jour octobre 2023