Jules Verne, Michel Verne et le Danube

Illustration pour la première édition du Beau Danube jaune (1901)

   Jules Verne a rédigé vers la fin de sa vie, cinq romans dont les scénarios se situent géographiquement en partie ou en totalité dans le bassin du Danube : Kéraban-le-Têtu (1883) roman comique « critique de la féodalité obsolète ottomane » décrit les tribulations d’un marchand de tabac turc rebelle et de son client hollandais Van Mitten autour de la mer Noire et sur ses rives multiethniques ainsi que leur passage en Dobroudja et, non sans aventure, dans le delta du Danube, Mathias Sandorf (1885), personnage hongrois qui ne manque sans doute pas de point commun avec l’homme politique hongrois Lajos Kossuth (1802-1894), Le château des Carpathes (1892) dont l’action se déroule en Transylvanie, Le secret de Wilhelm Storitz, révisé par Michel Verne et publié en 1910 (une version originale de Jules Verne est toutefois retrouvée en 1977 et publiée en 1985) et dont l’intrigue se passe dans la ville fictive de Ragz (Bečej) en Hongrie et Le beau Danube jaune (1901), roman danubien par excellence et entièrement dédié au fleuve. « Ni le Danube lui-même, ni une nouvelle préoccupation pour les femmes ou la mort ne peuvent être toutefois considérés comme des liens entre les quatre derniers romans. On peut seulement considérer ces quatre derniers textes comme les éléments, les quatre points cardinaux d’un « roman du fleuve » involontaire, une sorte de cycle de « Familienromane » dont l’intrigue repose sur les conflits entre les membres de la même famille. Ainsi, les narrateurs de Verne  décrivent les conflits entre frères et sœurs d’une « famille danubienne », sympathisant tantôt avec une nation, tantôt avec une autre. Les personnages principaux ne sont toutefois pas non plus définis par leur appartenance ethnique. »
   Jules Verne s’est largement inspiré du récit de voyage intitulé « De Paris à Bucharest » de Victor Duruy (1811-1894), publié par la revue « Le Tour du monde » de 1861 à 1862 avec des illustrations de Dieudonné Lancelot (1823-1895). En raison de la nomination de son auteur comme ministre de l’Instruction publique en juin 1863, le récit de Victor Duruy s’interrompt et ne reprendra qu’en 1866 sous la plume de Dieudonné Lancelot qui, à la demande de la prestigieuse revue, publiera ses notes. Auparavant le dessinateur a suivi les pas de Victor Duruy, le crayon à la main.

Jules Verne, Le beau Danube Jaune

Le pilote du Danube (1908), roman policier danubien qui fait l’apologie de l’émancipation des peuples asservis des rives du fleuve, est une version radicalement révisée du Beau Danube jaune par son fils Michel (1861-1925) à qui la première version du livre au ton notamment humoristique ne convenait pas.
Dans le roman remanié par Michel Verne, Ilia Krusch un paisible et surtout naïf pêcheur hongrois, lauréat d’un concours de pêche sur le haut-Danube allemand, personnage central, masque en réalité un patriote bulgare qui a été obligé de fuir son pays occupé par les Ottomans et qui veut y retourner. La descente du fleuve qui s’effectue de Sigmaringen jusqu’au delta, est ponctuée de nombreuses aventures pour le pêcheur et son passager énigmatique M. Jaeger alias Karl Dragosch, un policier dont la mission est de prendre en flagrant ceux qui se livrent à toutes sortes de trafics sur le fleuve et ses rives.

 Illustration de Georges Roux pour Le pilote du Danube, édition de 1908

Ce livre peut être relié à l’œuvre du génial écrivain hongrois contemporain Péter Esterházy (1950-2016) L’œillade de la comtesse Hahn-Hahn (Gallimard, 1999) parce que ce roman est lui-même écrit en forme de voyage (parfois surréaliste), que Le pilote du Danube y est mentionné et parce qu’il représente une réécriture du livre du père.
« Dans sa jeunesse, il voyagea fougueusement et impétueusement, sa vie était une mosaïque de oui, il dit oui à tout, désira tout, et il voyagea à peine, se disant que ce n’était pas aussi important que ça, il avait l’impression que ça ne pressait pas, qu’il avait largement le temps, et s’il s’y prêta quand même, il considéra alors le voyage comme un essai qui n’était pas forcément valable, ou plutôt, ça ne valait même pas la peine de trancher si c’était valable ou pas, s’il le voulait, ça comptait, s’il le voulait, ça ne comptait pas, mais ni l’un ni l’autre ne comptait finalement ; il ne refusa aucune main tendue : il les serra, ou caressa, ou baisa, ou tapa dedans en souriant de toutes ses dents. Il lui arriva de hausser les épaules à la vue de la « rondelette » Passau, de laisser tomber le Danube, de l’envoyer paître, au diable, à l’ombre, enfin plutôt le voyage et non le Danube ; il se consacra à l’étude des mathématiques, mais dans le désordre, à la manière des chiots courant et clabaudant sur les berges, puis sur un coup de tête, il s’adonna à l’athlétisme entre Mohács et Baja, et durant les pauses des quatre cents mètres exténuants et mortels, il traduisit Rilke ; il rêva à mille vies : une à Eschingen, une à Ulm, une autre, dorée sur tranches (« catholique païenne ») à Melk, une toute petite vie en aval de Vienne à Petronell (alias Carnuntum), à l’ombre de Marc-Aurèle, une à Komárom (c’est là que son ami avait été zazou dans les années cinquante), une à Szentendre, une sur la plaine de Mohács, où il élèverait ses petits garnements au bord du ruisseau Csele, sous le joug d’une femme perfide mais sexuellement attrayante, une vie à Újvidék sur un boulevard débouchant sur le quai, dans une chambre, en colocataire, seul et aigri, une à Orşova, une à Roussé (Ruse) entièrement consacré à la mémoire de ses veuves (qu’il aima tant, d’après le récit de Nicolas Bedő, qu’elles trépassèrent dans ses bras), une vie pitoyable à Tulcea, enfin une autre au bout du sinueux bras du Danube qui mène à Saint-Georges, creusé par la queue du dragon, gardant le souvenir du combat de jadis ; muet, il s’enfoncerait de plus en plus dans la vase putride des rives ; mille vies ! et chaque jour envolé signalait cette « mille-itude », les jours disparus ne lui serraient pas le coeur, il vola, observa et rit, ingurgitant goulûment tout ce qu’il voyait : les différentes espèces de poissons et les différentes façons de servir les vins blancs, sauces et barques, crues et clochers, bancs de sable, canards, cormorans, pélicans, hérons cendrés, grues, aigrettes, poèmes, héros romanesques, gués, ponts, pêcheurs, bateliers, des mamelons frémissants, des frissons, de menus ossements, la nudité, enfin tout ce qu’il voyait, tout ce qui existe… »
Péter Esterházy L’œillade de la comtesse Hahn-Hahn (Gallimard, 1999)

Jules Verne (1828-1905)

Michel Verne : Le pilote du Danube, chapitre XVIII (dernier chapitre) et épilogue

   « Quand Serge Ladko eut disparu dans l’ombre, Karl Dragoch hésita un instant sur ce qu’il convenait de faire. Seul, au début de la nuit, en ce point de la frontière de la Bessarabie, encombré du corps inerte d’un prisonnier dont son devoir lui interdisait de se séparer, sa situation ne laissait pas d’être fort embarrassante. Cependant, comme il était évident qu’un secours ne lui arriverait pas sans qu’il allât le chercher, il lui fallut bien prendre une décision. Le temps pressait. D’une heure, d’une minute peut-être pouvait dépendre le salut de Serge Ladko. Abandonnant provisoirement Yacoub Ogul toujours évanoui, et suffisamment ligoté, d’ailleurs, pour que la fuite lui fût interdite en cas de retour à la vie, il remonta vers l’amont aussi vite que le permettait la nature du terrain.

   Après une demi-heure de marche dans un pays complètement désert, il commençait à craindre d’être obligé de pousser jusqu’à Kilia, lorsqu’il découvrit enfin une maison bâtie au bord du fleuve.

   Ce ne fut pas une petite affaire que de se faire ouvrir la porte de cette maison, qui semblait être une ferme de quelque importance. A pareille heure, en pareil lieu, une certaine méfiance est excusable, et les habitants de cette demeure paraissaient peu friands d’en permettre l’entrée. La difficulté s’aggravait de l’impossibilité où l’on était de se comprendre, ces paysans parlant un patois local que Karl Dragoch, malgré son polyglotisme, ne connaissait pas. Inventant un jargon de circonstance dans lequel des mots roumains, russes et allemands figuraient chacun pour un tiers, il réussit toutefois à gagner leur confiance, et la porte si énergiquement défendue finit par s’entre-bâiller.

   Une fois dans la place, il lui fallut répondre à un interrogatoire serré, dont il sortit nécessairement à son honneur, puisque deux heures ne s’étaient pas écoulées depuis son débarquement, qu’une charrette l’avait ramené prés de Yacoub Ogul.

   Celui-ci n’avait pas repris connaissance. Il ne donna même aucun signe de conscience, quand, de l’herbe de la rive, il fut transporté dans la charrette, qui repartit aussitôt vers Kilia. Jusqu’à la ferme, force fut d’aller au pas, mais, au delà, on trouva un chemin, à la vérité fort mauvais, qui permit néanmoins d’activer l’allure.

   Il était plus de minuit, quand, après ces péripéties, Karl Dragoch entra dans Kilia. Tout dormait dans la ville, et découvrir le chef de la police ne fut pas chose facile. Il y parvint cependant, et prit, sur lui de réveiller ce haut fonctionnaire, qui, sans manifester trop de mauvaise humeur, se mit obligeamment à sa disposition.

   Karl Dragoch en profita pour faire déposer en lieu sûr Yacoub Ogul, qui commençait à ouvrir les yeux; puis, libre de ses mouvements, il put enfin s’occuper de la capture du reste de la bande et du salut de Serge Ladko, qui le passionnait peut-être plus encore.

   Dès le premier pas, il se heurta à d’insurmontables difficultés. Aucun vapeur n’était alors à Kilia, et, d’autre part, le chef de la police se refusait énergiquement à envoyer ses hommes sur le fleuve. Ce bras du Danube étant alors indivis entre la Roumanie et la Turquie, on était en droit de craindre que leur intervention ne provoquât de la part de la Sublime Porte des réclamations très regrettables à un moment où grondaient sourdement des menaces de guerre. Si le fonctionnaire roumain avait pu feuilleter le livre du Destin, il y aurait vu que cette guerre, décrétée de toute éternité, éclaterait nécessairement quelques mois plus tard, et cela l’aurait, sans doute, rendu moins timide; mais, dans son ignorance de l’avenir, il tremblait à la pensée d’être mêlé d’une manière quelconque à des complications diplomatiques, et il se conformait au sage précepte: « Pas d’affaires », qui est, comme on ne l’ignore pas, la devise des fonctionnaires de tous les pays.

Le maximum de ce qu’il osa faire, ce fut de donner à Karl Dragoch le conseil de se rendre à Sulina et de lui indiquer l’homme capable de le conduire dans ce difficile voyage de près de cinquante kilomètres à travers le delta du Danube.

   Aller réveiller cet homme, le décider, atteler la voiture, la faire passer sur la rive droite, tout cela demanda beaucoup de temps. Il était près de trois heures du matin, quand le détective fut enfin emporté au trot d’un petit cheval, dont la qualité était fort heureusement supérieure à l’apparence.

   Le chef de la police de Kilia avait eu raison en représentant comme difficile la traversée du Delta. Sur des routes boueuses et parfois recouvertes de plusieurs centimètres d’eau, la voiture avançait péniblement, et, sans l’habileté du conducteur, elle se fût plus d’une fois égarée dans cette plaine où n’existe aucun point de repère. On n’avançait pas vite ainsi, et encore fallait-il de temps à autre laisser souffler le cheval exténué.

   Midi sonnait comme Karl Dragoch arrivait à Sulina. Le délai fixé par Serge Ladko allait expirer dans quelques heures! Sans prendre le temps de se restaurer, il courut se mettre en rapport avec les autorités locales.

   Sulina, devenue roumaine depuis le traité de Berlin, était ville turque à l’époque de ces événements. Les relations étant alors des plus tendues entre la Sublime Porte et les puissances occidentales, Karl Dragoch, sujet hongrois, ne pouvait espérer y être persona grata, malgré la mission d’intérêt général dont il était investi. Moins mal reçu qu’il ne le craignait, il ne fut donc pas surpris de ne trouver auprès des autorités qu’une aide assez molle.

   La police locale, lui dit-on, ne possédant pas d’embarcation qui lui fût spécialement affectée, il ne devait compter que sur l’aviso de la douane, dont le concours était tout indiqué dans la circonstance, une bande de voleurs pouvant, avec un peu de complaisance, être assimilée à une bande de contrebandiers. Malheureusement, cet aviso, navire à vapeur de marche d’ailleurs assez rapide, n’était pas présentement dans le port. Il croisait en mer, mais sûrement à faible distance de la côte. Karl Dragoch n’avait donc qu’à fréter une barque de pêche, et, dès qu’il serait hors des jetées, il le rencontrerait sans aucun doute.

   Le détective, désespéré de son impuissance, se résigna à adopter ce parti. À une heure et demie de l’après-midi, il mettait à la voile et doublait le môle, à la recherche de l’aviso. Il ne disposait plus que de cent cinquante minutes pour arriver au rendez-vous de Serge Ladko !

   Celui-ci, pendant que Karl Dragoch subissait cette série de mésaventures, poursuivait méthodiquement l’exécution de son plan.

   Toute la matinée, il était resté aux aguets, sa barge dissimulée dans les roseaux de la rive, s’assurant que le chaland ne faisait aucun préparatif de départ. En s’emparant, un peu brutalement peut-être — mais il n’avait pas le choix des moyens — de Yacoub Ogul, c’est ce but précisément qu’il avait visé. Ainsi qu’il l’avait prévu, Striga n’osait s’aventurer sans guide dans une navigation des plus délicates et que l’abondance des bancs de sable rend impraticable à qui n’en a pas fait l’étude exclusive de sa vie. Il était à croire que les pirates, incapables de s’expliquer la disparition de leur pilote, saisiraient la première occasion de le remplacer. Mais les pilotes n’abondent pas sur le bras de Kilia, et, jusqu’à onze heures du matin, les eaux, si l’on fait exception du chaland toujours immobile et de la barge invisible, demeurèrent complètement désertes À onze heures seulement, deux embarcations apparurent du côté de la mer. Serge Ladko, les ayant examinées avec sa longue-vue, reconnut que l’une d’elles était celle d’un pilote. Ivan Striga allait donc vraisemblablement trouver le secours qu’il devait attendre avec impatience. Le moment d’intervenir était arrivé.

   La barge sortit hors des roseaux et se rapprocha du chaland.

   «Oh! du chaland !… héla Serge Ladko quand il fut à portée de la voix.

—Oh !… lui fut-il répondu.

   Un homme apparut sur le rouf. Cet homme, c’était Ivan Striga.

   Quelle fureur gronda dans le coeur de Serge Ladko, lorsqu’il aperçut cet ennemi acharné de son bonheur, le lâche qui, depuis tant de mois, tenait Natcha en son pouvoir !

   Mais il s’attendait à cette rencontre qu’il avait cherchée. Il y était préparé. Sa fureur, il la renferma en lui-même, et, se faisant violence :

   —Vous n’auriez pas besoin d’un pilote ? demanda-t-il d’une voix calme.

   Au lieu de répondre, Striga, abritant ses yeux de la main, considéra un long instant celui qui l’interpellait. À vrai dire, d’un seul regard il avait été fixé sur la personnalité du nouveau venu. Mais, qu’il eût devant lui le mari de Natcha, cela lui paraissait si extraordinaire et, on peut le dire, si inespéré, qu’il hésitait devant l’évidence.

   — N’êtes-vous pas Serge Ladko, de Roustchouk ? interrogea-t-il à son tour.

   — C’est bien moi, répondit le pilote.

   — Ne me reconnaissez-vous pas ?

   — Il faudrait donc être aveugle, répliqua Serge Ladko. Je vous reconnais parfaitement, Ivan Striga.

    — Et vous me faites vos offres de service ?

   — Pourquoi pas ? je suis pilote, déclara froidement Serge Ladko.

   Striga balança un instant. Que celui qu’il haïssait le plus au monde vint ainsi bénévolement se mettre à sa merci, c’était trop beau. Cela ne cachait-il pas un piège ?… Mais quel danger pouvait faire courir un homme seul à un équipage nombreux et résolu ? Qu’il conduisit le chaland jusqu’à la mer, puisqu’il avait la sottise de le proposer! Une fois en mer, par exemple !…

   — Embarque ! conclut le pirate, la bouche déformée par un rictus cruel que vit distinctement Serge Ladko.

   Celui-ci ne se fit pas répéter l’invitation. Sa barge accosta le chaland, à bord duquel il monta. Striga s’avança au-devant de lui.

    — Me permettrez-vous, dit-il, de vous exprimer ma surprise de vous rencontrer aux bouches du Danube ?

   Le pilote garda le silence.

   — On vous croyait mort, reprit Striga, depuis le temps que vous avez disparu de Roustchouk.

   Cette insinuation n’obtint pas plus de succès que la précédente.

   — Qu’étiez-vous devenu? interrogea Striga sans se décourager.

   — Je n’ai pas quitté le voisinage de la mer, répondit enfin Serge Ladko.

   — Si loin de Roustchouk ! s’exclama Striga.

   Serge Ladko fronça les sourcils. Cet interrogatoire commençait à l’exaspérer. Suivant la ligne de conduite qu’il s’était tracée, il refréna toutefois son impatience et expliqua posément :

   — Les périodes troublées ne sont pas favorables aux affaires.

   Striga le considéra d’un oeil narquois.

   — Et l’on vous disait patriote! s’écria-t-il avec ironie.

   — Je ne fais plus de politique, dit sèchement Serge Ladko.

   À ce moment, le regard de Striga tomba sur la barge, que le courant avait fait éviter à l’arrière du chaland. Il tressaillit violemment. Il ne pouvait se tromper. C’était bien cette barge, dont il s’était servi lui-même pendant huit jours, et qu’il avait retrouvée amarrée au quai de Semlin. Serge Ladko mentait donc quand il prétendait ne pas avoir quitté le delta du Danube ?

   — Depuis que vous avez quitté Roustchouk, vous ne vous êtes pas éloigné de ces parages? insista Striga en scrutant de l’oeil son interlocuteur.

   — Non, répondit Serge Ladko.

   — Vous m’étonnez, fit Striga.

   — Pourquoi? Avez-vous cru me rencontrer ailleurs ?

   —Vous, non. Mais cette embarcation… Je jurerais l’avoir vue sur le haut fleuve.

   — C’est bien possible, répondit Serge Ladko avec indifférence. Je l’ai achetée, il y a trois jours, d’un homme qui disait arriver de Vienne.

   — Comment était cet homme? demanda vivement Striga dont les soupçons évoluaient vers Karl Dragoch.

   — Un brun, avec des lunettes.

   — Ah !… fit Striga tout songeur.

   Les réponses du pilote l’avaient visiblement ébranlé. Il ne savait plus ce qu’il devait croire. Mais il ne tarda pas à libérer son esprit de toute préoccupation. Qu’importait après tout ? Que Serge Ladko dît ou ne dît pas la vérité, il n’en était pas moins entre ses mains. L’imbécile, qui se jetait ainsi dans la gueule du loup !… Entré sur le chaland, il n’en sortirait pas vivant. Voilà des mois que Striga mentait en affirmant à Natcha qu’elle était veuve. Dès qu’on serait en mer, ce mensonge deviendrait une vérité.

   — Partons! dit-il en manière de conclusion à ses pensées.

 — À midi, répondit tranquillement Serge Ladko qui, sortant des provisions d’un sac qu’il portait à la main, se mit en devoir de déjeuner.

   Le pirate eut un geste d’impatience. Serge Ladko feignit de n’en rien voir.

   — Je dois vous prévenir, dit Striga, que je tiens à être à la mer avant la nuit.

   — Nous y serons» affirma le pilote, sans montrer la moindre velléité de modifier sa décision.

   Striga s’éloigna vers l’avant. À en juger par l’expression réfléchie de son visage, il lui restait un souci. Que le mari s’offrit à conduire précisément le chaland dans lequel sa femme était retenue prisonnière, cette coïncidence était tout de même par trop extraordinaire. Certes, rien ne pouvant empêcher que Serge Ladko ne fût seul à bord contre six hommes déterminés, Striga eût sagement fait en ne cherchant pas plus loin. Mais il se tenait en vain ce raisonnement irréfutable. C’était pour lui un besoin de savoir si la disparition de Natcha était connue du principal intéressé. Sa curiosité surexcitée ne lui laissa pas de cesse qu’il n’y eût cédé.

   « Avez-vous reçu des nouvelles de Roustchouk depuis que vous l’avez quitté? demanda-t-il en revenant vers le pilote qui continuait paisiblement son repas.

   — Jamais, répondit celui-ci.

   — Ce silence ne vous a pas surpris ?

   — Pourquoi m’aurait-il surpris? demanda Serge Ladko en fixant son interlocuteur.

   Quelle que fût son audace, celui-ci se sentit gêné sous ce ferme regard.

   — Je croyais, balbutia-t-il, que vous y aviez laissé votre femme.

   — Et moi je crois, répliqua froidement Serge Ladko, qu’un autre sujet de conversation serait préférable entre nous.»

   Striga se le tint pour dit.

   Quelques minutes après midi, le pilote donna l’ordre de lever l’ancre, puis, la voile hissée et bordée, il prit lui-même la barre. A ce moment Striga s’approcha de lui.

   « Je dois vous prévenir, lui dit-il, que le chaland a besoin de fond.

   — Il est sur lest, objecta Serge Ladko. Deux pieds d’eau doivent suffire.

   — Il en faut sept, affirma Striga.

   — Sept ! s’écria le pilote, pour qui ce seul mot était une révélation.

   Voilà donc pourquoi la bande du Danube avait échappé jusqu’ici à toutes les poursuites ! Son bateau était habilement truqué. Ce qu’on en apercevait hors de l’eau n’était qu’une trompeuse apparence. Le véritable chaland était sous-marin, et c’est dans cette cachette qu’était déposé le produit de ses rapines. Cachette qui pouvait, au besoin, Serge Ladko le savait par expérience, se transformer en inviolable cachot.

   — Sept, avait répété Striga en réponse. à l’exclamation du pilote.

   — C’est bien» dit celui-ci sans faire d’autre observation.

   Pendant les premiers moments qui suivirent le départ, Striga, qui conservait malgré tout un reste d’inquiétude, ne se départit pas d’une surveillance rigoureuse. Mais l’attitude de Serge Ladko était de nature à le rassurer. Très appliqué à ses fonctions, il ne nourrissait visiblement aucun mauvais dessein et prouvait que sa réputation d’habileté était amplement justifiée. Sous sa main, le chaland évoluait docilement entre les bancs invisibles et suivait avec une précision mathématique les sinuosités de la passe.

   Peu à peu, les dernières craintes du pirate s’évanouirent. La navigation se poursuivait sans incident. Bientôt on atteindrait la mer.

   Il était quatre heures quand on l’aperçut. Après un dernier coude du fleuve, le ciel et l’eau se rejoignirent à l’horizon.

Striga interpella le pilote.

   «Nous voici parés, je pense ? dit-il. Ne pourrait-on rendre la barre au timonier habituel ?

   — Pas encore, répondit Serge Ladko. Le plus difficile n’est pas fait.»

   À mesure qu’on gagnait vers l’embouchure, un champ plus vaste était offert à la vue. Placé au sommet mouvant de cet angle dont les branches s’ouvraient peu à peu, Striga tenait son regard obstinément dirigé vers la mer. Tout à coup, il saisit une longue-vue, la braqua sur un petit vapeur de quatre à cinq cents tonneaux qui doublait la pointe Nord, puis, après un bref examen, donna l’ordre de hisser un pavillon en tête de mât. On répondit aussitôt par un signal pareil à bord du vapeur, qui, venant sur tribord, commença à se rapprocher de l’estuaire.

   À ce moment, Serge Ladko ayant poussé la barre toute à bâbord, le chaland abattit sur tribord, et, coupant obliquement le courant, prit son erre vers le Sud-Est, comme pour aborder la rive droite.

   Striga étonné, regarda le pilote dont l’impassibilité le rassura. Un dernier banc de sable obligeait sans doute les bateaux à suivre cette route capricieuse.

   Striga ne se trompait pas. Oui, un banc de sable gisait en effet dans le lit du fleuve, mais non pas du côté de la mer, et c’est droit sur ce banc que Serge Ladko gouvernait d’une main ferme.

   Soudain, il y eut un formidable craquement. Le chaland en fut ébranlé jusque dans ses fonds. Sous le choc, le mât vint en bas, cassé net au ras de l’emplanture, et la voile s’abattit en grand, recouvrant de ses larges plis les hommes qui se trouvaient à l’avant. Le chaland, irrémédiablement engravé, demeura immobile.

   À bord, tout le monde avait été renversé, y compris Striga, qui se releva ivre de rage.

   Son premier regard fut pour Serge Ladko. Le pilote ne paraissait pas ému de l’accident. Il avait lâché la barre, et, les mains enfoncées dans les poches de sa vareuse, il surveillait son ennemi, le regard attentif à ce qui allait suivre.

   « Canaille » hurla Striga, qui, brandissant un revolver, courut vers l’arrière.

   À la distance de trois pas, il tira.

   Serge Ladko s’était baissé. La balle passa au-dessus de lui sans l’atteindre. Aussitôt redressé, il fut d’un bond sur son adversaire, que son couteau frappa au coeur. Ivan Striga s’écroula comme une masse.

   Le drame s’était déroulé si rapidement, que les cinq hommes de l’équipage, embarrassés, d’ailleurs, dans les plis de la voile, n’avaient pas eu le temps d’intervenir. Mais quel hurlement ils poussèrent en voyant tomber leur chef !

   Serge Ladko, s’élançant à l’avant du spardeck, se précipita à leur rencontre. De là, il dominait le pont, sur lequel les hommes accouraient en tumulte.

   « Arrière ! cria-t-il, les deux mains armées de revolvers, dont l’un venait d’être arraché à Striga.

   Les hommes s’arrêtèrent. Ils n’avaient point d’armes, et, pour s’en procurer, il leur fallait pénétrer dans le rouf, c’est-à-dire passer sous le feu de l’ennemi.

   — Un mot, camarades, reprit Serge Ladko sans quitter son attitude menaçante. J’ai là onze coups. C’est plus qu’il n’en faut pour vous descendre tous jusqu’au dernier. Je vous préviens que je tire, si vous ne reculez pas immédiatement vers l’avant.

   L’équipage se consulta, indécis. Serge Ladko comprit que, s’ils se ruaient tous à la fois, il arriverait bien sans doute à en abattre quelques-uns, mais qu’il serait lui-même abattu par les autres.

   — Attention!… Je compte jusqu’à trois, annonça-t-il, sans leur laisser le temps de la réflexion. Un !…

   Les hommes ne bougèrent pas.

   — Deux … prononça le pilote.

   Il y eut un mouvement dans le groupe. Trois hommes ébauchèrent une velléité d’attaque. Deux commencèrent à battre, en retraite.

   —Trois !… » dit Serge Ladko en pressant la détente.

   Un homme tomba, l’épaule traversée d’une balle. Ses compagnons s’empressèrent de prendre la fuite.

   Serge Ladko, sans quitter son poste d’observation, jeta un regard vers le vapeur qui avait obéi au signal de Striga. Le bâtiment était maintenant à moins d’un mille. Lorsqu’il serait bord à bord avec le chaland, lorsque son équipage se serait joint aux pirates, dont il était nécessairement plus ou moins complice, la situation deviendrait des plus graves.

   Le steamer approchait toujours. Il n’était plus qu’à trois encablures, quand, évoluant brusquement sur tribord, il décrivit un grand cercle et s’éloigna vers la haute mer. Que signifiait cette manoeuvre ? Avait-il donc été inquiété par quelque chose que Serge Ladko ne pouvait apercevoir ?

   Celui-ci, le coeur battant, attendit. Quelques minutes s’écoulèrent, et un autre vapeur surgit hors de la pointe du Sud. Sa cheminée vomissait des torrents de fumée. Le cap droit sur le chaland, il arrivait à toute vitesse. Bientôt, Serge Ladko put reconnaître à l’avant une figure amie, celle de son passager, M. Jaeger, celle du détective Karl Dragoch. Il était sauvé.

Un instant plus tard, le pont de la gabarre était envahi par la police, et son équipage se rendait, sans essayer une résistance inutile.

   Pendant ce temps, Serge Ladko s’était précipité dans le rouf. L’une après l’autre, il en visita les cabines. Une seule porte était fermée. Il la renversa d’un coup d’épaule et s’arrêta sur le seuil, éperdu.

   Natcha, reconquise, lui tendait les bras.

Le pilote du Danube, Jules Verne illustration de Georges Roux (1853-1929)

Chapitre XIX, épilogue

   Le procès de la bande du Danube passa inaperçu dans le flamboiement de la guerre russo-turque. Les brigands, y compris Titcha aisément cueilli à Roustchouk, furent pendus haut et court, sans éveiller dans le public l’attention qu’en de moins tragiques circonstances on eût accordé à leur exécution.

   —-Toutefois, les débats donnèrent aux principaux intéressés l’explication de ce qui était resté jusqu’ici incompréhensible pour eux. Serge Ladko sut par suite de quel quiproquo il avait été emprisonné dans le chaland en lieu et place de Karl Dragoch, et comment Striga, ayant appris par les journaux l’envoi d’une commission rogatoire à Szalka, s’était introduit dans la maison du pêcheur Ilia Brusch, pour répondre aux questions du commissaire de police de Gran.

   Il sut également comment Natcha, enlevée par la bande du Danube, avait eu à lutter contre les attaques de Striga, qui, se croyant certain d’avoir abattu son ennemi, ne cessait de lui affirmer qu’elle était veuve. Un soir notamment, Striga, à l’appui de son dire, avait montré à la jeune femme son propre portrait, qu’il prétendait avoir conquis de haute lutte sur le légitime propriétaire. Il en était résulté une scène violente, au cours de laquelle Striga s’était emporté jusqu’à la menace. De là, le cri poussé par Natcha, et que le fugitif avait entendu dans la nuit.

   Mais c’était là de l’histoire ancienne. Serge Ladko ne pensait plus aux mauvais jours depuis qu’il avait eu le bonheur de retrouver sa chère Natcha.

   Le territoire de la Bulgarie lui étant interdit, l’heureux couple, après les événements qui viennent d’être racontés, s’était fixé d’abord dans la ville roumaine de Giurgievo. C’est là qu’il se trouvait, quand, au mois de mai de l’année suivante, le Tzar déclara officiellement la guerre au Sultan. Serge Ladko, est-il besoin de le dire, fut des premiers qui s’engagèrent dans les rangs de l’armée russe, à laquelle, grâce à sa connaissance du théâtre des opérations, il rendit d’importants services.

   La guerre finie, la Bulgarie enfin libre, il revint avec Natcha dans la maison de Roustchouk et reprit son métier de pilote. Tous deux y vivent encore aujourd’hui, heureux et honorés.

   Karl Dragoch est resté leur ami. Pendant longtemps, il n’a jamais manqué de descendre le Danube, au moins une fois l’an, pour venir à Roustchouk. Aujourd’hui, les voies ferrées, dont le réseau s’est progressivement développé, lui permettent d’abréger le voyage. Mais c’est toujours en suivant les méandres du fleuve que Serge Ladko, au hasard de ses pilotages, lui rend ses visites à Budapest.

   Des trois garçons que Natcha lui a donnés et qui sont maintenant des hommes, le plus jeune, après un sévère apprentissage sous les ordres de Karl Dragoch, est en bonne voie pour atteindre les plus hauts grades dans l’administration judiciaire de Bulgarie.

   Le cadet, digne héritier d’un lauréat de la Ligue Danubienne, s’est consacré au peuple des eaux. Toutefois, rejetant la ligne, il a perfectionné les méthodes de combat. Il doit à ses pêcheries d’esturgeon une célébrité  universelle et une fortune qui promet de devenir considérable.

   Quant à l’aîné, il succédera à son père, lorsque l’âge de la retraite sonnera pour celui-ci. Par lui seront alors conduits vapeurs et chalands, de Vienne à la mer, dans les passes sinueuses et entre les bancs perfides du grand fleuve ; par lui se perpétuera la race des Pilotes du Danube.

   Mais, quelle que soit la différence de leurs positions, des trois fils de Serge Ladko le coeur bat à l’unisson. Aiguillés par la vie sur des routes divergentes, ils se rencontrent toujours à ces carrefours: une même vénération pour leur père, une égale tendresse pour leur mère, un pareil amour de la patrie bulgare. »

Le pilote du Danube, illustration de Georges Roux, 1908

Kéraban-le-Têtu : Où les voyageurs commencent à éprouver quelques difficultés, principalement dans le delta du Danube
   « Le lendemain, 24 août, la chaise traversait le Danube, devant Toultcha, et s’aventurait à travers le delta du fleuve, formé par deux grandes branches. La première, celle que suivent les bateaux à vapeur, est dite la branche de Toultcha; la seconde, plus au nord, passe à Ismaïl, puis à Kilia, et atteint au-dessous la mer Noire, après s’être ramifiée en cinq chenaux. C’est ce qu’on appelle les bouches du Danube.

   Au-delà de Kilia et de la frontière, se développe la Bessarabie, qui, pendant une quinzaine de lieues, se jette vers le nord-est, et emprunte un morceau du littoral de la mer Noire.

Il va sans dire que l’origine du nom du Danube, qui a donné lieu à nombre de contestations scientifiques, amena une discussion purement géographique entre le seigneur Kéraban et Van Mitten. Que les Grecs, au temps d’Hésiode, l’aient connu sous le nom d’Ister ou Hister ; que le nom de Danuvius ait été importé par les armées romaines, et que César, le premier, l’ait fait connaître sous ce nom ; que dans la langue des Thraces, il signifie « nuageux » ; qu’il vienne du celtique, du sanscrit, du zend ou du grec ; que le professeur Bopp ait raison, ou que le professeur Windishmann n’ait pas tort, lorsqu’ils disputent sur cette origine, ce fut le seigneur Kéraban qui, comme toujours, réduisit finalement son adversaire au silence, en faisant venir le mot Danube, du mot zend « asdanu », qui signifie  « la rivière rapide ».

   Mais, si rapide qu’elle soit, son cours ne suffit pas à entraîner la masse de ses eaux, en les contenant dans les divers lits qu’elle s’est creusés, et il faut compter avec les inondations du grand fleuve. Or, par entêtement, le seigneur Kéraban ne compta pas, en dépit des observations qui lui furent faites, et il lança sa chaise à travers le vaste delta.

Il n’était pas seul, dans cette solitude, en ce sens que nombre de canards, d’oies sauvages, d’ibis, de hérons, de cygnes, de pélicans, semblaient lui faire cortège. Mais, il oubliait que, si la nature a fait de ces oiseaux aquatiques des échassiers ou des palmipèdes, c’est qu’il faut des palmes ou des échasses pour fréquenter cette région trop souvent submergée, à l’époque des grandes crues, après la saison pluvieuse.

   Or, les chevaux de la chaise étaient insuffisamment conformés, on en conviendra, pour fouler du pied ces terrains détrempés par les dernières inondations. Au-delà de cette branche du Danube, qui va se jeter dans la mer Noire à Sulina, ce n’était plus qu’un vaste marécage au travers duquel se dessinait une route à peu près impraticable. Malgré les conseils des postillons, auxquels se joignit Van Mitten, le seigneur Kéraban donna l’ordre de pousser plus avant, et il fallut bien lui obéir. Il arriva donc ceci : c’est que, vers le soir, la chaise fut bien et dûment embourbée, sans qu’il fût possible aux chevaux de la tirer de là.

« Les routes ne sont pas suffisamment entretenues dans cette contrée ! crut devoir faire observer Van Mitten.

– Elles sont ce qu’elles sont ! répondit Kéraban. Elles sont ce qu’elles peuvent être sous un pareil gouvernement !

– Nous ferions peut-être mieux de revenir en arrière et de prendre un autre chemin ?

– Nous ferons mieux, au contraire, de continuer à marcher en avant et de ne rien changer à notre itinéraire !

– Mais le moyen ?…

– Le moyen, répondit le têtu personnage, consiste à envoyer chercher des chevaux de renfort au village le plus voisin. Que nous couchions dans notre voiture ou dans une auberge, peu importe ! »

Jules Verne, Kéraban-le-Têtu

Il n’y avait rien à répliquer. Le postillon et Nizib furent détachés à la recherche du plus prochain village, qui ne laissait pas d’être assez éloigné. Très probablement, ils ne pourraient être de retour qu’au lever du soleil. Le seigneur Kéraban, Van Mitten et Bruno durent donc se résigner à passer la nuit au milieu de cette vaste steppe, aussi abandonnés qu’ils l’eussent été au plus profond des déserts de l’Australie centrale. Très heureusement, la chaise, enfoncée dans les vases jusqu’au moyeu des roues, ne menaçait pas de s’enliser davantage.

   Cependant, la nuit était fort obscure. De gros nuages, très bas, en voie de condensation, chassés par les vents de la mer Noire, couraient à travers l’espace. S’il ne pleuvait pas, une forte humidité montait du sol imprégné d’eau, qui mouillait comme un brouillard polaire. À dix pas, on ne se voyait plus. Les deux lanternes de la voiture projetaient seules une lueur douteuse sous l’épaisse buée évaporée du marécage, et peut-être eut-il mieux valu les éteindre.

En effet, cette lueur pouvait attirer quelque importune visite. Mais Van Mitten ayant émis cette observation, son intraitable ami crut devoir la discuter, et de la discussion il résulta qu’il ne fut point donné suite à la proposition de Van Mitten.

Il avait pourtant raison, le sage Hollandais, et avec un peu plus de finesse, il aurait proposé à son compagnon de laisser les lanternes allumées : très vraisemblablement, le seigneur Kéraban les eût fait éteindre… »

Eric Baude  pour Danube-culture, © droits réservés, mis à jour août 2025

Première édition du Pilote du Danube avec les illustrations de Georges Roux (1853-1929), 1908

Le Beau Danube Jaune, un roman humoristique épicurien

   « Pendant les quatre jours que la barge mit à descendre le fleuve jusqu’à Orsava [Orşova], elle navigua sur un lit très capricieux dans ses détours, dont la direction générale se maintenait vers l’est, servant à gauche de limite aux Confins Militaires. Elle passa devant la ville de Semendria, autrefois capitale de la Serbie, et dont la forteresse (est) campée sur un promontoire qui barre une partie du Danube, et que défendent toute une couronne de tours et un donjon. En cet endroit, le grand fleuve rachète merveilleusement la sauvagerie ou l’infertilité des campagnes qui le bordent en amont. Partout des arbres fruitiers en plein rapport, des vergers enrichis de diverses sortes de plants, des vignobles luxuriants qui se succèdent jusqu’à l’embouchure de la Morava. Cette rivière arrive au fleuve par une vallée superbe, une des plus belles de la Serbie. À l’embouchure se montraient un certain nombre de bateaux, les uns qui la descendaient, les autres qui se préparaient à la remonter avec des remorqueurs ou des attelages.
Après Semendria, ce fut Basiach [Baziaş], où s’arrêtait alors le chemin de fer de Vienne à Orsava et qui allait être prolongé prochainement jusqu’à cette ville, puis Columbacz [Golubac], avec ses magnifiques ruines, puis des cavernes à légendes, entre autres celle dans laquelle Saint-Georges aurait déposé le corps du dragon tué de ses propres mains. De toutes parts, à chaque coudée du fleuve, et on ne perd l’un que pour retrouver l’autre, se dressaient des promontoires coupés à pic et contre lesquels le courant précipite ses eaux écumantes. Au-dessus, se massent des bois épais, s’étageant jusqu’aux montagnes qui sont plus élevées sur la rive turque que sur la rive hongroise.
Un touriste se fût certainement maintes fois arrêté pour contempler de plus près et plus longuement les merveilles que le fleuve offre alors aux yeux. Il se serait fait mettre à terre au défilé des Cazan, l’un des plus remarquables du parcours ; il aurait suivi le chemin de halage, afin d’examiner cette fameuse table de Trajan, ce rocher où est encore gravée l’inscription qui rappelle la campagne du célèbre empereur romain… »
Jules Verne, Le Beau Danube Jaune, « De Belgrade aux Portes-de-Fer », chapitre XIII

Le fils de l’écrivain et écrivain lui-même Michel Verne (1861-1925), toutefois moins talentueux que son père et qui s’attribuera même la paternité de certains écrits de son père ou les réécrira pour les publier sous son nom, utilisera le manuscrit du Beau Danube Jaune, pour rédiger en 1908 une œuvre à l’ambiance bien différente, voire opposée, un roman policier sérieux et sombre à qui il donnera le titre de Le Pilote du Danube, conservant évidemment dans le titre même de son livre la mention du Danube.

Olivier Dumas nous conseille d’oublier Le Pilote du Danube de Michel Verne et de lire Le Beau Danube Jaune de Jules Verne comme une œuvre inédite, fantaisiste et humoristique.

Jules Verne aimait alterner dans sa démarche d’écrivain, un roman sérieux et un roman léger.

Date de création du Beau Danube Jaune : 1880 ou 1895 ?
   La date d’écriture d’environ 1880, attribuée par certains pour la rédaction du roman Le Beau Danube Jaune provient d’une justification de l’éditeur Hetzel fils pour le changement de titre :
« Le roman (…) a été écrit dans un premier jet, mais en entier, suivant la méthode de l’auteur, vers l’année 1880. »
Cette date semble indiquer selon Olivier Dumas que ce roman était comme un clin d’oeil à la suite de la valse du Beau Danube bleu, de Johann Strauss Junior (1825-1899), composition qui fit fureur à cette époque dans toute l’Europe et au-delà. Cette suite de valses avait été composée à Vienne en 1866 et créée à Paris dans sa version orchestrale à l’occasion de l’Exposition Universelle de 1867. On notera que l’écrivain et le compositeur sont contemporains : Johann Strauss Jr. nait en 1825 et meurt en 1899, Jules Verne est né en 1828 et mourra en 1905.

Johann Strauss, « Sur le Beau Danube Bleu »

   Lorsqu’on examine attentivement les pages manuscrites du roman, l’écriture de Jules Verne semble en fait correspondre à une période plus tardive. Elle ressemble à celles des derniers romans, En Magellonie (1897-1898) et Le Volcan d’or (1899). L’écriture des oeuvres des années 1880 diffère nettement de celle de la période tardive, avec des lettres plus petites, fermes et rondes. Sans toutefois pouvoir préciser avec certitude l’année de la naissance du Beau Danube Jaune, on peut ainsi formellement rejeter la date, avancée sans réelles preuves, de 1880 et proposer plutôt celle ultérieure de 1895. On retrouve en effet dans Le Beau Danube Jaune les mystérieuses lettres « XKZ », reprises, en 1898, dans un autre livre de Jules Verne Le Testament d’un excentrique (1897 ).

Dieudonné Lancelot, Pont sur le Danube, « De Paris à Bucarest », revue Le Tour du Monde

À propos du texte…
   Le texte du Beau Danube Jaune souffre d’un manque évident de révisions. Jules Verne l’a écrit en parallèle avec d’autres romans, et oublie souvent de revenir à son texte, aux dates et aux épisodes précédents. Et plutôt que de le compléter immédiatement, il le parsème de nombreux « ? » pour attirer son attention lors de la correction. De plus, les informations qu’il ignore comme les distances, le nombre d’habitants des villes fréquentées par ses personnages, sont laissées en blanc pour être complétées ultérieurement.

Dieudonné Lancelot, Budapest, « De Paris à Bucarest », revue Le Tour du Monde

Quelques mots sur les sources du Beau Danube Jaune
   Tout comme pour son roman de la même période En Magellonie (1897-1898, publié seulement en 1987), Jules Verne puise les sources de son roman Le Beau Danube Jaune dans une revue française alors très à la mode, Le Tour du Monde. L’historien, écrivain et homme politique français, Victor Duruy (1811-1894), y a relaté dans les années 1861 et 1862, son voyage effectué en 1860, voyage qu’il a intitulé De Paris à Bucarest. Les illustrations de cette publication ont été réalisées par l’illustrateur, graveur et lithographe Dieudonné Auguste Lancelot (1823-1895), accompagnateur de Victor Duruy pendant son périple. Mais V. Duruy, empêché de part sa nomination de nouveau ministre de l’Instruction Publique en 1863, va interrompre la relation de son voyage et La revue Le Tour du Monde confiera à Dieudonné Lancelot, le soin de terminer à sa place le récit. Celui-ci reprend en 1865 et en 1866.
   Toutes les descriptions touristiques du roman de Jules Verne sont issues de la relation du voyage de V. Duruy-D. Lancelot mais Jules Verne les transforme selon sa fantaisie.

Dieudonné Lancelot, Belgrade, « De Paris à Bucarest », revue Le Tour du Monde

   On peut citer comme exemple un extrait de la description de Belgrade. Lancelot décrit de la façon suivante l’arrivée dans la ville : « La ville qui étalait en amphithéâtre adouci ses maisons à l’européenne que surmonte le clocher d’une église. Au sommet, (…), des jardins et une mosquée surmontée de deux minarets à pointe aigües. À gauche, le sol redescendait assez rapidement portant comme une seconde ville cachée par des arbres fruitiers au milieu desquels s’élançaient de grands cyprès isolés. »
Quant à Jules Verne, alias son héros Ilia Krusch, il voit « apparaître une cité disposée en amphithéâtre sur une colline, avec ses maisons à l’européenne, ses clochers auxquels le soleil mettait une aigrette de flamme, et les deux minarets d’une mosquée, qui ne jurait pas trop dans le voisinage des églises. Un peu sur la gauche, au milieu d’une corbeille d’arbres fruitiers d’où s’élançaient des cyprès de haute taille, il y avait apparence d’une seconde ville plus moderne… » (ch. XII)

Dieudonné Lancelot, radeau sur le Danube, « De Paris à Bucarest », revue Le Tour du Monde

Les détails géographiques du Beau Danube Jaune viennent également du récit de Victor Duruy-Dieudonné Lancelot mais, encore une fois, l’écrivain les adapte à sa guise. Sur la Carte du bassin oriental du Danube, figure la ville hongroise de Racz (Rácz-Becse, aujourd’hui Bečej, en Vojvodine serbe). Elle se trouve sur les rives de la Theiss/Tisza. Dans Le Beau Danube Jaune, Jules Verne précise à plusieurs reprises que son héros, Ilia Krusch, est natif de Racz Becse. Dans un autre de ses livres, Le secret de William Storitz (vers 1898), la ville de Racz se déplace sur la rive droite du Danube, en aval de Vukovar, aujourd’hui en Croatie. Pourquoi, Jules Verne s’amuse-t-il à glorifier cette petite ville inconnue dont Dieudonné Lancelot ne cite même pas le nom dans son récit ? La question n’a pour le moment pas trouvé de réponse !

Dieudonné Lancelot, Moulins sur le Danube, « De Paris à Bucarest », revue Le Tour du Monde 

Le thème du Beau Danube Jaune

   Le Beau Danube Jaune relate simplement un voyage sur le Danube, depuis pratiquement sa source jusqu’à la mer Noire en passant par le bras septentrional de Kilia :

« Les embouchures du Danube sont multiples, et son delta est couvert d’une sorte de réseau hydrographique. Les deux principales sont séparées par la grande île de Leti [Letea], un triangle dont le sommet est à la bifurcation des deux bouches. Celle qui limite l’île au sud est la plus importante, et, de préférence, les bâtiments la suivent pour atteindre la mer Noire [en fait le bras de Sulina dont il est probable que Jules Verne connaissait la présence de la Commission Européenne du Danube, instituée en 1856 et qui y avait déjà commencé ses travaux d’aménagement pour faciliter la navigation].
La bouche qui limite l’île au nord, moins fréquentée, prend le nom de Kilia, qui est celui d’une petite ville forte bâtie sur sa rive gauche [Kilia est une ville industrielle et portuaire située désormais en Ukraine dans l’Oblast d’Odessa. Les Roumains l’appellent Chilia Nouǎ par opposition à la petite ville de Chilia Veche sur la rive droite].
C’est ce bras que le chaland devait prendre pour arriver à destination, et, dans la matinée du lendemain, servi par un courant assez rapide, il en longeait la rive droite, de manière à passer loin de Kilia… »
(Le beau Danube Jaune, chapitre XVI, « De Galatz à la mer Noire », p. 161)

Ce même thème thème est repris au début du Secret de William Storitz (également « révisé » par Michel Verne et publié dans cette version en 1910 puis dans sa version originale en 1985 par la Société Jules Verne)  : Henry Vidal, 33 ans, ingénieur de la Compagnie du Nord des chemins de fer, descend le fleuve sur une plus courte distance, de Vienne à Ragz, à bord du vapeur de la D.D.S.G. Mathias Corvin :

   « Le dampfschiff [bateau à roue à aube] descendait rapidement, battant de ses larges roues les eaux jaunâtres du beau fleuve, car elles paraissent plutôt teintes d’ocre que d’outre-mer, quoi qu’en dise la légende. De nombreux bateaux le croisaient, leurs voiles tendues à la brise, transportant les produits de la campagne qui s’étend à perte de vue sur les deux rives. On passe également près de ces immenses radeaux, ces trains de bois formés d’une forêt tout entière, où sont établis des villages flottants, bâtis au départ, détruits à l’arrivée, et qui rappellent les prodigieuses jangadas brésiliennes de l’Amazone. Puis, les îles succèdent aux îles, capricieusement semées, grandes ou petites, la plupart émergeant à peine, et si basses parfois, qu’une crue de quelques pouces les eût submergées. Le regard se réjouissait à les voir si verdoyantes, si fraîches,avec leurs lignes de saules, de peupliers, de trembles, leurs humides herbages piqués de fleurs aux couleurs vives… »
(Le Secret de William Storitz chapitre II, p. 16)

   Le Beau Danube Jaune est d’abord conçu comme une paisible promenade fluviale et l’écrivain en profite pour décrire avec complaisance les diverses curiosités touristiques rencontrées en chemin. La qualité de grand pêcheur d’Ilia Krusch, permet d’exposer avec bonheur et humour toutes les finesses de ce noble sport. Le roman prend d’ailleurs parfois même des allures de manuel de la pêche à la ligne. Mais le ton sérieux n’est qu’une feinte de l’écrivain. Pourrait-il en être autrement quand l’auteur appelle son héros Krusch, si proche de « cruche » comme nom de son principal personnage, un personnage qu’on perçoit comme éminemment sympathique mais à l’évidence un peu benêt.

Dieudonné Lancelot, Bateaux sur le Danube hongrois, « De Paris à Bucarest », revue Le Tour du Monde

   Jules Verne insère discrètement dans son roman une intrigue sous la forme d’un trafic de contrebande sur le fleuve ce qui permet à la police de soupçonner le brave pêcheur et de l’emprisonner. L’innocent serait-il coupable ? Deux partis se forment, les Kruschistes et les antikruschistes. Les lecteurs des 1900, auront sans doute fait le rapprochement avec l’affaire Dreyfus.

Le Beau Danube Jaune, fantaisie humoristique et roman épicurien
   Le Beau Danube Jaune est à la fois une fantaisie humoristique et un roman épicurien si l’on en juge par l’importance accordée aux boissons et aux mets. Il commence par une pantagruélique orgie à la bière et aux liqueurs. Les héros, quant à eux, s’offrent chaque matin un petit coup d’eau-de-vie, et un verre de bon vin à l’occasion, une habitude courante dans le milieu des bateliers et des pêcheurs mais pas seulement. Il est en effet connu que la présence de l’eau donne aussi soif et donc l’envie de boire ! Quand I. Krusch fait des courses en ville, il achète, pour améliorer l’ordinaire culinaire, fruit de la pêche, des tripes et même des escargots (ch. IV), sans oublier naturellement de fumer une bonne pipe.

Dieudonné Lancelot, Pêcheurs hongrois fumant la pipe,  « De Paris à Bucarest », revue le Tour du Monde

Le Pilote du Danube : Les transformations radicales et maladroites (?) de Michel Verne ou quand le fleuve s’assombrit.
   Michel Verne n’a pas du tout apprécié la bonhomie paisible, épicurienne railleuse et souriante de l’œuvre de son père. D’un roman léger et ironique, il décide d’en faire une œuvre sombre et totalement dépourvue de l’humour cher à son père.

Illustration de Georges Roux pour Le pilote du Danube, 1908

   Il amplifie considérablement la partie policière initiale de l’œuvre au détriment des descriptions touristiques, des exploits de pêche et des fantaisies gastronomiques des deux héros, Krusch et Jaeger.
Dans Le Pilote du Danube, le simple trafic initial de contrebande du Beau Danube Jaune se transforme en meurtres, rapines et trafic d’armes. Ilia Krusch se nomme Brusch, rajeunit, devient coupable et d’emblée suspect avec le port de ridicules lunettes noires pour cacher ses yeux bleus ; déguisement et maquillage, à l’image des récents exploits d’Arsène Lupin et autres personnages des romans policiers de l’époque.
Décidément, si déjà En Magellonie différait nettement des Naufragés du Jonathan, les deux Danube du père et du fils n’ont plus qu’un seul point commun : le début et le lieu de l’action c’est-à-dire le fleuve. Ce ne sont plus seulement quelques variantes à relever, mais une œuvre initiale inédite du père entièrement refondue par le fils.
   L’une des modifications de Michel Verne faillit d’ailleurs lui coûter cher, puisqu’il n’échappa que de justesse à un procès en diffamation. Michel Verne a en effet donné maladroitement à l’un de ses personnages, un bandit de son invention, le nom d’un Hongrois, Jackel Semo qu’il a rencontré au cours d’un voyage à Belgrade. Ce dernier le découvrant, s’insurge de cette qualification de malhonnêteté qui le décrit dans le roman, devinant que l’œuvre parue n’est pas de la main de Jules Verne, comme l’écrit son avocat : « L’ouvrage paraît ainsi être l’œuvre du fils qui a connu personnellement Monsieur Jackel Semo et non celle de Jules Verne lui-même. »
   L’éditeur Hetzel fils remplace alors le nom de Jackel Semo par celui Yacoub Ogul aux tonalités turques et obtiendra prudemment l’étouffement de l’affaire.
Pour la petite histoire les avocats des deux parties de cette affaire deviendront célèbres : René Cassin, défenseur de Jackel Semo, sera l’illustre rédacteur de la « Déclaration des Droits de l’homme » et recevra le Prix Nobel de la Paix, et Raymond Poincaré, défenseur de Michel Verne, grand orateur politique, deviendra quant à lui Président de la République.
L’humour du Beau Danube Jaune
   Cette œuvre tardive n’a pas la puissance créatrice des grands romans de la maturité de l’écrivain ; elle appartient aux œuvres mineures, souvent humoristiques, des oeuvres qu’il ne convient pas, pour autant, de négliger. Peut-être, Jules Verne est-il plus vivant et plus moderne dans ces romans légers et ironiques, comme Le Rayon Vert (publié en 1882), Une Ville flottante (1871) ou L’École des Robinsons (1882  que dans ses oeuvres sérieuses..
On distingue deux sources d’humour dans Le Beau Danube Jaune : « l’apothéose de la pêche à la ligne » et le personnage naïf d’Ilia Krusch, « qui ne comprend rien à rien » du début à la fin, mais incarne, en digne « Lauréat de la Ligne Danubienne », toute la sagesse philosophique de l’authentique pêcheur à la ligne. Cet homme simple et bon suscite la sympathie. « Ce Hongrois échappé du paisible village de Quiquendone (allusion à la nouvelle de J. Verne Une fantaisie du docteur Ox, 1874), est une des plus comiques personnalités inventées par la plume ironique de Jules Verne ».
L’écrivain peut conclure en souriant ce roman à la gloire de la pêche à la ligne et du Danube : « Et après ce récit, qui oserait se moquer cet homme sage, prudent, philosophe qu’est en tout temps et en tout pays le pêcheur à la ligne ? »

Dieudonné Lancelot, Les Portes-de-Fer, « De Paris à Bucarest », revue le Tour du Monde

À propos de la symbolique de l’œuvre
   À l’exception de La chasse au météore (1901) où pourtant la ville est « baignée des eaux claires du fleuve Potomac » , des fleuves s’écoulent dans tous les romans posthumes de Jules Verne. Dans Le Beau Danube Jaune, la descente du Danube se fait de sa source jusqu’à son delta en terminant par le bras de Chilia qui donne son prénom au héros : Ilia K. de K/ilia.
   Pendant le périple sur le beau Danube jaune, un spectateur-passager, observe attentivement le spectacle. Ce personnage passif, M. Jaeger, n’est-il pas l’écrivain lui-même qui, avant sa mort, accumule ces dernières visions, en « collectionneur ou chasseur » d’images ? (Jaeger = chasseur en allemand).
   Le brave Krusch, lucide pour une fois, soupçonne Jaeger de cette activité littéraire :
   « M. Jaeger ne s’ennuyait pas un instant. Il s’intéressait de plus en plus à ce qu’il voyait, surtout en ce qui concernait la navigation fluviale. Ilia Krusch se demandait même s’il ne préparait pas quelque travail sur ce sujet, où seraient traitées toutes les questions relatives à la batellerie (…), et n’était-ce pas, en somme, le but de son voyage ?… »
   Et, comme Ilia Krusch le pressentait à cet égard : « Il y a quelque chose comme cela, répondit-il en souriant. » (ch. XIV)
Jules Verne aurait-il eu l’intention d’écrire un roman mettant en scène la batellerie danubienne ?
Et, à la légitime inquiétude de Jules Verne sur une éventuelle lassitude du lecteur, Jaeger répond avec bonhomie et justesse, car le sympathique Krusch mérite d’être accompagné : »J’aime à penser que je n’aurai pas perdu mon temps.— Alors, il ne vous paraît pas trop long ?— Oh, monsieur Krusch, en votre compagnie… en votre compagnie !… » (ch. XIV)
   Après l’Amazone et l’Orénoque, cette paisible descente au rythme du Danube permet à l’auteur de jouir largement via son personnage de Jaeger, de la contemplations des séduisants paysages fluviaux danubiens, de boire et de fumer voluptueusement sa pipe dans la barque du plus calme et du plus sympathique et épicurien de ses personnages romanesques, une sorte de philosophe voltairien, comme Jules Verne se plaît à en décrire, frère du digne juge Proth, de son roman La Chasse au météore.

Dieudonné Lancelot, Maisons à Routschouk (Ruse), « De Paris à Bucarest », revue le Tour du Monde, 1867

   Jules Verne semble avoir été fasciné par les fleuves et en particulier par le Danube. Il aurait été aussi impressionné par les Portes-de-Fer et les environs de Berzasca lors d’une visite des lieux dans les années 1880 avec sa chérie Luiza Miller/Müller. Malheureusement aucune source fiable ne peut confirmer l’hypothèse de cette visite mais elle a été développée par l’écrivain Simion Săveanu dans son livre Sur les traces de Jules Verne en Roumanie, (Albatros,1980). Selon Simion Săveanu, Jules Verne aurait rencontré Luiza (Louise) Müller, originaire de Transylvanie, plus précisément de Homorod (département de Brașov) entre 1882 et 1884, et un lien étroit (voire intime) se serait noué entre eux. À son instigation, Jules Verne se serait rendu incognito en compagnie de sa belle sur le Danube jusqu’à Giurgiu (rive gauche, Valachie), puis en train jusqu’à Bucarest, Brașov et enfin Homorod. Il aurait parcouru la région pendant plusieurs semaines et visité le château de Colț (dans le village de Suseni, judets de Hunedoara), qui lui aurait inspiré son célèbre roman Un château dans les Carpates.

L’écrivain a écrit vers la fin de sa vie, cinq romans dont les scénarios se situent géographiquement ou en partie dans le bassin du Danube : Kéraban-le-têtu (1882), Mathias Sandorf (1885), Le château dans les Carpathes (1892), Le secret de Wilhelm Storitz (1898) et Le beau Danube jaune (1901).

Jules Verne, Kéraban-le-Têtu, illustration de 

Le Tour-du-Monde
La Revue Le Tour du monde, nouveau journal des voyages est un hebdomadaire français publié à partir de janvier 1860. Il porta aussi le nom de Le Tour du monde, journal des voyages et des voyageurs (1895-1914). Ce magazine encourageait l’expansionnisme européen par des récits de voyage de haute qualité littéraire mis en images par quelques-uns des plus remarquables illustrateurs et xylographes de leur époque.

Danube-culture, décembre 2024

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