István Széchenyi et les Portes-de-Fer (I)

   Plusieurs événements survenus en 1829 contribuent à revaloriser du rôle du Danube. D’une part la D.D.S.G., chargée de mettre en œuvre la navigation à vapeur sur le Danube, est fondée cette année-là et l’on peut donc s’attendre à voir naviguer des steamers sur le fleuve (de précédentes tentatives de navigation à vapeur n’avaient pas abouties pour des raisons techniques et économiques) et les intérêts nationaux et impériaux poussent pour que les bateaux puissent circuler sur le fleuve jusqu’à la mer Noire. Toutefois de nombreux obstacles s’y opposent dont un est physique, à savoir les rapides des défilés des Portes-de-Fer. D’autres événements viennent modifier considérablement la situation politique. Le Traité d’Andrinople (Edirne) met fin à la guerre russo-turque de 1828-1829. À la suite de la signature de celui-ci, l’Empire ottoman conserve la plus grande partie de ses territoires européens y compris la Serbie dans la région du Bas-Danube mais les Principautés roumaines, Valachie et Moldavie, acquièrent malgré tout une plus grande autonomie. Ces deux principautés sont occupées par les armées du tsar et le delta du Danube passe lui aussi sous domination russe. Cette situation pose un nouveau problème mais un article de ce même traité ouvre le fleuve, la navigation sur la mer Noire ainsi que le détroit les Dardanelles à la navigation internationale.
« Le Pruth continuera à former la limite des deux empires, du point où cette rivière touche le territoire de la Moldavie jusqu’à son confluent avec le Danube. De cet endroit la ligne des frontières suivra le cours du Danube jusqu’à l’embouchure de St. Georges, de sorte qu’en laissant toutes les îles formées par les différents bras de ce fleuve en possession de la Russie, la rive droite en restera comme par le passé à la Porte Ottomane. Il est convenu néanmoins que cette rive droite, à partir du point où le bras de St. Georges se sépare de celui de Soulina, demeurera inhabitée à la distance de deux heures de ce fleuve et qu’il n’y sera formé d’établissement d’aucune espèce, et que de même sur les îles qui resteront en possession de la cour de Russie, à l’exception des quarantaines qui y seront établies, il ne sera permis d’y faire aucun autre établissement, ni fortification. Les bâtiments marchands des deux puissances auront la faculté de naviguer sur le Danube, dans tout son cours, et ceux portant le pavillon Ottoman pourront entrer librement dans les embouchures de Keli et de Soulina, celle de Saint-Georges demeurera commune aux pavillons de guerre et marchands des deux puissances contractantes. Mais les vaisseaux de guerre russes ne pourront, en remontant le Danube, dépasser l’endroit de sa jonction avec le Pruth.
Article III du traité d’Andronople , 2-14 septembre 1829
   « … La Sublime Porte s’engage en outre à veiller soigneusement à ce que le commerce et la navigation de la mer Noire en particulier, ne puissent éprouver aucune entrave de quelque nature que ce soit. A cet effet, elle reconnait et déclare le passage du canal de Constantinople et du détroit des Dardanelles entièrement libre et ouvert aux bâtiments russes sous pavillon marchand, chargés ou sur lest, soit qu’ils viennent de la mer Noire pour entrer dans la Méditerranée, soit que, venant de la Méditerranée, ils veuillent entrer dans la mer Noire. Ces navires, pourvu qu’ils soient des bàtimens marchands, de quelque grandeur et de quelque portée qu’ils puissent être, ne seront exposés à aucun empêchement, ou vexation quelconque ainsi qu’il a été réglé ci-dessus. Les deux cours s’entendront sur les moyens les plus propres à prévenir tout retard dans la délivrance des expéditions nécessaires. En vertu du même principe le passage du canal de Constantinople et du détroit des Dardanelles est déclaré libre et ouvert à tous les bâtiments marchands des Puissances qui se trouvent en état de paix avec la Sublime Porte, soit qu’ils aillent dans les ports russes de la mer Noire, ou qu’ils en viennent chargés ou sur lest, aux mêmes conditions qui sont stipulées pour les navires sous pavillon russe… »
Extrait de l’article VII du même traité
Sources : Frédéric Muhrard, Nouveau recueil général de traités, conventions et autre transactions remarquables …, tome VIII, 1825-1830, Gottingue, 1851
   István Széchenyi, qui sait parfaitement combien il est important que le Danube soit navigable la plus grande partie de sa longueur, décide de descendre le fleuve et lance une initiative originale en 1830. Il fait construire à ses frais à Pest un bateau à rame baptisé « Desdemona ».

Maquette du Desdemona

Le comte fait également construire un autre bateau de taille plus modeste pour accompagner le « Desdemona » et le baptise du prénom de « Juliette ». Les deux embarcations sont peintes en noir et jaune. Même si elles ne naviguent pas directement pour le compte de l’État, ces couleurs sont celles de l’Empire des Habsbourg. István Széchenyi choisit d’être accompagné dans son périple fluvial par un ami, le comte János Waldstein (1809-1876) et par József Beszédes (1787-1852), un ingénieur hongrois de grande renommée.

Friedrich von Amerling (1803-1887), Autriche : János Waldstein (1809-1876), huile sur toile, 1833

La situation a un petit côté singulier pour I. Széchenyi car J. Beszédes n’appartient pas à la noblesse alors que le comte est membre de la haute aristocratie hongroise. Selon ses propres mots, c’est la première fois qu’il doit manger à la même table qu’une personne qui n’est pas de son rang. De plus, d’après les notes de son journal, le comte ne semble pas vraiment apprécier la personnalité de l’ingénieur qui l’accompagne.

József Beszédes (1787-1852)

Le périple fluvial commence le 24 juin 1830. István Széchenyi écrit dans son journal à propos du départ :
« Tôt le matin du 24 juin, j’ai commencé mon voyage vers la mer Noire à bord d’un bateau construit à Pest, un navire qui aurait pu être utilisé par nos ancêtres. Je vous écris actuellement depuis Földvár. Nous sommes 11 à bord. Moi-même, le comte János Waldstein, un ingénieur bavard (sic!), un cuisinier, trois serviteurs et quatre marins. Le bateau et la petite embarcation m’a coûté 500 florins et j’ai dépensé 100 florins de provisions. J’ai emporté avec moi 1 000 ducats en espèces et 10 000 florins en lettres de crédit. Le temps est magnifique… Il n’y a presque pas de vent, sinon nous n’avancerions pas. Nous pouvons parcourir deux milles terrestres en trois heures avec deux grandes rames. Le plus lent des bateaux à vapeur parcourrait la même distance en à peine une heure. Le fleuve est excellent… il est partout assez profond.
Je veux être de retour à Pest le 2 septembre. Que j’y parvienne ou non dépendra de la volonté du du Tout-Puissant… »
Le voyage en Orient du comte István Széchenyi et de János Waldstein en 1830

August Theodor Schoefft (1909-1888), Hongrie : le comte István Széchenyi dans les Portes-de-Fer, huile sur toile, 1836

   Le périple a un double objectif : d’une part, évaluer les difficultés techniques de la navigation ce qui est la tâche de J. Beszédes, et d’autre part, étudier les opportunités politiques d’ouverture du fleuve à la navigation impériale, ce dont I. Széchenyi se charge. Le bateau descendra jusqu’à Galaţi que l’équipage rejoint en 24 jours réalisant un véritable exploit. Le comte poursuivra ensuite sa route jusqu’à Constantinople par voie de terre d’où il rentrera difficilement à Budapest. Il n’y arrivera que le 19 octobre car il contractera le paludisme puis sera mis en quarantaine en raison d’une épidémie de choléra.
  Le comte István Széchenyi publie son premier article sur la navigation sur le Danube le 20 août 1834 dans le journal Társalkodó. Les observations et les propositions qui seront faites par István Széchenyi et József Beszédes permettront d’effectuer des travaux à partir de 1835 et d’améliorer la navigation sur le Bas-Danube dans les années ultérieures. I. Szechenyi naviguera à de nombreuses reprises sur le Bas-Danube en bateau à vapeur en tant que Commissaire royal. Il raconte qu’une fois, en raison du faible niveau de l’eau dans le passage des Portes-de-Fer, il a dû attendre pendant des heures, voire des jours, sur un bateau à vapeur, et qu’il n’a pu quitter le bateau échoué entre les récifs qu’à l’aide d’un autre engin flottant. Ses initiatives en faveur de l’amélioration de la navigation auront aussi un effet positif pour l’économie de la capitale de la Hongrie.
Eric Baude pour  Danube-culture, © droits réservés, mis à jour octobre 2025

Questions sur la profondeur du Danube…

   Il est difficile d’’imaginer que dans la vallée antérieure formée entre les monts Ciucarul Mare et les monts Miroč en Serbie, la mer intérieure pannonienne (lac pannonien) entretenait autrefois une connexion avec les mers et océans de notre planète sous la forme d’une sorte de cordon ombilical. Lors du soulèvement de la Grande Plaine, à la période du Pliocène, la mer pannonienne s’est progressivement remplie et le détroit fut remplacé par un proto-Danube (Ur-Donau) qui a entraîné les eaux de son bassin vers les mers en mouvement de retrait. À cette époque, les paysages de cette région n’avaient que peu de ressemblance avec ceux d’aujourd’hui. Le fleuve serpentait entre des chaînes de montagnes beaucoup moins abruptes. Au fur et à mesure de l’élévation de la chaîne des Carpates, la vallée s’est creusée. Le rythme de l’incision a suivi le rythme du soulèvement et la forme des courbes creusées dans la roche plus tendre a également été un héritage de la présence des falaises calcaires du Jurassique et du Crétacé inférieur. Ce phénomène s’appelle une formation de vallée antérieure.

Emplacement des défilés  des Portes-der-Fer

   Dans le défilé du « Grand chaudron », le lit du Danube se rétrécit jusqu’à mesurer une largeur d’environ 150-170 mètres c’est-à-dire qu’il fait la même largeur qu’à Passau, après son confluent avec l’Inn (Haut-Danube. Le débit d’eau du Danube dans le passage du « Grand chaudron » est plusieurs fois supérieur à celui mesuré à la hauteur de Passau, soit une moyenne de 5 à 6 000 mètres cubes par seconde (16 000 m y ont même déjà été enregistrés !). Des profondeurs d’eau de 60 mètres ont été mesurées dans les chaudrons du défilé du Kazan (soit au dessous du niveau de la mer Noire dans laquelle se jette le fleuve). Actuellement, cette profondeur peut descendre jusque’à 80 mètres selon la hauteur des eaux du lac de barrage de Djerdap en aval. Des eaux beaucoup moins profondes sont appelées des « eaux sans fond » dans la langue vernaculaire. À titre de comparaison, la Manche n’a qu’une profondeur de 45 mètres entre Douvres et Calais.

Plaviseviţa et le défilé du Grand Chaudron, lithographie coloriée publiée à Vienne par A. Kunike, 1826

   Autrefois le village de Plaviseviţa était situé à environ 60 mètres au-dessus du niveau des océans ce qui permet de conclure que le Danube a donc creusé son lit jusqu’au niveau de la mer dans le grand défilé du « Grand chaudron ». Au grand regret des bateliers, cette profondeur n’était malheureusement pas constante, mais irrégulière. À quelques centaines de mètres de là, de redoutables récifs situés juste sous la surface de l’eau, ont engendré de nombreux naufrages et une réputation de passage infranchissable. Des courants et des tourbillons imprévisibles secouaient dangereusement les embarcations. Quand une tempête se levait, les vents en provenance des parois rocheuses pouvaient rendre la navigation dans ce passage impossible.

Les Portes-de-Fer en période de basses eaux dessin pour la géographie Universelle d’Élysée Reclus

   L’image du fleuve et de ses paysages ont désormais changé. Le Danube coule maintenant tranquillement comme comme un ours des Carpates apprivoisé, entre les flancs des montagnes. Le barrage de Djerdap I et sa centrale hydroélectrique sont comme un anneau sur son nez. Le niveau de la hauteur de l’eau a augmenté de 22 à 32 mètres à la hauteur du « Grand chaudron » et la présence du barrage peut être ressenti jusqu’à 240 kilomètres de distance en amont, transformant désormais cette succession de défilés en un immense lac.

Samuel Read, Les Portes-de-Fer

   Le rehaussement du niveau des eaux du Danube a enseveli tout ce qui était en dessous de leur hauteur actuelle. L’ancienne cité d’Orşova, le vieux village roumain de Dubova a été englouti tout comme les anciennes communes de Plaviseviţa, Varciorova, Eselniţa, Jupalnik, Ogradena veche, Ogradena nouǎ, Tisoviţa, Sviniţa, Liubotina, Cozla, des villages du côté Serbe et l’île turque d’Ada Kaleh, entièrement détruite avant d’être engloutie.

Gyula Hary :  Orşova vecche (la vieille Orsova), à l’arrière-plan l’île d’Ada-Kaleh, dessin à l’encre pour « Die-österreichisch-ungarische Monarchie in-Wort und Bild, 1886-1902

D’autres villages ont été partiellement recouverts par les eaux du lac de retenue du barrage de Djerdap. La plaque commémorative d’origine dédiée au baron Istvan Széchenyi (1791-1860) ainsi que la route construite à son initiative au-dessus du fleuve ont été aussi recouvertes par les eaux. Une nouvelle plaque commémorative en langue hongroise mais traduite en roumain et en anglais a été inaugurée le 26 mai 2018 sur la rive gauche au point kilométrique 973, 3.

Plaque commémorative dédiée à I. Szechenyi, Porte-de-Fer

La route et l’ancienne plaque commémorative dédiée à Istvan Szechenyi (1885), désormais englouties par les eaux du lac de barrage de Djerdap I

La grotte dite du général Veterani (peştera Veterani), commandant de l’armée autrichienne stationnée à Caransebeş et qui a refortifié la grotte à la fin duXVIIe  siècle et dans laquelle il se réfugia en 1692 avec 300 soldats lors d’un affrontement avec les Ottomans, déjà connue des hommes préhistoriques, a été partiellement inondée. Mais les parois rocheuses du défilé du « Grand chaudron », toutefois moins effrayantes qu’autrefois, sont  toujours là et font l’admiration des visiteurs.

Le médecin, aventurier et reporter américain Francis Davis Millet (1846-1912) franchissant avec son canoë le défilé des Portes-de-Fer en 1893, aquarelle d’Alfred Parsons 

Danube-culture, mis à jour novembre 2024
Sources :
Merci à Szávoszt-Vass Dániel pour la mise à disposition de l’article consacré à la profondeur du Danube et publié sur le site : https://dunaiszigetek.blogspot.com

Drobeta Turnu-Severin et les Portes-de-Fer par Lucien Romier

Les Portes-de-Fer
   « Le Danube, au sortir de la longue suite de défilés qui forment une coupure entre la chaînes des Carpates et celle des Balkans, s’apaise dans une grande courbe avant de prendre possession des plaines qui le conduiront à la mer Noire. Une route, venant de l’Orient par l’Olténie, arrive en terrasse sur cette courbe du Danube. Des collines boisées, d’où la route descend en lacets vers la vallée, on aperçoit, à l’Ouest, la masse de montagnes que le fleuve a traversée, et, marquant la sortie des Portes-de-Fer, deux petites villes, Kladovo (Serbie) du côté serbe, Turnu-Severin (Drobeta Turnu-Severin) du côté roumain. Ces deux villes correspondent à peu près aux deux têtes du pont de Trajan.

Vestiges du pont de Trajan

Peu de sites, mieux que celui-là, présentent le caractère d’un passage stratégique, différent d’un passage commercial. L’accès commercial de la Transylvanie est plus haut, par les routes de la Hongrie, ou plus bas par les routes de la Valachie. Mais quiconque est maître des Portes-de- Fer et de leurs issues, peut atteindre d’un coup de surprise le centre du réduit transylvain et en briser les artères de communication. Par là s’avancèrent les soldats de Trajan, résolus à en finir avec les Daces montagnards, pour mettre la main sur les mines d’or les plus riches du monde antique. Rome, au lieu de mordre dans la chair et les membres du royaume de Décébale, le saisit à la jointure de ses défenses montagneuses… Quelque qu’éphémère que fut la conquête proprement militaire de la Dacie par les Romains, le pays des Carpates a gardé de ce coup brutal et décisif une marque indélébile, que ni les Byzantins, ni les Germains, ni les Hongrois, ni les Turcs, envahisseurs successifs, n’ont pu effacer.
La ville de Turnu-Severin, reconstruite sur un plan géométrique à la russe par le général Kisselef1, gouverneur des provinces danubiennes, il y a environ un siècle, a des rues droites, bordées de maisons basses sans étage, aux murs blancs et aux toits rouges.

Plan de Drobeta Turnu-Severin

Elle s’enorgueillit d’un château d’eau en forme de donjon gothique. Des jardins en pente, que dominent un grand théâtre et une rangée de villas, descendent vers le fleuve. La ville moderne a prospéré par sa garnison, ses fonctionnaires, ses écoles, le commerce fluvial et quelques industries. Elle possède un large boulevard avec des cafés qui feraient envie à une sous-préfecture de notre Midi. On y rencontre des gens flânant toute la journée, et le soir, des dames qui ne semblent pas hostiles à l’étranger. Dans le quartier pauvre, des enfants jouent sans exubérance. C’est une population de fond olténien, alourdie par des influences balkaniques, hongroises et germaniques. Mais dans les champs, hors de la ville, le type du montagnard des Carpates, très haut de taille, très maigre, les cheveux couleur de chanvre, les yeux clairs et un peu tristes, voisine avec le type de l’Olténien au sang chaud et le type presque latin de certains Roumains de l’ancien Banat.

Le château d’eau de Drobeta Turnu-Severin

Bien qu’au dire des habitants, le château d’eau moderne soit la principale curiosité de la ville, je préfère m’attarder dans les ruines de la citadelle romaine. Les restes de l’enceinte et des tours dominent encore le bord de la vallée. On y accède par un parterre de fleurs discrètes. En bas, sur la rive, un haut bloc de briques maçonnées, rongé par le temps, vestige du pont de Trajan, dresse une silhouette qu’on dirait de défi, entre la ligne de chemin de fer et le fleuve où glissent les remorqueurs.
Le Danube, vers le soir, se dépouille un moment de toute brume. Ses eaux pâles et calmes reflètent les petites maisons de la rive serbe, et font paraître plus menaçante, à l’Ouest, la chaîne sombre des Balkans…La promenade aux Portes-de-Fer et au défilé de Kazan vaut bien une journée. En remontant la vallée, au-dessus de Turnu-Severin, on aperçoit la sortie du long goulot, de plus de cent kilomètres, par lequel le Danube s’est échappé de la plaine hongroise. À l’endroit où les dernières montagnes s’éloignent de ses deux rives, le fleuve devient soudain plus rapide : il coule sur des bancs d’écueils immergés qui tiennent toute la largeur de son cours. Ce sont les Portes-de-Fer. Jusque’à la fin du siècle dernier, la navigation n’y était possible qu’à l’époque des fortes crues et par des bateaux très légers. Depuis, le fleuve a été régularisé par des travaux de canalisation latérale aux passages les plus dangereux.
Le canal des Portes-de-Fer2, qu’inaugura en 1896 l’empereur François-Joseph, fut conçu et réalisé pour une utilité surtout germanique. Il assure, par une magnifique voie naturelle, le débouché de l’Europe centrale vers l’Orient. Mais cette oeuvre n’intéressait que fort peu les riverains du Bas-Danube.

Le vapeur Ferenc-Jozsef de la compagnie hongroise de navigation sur le Danube lors de l’inauguration du canal de Sip 

Elle menaçait même de porter dommage à leur trafic intérieur. Les défilés du Danube, dans le passé, furent beaucoup plus un obstacle et une frontière qu’un lien entre les pays riverains. C’est pourquoi sans doute les Romains avaient construit leur pont en aval, de manière à tourner l’obstacle. Les deux routes historiques de l’Europe centrale vers l’Orient étaient des routes de terre : l’une, que suit encore à peu près l’Orient-Express, passait par le coeur de la Transylvanie, faisait la fortune des colonies saxonnes établies à l’entrée des Carpates et débouchait vers Bucarest ; l’autre, que suit également, aujourd’hui, une voie ferrée, traversait la péninsule balkanique pour atteindre d’une part Salonique et d’autre part Constantinople.
Il était évident que la voie fluviale du Danube, dans la mesure où elle capterait le trafic de l’Europe centrale à destination ou en provenance de l’Orient, ferait un tort grave à la route de terre de Transylvanie. Les marchands saxons des villes transylvaines, quelle que fut leur fidélité aux traditions germaniques, apercevaient le péril depuis longtemps : dès le début du XIXe siècle, ils commencèrent de se plaindre de la concurrence danubienne.
Aujourd’hui que les clefs du passage entre le Moyen et le Bas-Danube appartiennent à la Roumanie et à la Yougoslavie, les deux États les plus intéressés à la prospérité des routes de terre, on sent comme une hésitation, un ralentissement dans le trafic danubien.
Pour la Roumanie, en particulier, le problème est capital. L’avenir commercial de ce jeune Etat réside dans l’exploitation éventuelle de deux grandes lignes de transit vers la mer Noire et le proche-Orient : la ligne Nord-Sud, venant de la Pologne et des pays de la Baltique, la ligne Ouest-Sud-Est, venant de l’Europe centrale. Selon que le trafic de l’Europe centrale empruntera la voie fluviale du Danube ou la voie de terre qui traverse la Transylvanie, cette dernière province perdra une partie de ses chances traditionnelles ou les verra croître, et l’axe de prospérité de la Grande Roumanie se déplacera au profit de la région des plaines ou de la région des plateaux. Les deux régions, plaines danubiennes et plateaux subcarpatiques, ayant subi des mélanges de populations et des influences historiques de caractère assez différent, cette question particulière rejoint le problème général de savoir sur quelle formule l’État roumain établira finalement son équilibre, entre le « vieux royaume » et les nouvelles provinces… »

Lucien Romier (1885-1944), Le carrefour des Empires morts, du Danube au Dniestr, Librairie Hachette, Paris, 1931

Notes :
1 Le comte Paul Kisseleff (1788-1872) fut gouverneur des principautés roumaines de 1829 à 1834. Il sera également nommé ambassadeur de l’Empire russe à Paris en 1852.
2 En réalité le canal de Sip inauguré le 27 septembre 1896 par l’empereur d’Autriche et roi de Hongrie François-Joseph de Habsbourg (1830-1916), le roi Alexandre Ier de Serbie (1876-1903)  et le roi de Roumanie Carol Ier (1839-1914). 

Danube-culture, © droits réservés, mis à jour juin 2024

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