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Ada Kaleh, l’île (dés)enchantée
La date exacte de l’engloutissement d’Ada Kaleh n’a pas pu être déterminée avec précision. La centrale hydroélectrique de Djerdap I été inaugurée en 1972 mais la submersion de l’île a probablement eu lieu bien plus tôt. Les photos montrent en tous les cas un processus de démolition des bâtiments inexorable et qui permet de se rendre compte qu’il n’y avait presque plus rien d’autre de visible que des ruines avant sa disparition. Il est donc probable que certaines de ces photos aient été prises en 1971, tandis que les dernières datent de 1972.
Des fouilles systématiques ont été réalisées par une équipe d’archéologues avec l’aide de la population locale. Tous les souvenirs de valeur furent évacués sur la petite île proche de Simian, en aval de la centrale électrique. Il n’est resté de tous les trésors d’Ada-Kaleh que des ruines qui, si elles avaient eu des ailes, se seraient sans aucun doute elles-mêmes enfuies.
Des étudiants de l’université d’architecture Ion Mincu de Bucarest ont pu au cours des dernières années d’avant la mise en eau du lac de retenue de la centrale hydroélectrique, dessiner tous les bâtiments qui y existaient. Le petit-fils d’un de ces étudiants a miraculeusement numérisé ces dessins. Ces dessins étaient jusqu’à aujourd’hui, les derniers témoignages iconographiques de l’île. Heureusement, plusieurs clichés de l’album photo de Medji Ibrahim, pris à une époque ultérieure, sont venus les compléter.
On voit sur ces photos surprenantes de nombreux bâtiments réduits en poussières. Certains d’entre eux ont quand même pu être identifiés mais avec difficulté. De nombreuses pierres de l’ancien fort Elisabeth, construit par les Autrichiens, ont aussi été transportés sur l’île de Simian, ainsi que la mosquée, à l’origine un monastère franciscain. Son immense tapis a été installé dans celle de Constanta.
Pendant toute son enfance, Adele Geafer, une ancienne habitante d’Ada-Kaleh, a passé ses étés sur l’île. Elle a bien voulu nous raconter sa dernière visite en 1967.Voici la description de sa dernière visite :
Je m’appelle Adele Geafer Gülşen. Ma mère était d’origine tchéco-hongroise, mon père turc d’origine allemande. Dans notre famille, nous parlions parfois en hongrois, parfois en allemand. Quant aux hommes ils s’exprimaient en turc. Les religions catholique, luthérienne et musulmane étaient toutes présentes au sein de ma famille.
J’ai visité l’île une dernière fois en 1967. Cet été-là, je n’ai pu passer qu’un court moment sur Ada-Kaleh. Depuis la gare d’Orşova, ma mère et moi devions parcourir trois kilomètres à pied du fait que le train ne s’arrêtait pas toujours à la station la plus proche de l’île. Lorsque nous sommes arrivés à la hauteur d’Ada-Kaleh, nous avons appelé le batelier Yusuf. Il a ramé jusqu’à la rive pour nous emmener. C’était un homme maigre comme un os, musclé, très bronzé. Je trouvais qu’il faisait toujours le même âge. Lorsque l’embarcation s’est éloignée de la rive, mon cœur s’est mis à battre très fort. Je ne quittais plus l’île des yeux comme si j’y cherchais quelqu’un que je connaissais. De loin, j’ai remarqué que l’île ne ressemblait plus à celle que j’aimais. Elle m’est apparue différente, beaucoup plus dénudée. Où avaient disparu ses arbres ? Lorsque nous avons débarqué, le spectacle m’a beaucoup effrayé. Les grands arbres avaient été coupés jusqu’à la souche. On pouvait voir désormais du débarcadère l’autre côté de l’île à travers le parc. Quel vandalisme ! ai-je pensé en moi-même.
Ma grand-mère maternelle, Lőcsey Gizella, vivait près du port. Sur le chemin vers sa maison, mon estomac s’est noué de colère à la vue des destructions. Je n’arrivais pas à le croire. L’année dernière, l’île était encore très animée. Maintenant, tout me semblait fantomatique. Ma grand-mère tenait une librairie-papeterie sur l’île. Lors de notre dernière visite elle ne s’occupait plus que du déménagement. Elle n’a pu emporter de sa grande maison que très peu de choses. On lui a attribué un petit appartement d’une pièce en ville à Timisoara. Quand mon grand-père et ma grand-mère étaient encore jeunes, ils vivaient à Cluj (Klausenburg). La maison qu’ils avaient achetée sur Adah-Kaleh leur servait de maison de vacances. Ils ne s’y installèrent définitivement qu’après la Seconde Guerre mondiale.
Ma grand-mère m’apprit que mes grands-parents paternels avaient déjà déménagé. Ils ont vu leur maison détruite par l’armée. Ils ont reçu ensuite une maison en face de la plage, dont les propriétaires avaient déjà émigré en Turquie. Mon grand-père paternel, Geafer Iliyas, venait de Turquie et sa femme, ma grand-mère, Novi Anna, de Transylvanie saxonne. Je souhaitais leur rendre visite. Comme ils vivaient auparavant de l’autre côté de l’île, mais qu’ils habitaient désormais en face de la plage, le trajet était beaucoup plus court. Ils étaient déjà couchés quand je suis arrivé. Ils avaient plus de soixante-dix ans et on leur avait retiré la maison de leur vie. Grand-mère disait avec beaucoup de tristesse : «Si je dois quitter Ada-Kaleh, je veux retourner dans mon pays, en Allemagne.» Il n’y avait déjà plus de police, plus de médecin, plus d’épicerie sur l’île. Mon père allait tous les jours leur rendre visite depuis Orșova, leur apportait du pain et tout ce dont ils avaient besoin pour surmonter ces temps difficiles. Entourés de bagages, ils n’attendaient plus que leur passeport pour s’en aller. En les quittant, j’avais l’intention de revoir la demeure où j’avais passé les plus belles années de mon enfance. Après quelques pas dans sa direction je me suis arrêté, je changeais d’avis et m’asseyais sur la plage, toute pensive, fermait les yeux. Mes pensées s’accrochèrent à mes années de jeunesse. J’ai donc franchi en rêve la porte voûtée de la maison comme je l’avais toujours fait et marchais le long du sentier bordé de roses, respirant leur doux parfum puis je continuais vers mes arbres fruitiers préférés avec notre chien toujours collé à mes jambes jusqu’au bord du Danube. J’ai grimpé au noyer qui me servait de poste de vigie. Je revoyais mentalement toute la rive, la rue, les maisons et à ceux qui y avaient habité.
Autrefois je m’asseyais très souvent sur une branche de ce noyer. C’était ma place favorite. Je pouvais me laisser rêver tranquillement. Mais dès que la sirène du bateau retentissait au loin, je me dépêchais de redescendre. Je voulais voir si le bateau accostait sur l’île. Cela faisait aussi partie de mes tâches d’aider mon grand-père à la vente. L’arrivée de touristes était toujours l’occasion pour mon grand-père de gagner quelque chose. Il proposait des figues au sirop ou des pétales de rose dans de grands paniers, faits chez nous. J’aimais beaucoup le mouvement des touristes et je les étonnais par mes connaissances linguistiques. À leur grande surprise, je leur proposais des visites guidées, tantôt en hongrois, tantôt en allemand, pour qu’ils ne se perdent pas dans les ruelles. En récompense, j’étais invité au café pour déguster un sorbet ou un «braga», une boisson rafraîchissante fabriquée à partir du maïs.
Mon grand-père avait eu autrefois un bazar dans lequel il vendait divers souvenirs, notamment des tableaux en verre. Il n’était pas facile de gérer un commerce sur l’île. Cela dépendait beaucoup des touristes. Si ceux-ci ne venaient pas, on se retrouvait rapidement en difficulté financière. Avec Miskin Baba, les habitants de l’île avaient leur propre protecteur. De son vivant, il avait accompli de nombreux miracles. Ceux qui se rendaient sur sa tombe pouvaient aussi lui demander conseil. Mon grand-père voulait obtenir de l’aide pour ses difficultés financières. Il se rendit sur sa tombe, prit un peu de terre, la mit dans un sac en toile et le plaça sous son oreiller. Dans son rêve, Miskin Baba lui est apparu lui disant : «Fais une valise pleine de tableaux en verre et va à Craiova. Là-bas, tu en tireras un bon prix». Grand-père fit ce que Miskin lui avait dit. Arrivé à Craiova, il chercha d’abord un hôtel. Devinez qui se tenait derrière le comptoir d’accueil ? Une de ses bonnes connaissances d’Ada-Kaleh. Dans la joie des retrouvailles, grand-père raconta son histoire. Son ami fit immédiatement poser quelques tableaux en verre sur le comptoir de l’hôtel pour que les clients puissent les voir. À peine grand-père était-il revenu dans sa chambre d’hôtel sans même défaire sa valise, que son ami l’appelait pour lui demander d’autres tableaux car les dames les achetaient comme des petits pains. L’affaire marcha si bien qu’il télégraphia à grand-mère pour qu’elle lui expédie une autre valise pleine de tableaux. Le conseil de Miskin Baba donna beaucoup de travail et apporta de bons revenus sur l’île. Même les femmes se devaient d’y participer.
Mes pensées étaient de nouveau revenues dans le présent. Je me suis levée et je suis repartie sur mes pas. Mais je ne voulais pas voir la scène détruite de mon enfance. J’ai donc changé de direction et traversé l’une des casemates pour me rendre au centre de l’île. Les souvenirs étaient omniprésents. Une ruelle étroite menait à l’école, construite à l’emplacement d’une casemate. Les cours étaient dispensés en roumain, mais le dernier cours du prêtre et de l’enseignant turc se faisait en langue turque. Nous, les enfants, parlions tantôt en turc, tantôt en roumain. En m’approchant du centre, j’ai vu que tout était fermé à l’exception du café, encore ouvert. À l’intérieur, il y avait surtout des inconnus. Je n’ai pu reconnaître que trois anciens habitants. C’était un sentiment vraiment étrange de voir tous ces bâtiments désormais fermés, la librairie, la poste, l’épicerie, la boulangerie, l’usine textile, la petite fabrique de tabac dans laquelle mon père avait travaillé comme comptable. Les odeurs de «Rahat» et de «Suciuk» avait aussi disparu. Tout semblait désert. Il n’y avait presque plus que des étrangers assis dans le café et dont la tâche consistait à faire de notre vie une histoire du passé.
La fabrique de tabac me rappelait notre vie sociale car juste derrière se trouvait le cinéma de l’île. Avant d’ y aller, il était de coutume de flâner dans le parc voisin. Mon grand-père saluait tout le monde avec la formule de politesse traditionnelle turque : «Aksam seriflerimis hayrolsum…» Les films n’étaient projetés qu’en soirée, l’électricité assurée par un générateur électrique qui ne fonctionnait que de la fin de l’après-midi à onze heures du soir. Je souris encore quand je pense au nombre de fois où nous avons dû faire une pause imprévue pour attendre la réparation de la pellicule. C’était une bonne occasion de bavarder ensemble ou pour certains de fumer une pause cigarette dehors. Cette précieuse vie sociale n’a jamais été négligée. Le retour à la maison se déroulait souvent de manière un peu erratique, sans aucun éclairage public. Chacun sortait sa lampe de poche et de nombreuses petites lumières brillaient dans la nuit profonde sur les casemates. Arrivés à la maison, nous allumions la lampe à pétrole avant d’aller nous coucher.
J’ai passé mes deux premières années d’école à Ada-Kaleh. Par la suite, j’ai été scolarisée à Timisoara (Temeswar) mais je passais toujours les vacances scolaires chez mes grands-parents sur l’île. Les vacances de printemps étaient passionnantes. Le Danube avait toujours beaucoup d’eau à cette époque de l’année. Le niveau de la nappe phréatique augmentait par conséquent et remplissait de nombreux fossés, comme par exemple le fossé «Hendekek», m’obligeant à faire un détour pour me rendre chez eux. Le Ramadan, les jours de Pâques étaient une occasion de se réjouir et de déguster de nombreuses friandises. Les femmes apportaient leurs plaques de cuisson rondes d’un mètre de diamètre, chez le boulanger pour préparer leurs gâteaux ; Ma pâtisserie préférée, le «Frauenbrust-Küchlein» était appelé ainsi en raison de son apparence et une cerise trônait en plein milieu. Ces délicieux petits gâteaux, imbibés de sirop odorant était l’une de mes friandises préférées et je les attendais avec impatience chaque année.
Mon chemin m’emmena jusqu’au parc. L’endroit où avant poussaient encore des châtaigniers et des caroubiers géants, était devenus un lieu de destruction. Partout, des troncs d’arbres abattus jonchaient le sol et les souches sciées gisaient sur leur ancien emplacement. Je savais désormais qu’il n’y aurait plus jamais de «retour à la maison» possible. J’ai traversé le parc, qui n’en était plus un, et je suis arrivé sur l’autre côté de l’île qui fait face à la rive serbe. Je me suis promené le long de la rive. Là encore, des souvenirs de jeunesse me sont revenus. Ma cousine et mes amies jouaient souvent à cache-cache dans les casemates. Nous grimpions sur les mûriers disparus. Mais nous ne faisions pas que grimper sur les arbres, nous devions aussi récolter de la nourriture pour nos vers à soie. Sur la tombe de Miskin Baba sur laquelle brûlaient auparavant en permanence des cierges, je n’ai plus trouvé que des traces sur la terre. Cela m’a à la fois peiné et m’a mis en colère. C’était notre protecteur qui avait aidé plus d’un habitant à se sortir de la misère, comme mon grand-père… Je pensais que tout ce qui arrivait était une honte, un déshonneur. Je me tenais devant la maison de la tante d’Aranka. C’était la fille de Bicsérdi, l’un des fondateurs du crudivorisme. Mes grands-parents suivirent ce régime pendant dix ans dans leur jeunesse. Le mari de la tante hongroise d’Aranka était un Turc qui se prénommait Omer. De nombreuses familles d’ethnies, de nationalités et de religions différentes vivaient sur l’île. Cette cohabitation des peuples et religions mélangés sur l’île, était très harmonieuse et fonctionnait parfaitement. Il y avait un mélange de langues qui étaient parlées dès l’enfance. Il n’y avait aucune orientation politique particulière. On était seulement des insulaires !
Je me mis à respirer encore une fois l’odeur humide des tuiles de la casemate, devenues les ultimes témoins de l’île d’autrefois, qui furent ensuite à jamais noyées sous l’eau. La maison de mon enfance sur Ada-Kaleh avait disparu. Mais Ada-Kaleh restera éternellement dans ma mémoire. Malgré toute ma tristesse d’aujourd’hui, je suis très heureuse d’avoir pu passer ma jeunesse dans un endroit aussi beau. Personne ne pourra m’enlever ces merveilleux souvenirs !
http://adevarul.ro/locale/turnu-severin/ultimele-fotografii-realizate-insula-ada-kaleh–7_54d7aa4d448e03c0fd6812d4/index.html
Traduction de l’article : Eric Baude pour Danube-culture, © droits réservés, août 2024