Questions sur la profondeur du Danube…

   Il est difficile d’’imaginer que dans la vallée antérieure formée entre les monts Ciucarul Mare et les monts Miroč en Serbie, la mer intérieure pannonienne (lac pannonien) entretenait autrefois une connexion avec les mers et océans de notre planète sous la forme d’une sorte de cordon ombilical. Lors du soulèvement de la Grande Plaine, à la période du Pliocène, la mer pannonienne s’est progressivement remplie et le détroit fut remplacé par un proto-Danube (Ur-Donau) qui a entraîné les eaux de son bassin vers les mers en mouvement de retrait. À cette époque, les paysages de cette région n’avaient que peu de ressemblance avec ceux d’aujourd’hui. Le fleuve serpentait entre des chaînes de montagnes beaucoup moins abruptes. Au fur et à mesure de l’élévation de la chaîne des Carpates, la vallée s’est creusée. Le rythme de l’incision a suivi le rythme du soulèvement et la forme des courbes creusées dans la roche plus tendre a également été un héritage de la présence des falaises calcaires du Jurassique et du Crétacé inférieur. Ce phénomène s’appelle une formation de vallée antérieure.

Emplacement des défilés  des Portes-der-Fer

   Dans le défilé du « Grand chaudron », le lit du Danube se rétrécit jusqu’à mesurer une largeur d’environ 150-170 mètres c’est-à-dire qu’il fait la même largeur qu’à Passau, après son confluent avec l’Inn (Haut-Danube. Le débit d’eau du Danube dans le passage du « Grand chaudron » est plusieurs fois supérieur à celui mesuré à la hauteur de Passau, soit une moyenne de 5 à 6 000 mètres cubes par seconde (16 000 m y ont même déjà été enregistrés !). Des profondeurs d’eau de 60 mètres ont été mesurées dans les chaudrons du défilé du Kazan (soit au dessous du niveau de la mer Noire dans laquelle se jette le fleuve). Actuellement, cette profondeur peut descendre jusque’à 80 mètres selon la hauteur des eaux du lac de barrage de Djerdap en aval. Des eaux beaucoup moins profondes sont appelées des « eaux sans fond » dans la langue vernaculaire. À titre de comparaison, la Manche n’a qu’une profondeur de 45 mètres entre Douvres et Calais.

Plaviseviţa et le défilé du Grand Chaudron, lithographie coloriée publiée à Vienne par A. Kunike, 1826

   Autrefois le village de Plaviseviţa était situé à environ 60 mètres au-dessus du niveau des océans ce qui permet de conclure que le Danube a donc creusé son lit jusqu’au niveau de la mer dans le grand défilé du « Grand chaudron ». Au grand regret des bateliers, cette profondeur n’était malheureusement pas constante, mais irrégulière. À quelques centaines de mètres de là, de redoutables récifs situés juste sous la surface de l’eau, ont engendré de nombreux naufrages et une réputation de passage infranchissable. Des courants et des tourbillons imprévisibles secouaient dangereusement les embarcations. Quand une tempête se levait, les vents en provenance des parois rocheuses pouvaient rendre la navigation dans ce passage impossible.

Les Portes-de-Fer en période de basses eaux dessin pour la géographie Universelle d’Élysée Reclus

   L’image du fleuve et de ses paysages ont désormais changé. Le Danube coule maintenant tranquillement comme comme un ours des Carpates apprivoisé, entre les flancs des montagnes. Le barrage de Djerdap I et sa centrale hydroélectrique sont comme un anneau sur son nez. Le niveau de la hauteur de l’eau a augmenté de 22 à 32 mètres à la hauteur du « Grand chaudron » et la présence du barrage peut être ressenti jusqu’à 240 kilomètres de distance en amont, transformant désormais cette succession de défilés en un immense lac.

Samuel Read, Les Portes-de-Fer

   Le rehaussement du niveau des eaux du Danube a enseveli tout ce qui était en dessous de leur hauteur actuelle. L’ancienne cité d’Orşova, le vieux village roumain de Dubova a été englouti tout comme les anciennes communes de Plaviseviţa, Varciorova, Eselniţa, Jupalnik, Ogradena veche, Ogradena nouǎ, Tisoviţa, Sviniţa, Liubotina, Cozla, des villages du côté Serbe et l’île turque d’Ada Kaleh, entièrement détruite avant d’être engloutie.

Gyula Hary Orsova vecche, à l’arriere-plan l’île d’Ada-Kaleh, dessin à l’encre pour « Die-österreichisch-ungarische Monarchie in-Wort und Bild, 1886-1902

D’autres villages ont été partiellement recouverts par les eaux du lac de retenue du barrage de Djerdap. La plaque commémorative d’origine dédiée au baron Istvan Széchenyi (1791-1860) ainsi que la route construite à son initiative au-dessus du fleuve ont été aussi recouvertes par les eaux. Une nouvelle plaque commémorative en langue hongroise mais traduite en roumain et en anglais a été inaugurée le 26 mai 2018 sur la rive gauche au point kilométrique 973, 3.

Plaque commémorative dédiée à I. Szechenyi, Porte-de-Fer

La route et l’ancienne plaque commémorative dédiée à Istvan Szechenyi (1885), désormais englouties par les eaux du lac de barrage de Djerdap I

La grotte dite du général Veterani (peştera Veterani), commandant de l’armée autrichienne stationnée à Caransebeş et qui a refortifié la grotte à la fin duXVIIe  siècle et dans laquelle il se réfugia en 1692 avec 300 soldats lors d’un affrontement avec les Ottomans, déjà connue des hommes préhistoriques, a été partiellement inondée. Mais les parois rocheuses du défilé du « Grand chaudron », toutefois moins effrayantes qu’autrefois, sont  toujours là et font l’admiration des visiteurs.

Le médecin, aventurier et reporter américain Francis Davis Millet (1846-1912) franchissant avec son canoë le défilé des Portes-de-Fer en 1893, aquarelle d’Alfred Parsons 

Danube-culture, mis à jour octobre 2024
Sources :
Merci à Szávoszt-Vass Dániel pour la mise à disposition de l’article consacré à la profondeur du Danube et publié sur le site : https://dunaiszigetek.blogspot.com

Ada Kaleh, l’île (dés)enchantée

 
La date exacte de l’engloutissement d’Ada Kaleh n’a pas pu être déterminée avec précision. La centrale hydroélectrique de Djerdap I été inaugurée en 1972 mais la submersion de l’île a probablement eu lieu bien plus tôt. Les photos montrent en tous les cas un processus de démolition des bâtiments inexorable et qui permet de se rendre compte qu’il n’y avait presque plus rien d’autre de visible que des ruines avant sa disparition. Il est donc probable que certaines de ces photos aient été prises en 1971, tandis que les dernières datent de 1972.
Des fouilles systématiques ont été réalisées par une équipe d’archéologues avec l’aide de la population locale. Tous les souvenirs de valeur furent évacués sur la petite île proche de Simian, en aval de la centrale électrique. Il n’est resté de tous les trésors d’Ada-Kaleh que des ruines qui, si elles avaient eu des ailes, se seraient sans aucun doute elles-mêmes enfuies.
Des étudiants de l’université d’architecture Ion Mincu de Bucarest ont pu au cours des dernières années d’avant la mise en eau du lac de retenue de la centrale hydroélectrique, dessiner tous les bâtiments qui y existaient. Le petit-fils d’un de ces étudiants a miraculeusement numérisé ces dessins. Ces dessins étaient jusqu’à aujourd’hui, les derniers témoignages iconographiques de l’île. Heureusement, plusieurs clichés de l’album photo de Medji Ibrahim, pris à une époque ultérieure, sont venus les compléter.
On voit sur ces photos surprenantes de nombreux bâtiments réduits en poussières. Certains d’entre eux ont quand même pu être identifiés mais avec difficulté. De nombreuses pierres de l’ancien fort Elisabeth, construit par les Autrichiens, ont aussi été transportés sur l’île de Simian, ainsi que la mosquée, à l’origine un monastère franciscain. Son immense tapis a été installé dans celle de Constanta.

Pendant toute son enfance, Adele Geafer, une ancienne habitante d’Ada-Kaleh, a passé ses étés sur l’île. Elle a bien voulu nous raconter sa dernière visite en 1967.Voici la description de sa dernière visite :

   Je m’appelle Adele Geafer Gülşen. Ma mère était d’origine tchéco-hongroise, mon père turc d’origine allemande. Dans notre famille, nous parlions parfois en hongrois, parfois en allemand. Quant aux hommes ils s’exprimaient en turc. Les religions catholique, luthérienne et musulmane étaient toutes présentes au sein de ma famille.

   J’ai visité l’île une dernière fois en 1967. Cet été-là, je n’ai pu passer qu’un court moment sur Ada-Kaleh. Depuis la gare d’Orşova, ma mère et moi devions parcourir trois kilomètres à pied du fait que le train ne s’arrêtait pas toujours à la station la plus proche de l’île. Lorsque nous sommes arrivés à la hauteur d’Ada-Kaleh, nous avons appelé le batelier Yusuf. Il a ramé jusqu’à la rive pour nous emmener. C’était un homme maigre comme un os, musclé, très bronzé. Je trouvais qu’il faisait toujours le même âge. Lorsque l’embarcation s’est éloignée de la rive, mon cœur s’est mis à battre très fort. Je ne quittais plus l’île des yeux comme si j’y cherchais quelqu’un que je connaissais. De loin, j’ai remarqué que l’île ne ressemblait plus à celle que j’aimais. Elle m’est apparue différente, beaucoup plus dénudée. Où avaient disparu ses arbres ? Lorsque nous avons débarqué, le spectacle m’a beaucoup effrayé. Les grands arbres avaient été coupés jusqu’à la souche. On pouvait voir désormais du débarcadère l’autre côté de l’île à travers le parc. Quel vandalisme ! ai-je pensé en moi-même.


Ma grand-mère maternelle, Lőcsey Gizella, vivait près du port. Sur le chemin vers sa maison, mon estomac s’est noué de colère à la vue des destructions. Je n’arrivais pas à le croire. L’année dernière, l’île était encore très animée. Maintenant, tout me semblait fantomatique. Ma grand-mère tenait une librairie-papeterie sur l’île. Lors de notre dernière visite elle ne s’occupait plus que du déménagement. Elle n’a pu emporter de sa grande maison que très peu de choses. On lui a attribué un petit appartement d’une pièce en ville à Timisoara. Quand mon grand-père et ma grand-mère étaient encore jeunes, ils vivaient à Cluj (Klausenburg). La maison qu’ils avaient achetée sur Adah-Kaleh leur servait de maison de vacances. Ils ne s’y installèrent définitivement qu’après la Seconde Guerre mondiale.

Ma grand-mère m’apprit que mes grands-parents paternels avaient déjà déménagé. Ils ont vu leur maison détruite par l’armée. Ils ont reçu ensuite une maison en face de la plage, dont les propriétaires avaient déjà émigré en Turquie. Mon grand-père paternel, Geafer Iliyas, venait de Turquie et sa femme, ma grand-mère, Novi Anna, de Transylvanie saxonne. Je souhaitais leur rendre visite. Comme ils vivaient auparavant de l’autre côté de l’île, mais qu’ils habitaient désormais en face de la plage, le trajet était beaucoup plus court. Ils étaient déjà couchés quand je suis arrivé. Ils avaient plus de soixante-dix ans et on leur avait retiré la maison de leur vie. Grand-mère disait avec beaucoup de tristesse : «Si je dois quitter Ada-Kaleh, je veux retourner dans mon pays, en Allemagne.» Il n’y avait déjà plus de police, plus de médecin, plus d’épicerie sur l’île. Mon père allait tous les jours leur rendre visite depuis Orșova, leur apportait du pain et tout ce dont ils avaient besoin pour surmonter ces temps difficiles. Entourés de bagages, ils n’attendaient plus que leur passeport pour s’en aller. En les quittant, j’avais l’intention de revoir la demeure où j’avais passé les plus belles années de mon enfance. Après quelques pas dans sa direction je me suis arrêté, je changeais d’avis et m’asseyais sur la plage, toute pensive, fermait les yeux. Mes pensées s’accrochèrent à mes années de jeunesse. J’ai donc franchi en rêve la porte voûtée de la maison comme je l’avais toujours fait et marchais le long du sentier bordé de roses, respirant leur doux parfum puis je continuais vers mes arbres fruitiers préférés avec notre chien toujours collé à mes jambes jusqu’au bord du Danube. J’ai grimpé au noyer qui me servait de poste de vigie. Je revoyais mentalement toute la rive, la rue, les maisons et à ceux qui y avaient habité.

   Autrefois je m’asseyais très souvent sur une branche de ce noyer. C’était ma place favorite. Je pouvais me laisser rêver tranquillement. Mais dès que la sirène du bateau retentissait au loin, je me dépêchais de redescendre. Je voulais voir si le bateau accostait sur l’île. Cela faisait aussi partie de mes tâches d’aider mon grand-père à la vente. L’arrivée de touristes était toujours l’occasion pour mon grand-père de gagner quelque chose. Il proposait des figues au sirop ou des pétales de rose dans de grands paniers, faits chez nous. J’aimais beaucoup le mouvement des touristes et je  les étonnais par mes connaissances linguistiques. À leur grande surprise, je leur proposais des visites guidées, tantôt en hongrois, tantôt en allemand, pour qu’ils ne se perdent pas dans les ruelles. En récompense, j’étais invité au café pour déguster un sorbet ou un «braga», une boisson rafraîchissante fabriquée à partir du maïs.


   Mon grand-père avait eu autrefois un bazar dans lequel il vendait divers souvenirs, notamment des tableaux en verre. Il n’était pas facile de gérer un commerce sur l’île. Cela dépendait beaucoup des touristes. Si ceux-ci ne venaient pas, on se retrouvait rapidement en difficulté financière. Avec Miskin Baba, les habitants de l’île avaient leur propre protecteur. De son vivant, il avait accompli de nombreux miracles. Ceux qui se rendaient sur sa tombe pouvaient aussi lui demander conseil. Mon grand-père voulait obtenir de l’aide pour ses difficultés financières. Il se rendit sur sa tombe, prit un peu de terre, la mit dans un sac en toile et le plaça sous son oreiller. Dans son rêve, Miskin Baba lui est apparu lui disant : «Fais une valise pleine de tableaux en verre et va à Craiova. Là-bas, tu en tireras un bon prix». Grand-père fit ce que Miskin lui avait dit. Arrivé à Craiova, il chercha d’abord un hôtel. Devinez qui se tenait derrière le comptoir d’accueil ? Une de ses bonnes connaissances d’Ada-Kaleh. Dans la joie des retrouvailles, grand-père raconta son histoire. Son ami fit immédiatement poser quelques tableaux en verre sur le comptoir de l’hôtel pour que les clients puissent les voir. À peine grand-père était-il revenu dans sa chambre d’hôtel sans même défaire sa valise, que son ami l’appelait pour lui demander d’autres tableaux car les dames les achetaient comme des petits pains. L’affaire marcha si bien qu’il télégraphia à grand-mère pour qu’elle lui expédie une autre valise pleine de tableaux. Le conseil de Miskin Baba donna beaucoup de travail et apporta de bons revenus sur l’île. Même les femmes se devaient d’y participer.


Mes pensées étaient de nouveau revenues dans le présent. Je me suis levée et je suis repartie sur mes pas. Mais je ne voulais pas voir la scène détruite de mon enfance. J’ai donc changé de direction et traversé l’une des casemates pour me rendre au centre de l’île. Les souvenirs étaient omniprésents. Une ruelle étroite menait à l’école, construite à l’emplacement d’une casemate. Les cours étaient dispensés en roumain, mais le dernier cours du prêtre et de l’enseignant turc se faisait en langue turque. Nous, les enfants, parlions tantôt en turc, tantôt en roumain. En m’approchant du centre, j’ai vu que tout était fermé à l’exception du café, encore ouvert. À l’intérieur, il y avait surtout des inconnus. Je n’ai pu reconnaître que trois anciens habitants. C’était un sentiment vraiment étrange de voir tous ces bâtiments désormais fermés, la librairie, la poste, l’épicerie, la boulangerie, l’usine textile, la petite fabrique de tabac dans laquelle mon père avait travaillé comme comptable. Les odeurs de «Rahat» et de «Suciuk» avait aussi disparu. Tout semblait désert. Il n’y avait presque plus que des étrangers assis dans le café et dont la tâche consistait à faire de notre vie  une histoire du  passé.


   La fabrique de tabac me rappelait notre vie sociale car juste derrière se trouvait le cinéma de l’île. Avant d’ y aller, il était de coutume de flâner dans le parc voisin. Mon grand-père saluait tout le monde avec la formule de politesse traditionnelle turque : «Aksam seriflerimis hayrolsum…» Les films n’étaient projetés qu’en soirée, l’électricité assurée par un générateur électrique qui ne fonctionnait que de la fin de l’après-midi à onze heures du soir. Je souris encore quand je pense au nombre de fois où nous avons dû faire une pause imprévue pour  attendre la réparation de la pellicule. C’était une bonne occasion de bavarder ensemble ou pour certains de fumer une pause cigarette dehors. Cette précieuse vie sociale n’a jamais été négligée. Le retour à la maison se déroulait souvent de manière un peu erratique, sans aucun éclairage public. Chacun sortait sa lampe de poche et de nombreuses petites lumières brillaient dans la nuit profonde sur les casemates. Arrivés à la maison, nous allumions la lampe à pétrole avant d’aller nous coucher.
   J’ai passé mes deux premières années d’école à Ada-Kaleh. Par la suite, j’ai été scolarisée à Timisoara (Temeswar) mais je passais toujours les vacances scolaires chez mes grands-parents sur l’île. Les vacances de printemps étaient passionnantes. Le Danube avait toujours beaucoup d’eau à cette époque de l’année. Le niveau de la nappe phréatique augmentait par conséquent et remplissait de nombreux fossés, comme par exemple le fossé «Hendekek», m’obligeant à faire un détour pour me rendre chez eux. Le Ramadan, les jours de Pâques étaient une occasion de se réjouir et de déguster de nombreuses friandises. Les femmes apportaient leurs plaques de cuisson rondes d’un mètre de diamètre, chez le boulanger pour préparer leurs gâteaux ; Ma pâtisserie préférée, le «Frauenbrust-Küchlein» était appelé ainsi en raison de son apparence et une cerise trônait en plein milieu. Ces délicieux petits gâteaux, imbibés de sirop odorant était l’une de mes friandises préférées et je les attendais avec impatience chaque année.


Mon chemin m’emmena jusqu’au parc. L’endroit où avant poussaient encore des châtaigniers et des caroubiers géants, était devenus un lieu de destruction. Partout, des troncs d’arbres abattus jonchaient le sol et les souches sciées gisaient sur leur ancien emplacement. Je savais désormais qu’il n’y aurait plus jamais de «retour à la maison» possible. J’ai traversé le parc, qui n’en était plus un, et je suis arrivé sur l’autre côté de l’île qui fait face à la rive serbe. Je me suis promené le long de la rive. Là encore, des souvenirs de jeunesse me sont revenus. Ma cousine et mes amies jouaient souvent à cache-cache dans les casemates. Nous grimpions sur les mûriers disparus. Mais nous ne faisions pas que grimper sur les arbres, nous devions aussi récolter de la nourriture pour nos vers à soie. Sur la tombe de Miskin Baba sur laquelle brûlaient auparavant en permanence des cierges, je n’ai  plus trouvé que des traces sur la terre. Cela m’a à la fois peiné et m’a mis en colère. C’était notre protecteur qui avait aidé plus d’un habitant à se sortir de la misère, comme mon grand-père… Je pensais que tout ce qui arrivait était une honte, un déshonneur. Je me tenais devant la maison de la tante d’Aranka. C’était la fille de Bicsérdi, l’un des fondateurs du crudivorisme. Mes grands-parents suivirent ce régime pendant dix ans dans leur jeunesse. Le mari de la tante hongroise d’Aranka était un Turc qui se prénommait Omer. De nombreuses familles d’ethnies, de nationalités et de religions différentes vivaient sur l’île. Cette cohabitation des peuples et religions mélangés sur l’île, était très harmonieuse et fonctionnait parfaitement. Il y avait un mélange de langues qui étaient parlées dès l’enfance. Il n’y avait aucune orientation politique particulière. On était seulement des insulaires !


Je me mis à respirer encore une fois l’odeur humide des tuiles de la casemate, devenues les ultimes témoins de l’île d’autrefois, qui furent ensuite à jamais noyées sous l’eau. La maison de mon enfance sur Ada-Kaleh avait disparu. Mais Ada-Kaleh restera éternellement dans ma mémoire. Malgré toute ma tristesse d’aujourd’hui, je suis très heureuse d’avoir pu passer ma jeunesse dans un endroit aussi beau. Personne ne pourra m’enlever ces merveilleux souvenirs !

http://adevarul.ro/locale/turnu-severin/ultimele-fotografii-realizate-insula-ada-kaleh–7_54d7aa4d448e03c0fd6812d4/index.html

Traduction de l’article : Eric Baude pour Danube-culture, © droits réservés, août 2024

Drobeta Turnu-Severin et les Portes-de-Fer par Lucien Romier

Les Portes-de-Fer
   « Le Danube, au sortir de la longue suite de défilés qui forment une coupure entre la chaînes des Carpates et celle des Balkans, s’apaise dans une grande courbe avant de prendre possession des plaines qui le conduiront à la mer Noire. Une route, venant de l’Orient par l’Olténie, arrive en terrasse sur cette courbe du Danube. Des collines boisées, d’où la route descend en lacets vers la vallée, on aperçoit, à l’Ouest, la masse de montagnes que le fleuve a traversée, et, marquant la sortie des Portes-de-Fer, deux petites villes, Kladovo (Serbie) du côté serbe, Turnu-Severin (Drobeta Turnu-Severin) du côté roumain. Ces deux villes correspondent à peu près aux deux têtes du pont de Trajan.

Vestiges du pont de Trajan

Peu de sites, mieux que celui-là, présentent le caractère d’un passage stratégique, différent d’un passage commercial. L’accès commercial de la Transylvanie est plus haut, par les routes de la Hongrie, ou plus bas par les routes de la Valachie. Mais quiconque est maître des Portes-de- Fer et de leurs issues, peut atteindre d’un coup de surprise le centre du réduit transylvain et en briser les artères de communication. Par là s’avancèrent les soldats de Trajan, résolus à en finir avec les Daces montagnards, pour mettre la main sur les mines d’or les plus riches du monde antique. Rome, au lieu de mordre dans la chair et les membres du royaume de Décébale, le saisit à la jointure de ses défenses montagneuses… Quelque qu’éphémère que fut la conquête proprement militaire de la Dacie par les Romains, le pays des Carpates a gardé de ce coup brutal et décisif une marque indélébile, que ni les Byzantins, ni les Germains, ni les Hongrois, ni les Turcs, envahisseurs successifs, n’ont pu effacer.
La ville de Turnu-Severin, reconstruite sur un plan géométrique à la russe par le général Kisselef1, gouverneur des provinces danubiennes, il y a environ un siècle, a des rues droites, bordées de maisons basses sans étage, aux murs blancs et aux toits rouges.

Plan de Drobeta Turnu-Severin

Elle s’enorgueillit d’un château d’eau en forme de donjon gothique. Des jardins en pente, que dominent un grand théâtre et une rangée de villas, descendent vers le fleuve. La ville moderne a prospéré par sa garnison, ses fonctionnaires, ses écoles, le commerce fluvial et quelques industries. Elle possède un large boulevard avec des cafés qui feraient envie à une sous-préfecture de notre Midi. On y rencontre des gens flânant toute la journée, et le soir, des dames qui ne semblent pas hostiles à l’étranger. Dans le quartier pauvre, des enfants jouent sans exubérance. C’est une population de fond olténien, alourdie par des influences balkaniques, hongroises et germaniques. Mais dans les champs, hors de la ville, le type du montagnard des Carpates, très haut de taille, très maigre, les cheveux couleur de chanvre, les yeux clairs et un peu tristes, voisine avec le type de l’Olténien au sang chaud et le type presque latin de certains Roumains de l’ancien Banat.

Le château d’eau de Drobeta Turnu-Severin

Bien qu’au dire des habitants, le château d’eau moderne soit la principale curiosité de la ville, je préfère m’attarder dans les ruines de la citadelle romaine. Les restes de l’enceinte et des tours dominent encore le bord de la vallée. On y accède par un parterre de fleurs discrètes. En bas, sur la rive, un haut bloc de briques maçonnées, rongé par le temps, vestige du pont de Trajan, dresse une silhouette qu’on dirait de défi, entre la ligne de chemin de fer et le fleuve où glissent les remorqueurs.
Le Danube, vers le soir, se dépouille un moment de toute brume. Ses eaux pâles et calmes reflètent les petites maisons de la rive serbe, et font paraître plus menaçante, à l’Ouest, la chaîne sombre des Balkans…La promenade aux Portes-de-Fer et au défilé de Kazan vaut bien une journée. En remontant la vallée, au-dessus de Turnu-Severin, on aperçoit la sortie du long goulot, de plus de cent kilomètres, par lequel le Danube s’est échappé de la plaine hongroise. À l’endroit où les dernières montagnes s’éloignent de ses deux rives, le fleuve devient soudain plus rapide : il coule sur des bancs d’écueils immergés qui tiennent toute la largeur de son cours. Ce sont les Portes-de-Fer. Jusque’à la fin du siècle dernier, la navigation n’y était possible qu’à l’époque des fortes crues et par des bateaux très légers. Depuis, le fleuve a été régularisé par des travaux de canalisation latérale aux passages les plus dangereux.
Le canal des Portes-de-Fer2, qu’inaugura en 1896 l’empereur François-Joseph, fut conçu et réalisé pour une utilité surtout germanique. Il assure, par une magnifique voie naturelle, le débouché de l’Europe centrale vers l’Orient. Mais cette oeuvre n’intéressait que fort peu les riverains du Bas-Danube.

Le vapeur Ferenc-Jozsef de la compagnie hongroise de navigation sur le Danube lors de l’inauguration du canal de Sip 

Elle menaçait même de porter dommage à leur trafic intérieur. Les défilés du Danube, dans le passé, furent beaucoup plus un obstacle et une frontière qu’un lien entre les pays riverains. C’est pourquoi sans doute les Romains avaient construit leur pont en aval, de manière à tourner l’obstacle. Les deux routes historiques de l’Europe centrale vers l’Orient étaient des routes de terre : l’une, que suit encore à peu près l’Orient-Express, passait par le coeur de la Transylvanie, faisait la fortune des colonies saxonnes établies à l’entrée des Carpates et débouchait vers Bucarest ; l’autre, que suit également, aujourd’hui, une voie ferrée, traversait la péninsule balkanique pour atteindre d’une part Salonique et d’autre part Constantinople.
Il était évident que la voie fluviale du Danube, dans la mesure où elle capterait le trafic de l’Europe centrale à destination ou en provenance de l’Orient, ferait un tort grave à la route de terre de Transylvanie. Les marchands saxons des villes transylvaines, quelle que fut leur fidélité aux traditions germaniques, apercevaient le péril depuis longtemps : dès le début du XIXe siècle, ils commencèrent de se plaindre de la concurrence danubienne.
Aujourd’hui que les clefs du passage entre le Moyen et le Bas-Danube appartiennent à la Roumanie et à la Yougoslavie, les deux États les plus intéressés à la prospérité des routes de terre, on sent comme une hésitation, un ralentissement dans le trafic danubien.
Pour la Roumanie, en particulier, le problème est capital. L’avenir commercial de ce jeune Etat réside dans l’exploitation éventuelle de deux grandes lignes de transit vers la mer Noire et le proche-Orient : la ligne Nord-Sud, venant de la Pologne et des pays de la Baltique, la ligne Ouest-Sud-Est, venant de l’Europe centrale. Selon que le trafic de l’Europe centrale empruntera la voie fluviale du Danube ou la voie de terre qui traverse la Transylvanie, cette dernière province perdra une partie de ses chances traditionnelles ou les verra croître, et l’axe de prospérité de la Grande Roumanie se déplacera au profit de la région des plaines ou de la région des plateaux. Les deux régions, plaines danubiennes et plateaux subcarpatiques, ayant subi des mélanges de populations et des influences historiques de caractère assez différent, cette question particulière rejoint le problème général de savoir sur quelle formule l’État roumain établira finalement son équilibre, entre le « vieux royaume » et les nouvelles provinces… »

Lucien Romier (1885-1944), Le carrefour des Empires morts, du Danube au Dniestr, Librairie Hachette, Paris, 1931

Notes :
1 Le comte Paul Kisseleff (1788-1872) fut gouverneur des principautés roumaines de 1829 à 1834. Il sera également nommé ambassadeur de l’Empire russe à Paris en 1852.
2 En réalité le canal de Sip inauguré le 27 septembre 1896 par l’empereur d’Autriche et roi de Hongrie François-Joseph de Habsbourg (1830-1916), le roi Alexandre Ier de Serbie (1876-1903)  et le roi de Roumanie Carol Ier (1839-1914). 

Danube-culture, © droits réservés, mis à jour juin 2024

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