Jules Verne, Michel Verne et le Danube

Illustration pour la première édition du Beau Danube jaune (1901)

   Jules Verne a rédigé vers la fin de sa vie, cinq romans dont les scénarios se situent géographiquement en partie ou en totalité dans le bassin du Danube : Kéraban-le-Têtu (1883) roman comique « critique de la féodalité obsolète ottomane » décrit les tribulations d’un marchand de tabac turc rebelle et de son client hollandais Van Mitten autour de la mer Noire et sur ses rives multiethniques ainsi que leur passage en Dobroudja et, non sans aventure, dans le delta du Danube, Mathias Sandorf (1885), personnage hongrois qui ne manque sans doute pas de point commun avec l’homme politique hongrois Lajos Kossuth (1802-1894), Le château des Carpathes (1892) dont l’action se déroule en Transylvanie, Le secret de Wilhelm Storitz, révisé par Michel Verne et publié en 1910 (une version originale de Jules Verne est toutefois retrouvée en 1977 et publiée en 1985) et dont l’intrigue se passe dans la ville fictive de Ragz (Bečej) en Hongrie et Le beau Danube jaune (1901), roman danubien par excellence et entièrement dédié au fleuve. « Ni le Danube lui-même, ni une nouvelle préoccupation pour les femmes ou la mort ne peuvent être toutefois considérés comme des liens entre les quatre derniers romans. On peut seulement considérer ces quatre derniers textes comme les éléments, les quatre points cardinaux d’un « roman du fleuve » involontaire, une sorte de cycle de « Familienromane » dont l’intrigue repose sur les conflits entre les membres de la même famille. Ainsi, les narrateurs de Verne  décrivent les conflits entre frères et sœurs d’une « famille danubienne », sympathisant tantôt avec une nation, tantôt avec une autre. Les personnages principaux ne sont toutefois pas non plus définis par leur appartenance ethnique. »
Jules Verne s’est inspiré du récit de voyage intitulé « De Paris à Bucharest » de Victor Duruy, publié par la revue « Le Tour du monde »  de 1861 à 1862 avec des illustrations de Dieudonné Lancelot. En raison de la nomination de son auteur comme ministre de l’Instruction publique en juin 1863, le récit s’interrompt et ne reprendra qu’en 1866 sous la plume de D. Lancelot qui, à la demande de la revue, publie ses notes. Le dessinateur a suivi les traces de Victor Duruy, le crayon à la main.

Jules Verne, Le beau Danube Jaune

Le pilote du Danube (1908), roman policier danubien qui fait l’apologie de l’émancipation des peuples asservis des rives du fleuve, est une version radicalement révisée du Beau Danube jaune par son fils Michel (1861-1925) à qui la première version du livre au ton notamment humoristique ne convenait pas.
Dans le roman remanié par Michel Verne, Ilia Krusch un paisible et surtout naïf pêcheur hongrois, lauréat d’un concours de pêche sur le haut-Danube allemand, personnage central, masque en réalité un patriote bulgare qui a été obligé de fuir son pays occupé par les Ottomans et qui veut y retourner. La descente du fleuve qui s’effectue de Sigmaringen jusqu’au delta, est ponctuée de nombreuses aventures pour le pêcheur et son passager énigmatique M. Jaeger alias Karl Dragosch, un policier dont la mission est de prendre en flagrant ceux qui se livrent à toutes sortes de trafics sur le fleuve et ses rives.

 Illustration de Georges Roux pour Le pilote du Danube, édition de 1908

Ce livre peut être relié à l’œuvre du génial écrivain hongrois contemporain Péter Esterházy (1950-2016) L’œillade de la comtesse Hahn-Hahn (Gallimard, 1999) parce que ce roman est lui-même écrit en forme de voyage (parfois surréaliste), que Le pilote du Danube y est mentionné et parce qu’il représente une réécriture du livre du père.
« Dans sa jeunesse, il voyagea fougueusement et impétueusement, sa vie était une mosaïque de oui, il dit oui à tout, désira tout, et il voyagea à peine, se disant que ce n’était pas aussi important que ça, il avait l’impression que ça ne pressait pas, qu’il avait largement le temps, et s’il s’y prêta quand même, il considéra alors le voyage comme un essai qui n’était pas forcément valable, ou plutôt, ça ne valait même pas la peine de trancher si c’était valable ou pas, s’il le voulait, ça comptait, s’il le voulait, ça ne comptait pas, mais ni l’un ni l’autre ne comptait finalement ; il ne refusa aucune main tendue : il les serra, ou caressa, ou baisa, ou tapa dedans en souriant de toutes ses dents. Il lui arriva de hausser les épaules à la vue de la « rondelette » Passau, de laisser tomber le Danube, de l’envoyer paître, au diable, à l’ombre, enfin plutôt le voyage et non le Danube ; il se consacra à l’étude des mathématiques, mais dans le désordre, à la manière des chiots courant et clabaudant sur les berges, puis sur un coup de tête, il s’adonna à l’athlétisme entre Mohács et Baja, et durant les pauses des quatre cents mètres exténuants et mortels, il traduisit Rilke ; il rêva à mille vies : une à Eschingen, une à Ulm, une autre, dorée sur tranches (« catholique païenne ») à Melk, une toute petite vie en aval de Vienne à Petronell (alias Carnuntum), à l’ombre de Marc-Aurèle, une à Komárom (c’est là que son ami avait été zazou dans les années cinquante), une à Szentendre, une sur la plaine de Mohács, où il élèverait ses petits garnements au bord du ruisseau Csele, sous le joug d’une femme perfide mais sexuellement attrayante, une vie à Újvidék sur un boulevard débouchant sur le quai, dans une chambre, en colocataire, seul et aigri, une à Orşova, une à Roussé (Ruse) entièrement consacré à la mémoire de ses veuves (qu’il aima tant, d’après le récit de Nicolas Bedő, qu’elles trépassèrent dans ses bras), une vie pitoyable à Tulcea, enfin une autre au bout du sinueux bras du Danube qui mène à Saint-Georges, creusé par la queue du dragon, gardant le souvenir du combat de jadis ; muet, il s’enfoncerait de plus en plus dans la vase putride des rives ; mille vies ! et chaque jour envolé signalait cette « mille-itude », les jours disparus ne lui serraient pas le coeur, il vola, observa et rit, ingurgitant goulûment tout ce qu’il voyait : les différentes espèces de poissons et les différentes façons de servir les vins blancs, sauces et barques, crues et clochers, bancs de sable, canards, cormorans, pélicans, hérons cendrés, grues, aigrettes, poèmes, héros romanesques, gués, ponts, pêcheurs, bateliers, des mamelons frémissants, des frissons, de menus ossements, la nudité, enfin tout ce qu’il voyait, tout ce qui existe… »
Péter Esterházy L’œillade de la comtesse Hahn-Hahn (Gallimard, 1999)

Jules Verne (1828-1905)

Michel Verne : Le pilote du Danube, chapitre XVIII (dernier chapitre) et épilogue

   « Quand Serge Ladko eut disparu dans l’ombre, Karl Dragoch hésita un instant sur ce qu’il convenait de faire. Seul, au début de la nuit, en ce point de la frontière de la Bessarabie, encombré du corps inerte d’un prisonnier dont son devoir lui interdisait de se séparer, sa situation ne laissait pas d’être fort embarrassante. Cependant, comme il était évident qu’un secours ne lui arriverait pas sans qu’il allât le chercher, il lui fallut bien prendre une décision. Le temps pressait. D’une heure, d’une minute peut-être pouvait dépendre le salut de Serge Ladko. Abandonnant provisoirement Yacoub Ogul toujours évanoui, et suffisamment ligoté, d’ailleurs, pour que la fuite lui fût interdite en cas de retour à la vie, il remonta vers l’amont aussi vite que le permettait la nature du terrain.

   Après une demi-heure de marche dans un pays complètement désert, il commençait à craindre d’être obligé de pousser jusqu’à Kilia, lorsqu’il découvrit enfin une maison bâtie au bord du fleuve.

   Ce ne fut pas une petite affaire que de se faire ouvrir la porte de cette maison, qui semblait être une ferme de quelque importance. A pareille heure, en pareil lieu, une certaine méfiance est excusable, et les habitants de cette demeure paraissaient peu friands d’en permettre l’entrée. La difficulté s’aggravait de l’impossibilité où l’on était de se comprendre, ces paysans parlant un patois local que Karl Dragoch, malgré son polyglotisme, ne connaissait pas. Inventant un jargon de circonstance dans lequel des mots roumains, russes et allemands figuraient chacun pour un tiers, il réussit toutefois à gagner leur confiance, et la porte si énergiquement défendue finit par s’entre-bâiller.

   Une fois dans la place, il lui fallut répondre à un interrogatoire serré, dont il sortit nécessairement à son honneur, puisque deux heures ne s’étaient pas écoulées depuis son débarquement, qu’une charrette l’avait ramené prés de Yacoub Ogul.

   Celui-ci n’avait pas repris connaissance. Il ne donna même aucun signe de conscience, quand, de l’herbe de la rive, il fut transporté dans la charrette, qui repartit aussitôt vers Kilia. Jusqu’à la ferme, force fut d’aller au pas, mais, au delà, on trouva un chemin, à la vérité fort mauvais, qui permit néanmoins d’activer l’allure.

   Il était plus de minuit, quand, après ces péripéties, Karl Dragoch entra dans Kilia. Tout dormait dans la ville, et découvrir le chef de la police ne fut pas chose facile. Il y parvint cependant, et prit, sur lui de réveiller ce haut fonctionnaire, qui, sans manifester trop de mauvaise humeur, se mit obligeamment à sa disposition.

   Karl Dragoch en profita pour faire déposer en lieu sûr Yacoub Ogul, qui commençait à ouvrir les yeux; puis, libre de ses mouvements, il put enfin s’occuper de la capture du reste de la bande et du salut de Serge Ladko, qui le passionnait peut-être plus encore.

   Dès le premier pas, il se heurta à d’insurmontables difficultés. Aucun vapeur n’était alors à Kilia, et, d’autre part, le chef de la police se refusait énergiquement à envoyer ses hommes sur le fleuve. Ce bras du Danube étant alors indivis entre la Roumanie et la Turquie, on était en droit de craindre que leur intervention ne provoquât de la part de la Sublime Porte des réclamations très regrettables à un moment où grondaient sourdement des menaces de guerre. Si le fonctionnaire roumain avait pu feuilleter le livre du Destin, il y aurait vu que cette guerre, décrétée de toute éternité, éclaterait nécessairement quelques mois plus tard, et cela l’aurait, sans doute, rendu moins timide; mais, dans son ignorance de l’avenir, il tremblait à la pensée d’être mêlé d’une manière quelconque à des complications diplomatiques, et il se conformait au sage précepte: « Pas d’affaires », qui est, comme on ne l’ignore pas, la devise des fonctionnaires de tous les pays.

   Le maximum de ce qu’il osa faire, ce fut de donner à Karl Dragoch le conseil de se rendre à Sulina et de lui indiquer l’homme capable de le conduire dans ce difficile voyage de près de cinquante kilomètres à travers le delta du Danube.

   Aller réveiller cet homme, le décider, atteler la voiture, la faire passer sur la rive droite, tout cela demanda beaucoup de temps. Il était près de trois heures du matin, quand le détective fut enfin emporté au trot d’un petit cheval, dont la qualité était fort heureusement supérieure à l’apparence.

   Le chef de la police de Kilia avait eu raison en représentant comme difficile la traversée du Delta. Sur des routes boueuses et parfois recouvertes de plusieurs centimètres d’eau, la voiture avançait péniblement, et, sans l’habileté du conducteur, elle se fût plus d’une fois égarée dans cette plaine où n’existe aucun point de repère. On n’avançait pas vite ainsi, et encore fallait-il de temps à autre laisser souffler le cheval exténué.

   Midi sonnait comme Karl Dragoch arrivait à Sulina. Le délai fixé par Serge Ladko allait expirer dans quelques heures! Sans prendre le temps de se restaurer, il courut se mettre en rapport avec les autorités locales.

   Sulina, devenue roumaine depuis le traité de Berlin, était ville turque à l’époque de ces événements. Les relations étant alors des plus tendues entre la Sublime Porte et les puissances occidentales, Karl Dragoch, sujet hongrois, ne pouvait espérer y être persona grata, malgré la mission d’intérêt général dont il était investi. Moins mal reçu qu’il ne le craignait, il ne fut donc pas surpris de ne trouver auprès des autorités qu’une aide assez molle.

   La police locale, lui dit-on, ne possédant pas d’embarcation qui lui fût spécialement affectée, il ne devait compter que sur l’aviso de la douane, dont le concours était tout indiqué dans la circonstance, une bande de voleurs pouvant, avec un peu de complaisance, être assimilée à une bande de contrebandiers. Malheureusement, cet aviso, navire à vapeur de marche d’ailleurs assez rapide, n’était pas présentement dans le port. Il croisait en mer, mais sûrement à faible distance de la côte. Karl Dragoch n’avait donc qu’à fréter une barque de pêche, et, dès qu’il serait hors des jetées, il le rencontrerait sans aucun doute.

   Le détective, désespéré de son impuissance, se résigna à adopter ce parti. À une heure et demie de l’après-midi, il mettait à la voile et doublait le môle, à la recherche de l’aviso. Il ne disposait plus que de cent cinquante minutes pour arriver au rendez-vous de Serge Ladko !

   Celui-ci, pendant que Karl Dragoch subissait cette série de mésaventures, poursuivait méthodiquement l’exécution de son plan.

   Toute la matinée, il était resté aux aguets, sa barge dissimulée dans les roseaux de la rive, s’assurant que le chaland ne faisait aucun préparatif de départ. En s’emparant, un peu brutalement peut-être — mais il n’avait pas le choix des moyens — de Yacoub Ogul, c’est ce but précisément qu’il avait visé. Ainsi qu’il l’avait prévu, Striga n’osait s’aventurer sans guide dans une navigation des plus délicates et que l’abondance des bancs de sable rend impraticable à qui n’en a pas fait l’étude exclusive de sa vie. Il était à croire que les pirates, incapables de s’expliquer la disparition de leur pilote, saisiraient la première occasion de le remplacer. Mais les pilotes n’abondent pas sur le bras de Kilia, et, jusqu’à onze heures du matin, les eaux, si l’on fait exception du chaland toujours immobile et de la barge invisible, demeurèrent complètement désertes À onze heures seulement, deux embarcations apparurent du côté de la mer. Serge Ladko, les ayant examinées avec sa longue-vue, reconnut que l’une d’elles était celle d’un pilote. Ivan Striga allait donc vraisemblablement trouver le secours qu’il devait attendre avec impatience. Le moment d’intervenir était arrivé.

   La barge sortit hors des roseaux et se rapprocha du chaland.

   «Oh! du chaland !… héla Serge Ladko quand il fut à portée de la voix.

—Oh !… lui fut-il répondu.

   Un homme apparut sur le rouf. Cet homme, c’était Ivan Striga.

   Quelle fureur gronda dans le coeur de Serge Ladko, lorsqu’il aperçut cet ennemi acharné de son bonheur, le lâche qui, depuis tant de mois, tenait Natcha en son pouvoir !

   Mais il s’attendait à cette rencontre qu’il avait cherchée. Il y était préparé. Sa fureur, il la renferma en lui-même, et, se faisant violence :

   —Vous n’auriez pas besoin d’un pilote ? demanda-t-il d’une voix calme.

   Au lieu de répondre, Striga, abritant ses yeux de la main, considéra un long instant celui qui l’interpellait. À vrai dire, d’un seul regard il avait été fixé sur la personnalité du nouveau venu. Mais, qu’il eût devant lui le mari de Natcha, cela lui paraissait si extraordinaire et, on peut le dire, si inespéré, qu’il hésitait devant l’évidence.

   — N’êtes-vous pas Serge Ladko, de Roustchouk ? interrogea-t-il à son tour.

   — C’est bien moi, répondit le pilote.

   — Ne me reconnaissez-vous pas ?

   — Il faudrait donc être aveugle, répliqua Serge Ladko. Je vous reconnais parfaitement, Ivan Striga.

    — Et vous me faites vos offres de service ?

   — Pourquoi pas ? je suis pilote, déclara froidement Serge Ladko.

   Striga balança un instant. Que celui qu’il haïssait le plus au monde vint ainsi bénévolement se mettre à sa merci, c’était trop beau. Cela ne cachait-il pas un piège ?… Mais quel danger pouvait faire courir un homme seul à un équipage nombreux et résolu ? Qu’il conduisit le chaland jusqu’à la mer, puisqu’il avait la sottise de le proposer! Une fois en mer, par exemple !…

   — Embarque ! conclut le pirate, la bouche déformée par un rictus cruel que vit distinctement Serge Ladko.

   Celui-ci ne se fit pas répéter l’invitation. Sa barge accosta le chaland, à bord duquel il monta. Striga s’avança au-devant de lui.

    — Me permettrez-vous, dit-il, de vous exprimer ma surprise de vous rencontrer aux bouches du Danube ?

   Le pilote garda le silence.

   — On vous croyait mort, reprit Striga, depuis le temps que vous avez disparu de Roustchouk.

   Cette insinuation n’obtint pas plus de succès que la précédente.

   — Qu’étiez-vous devenu? interrogea Striga sans se décourager.

   — Je n’ai pas quitté le voisinage de la mer, répondit enfin Serge Ladko.

   — Si loin de Roustchouk ! s’exclama Striga.

   Serge Ladko fronça les sourcils. Cet interrogatoire commençait à l’exaspérer. Suivant la ligne de conduite qu’il s’était tracée, il refréna toutefois son impatience et expliqua posément :

   — Les périodes troublées ne sont pas favorables aux affaires.

   Striga le considéra d’un oeil narquois.

   — Et l’on vous disait patriote! s’écria-t-il avec ironie.

   — Je ne fais plus de politique, dit sèchement Serge Ladko.

   À ce moment, le regard de Striga tomba sur la barge, que le courant avait fait éviter à l’arrière du chaland. Il tressaillit violemment. Il ne pouvait se tromper. C’était bien cette barge, dont il s’était servi lui-même pendant huit jours, et qu’il avait retrouvée amarrée au quai de Semlin. Serge Ladko mentait donc quand il prétendait ne pas avoir quitté le delta du Danube ?

   — Depuis que vous avez quitté Roustchouk, vous ne vous êtes pas éloigné de ces parages? insista Striga en scrutant de l’oeil son interlocuteur.

   — Non, répondit Serge Ladko.

   — Vous m’étonnez, fit Striga.

   — Pourquoi? Avez-vous cru me rencontrer ailleurs ?

   —Vous, non. Mais cette embarcation… Je jurerais l’avoir vue sur le haut fleuve.

   — C’est bien possible, répondit Serge Ladko avec indifférence. Je l’ai achetée, il y a trois jours, d’un homme qui disait arriver de Vienne.

   — Comment était cet homme? demanda vivement Striga dont les soupçons évoluaient vers Karl Dragoch.

   — Un brun, avec des lunettes.

   — Ah !… fit Striga tout songeur.

   Les réponses du pilote l’avaient visiblement ébranlé. Il ne savait plus ce qu’il devait croire. Mais il ne tarda pas à libérer son esprit de toute préoccupation. Qu’importait après tout ? Que Serge Ladko dît ou ne dît pas la vérité, il n’en était pas moins entre ses mains. L’imbécile, qui se jetait ainsi dans la gueule du loup !… Entré sur le chaland, il n’en sortirait pas vivant. Voilà des mois que Striga mentait en affirmant à Natcha qu’elle était veuve. Dès qu’on serait en mer, ce mensonge deviendrait une vérité.

   — Partons! dit-il en manière de conclusion à ses pensées.

 — À midi, répondit tranquillement Serge Ladko qui, sortant des provisions d’un sac qu’il portait à la main, se mit en devoir de déjeuner.

   Le pirate eut un geste d’impatience. Serge Ladko feignit de n’en rien voir.

   — Je dois vous prévenir, dit Striga, que je tiens à être à la mer avant la nuit.

   — Nous y serons» affirma le pilote, sans montrer la moindre velléité de modifier sa décision.

   Striga s’éloigna vers l’avant. À en juger par l’expression réfléchie de son visage, il lui restait un souci. Que le mari s’offrit à conduire précisément le chaland dans lequel sa femme était retenue prisonnière, cette coïncidence était tout de même par trop extraordinaire. Certes, rien ne pouvant empêcher que Serge Ladko ne fût seul à bord contre six hommes déterminés, Striga eût sagement fait en ne cherchant pas plus loin. Mais il se tenait en vain ce raisonnement irréfutable. C’était pour lui un besoin de savoir si la disparition de Natcha était connue du principal intéressé. Sa curiosité surexcitée ne lui laissa pas de cesse qu’il n’y eût cédé.

   « Avez-vous reçu des nouvelles de Roustchouk depuis que vous l’avez quitté? demanda-t-il en revenant vers le pilote qui continuait paisiblement son repas.

   — Jamais, répondit celui-ci.

   — Ce silence ne vous a pas surpris ?

   — Pourquoi m’aurait-il surpris? demanda Serge Ladko en fixant son interlocuteur.

   Quelle que fût son audace, celui-ci se sentit gêné sous ce ferme regard.

   — Je croyais, balbutia-t-il, que vous y aviez laissé votre femme.

   — Et moi je crois, répliqua froidement Serge Ladko, qu’un autre sujet de conversation serait préférable entre nous.»

   Striga se le tint pour dit.

   Quelques minutes après midi, le pilote donna l’ordre de lever l’ancre, puis, la voile hissée et bordée, il prit lui-même la barre. A ce moment Striga s’approcha de lui.

   « Je dois vous prévenir, lui dit-il, que le chaland a besoin de fond.

   — Il est sur lest, objecta Serge Ladko. Deux pieds d’eau doivent suffire.

   — Il en faut sept, affirma Striga.

   — Sept ! s’écria le pilote, pour qui ce seul mot était une révélation.

   Voilà donc pourquoi la bande du Danube avait échappé jusqu’ici à toutes les poursuites ! Son bateau était habilement truqué. Ce qu’on en apercevait hors de l’eau n’était qu’une trompeuse apparence. Le véritable chaland était sous-marin, et c’est dans cette cachette qu’était déposé le produit de ses rapines. Cachette qui pouvait, au besoin, Serge Ladko le savait par expérience, se transformer en inviolable cachot.

   — Sept, avait répété Striga en réponse. à l’exclamation du pilote.

   — C’est bien» dit celui-ci sans faire d’autre observation.

   Pendant les premiers moments qui suivirent le départ, Striga, qui conservait malgré tout un reste d’inquiétude, ne se départit pas d’une surveillance rigoureuse. Mais l’attitude de Serge Ladko était de nature à le rassurer. Très appliqué à ses fonctions, il ne nourrissait visiblement aucun mauvais dessein et prouvait que sa réputation d’habileté était amplement justifiée. Sous sa main, le chaland évoluait docilement entre les bancs invisibles et suivait avec une précision mathématique les sinuosités de la passe.

   Peu à peu, les dernières craintes du pirate s’évanouirent. La navigation se poursuivait sans incident. Bientôt on atteindrait la mer.

   Il était quatre heures quand on l’aperçut. Après un dernier coude du fleuve, le ciel et l’eau se rejoignirent à l’horizon.

Striga interpella le pilote.

   «Nous voici parés, je pense ? dit-il. Ne pourrait-on rendre la barre au timonier habituel ?

   — Pas encore, répondit Serge Ladko. Le plus difficile n’est pas fait.»

   À mesure qu’on gagnait vers l’embouchure, un champ plus vaste était offert à la vue. Placé au sommet mouvant de cet angle dont les branches s’ouvraient peu à peu, Striga tenait son regard obstinément dirigé vers la mer. Tout à coup, il saisit une longue-vue, la braqua sur un petit vapeur de quatre à cinq cents tonneaux qui doublait la pointe Nord, puis, après un bref examen, donna l’ordre de hisser un pavillon en tête de mât. On répondit aussitôt par un signal pareil à bord du vapeur, qui, venant sur tribord, commença à se rapprocher de l’estuaire.

   À ce moment, Serge Ladko ayant poussé la barre toute à bâbord, le chaland abattit sur tribord, et, coupant obliquement le courant, prit son erre vers le Sud-Est, comme pour aborder la rive droite.

   Striga étonné, regarda le pilote dont l’impassibilité le rassura. Un dernier banc de sable obligeait sans doute les bateaux à suivre cette route capricieuse.

   Striga ne se trompait pas. Oui, un banc de sable gisait en effet dans le lit du fleuve, mais non pas du côté de la mer, et c’est droit sur ce banc que Serge Ladko gouvernait d’une main ferme.

   Soudain, il y eut un formidable craquement. Le chaland en fut ébranlé jusque dans ses fonds. Sous le choc, le mât vint en bas, cassé net au ras de l’emplanture, et la voile s’abattit en grand, recouvrant de ses larges plis les hommes qui se trouvaient à l’avant. Le chaland, irrémédiablement engravé, demeura immobile.

   À bord, tout le monde avait été renversé, y compris Striga, qui se releva ivre de rage.

   Son premier regard fut pour Serge Ladko. Le pilote ne paraissait pas ému de l’accident. Il avait lâché la barre, et, les mains enfoncées dans les poches de sa vareuse, il surveillait son ennemi, le regard attentif à ce qui allait suivre.

   « Canaille » hurla Striga, qui, brandissant un revolver, courut vers l’arrière.

   À la distance de trois pas, il tira.

   Serge Ladko s’était baissé. La balle passa au-dessus de lui sans l’atteindre. Aussitôt redressé, il fut d’un bond sur son adversaire, que son couteau frappa au coeur. Ivan Striga s’écroula comme une masse.

   Le drame s’était déroulé si rapidement, que les cinq hommes de l’équipage, embarrassés, d’ailleurs, dans les plis de la voile, n’avaient pas eu le temps d’intervenir. Mais quel hurlement ils poussèrent en voyant tomber leur chef !

   Serge Ladko, s’élançant à l’avant du spardeck, se précipita à leur rencontre. De là, il dominait le pont, sur lequel les hommes accouraient en tumulte.

   « Arrière ! cria-t-il, les deux mains armées de revolvers, dont l’un venait d’être arraché à Striga.

   Les hommes s’arrêtèrent. Ils n’avaient point d’armes, et, pour s’en procurer, il leur fallait pénétrer dans le rouf, c’est-à-dire passer sous le feu de l’ennemi.

   — Un mot, camarades, reprit Serge Ladko sans quitter son attitude menaçante. J’ai là onze coups. C’est plus qu’il n’en faut pour vous descendre tous jusqu’au dernier. Je vous préviens que je tire, si vous ne reculez pas immédiatement vers l’avant.

   L’équipage se consulta, indécis. Serge Ladko comprit que, s’ils se ruaient tous à la fois, il arriverait bien sans doute à en abattre quelques-uns, mais qu’il serait lui-même abattu par les autres.

   — Attention!… Je compte jusqu’à trois, annonça-t-il, sans leur laisser le temps de la réflexion. Un !…

   Les hommes ne bougèrent pas.

   — Deux … prononça le pilote.

   Il y eut un mouvement dans le groupe. Trois hommes ébauchèrent une velléité d’attaque. Deux commencèrent à battre, en retraite.

   —Trois !… » dit Serge Ladko en pressant la détente.

   Un homme tomba, l’épaule traversée d’une balle. Ses compagnons s’empressèrent de prendre la fuite.

   Serge Ladko, sans quitter son poste d’observation, jeta un regard vers le vapeur qui avait obéi au signal de Striga. Le bâtiment était maintenant à moins d’un mille. Lorsqu’il serait bord à bord avec le chaland, lorsque son équipage se serait joint aux pirates, dont il était nécessairement plus ou moins complice, la situation deviendrait des plus graves.

   Le steamer approchait toujours. Il n’était plus qu’à trois encablures, quand, évoluant brusquement sur tribord, il décrivit un grand cercle et s’éloigna vers la haute mer. Que signifiait cette manoeuvre ? Avait-il donc été inquiété par quelque chose que Serge Ladko ne pouvait apercevoir ?

   Celui-ci, le coeur battant, attendit. Quelques minutes s’écoulèrent, et un autre vapeur surgit hors de la pointe du Sud. Sa cheminée vomissait des torrents de fumée. Le cap droit sur le chaland, il arrivait à toute vitesse. Bientôt, Serge Ladko put reconnaître à l’avant une figure amie, celle de son passager, M. Jaeger, celle du détective Karl Dragoch. Il était sauvé.

Un instant plus tard, le pont de la gabarre était envahi par la police, et son équipage se rendait, sans essayer une résistance inutile.

   Pendant ce temps, Serge Ladko s’était précipité dans le rouf. L’une après l’autre, il en visita les cabines. Une seule porte était fermée. Il la renversa d’un coup d’épaule et s’arrêta sur le seuil, éperdu.

   Natcha, reconquise, lui tendait les bras.

Le pilote du Danube, Jules Verne illustration de Georges Roux (1853-1929)

Chapitre XIX, épilogue

   Le procès de la bande du Danube passa inaperçu dans le flamboiement de la guerre russo-turque. Les brigands, y compris Titcha aisément cueilli à Roustchouk, furent pendus haut et court, sans éveiller dans le public l’attention qu’en de moins tragiques circonstances on eût accordé à leur exécution.

   —-Toutefois, les débats donnèrent aux principaux intéressés l’explication de ce qui était resté jusqu’ici incompréhensible pour eux. Serge Ladko sut par suite de quel quiproquo il avait été emprisonné dans le chaland en lieu et place de Karl Dragoch, et comment Striga, ayant appris par les journaux l’envoi d’une commission rogatoire à Szalka, s’était introduit dans la maison du pêcheur Ilia Brusch, pour répondre aux questions du commissaire de police de Gran.

   Il sut également comment Natcha, enlevée par la bande du Danube, avait eu à lutter contre les attaques de Striga, qui, se croyant certain d’avoir abattu son ennemi, ne cessait de lui affirmer qu’elle était veuve. Un soir notamment, Striga, à l’appui de son dire, avait montré à la jeune femme son propre portrait, qu’il prétendait avoir conquis de haute lutte sur le légitime propriétaire. Il en était résulté une scène violente, au cours de laquelle Striga s’était emporté jusqu’à la menace. De là, le cri poussé par Natcha, et que le fugitif avait entendu dans la nuit.

   Mais c’était là de l’histoire ancienne. Serge Ladko ne pensait plus aux mauvais jours depuis qu’il avait eu le bonheur de retrouver sa chère Natcha.

   Le territoire de la Bulgarie lui étant interdit, l’heureux couple, après les événements qui viennent d’être racontés, s’était fixé d’abord dans la ville roumaine de Giurgievo. C’est là qu’il se trouvait, quand, au mois de mai de l’année suivante, le Tzar déclara officiellement la guerre au Sultan. Serge Ladko, est-il besoin de le dire, fut des premiers qui s’engagèrent dans les rangs de l’armée russe, à laquelle, grâce à sa connaissance du théâtre des opérations, il rendit d’importants services.

   La guerre finie, la Bulgarie enfin libre, il revint avec Natcha dans la maison de Roustchouk et reprit son métier de pilote. Tous deux y vivent encore aujourd’hui, heureux et honorés.

   Karl Dragoch est resté leur ami. Pendant longtemps, il n’a jamais manqué de descendre le Danube, au moins une fois l’an, pour venir à Roustchouk. Aujourd’hui, les voies ferrées, dont le réseau s’est progressivement développé, lui permettent d’abréger le voyage. Mais c’est toujours en suivant les méandres du fleuve que Serge Ladko, au hasard de ses pilotages, lui rend ses visites à Budapest.

   Des trois garçons que Natcha lui a donnés et qui sont maintenant des hommes, le plus jeune, après un sévère apprentissage sous les ordres de Karl Dragoch, est en bonne voie pour atteindre les plus hauts grades dans l’administration judiciaire de Bulgarie.

   Le cadet, digne héritier d’un lauréat de la Ligue Danubienne, s’est consacré au peuple des eaux. Toutefois, rejetant la ligne, il a perfectionné les méthodes de combat. Il doit à ses pêcheries d’esturgeon une célébrité  universelle et une fortune qui promet de devenir considérable.

   Quant à l’aîné, il succédera à son père, lorsque l’âge de la retraite sonnera pour celui-ci. Par lui seront alors conduits vapeurs et chalands, de Vienne à la mer, dans les passes sinueuses et entre les bancs perfides du grand fleuve ; par lui se perpétuera la race des Pilotes du Danube.

   Mais, quelle que soit la différence de leurs positions, des trois fils de Serge Ladko le coeur bat à l’unisson. Aiguillés par la vie sur des routes divergentes, ils se rencontrent toujours à ces carrefours: une même vénération pour leur père, une égale tendresse pour leur mère, un pareil amour de la patrie bulgare. »

Le pilote du Danube, illustration de Georges Roux, 1908

Kéraban-le-Têtu : Où les voyageurs commencent à éprouver quelques difficultés, principalement dans le delta du Danube
   « Le lendemain, 24 août, la chaise traversait le Danube, devant Toultcha, et s’aventurait à travers le delta du fleuve, formé par deux grandes branches. La première, celle que suivent les bateaux à vapeur, est dite la branche de Toultcha; la seconde, plus au nord, passe à Ismaïl, puis à Kilia, et atteint au-dessous la mer Noire, après s’être ramifiée en cinq chenaux. C’est ce qu’on appelle les bouches du Danube.

   Au-delà de Kilia et de la frontière, se développe la Bessarabie, qui, pendant une quinzaine de lieues, se jette vers le nord-est, et emprunte un morceau du littoral de la mer Noire.

Il va sans dire que l’origine du nom du Danube, qui a donné lieu à nombre de contestations scientifiques, amena une discussion purement géographique entre le seigneur Kéraban et Van Mitten. Que les Grecs, au temps d’Hésiode, l’aient connu sous le nom d’Ister ou Hister ; que le nom de Danuvius ait été importé par les armées romaines, et que César, le premier, l’ait fait connaître sous ce nom ; que dans la langue des Thraces, il signifie « nuageux » ; qu’il vienne du celtique, du sanscrit, du zend ou du grec ; que le professeur Bopp ait raison, ou que le professeur Windishmann n’ait pas tort, lorsqu’ils disputent sur cette origine, ce fut le seigneur Kéraban qui, comme toujours, réduisit finalement son adversaire au silence, en faisant venir le mot Danube, du mot zend « asdanu », qui signifie  « la rivière rapide ».

   Mais, si rapide qu’elle soit, son cours ne suffit pas à entraîner la masse de ses eaux, en les contenant dans les divers lits qu’elle s’est creusés, et il faut compter avec les inondations du grand fleuve. Or, par entêtement, le seigneur Kéraban ne compta pas, en dépit des observations qui lui furent faites, et il lança sa chaise à travers le vaste delta.

Il n’était pas seul, dans cette solitude, en ce sens que nombre de canards, d’oies sauvages, d’ibis, de hérons, de cygnes, de pélicans, semblaient lui faire cortège. Mais, il oubliait que, si la nature a fait de ces oiseaux aquatiques des échassiers ou des palmipèdes, c’est qu’il faut des palmes ou des échasses pour fréquenter cette région trop souvent submergée, à l’époque des grandes crues, après la saison pluvieuse.

   Or, les chevaux de la chaise étaient insuffisamment conformés, on en conviendra, pour fouler du pied ces terrains détrempés par les dernières inondations. Au-delà de cette branche du Danube, qui va se jeter dans la mer Noire à Sulina, ce n’était plus qu’un vaste marécage au travers duquel se dessinait une route à peu près impraticable. Malgré les conseils des postillons, auxquels se joignit Van Mitten, le seigneur Kéraban donna l’ordre de pousser plus avant, et il fallut bien lui obéir. Il arriva donc ceci : c’est que, vers le soir, la chaise fut bien et dûment embourbée, sans qu’il fût possible aux chevaux de la tirer de là.

« Les routes ne sont pas suffisamment entretenues dans cette contrée ! crut devoir faire observer Van Mitten.

– Elles sont ce qu’elles sont ! répondit Kéraban. Elles sont ce qu’elles peuvent être sous un pareil gouvernement !

– Nous ferions peut-être mieux de revenir en arrière et de prendre un autre chemin ?

– Nous ferons mieux, au contraire, de continuer à marcher en avant et de ne rien changer à notre itinéraire !

– Mais le moyen ?…

– Le moyen, répondit le têtu personnage, consiste à envoyer chercher des chevaux de renfort au village le plus voisin. Que nous couchions dans notre voiture ou dans une auberge, peu importe ! »

Jules Verne, Kéraban-le-Têtu

Il n’y avait rien à répliquer. Le postillon et Nizib furent détachés à la recherche du plus prochain village, qui ne laissait pas d’être assez éloigné. Très probablement, ils ne pourraient être de retour qu’au lever du soleil. Le seigneur Kéraban, Van Mitten et Bruno durent donc se résigner à passer la nuit au milieu de cette vaste steppe, aussi abandonnés qu’ils l’eussent été au plus profond des déserts de l’Australie centrale. Très heureusement, la chaise, enfoncée dans les vases jusqu’au moyeu des roues, ne menaçait pas de s’enliser davantage.

   Cependant, la nuit était fort obscure. De gros nuages, très bas, en voie de condensation, chassés par les vents de la mer Noire, couraient à travers l’espace. S’il ne pleuvait pas, une forte humidité montait du sol imprégné d’eau, qui mouillait comme un brouillard polaire. À dix pas, on ne se voyait plus. Les deux lanternes de la voiture projetaient seules une lueur douteuse sous l’épaisse buée évaporée du marécage, et peut-être eut-il mieux valu les éteindre.

En effet, cette lueur pouvait attirer quelque importune visite. Mais Van Mitten ayant émis cette observation, son intraitable ami crut devoir la discuter, et de la discussion il résulta qu’il ne fut point donné suite à la proposition de Van Mitten.

Il avait pourtant raison, le sage Hollandais, et avec un peu plus de finesse, il aurait proposé à son compagnon de laisser les lanternes allumées : très vraisemblablement, le seigneur Kéraban les eût fait éteindre… »

Eric Baude  pour Danube-culture, © droits réservés, mis à jour décembre 2024

Première édition du Pilote du Danube avec les illustrations de Georges Roux (1853-1929), 1908

Une anthologie danubienne non exhaustive…

    Il existe ainsi dans cette géographie mouvante et labyrinthique une infinité de Danube selon les époques, les écrivains, les historiens, les artistes, les scientifiques, d’où ils/elles sont originaires, les lieux où ils se tiennent et les multiples raisons, parfois singulières, de leur rencontre avec le fleuve. Réalités, imaginaires, mythes, représentations s’entremêlent inlassablement donnant au fleuve une dimension métaphysique. Les regards se succèdent à travers l’histoire, les évènements, les circonstances, se posant et se reposant sur celui qui ne cesse de s’en aller vers « l’Orient étranger », vers un monde « portant volontiers les bateaux sur l’onde vigoureuse. » (Hölderlin)

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« Le Danube prend sa source au pays des Celtes. »
Hérodote (vers 484-vers 420 av. J.-C.)
Historien, géographe grec né à Halicarnasse (Bodrum, Turquie), carrefour de plusieurs civilisations. Il est éduqué dans le culte d’Homère. Grand voyageur, il se rend en Médie, Perse, Assyrie, Égypte, dans le Pont-Euxin… Revenu à Athènes, il noue des liens avec Périclès et Sophocle et consacre la fin de sa vie à écrire ses Histoires.
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« Ah ! quel est mon supplice, ainsi jeté au milieu d’ennemis farouches, plus éloigné de ma patrie qu’aucun autre exilé, seul, relégué près des sept embouchures du Danube, en butte aux froids de l’Ourse glacée, à peine séparé par la largeur du fleuve, des Jazyges, des hordes de Colchos, de Métérée, des Gètes enfin.
   D’autres ont été par toi bannis pour des torts plus graves ; aucun n’a été confiné dans une région plus lointaine : au delà de ces lieux il n’y a que les glaces et l’ennemi, et des mers dont le froid condense les flots. C’est ici qu’expire la domination romaine sur la rive gauche du Pont-Euxin [ancien nom pour la mer Noire] : les lieux voisins sont au pouvoir des Basternes et des Sarmates ; c’est la dernière contrée qui soit dans la dépendance de l’Ausonie ; à peine même tient-elle à la lisière de ton empire.
   Je t’en conjure, je t’en supplie, assigne-moi un exil moins dangereux ; et avec ma patrie ne me ravis pas encore la sécurité. Que je n’aie pas à redouter des peuples que l’Ister a peine à retenir ; que ton sujet ne soit pas exposé à tomber entre les mains de l’ennemi. Il serait odieux qu’un homme du sang latin, devienne, tant qu’il y aura des Césars au monde, l’esclave des Barbares… »

Ovide (43-17 av. J.C.), Tristes, Livre II, Élégie unique, OEUVRES COMPLÈTES D’OVIDE, TRADUCTION NOUVELLE PAR MM. TH BURETTE, CHAPUIZY, J.P. CHARPENTIER, GROS, HÉGUIN DE GUERLE, MANGEART, VERNADÉ., TOME NEUVIÈME., PARIS, C.L.F. PANCKROUCKE, 1834.
Dans l’extrait de cette élégie, Ovide supplie César Auguste de l’envoyer en exil dans un autre lieu. Cette élégie a peut-être été composée immédiatement après son arrivée dans le Pont, voire pendant son voyage.


Le pont de Trajan

   « Trajan construisit un pont de pierre sur l’Ister, pont à propos duquel je ne sais comment exprimer mon admiration pour ce prince. On a bien de lui d’autres ouvrages magnifiques, mais celui-là les surpasse tous. Il se compose de vingt piles, faites de pierres carrées, hautes de cent cinquante pieds, non compris les fondements, et larges de soixante. Ces piles, qui sont éloignées de cent soixante-dix pieds l’une de l’autre, sont jointes ensemble par des arches. […]
Si j’ai dit la largeur du fleuve, ce n’est pas que son courant n’occupe que cet espace […], c’est que l’endroit est le plus étroit et le plus commode de ces pays pour bâtir un pont à cette largeur. Mais, plus est étroit le lit où il est renfermé en cet endroit, descendant d’un grand lac pour aller ensuite dans un lac plus grand, plus le fleuve devient rapide et profond, ce qui contribue encore à rendre difficile la construction d’un pont. Ces travaux sont donc une nouvelle preuve de la grandeur d’âme de Trajan […] »

Dion Cassius (155 env. – après 229), Histoire romaine, LXVIII, 13
Historien grec, né à Nicée en Bithynie, Dion Cassius est un homme politique d’une certaine audience. Son père est gouverneur de la Cilicie sous le règne de Commode (180-192). Il sera de son côté Consul suffectus sous Septime Sévère (193-211), puis consul ordinaire en 229. À partir de cette date, il écrit son Histoire romaine (quatre-vingts livres).
Initialement favorable à la dynastie des Sévères, il  fera preuve plus tard d’une grande hostilité envers Septime Sévère.
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« Bissula trans gelidum stirpe et lare prosata Rhenum,
conscia nascentis Bissula Danubii,
capta manu, sed missa manu, dominatur in eius
deliciis, cuius bellica praeda fuit.
matre carens, nutricis egens, nescivit herai
imperium domini quae regit ipsa domum
fortunae ac patriae quae nulla opprobria sensit,
illico inexperto libera servitio … »

« Bissula est née, elle a sa famille et son pays au-delà des bords glacés du Rhin,
Bissula connaît la source du Danube,
La main la prit, mais la main l’affranchit, et elle règne sur le bonheur
de celui dont elle fut la proie par les armes.
Séparée de sa mère, privée de sa nourrice, elle n’a point connu l’autorité d’une maîtresse,
Elle n’a point senti l’opprobre de sa destinée et de sa patrie :
elle a eu sa liberté sur l’heure,
avant de subir l’esclavage. »
(Traduction : E.-F. Corpet)

Ausone (Decimus Magnus Ausonius, vers 310-vers 395)
Écrivain et poète latin né à Bordeaux (?), professeur de rhétorique et conseiller politique. Son père, médecin, fut préfet d’Illyrie sous Valentinien 1er. Il compta parmi ses élèves l’empereur Gratien dont il fut le précepteur qui lui fit faire une brillante carrière administrative. Il fut questeur du palais, préfet du prétoire des Gaules, consul et proconsul d’Asie. Il revient à Bordeaux par la suite et se consacre à la poésie. Celle-ci célèbre en particulier la nature et les vins.
Ausone chante ici le Danube et Bissula, jeune esclave Suève, qu’il avait reçue pour sa part de butin de guerre, captive qui fit les délices de son maître.


Des édifices de Justinien…

« Il y a une partie de la mer Adriatique qui se répand dans la terre ferme, et qui forme le Golfe Ionique, et à l’Épire à un de ses côtés, et la Calabre à l’autre. Le Danube coule à l’opposite, & donne à cette partie d’Europe la figure d’une île. Justinien y a élevé des ouvrages, par lesquels il a bouché le partage aux Barbares qui habitent au-delà du Danube. »

« Il a fondé une autre ville voisine, qu’il a nommée Justinopole, du nom de l’Empereur son oncle. Il a réparé de telle sorte les murailles de Sardique, de Naïsopole, de Germane, & de Pantalie, qu’elles sont maintenant imprenables. Il a fondé tout auprès trois autres villes, Cratiscare, Quimédabe, & Rumisiéne ; parce qu’il avait dessein que le Danube servît comme de rempart à l’Europe, et à toutes les places que je viens de nommer, il a élevé plusieurs forts sur les bords de ce fleuve, et il y a établi de bonnes garnisons, afin d’en empêcher le partage aux Barbares. Après avoir achevé un si grand nombre d’ouvrages, il ne laissa pas de se défier de l’inconstance des choses humaines, et d’appréhender que les ennemis traversassent le Danube, inondassent les terres, et emmenassent ses sujets en captivité. C’est pourquoi il ne se contenta pas d’avoir pourvu à leur sureté par les fortifications des places, il fît encore fortifier les terres des particuliers dans l’ancienne et la nouvelle Épire, où il fit bâtir la ville de Justinianopole, qui s’appelait auparavant Andrinople. »

Procope de Césarée (vers 500-562 ?), Des édifices de Justinien, Livre IV, chapitre I
Haut fonctionnaire de la cour de Constantinople, préfet de la ville en 562, Procope de Césarée est le plus remarquable des historiens de son époque.
L’empereur byzantin Justinien (482-565), originaire d’une famille pauvre des Balkans succède en 527 à son oncle Justin Ier ( ) à l’âge de 45 ans. Se souciant peu d’offusquer les familles patriciennes par son mariage d’amour avec Theodora, ancienne actrice et prostituée, il tente pendant 38 ans de restaurer l’empire romain dans sa grande époque par de nombreuses campagnes militaires. On lui a attribué pour cette raison le surnom d’empereur qui ne dort jamais ! S’il marque le crépuscule de l’Antiquité et l’aube du Moyen Âge, son long règne de 38 années reste méconnu. Il a tenté d’unifier l’empire chrétien, divisé entre Orient et Occident et menacé de toute part. Il nous a aussi légué l’église Sainte-Sophie et une bonne partie de notre Code civil. 


« Il y a en Thrace deux montagnes et des rivières : l’une d’elles s’appelle le Danube, qui se divise en six bras, formant un lac et une île du nom de Pyuki (Pevka, [Peuce]). Sur cette île vit Aspar-Khruk [Asparukh], le fils de Kubraat, qui a fui devant les Khazars et quitté les collines bulgares, se lançant vers l’ouest à la suite des Avars. C’est là qu’il s’est fixé. »

Anania Shirakatsi (612-685), géographe arménien du VIIe siècle

Statue d'Aniana Shirakatsi à Erevan

Statue d’Aniana Shirakatsi à Erevan, photo droits réservés


« Danube, fleuve divin, qui t’en vas courant avec les claires ondes vers des féroces nations. »

Garcilaso de la Vega (1501/03-1536), Canciones III, 1532
Le poète Garsilaso de la Vega surnommé le « Pétrarque espagnol » fit une expérience personnelle singulière du fleuve. Il fut en effet emprisonné en 1532 pour une courte période sur la grande île danubienne du seigle (Velký žitný ostrov ou Große Schütteninsel en allemand) par l’empereur Charles Quint pour avoir semble-t-il, intrigué contre lui dans une délicate affaire de galanterie. Il fut alors l’hôte du comte György Cseszneky, juge de la cour royale hongroise de la ville proche de Györ.


« …Or, quant à mon ancêtre, il a tiré sa race
D’où le glacé Danube est voisin de la Thrace.
Plus bas que la Hongrie, en une froide part,
Est un seigneur, nommé le Marquis de Ronsard,
Riche en villes et gens, riche d’or et de terre. 
 
Un de ses fils puînés, ardent de voir la guerre,
Un camp d’autres puînés assembla hasardeux,
Et quittant son pays, fait capitaine d’eux,
Traversa la Hongrie et la Basse Allemagne, 
 
Traversa la Bourgogne et toute la Champagne,
Et soudard vint servir Philippe de Valois
Qui pour lors avait guerre encontre les Anglais. 
 
Il s’employa si bien au service de France
Que le Roi lui donna des biens à suffisance 
 
Situés près du Loir, puis du tout oubliant
Frères, père et pays, Français se mariant 
 
Engendra les aïeux dont est sorti le père
Par qui le premier je vis cette belle lumière. »…
(Le Bocage, extrait) 

Pierre de Ronsard (1524?-1585)
Le grand poète français de la Renaissance est bien l’auteur de ces vers qui pourraient signifier qu’une partie de son ascendance serait originaire d’Europe orientale (Bulgare) comme certaines recherches semblent le confirmer. « Le Bocage », paru en 1554, est une élégie consacrée au poète Rémy Belleau où le poète parle précisément de ses propres origines, décrivant le pays de ses ancêtres comme une région « D’où le glacé Danube est voisin de la Thrace  » ce qui est exact.


« Mon roi, dans ton pays, le fleuve de Danube fut pris par ses cheveux comme une femme et maintenant il coule dans la ville de Mekedonya. »

Evliyâ Çelebi (1611-1682), Seyahatnâme (Le livre des voyages)


Le paysan du Danube

« Il ne faut point juger des gens sur l’apparence.
Le conseil en est bon ; mais il n’est pas nouveau.
Jadis l’erreur du Souriceau
Me servit à prouver le discours que j’avance.
J’ai, pour le fonder à présent,
Le bon Socrate, Esope, et certain Paysan
Des rives du Danube, homme dont Marc-Aurèle
Nous fait un portrait fort fidèle.
On connaît les premiers : quant à l’autre, voici
Le personnage en raccourci.
Son menton nourrissait une barbe touffue,
Toute sa personne velue
Représentait un Ours, mais un Ours mal léché.
Sous un sourcil épais il avait l’oeil caché,
Le regard de travers, nez tortu, grosse lèvre,
Portait sayon de poil de chèvre,
Et ceinture de joncs marins.
Cet homme ainsi bâti fut député des Villes
Que lave le Danube : il n’était point d’asiles
Où l’avarice des Romains
Ne pénétrât alors, et ne portât les mains.
Le député vint donc, et fit cette harangue :
Romains, et vous, Sénat, assis pour m’écouter,
Je supplie avant tout les Dieux de m’assister :
Veuillent les Immortels, conducteurs de ma langue,
Que je ne dise rien qui doive être repris.
Sans leur aide, il ne peut entrer dans les esprits
Que tout mal et toute injustice :
Faute d’y recourir, on viole leurs lois.
Témoin nous, que punit la Romaine avarice :
Rome est par nos forfaits, plus que par ses exploits,
L’instrument de notre supplice.
Craignez, Romains, craignez que le Ciel quelque jour
Ne transporte chez vous les pleurs et la misère ;
Et mettant en nos mains par un juste retour
Les armes dont se sert sa vengeance sévère,
Il ne vous fasse en sa colère
Nos esclaves à votre tour.
Et pourquoi sommes-nous les vôtres ?
Qu’on me die En quoi vous valez mieux que cent peuples divers.
Quel droit vous a rendus maîtres de l’Univers ?
Pourquoi venir troubler une innocente vie ?
Nous cultivions en paix d’heureux champs, et nos mains
Etaient propres aux Arts ainsi qu’au labourage :
Qu’avez-vous appris aux Germains ?
Ils ont l’adresse et le courage ;
S’ils avaient eu l’avidité, Comme vous, et la violence,
Peut-être en votre place ils auraient la puissance,
Et sauraient en user sans inhumanité.
Celle que vos Préteurs ont sur nous exercée
N’entre qu’à peine en la pensée.
La majesté de vos Autels
Elle-même en est offensée ;
Car sachez que les immortels
Ont les regards sur nous.
Grâces à vos exemples,
Ils n’ont devant les yeux que des objets d’horreur,
De mépris d’eux, et de leurs Temples,
D’avarice qui va jusques à la fureur.
Rien ne suffit aux gens qui nous viennent de Rome ;
La terre, et le travail de l’homme
Font pour les assouvir des efforts superflus.
Retirez-les : on ne veut plus
Cultiver pour eux les campagnes ;
Nous quittons les cités, nous fuyons aux montagnes ;
Nous laissons nos chères compagnes ;
Nous ne conversons plus qu’avec des Ours affreux,
Découragés de mettre au jour des malheureux,
Et de peupler pour Rome un pays qu’elle opprime.
Quant à nos enfants déjà nés,
Nous souhaitons de voir leurs jours bientôt bornés :
Vos prêteurs au malheur nous font joindre le crime.
Retirez-les : ils ne nous apprendront
Que la mollesse et que le vice ;
Les Germains comme eux deviendront
Gens de rapine et d’avarice.
C’est tout ce que j’ai vu dans Rome à mon abord :
N’a-t-on point de présent à faire ?
Point de pourpre à donner ?
C’est en vain qu’on espère
Quelque refuge aux lois : encor leur ministère
A-t-il mille longueurs.
Ce discours, un peu fort
Doit commencer à vous déplaire.
Je finis. Punissez de mort
Une plainte un peu trop sincère.
A ces mots, il se couche et chacun étonné
Admire le grand coeur, le bon sens, l’éloquence,
Du sauvage ainsi prosterné.
On le créa Patrice ; et ce fut la vengeance
Qu’on crut qu’un tel discours méritait. On choisit
D’autres prèteurs, et par écrit
Le Sénat demanda ce qu’avait dit cet homme,
Pour servir de modèle aux parleurs à venir.
On ne sut pas longtemps à Rome
Cette éloquence entretenir. »

Jean de la Fontaine (1621-1695), Le paysan du Danube, Fables


« À ta source enchantée
Ô Danube, j’ai bu à ta santé,
Et par l’eau et par le verre,
Grâce à toi, j’ai vaincu l’hiver ! »

Gottfried Friedrich von Herrsberg, le 22 janvier 1660, Grand livre du protocole du château des princes Fürstenberg à Donaueschingen


Le Danube et l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert

« S. m. (Géog. mod.) en allemand Douaw, le plus célèbre et le plus grand fleuve de l’Europe après le Wolga. Hésiode est le premier auteur qui en ait parlé. (Théog. v. 339.) Les rois de Perse mettaient de l’eau de ce fleuve et du Nil dans Gaza avec leurs autres trésors, pour donner à connaitre la grandeur et l’étendue de leur empire. Le Danube prend sa source au-dessous de Toneschingen, village de la principauté de Furstemberg, traverse la Souabe, la Bavière, l’Autriche, la Hongrie, la Servie, la Bulgarie, etc. et finalement se décharge dans la mer Noire par deux embouchures. L’abbé Regnier Desmarais, dans son voyage de Munich, dit assez plaisamment sur le cours de ce fleuve.

Déjà nous avons vu le Danube inconstant,
Qui tantôt Catholique, et tantôt Protestant,
Sert Rome et Luther de son onde,
Et qui comptant après pour rien
Le Romain, le Luthérien,
Finit sa course vagabonde
Par n’être pas même Chrétien.
Rarement à courir le monde
On devient plus homme de bien.

Le Lecteur curieux de connaitre le cours du Danube, l’histoire naturelle et géographique d’un grand nombre de pays qu’il arrose, le moderne et l’antique savamment réunis, trouvera tout cela dans le magnifique ouvrage du comte de Marsigly sur le Danube. Il a paru à La Haie en 1726 en 6 volumes in-folio, décorés d’excellentes tailles-douces. Peu de gens ont eu des vues aussi étendues que son illustre auteur : il y en a encore moins qui aient eu assez de fortune pour exécuter comme lui ce qu’il a fait en faveur des Sciences. »

M. le Chevalier De Jaucourt (1704-1779) pour l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert
Médecin, philosophe érudit, le Chevalier de Jaucourt est l’un des auteurs les plus féconds de l’Encyclopédie.


« On dit qu’ayant trouvé le Danube glacé et ayant entrepris de la passer, la glace s’ouvrit sous leur pied. »

Charles de Pougens (1775-1833), Charles Rollin (1661-1741), Histoire ancienne, Oeuvre tome IX


En radeau

« La matinée suivante fut sans pluie, mais froide. Les passagers passèrent sur la terre ferme à Landau, et à une heure nous étions sur le Danube, qui ne me parut d’abord pas aussi large que je me l’était imaginé. Il s’élargit toutefois à mesure que nous descendions ; nous arrêtâmes à deux heures dans un village sordide, où il y avait pourtant un beau couvent. le vent se fit si violent que je craignais à chaque instant qu’il n’emportât ma cabine et moi avec ; à trois heures il fut décidé qu’on passerait la nuit au village, car il n’était pas prudent de naviguer avec un tel vent. Je n’avais rien à faire en un tel lieu, mais comme cette contrée s’appelle à juste titre le païs des vents, je dus bien prendre mon mal en patience. Mes provisions commençaient à diminuer et à rancir, et il n’y avait pas moyen de m’en procurer de nouvelles… »
« Les passagers furent appelés à trois heures du matin, et le train de radeaux se mit en mouvement peu après ; c’était devenu une énorme et lourde machine, longue d’un quart de mile, que l’on avait chargé de planches de sapin, de barrique de vin et de toutes sortes d’impedimenta. Le soleil se leva dans un ciel d’une parfaite pureté, mais à six heures il se mit à souffler un fort vent d’est et les rives du fleuve disparurent presque complètement sous un épais brouillard.
J’avais négligé, avant de m’embarquer pour une semaine sur mon radeau, de prévoir qu’il pourrait faire chaud, mais maintenant il faisait si froid que j’avais peine à tenir ma plume, alors qu’on n’était que le 27 août… »

Charles Burney en 1781, peinture de Joshua Reynolds (1723-1792)

« À huit heures on s’arrêta à Vilshofen, petite ville joliment située ; un pont en bois de seize arches y enjambe le Danube. Le brouillard s’était levé, et les hauteurs qui surmontent la ville, couvertes de magnifiques forêts, resplendissaient sous le soleil. Comme c’était la dernière ville de Bavière, les officiers de la douane firent une inspection courtoise de mes affaires et enlevèrent les scellés apposés sur ma malle. Ils m’avertirent du sévère examen que j’aurais à subir en entrant en Autriche ; certes, j’avais peu à perdre, sinon du temps, mais le temps me devenait trop précieux pour que je puisse le partager patiemment avec ces voleurs inquisitoriaux.
À neuf heures et demi nous partîmes pour Passau par un beau soleil qui me revivifia les esprits et me rendit la faculté de tenir la plume. Le Danube est plein de rochers, certains cachés, d’autres à fleur d’eau, autour desquels le courant fait un grand fracas. »

Charles Burney (1726-1814), Voyage musical dans l’Europe des Lumières, « De Munich à Vienne »
Charles Burney, historien de la musique, organiste, musicologue anglais distingué accomplit ce voyage en 1772 à l’âge de cinquante-six ans, visitant successivement les Pays-Bas, l’Allemagne, l’Autriche et les Provinces-Unies. À l’époque du voyage de Charles Burney, Passau n’appartenait pas encore à la Bavière. 


L’Ister

 » Viens, ô feu, maintenant !
Avides nous sommes
De voir le jour,
Et quand l’épreuve
Aura traversé les genoux,
Quelqu’un pourra percevoir les cris de la forêt.
Nous chantons cependant depuis l’Indus,
Venus de loin, et
Depuis l’Alphée, longtemps nous avons
Cherché l’approprié,
Ce n’est pas sans ailes que l’on pourra
Saisir ce qui est le plus proche,
Tout droit,
Et atteindre l’autre côté.
Ici, nous cultiverons.
Car les fleuves défrichent
Le pays. Lorsqu’il y a des herbes qui y poussent
Et que s’en approchent,
En été, pour boire les animaux,
Les hommes iront également.

Mais l’Ister on l’appelle.
Belle est sa demeure. Y brûle le feuillage des colonnes
Et s’agite. Sauvages, elles s’érigent
Dressées, mutuellement ; par dessus,
Une seconde mesure, jaillit
De rochers le toit. Ainsi ne m’étonne
Point qu’il ait
Convoqué Hercule en invité,
Brillant de loin, là-bas auprès de l’Olympe,
Quand celui-ci, afin de chercher l’ombre,
Vint du chaud Isthme ;
Car pleins de fougue ils étaient,
Là même, mais il est besoin, en raison des Esprits,
De la fraîcheur aussi. Ainsi préféra-t-il voyager
Ici, vers les sources d’eau et les rives d’or,
Élevées qui embaument, là-haut, et noires
De la forêt de sapins, où dans les profondeurs
Un chasseur aime à se promener,
Le midi, et que la croissance se fait entendre
Dans les arbres résineux de l’Ister,

Lui qui paraît, toutefois presque
Aller en reculant et
Je pense qu’il devrait venir de l’est.
Beaucoup serait à dire là-dessus. Et pourquoi adhère-t-il
Aux montagnes en aplomb ? L’autre,
Le Rhin, obliquement
Est parti. Ce n’est point pour rien que vont
Dans le pays sec les fleuves. Mais comment ? Il est besoin d’un signe,
De rien d’autre, tout bonnement, pour qu’il porte le soleil
Et la lune dans l’âme, inséparables,
Et qu’il continue, jour et nuit aussi, et que
Les Célestes chaleureusement se sentent l’un auprès de l’autre.
C’est pourquoi aussi ceux-là sont
La joie du  Suprême. Car comment descendrait-il
Ici-bas ? Et ainsi que Herta la verte
Eux sont enfants du Ciel. Mais trop patient
Me paraît celui-là, non,
Prétendant, et quasiment se moquer. Car lorsque

Doit se lever le jour,
Dans sa jeunesse, là où à croître il
Commence, voilà un autre qui bondit déjà
Haut en splendeur, et comme les poulains,
Grince des dents dans la bride, et que de loin entendent
Le tumulte les vents,
Celui-là est content ;
Il a pourtant besoin de coups le rocher
Et de sillons la terre ;
Inhospitalier ce serait, sans répit ;
Mais ce qu’il fait lui, le fleuve,
Nul ne le sait. »

Friedrich Hölderlin (1770-1843), L’Ister, traduction de Holger Schmid, Annick Leroy, Danube-Hölderlin, La Part de l’OEil, Bruxelles, 2002

Holderlin1842

Friedrich Hölderlin en 1842


   « La seule négociation tant soit peu difficile fut celle qu’il fallut d’abord entreprendre avec les glaces dont le Danube était couvert, lorsque étant arrivé le 22 décembre sur la rive droite de ce fleuve, je dus le traverser sur une petite barque pour gagner la rive opposée où le magistrat de Presbourg et bon nombre d’habitants s’étaient réunis […] »

Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord, prince (1754-1838), évêque, député, ambassadeur extraordinaire, ministre et diplomate français, Lettre inédite à un artiste (Lesueur ?) Paris, le 12 mars 1808. Collection Eberhard Ernst, Munich. Cité par Emmanuel de Waresquiel dans un article paru dans le n° 462 de la revue du Souvenir Napoléonien.
   Le 26 décembre 1805 (6 nivôse an XIV), Talleyrand signe avec l’Autriche la Paix de Presbourg (Bratislava) en cherchant à ménager ce pays mais sans succès.  ______________________________________________________________________________

« Danube, Danube, je voudrais chanter ce qui m’a ravi dans ton aspect, ce que je sais de tes voyages, oh ! noble femme à sept bouches1, à sept langues, comme celles qui sont adorés par les disciples de Brahms. »

Joseph von Hammer-Purgstall (1774-1856)

Joseph von Hammer (1774-1856)
Joseph von Hammer-Purgstall, diplomate autrichien, écrivain, historien, orientaliste, helléniste, traducteur a été un remarquable connaisseur de l’Empire ottoman.
Notes :
1Le Danube est de genre féminin en allemand et dans les langues slaves


« 4 septembre : aux alentours de 5 heures, nouveau tumulte, le bateau se met en mouvement. Avant même que je n’arrive sur le pont couvert, Erdödy est déjà dépassé (nous avions tranquillement passé la nuit à hauteur d’Apatin). Il y a sur le bateau un certain comte Seczen avec son aimable épouse. Tous deux parlent remarquablement. L’assemblée ne va cesser de diminuer. Le capitaine et le Hollandais plus âgé ainsi que le plus jeune des deux Anglais sont des personnes exquises. Je ne peux penser moi-même beaucoup de choses raisonnables par dessus le trépignement et le tumulte. Et peut-être est-ce mieux ainsi ! Cette diète n’est pas seulement profitable au corps. Les environs redeviennent insignifiants. Pas mal au niveau d’Illok, etc. Peterwardein est bien situé, de loin la forteresse fait plutôt bon effet. Czernowitz est superbe. Mais les deux rives sont infâmes de là jusqu’à Semlin. »

Franz Grillparzer (1791-1872)

Franz Grillparzer (1791-1872), À travers la Syrmie (Durch Syrmien)
Écrivain et grand dramaturge autrichien né et mort à Vienne, ami de Beethoven.


« Ils te disent barbare, sauvage. Ce sont eux qui t’ont fait tel. Rien d’inhumain dans ton génie. Un caractère de mansuétude résignée, virile, frappe dans les images des captifs danubiens qu’on voit au musée du Louvre. Et les bustes gigantesques des hommes de Dacie que conserve le Vatican, majestueusement chevelus comme les monts des Carpathes, ont la douceur du noble cerf qui erre aux grandes forêts. Ton génie est bien plus encore dans les graves mélodies qui se mêlent au bruit de tes flots et suivent ton cours. L’âpre douceur des chants du pasteur serbe, le rythme monotone du batelier, le refrain du Roumain et du raïa bulgare, tout se fond dans une vaste plainte, qui est comme ton soupir, ô fleuve de la captivité ! »

Jules Michelet (1798-1874), « Le Danube » in La Pologne martyr — Russie — Danube, E. Dentu, Libraire-éditeur, Paris, 1863


« Né dans la forêt Noire, le Danube va mourir dans la mer Noire. Où gît sa principale source ? Dans la cour d’un baron allemand, lequel emploie la naïade à laver son linge. Un géographe s’étant avisé de nier le fait, le gentilhomme propriétaire lui a intenté un procès. Il a été décidé par arrêt que la source du Danube était dans la cour dudit baron et ne saurait être ailleurs. Que de siècles il a fallu pour arriver des erreurs de Ptolémée à cette importante vérité ! »

« Le Danube, en perdant sa solitude, a vu se reproduire sur ses bords les maux inséparables de la société : pestes, famines, incendies, saccagements de villes, guerres, et ces divisions sans cesse renaissantes des passions ou des erreurs humaines. »

« Déjà nous avons vu le Danube inconstant,
Qui, tantôt catholique et tantôt protestant,
Sert Rome et Luther de son onde,
Et qui, comptant après pour rien
Le Romain, le Luthérien,
Finit sa course vagabonde
Par n’être pas même chrétien. »

François-René de Chateaubriand (1748-1848), Mémoires d’outre-tombe (1809-1841)

François-René_de_Chateaubriand

François-René de Chateaubriand


Les tourbillons de Grein

 » On ne voit ici aucun homme, nul oiseau ne chante ; seule la forêt sur les pentes, et le redoutable tourbillon, qui entraîne toute vie dans son abîme insondable, font entendre ici leur chuchotement, immuable depuis des siècles. »

Joseph von Eichendorff (1788-1857), Ahnung une Gegenwart (Pressentiment et présent), 1815
Poète et romancier post-romantique allemand né en Silésie, ami de C. Brentano, J.G. Fichte, A. von Arnim et H. von Kleist. Le fleuve est dans son livre Pressentiment et présent le symbole d’un voyage à travers la vie qui débute dans un univers bucolique de prairies accueillantes et se termine dans d’insondables abîmes.
L’écrivain a descendu le Danube en bateau dont il fait  une merveilleuse description dans son roman Scène de vie d’un propre-à-rien :

« Lorsque nous arrivâmes sur la rive, tout était déjà prêt pour le départ. Le gros aubergiste, chez qui les passagers du bateau avait passé la nuit, se tenait debout, large et confortable, dans la porte de sa maison qu’il remplissait entièrement, et faisait résonner toutes sortes de plaisanteries et d’expressions en guise d’adieu, tandis qu’une tête de jeune fille sortait de chaque fenêtre et faisait encore un signe amical aux bateliers qui venaient d’emporter les derniers paquets vers le bateau. Un vieux monsieur, vêtu d’une redingote grise et d’un foulard noir, qui voulait lui aussi faire partie du voyage, se tenait sur la rive et parlait avec beaucoup d’empressement à une jeune et mince jeune fille qui, vêtue de longues jambières de cuir et d’une courte veste écarlate, était assise devant lui sur une magnifique anglaise. Il me sembla, à mon grand étonnement, qu’ils me regardaient tous deux de temps en temps et parlaient de moi. – À la fin, le vieux monsieur se mit à rire, le mince jeune homme fit claquer sa cravache et s’élança dans l’air matinal vers le paysage étincelant, rivalisant avec les alouettes au-dessus de lui.
Pendant ce temps, les étudiants et moi avions puisé dans notre caisse. Le batelier rit et secoua la tête lorsque le joueur de cor lui énuméra l’argent du bac en pièces de cuivre que nous avions réussi à rassembler de toutes nos poches. Mais je poussai un grand cri de joie en voyant tout à coup le Danube devant moi : nous sautâmes à toute vitesse sur le bateau, le batelier donna le signal, et nous descendîmes ainsi entre les montagnes et les prairies dans la plus belle lumière du matin.
Les oiseaux battaient la mesure dans la forêt, et des deux côtés les cloches du matin sonnaient de loin dans les villages ; dans les airs, on entendait parfois les alouettes entre elles. Du bateau, un canari se joignait à eux en poussant des cris de joie.
Il appartenait à une jolie jeune fille qui était aussi sur le coche d’eau. Elle avait la cage tout près d’elle, et de l’autre côté elle tenait sous son bras un joli paquet de linge ; elle était assise tranquillement pour elle-même et regardait avec satisfaction ses nouvelles chaussures de voyage qui sortaient de dessous sa petite jupe, puis l’eau devant elle, et le soleil du matin brillait sur son front blanc, sur lequel elle avait fait une raie très nette. Je me rendis bien compte que les étudiants auraient volontiers entamé une discussion polie avec elle, car ils passaient toujours devant elle, et le joueur de cor se raclait la gorge en même temps et ajustait tantôt son collier, tantôt son trident. Mais ils n’avaient pas vraiment de courage, et la jeune fille baissait les yeux chaque fois qu’ils s’approchaient d’elle.
Mais ils étaient surtout gênés par le vieux monsieur à la redingote grise qui était assis de l’autre côté du bateau et qu’ils prirent tout de suite pour un ecclésiastique. Il avait devant lui un bréviaire dans lequel il lisait, mais entre-temps il regardait souvent la belle couverture du livre, dont la tranche dorée et les nombreuses images saintes multicolores qui y étaient incrustées brillaient magnifiquement dans la lumière du matin. Il remarquait aussi très bien ce qui se passait sur le bateau, et il reconnut bientôt les oiseaux à leurs plumages. Il ne fut pas long à s’adresser en latin à l’un des étudiants, et tous trois s’approchèrent, ôtèrent leurs chapeaux devant lui et lui répondirent de nouveau en latin. Pendant ce temps, je m’étais assis tout à l’avant du bateau, je laissais joyeusement pendre mes jambes au-dessus de l’eau et, tandis que le bateau voguait ainsi et que les vagues bruissaient et écumaient sous moi, je regardais sans cesse au loin, dans l’azur, les tours et les châteaux qui sortaient l’un après l’autre de la verdure de la rive, grandissaient et grandissaient encore puis disparaissaient enfin derrière nous. Si seulement j’avais des ailes aujourd’hui ! pensai-je, et, impatient, je sortis enfin mon cher violon et jouai tous mes plus vieux morceaux, ceux que j’avais appris à la maison et au château de la belle dame.
Tout à coup, quelqu’un me frappa sur l’aisselle par derrière. C’était le monsieur spirituel qui avait posé son livre et m’écoutait depuis un moment. Il me dit en riant : »eh, eh, Monsieur le ludi magister, il en oublie de manger et de boire ». Il m’ordonna alors de ranger mon violon pour prendre une collation avec lui, et me conduisit à une petite tonnelle amusante que les bateliers avaient dressée au milieu du bateau avec de jeunes bouleaux et de petits sapins. Il y avait fait mettre une table, et moi, les étudiants et même la jeune fille, nous devions nous asseoir sur les tonneaux et les paquets qui nous entouraient… »


 Sur les plages du Danube,
Il y a une maison,
Une jeune fille aux joues roses
Regarde au dehors.

La jeune fille,
est bien enclose,
Dix cadenas de fer
Sont scellés sur la porte.

Dix cadenas de fer
C’est une plaisanterie !
Je les fais sauter,
Comme s’ils étaient en verre.

Georg Friedrich Daumer (1800-1875), Am Donaustrande, Liebesliederwalzer opus 52 n°9 pour 4 voix et piano à quatre mains, musique de Johannes Brahms (1833-1897)


Bazar danubien

« Le Danube avait débordé, inondant la prairie. L’eau clapotait sous les sabots des chevaux. Le drapeau autrichien flottait sur le navire Argo qui nous faisait signe d’approcher comme si nous étions là chez nous. À l’intérieur, il y avait une salle avec des miroirs, des livres, des cartes de géographie et des divans à ressorts, la table était mise, on y avait posé des plats fumants ainsi que des fruits et du vin. À bord, tout était pour le mieux ! »

Hans Christian Andersen (1805-1875), Le bazar d’un poète,
Une des plus beaux récits de voyage danubien. Andersen y décrit le Danube, les paysages et les populations qu’il rencontre ainsi que ses conditions de voyage ; le génie envoutant d’un immense conteur.


DANUBE,

   « L’un des fleuves les plus considérables et les plus sinueux de l’Europe ; il sort de deux sources, la Brigach et la Brige, situées dans les montagnes de la Forêt Noire, dans le grand duché de Bade ; et il a son embouchure dans la mer Noire, après un cours de 680 l.1, presque toujours de l’O. à l’ E ., et pendant lequel il traverse les royaumes de Wurtemberg et de Bavière, l’Autriche, la Hongrie, l’Esclavonie, la Turquie et la Russie. Les principales villes qu’il arrose sont : Sigmarengen2, dans la principauté de Hohenzollern ; Ulm, dans le Wurtemberg ; Dillingen, Neubourg, Ingolstadt, Ratisbonne, Straubing, Vilshosen3 et Passau, en Bavière ; Lintz, Krems, Korneubourg et Vienne, dans l’archiduché d’Autriche ; Presbourg4, Comorn5, Gran6, Bade et Pesth7, en Hongrie ; Peterwaradin8 et Semlin dans l’Esclavonie9 ; Belgrade, Semendria, Widdin, Nikopol, Sistova, Roustchouk, Silistri, Russova, Hoichova10, Brahilow11, dans la Turquie d’Europe ; Ismail et Kilia, dans la Russie. Des nombreux affluents qui paient leur tribut à ce beau fleuve, les principaux sont : sur la rive gauche, la Brienz12, la Wernitz13, l’Asimühl14, la Naab, la Régen et l’Ilz ; sur la rive droite, I’lller, le Lech, l’Isar et l’Ion15. Le Danube ne commence à être navigable qu’à  sa jonction avec l’Iller ; la navigation de ce fleuve est généralement dangereuse à cause de la rapidité de son cours, de ses nombreuses sinuosités, de ses bas-fonds, de ses tourbillons et des rochers qui l’embarrassent ; c’est depuis Comorn, en Hongrie, jusqu’à Silistri, en Turquie, qu’il porte les chargements les plus considérables. »
Aristide-Michel Perrot (1793-1879), Dictionnaire universel de Géographie moderne, ou description physique, politique et historique de toutes les contrées et de tous les lieux remarquables de la terre., Accompagné d’un atlas de 60 cartes coloriées gravées par Pierre Tardieu, dont une dépliante, 1834, volume I, p. 352
   Dans cette rubrique consacrée au Danube, Aristide-Michel Perrot mentionne les seules sources de la Brigach et de la « Brige » (la Bregg) sans faire référence ni aux sources ni à la cité de Donaueschingen. Il ne cite par ailleurs aucun des grands affluents du Moyen et du Bas-Danube.

Notes :
1 680 lieues , une lieue française = 4km soit ici env. 2600 km
2 Sigmaringen
3 Vilshofen
4 Bratislava
Komarom
6 Esztergom
7 Budapest
8 Novi Sad
9 Serbie
10 Harşova
11 Brǎila
12 La Brenz
13 La Wörnitz
14 l’Altmühl
15 L’Inn 

   Aristide-Michel Perrot est un géographe français, membre de la Société royale académique des sciences et de la Société de géographie, spécialiste d’art et sciences militaires. Il rédige avec la femme de lettres Anne Alexandrine Aragon le Dictionnaire universel de Géographie moderne, ou description physique, politique et historique de toutes les contrées et de tous les lieux remarquables de la terre., Accompagné d’un atlas de 60 cartes coloriées gravées par Pierre Tardieu, dont une dépliante. Ce dictionnaire est publié à Paris chez Delloye Houdaille en 1834. ______________________________________________________________________________

Sur le Danube hongrois (I)

   « Le midi, nous nous arrêtâmes à Mohatsch1 pour charger du charbon extrait non loin de là dans l’intérieur des terres. Comme le transport pouvait prendre du temps, nous rejoignîmes la rive afin de nous promener en ville. Des paysans, des femmes et des hommes à la présentation soignée se pressaient sur le bord du fleuve. Ils s’étaient attroupés pour admirer notre bateau à vapeur. Des noisettes, de superbes raisins et des pommes débordaient des corbeilles des femmes. Il y avait aussi un grand panier en rotin rempli des plus beaux melons et prunes que j’ai jamais vu. Ils étaient d’un rouge profond et d’une maturité alléchante. Un artiste aurait saisi dans ce tableau, représentant des Tyroliens en train de proposer leur marchandise avec leurs paniers en rotin, l’image la plus pittoresque de diversité de caractères et de costumes. Nous repartîmes de Mohatsch vers trois heures de l’après-midi. Soudain, un choc me sortit brutalement de mes songes sur les nouveautés que je venais de découvrir. Nous fûmes entièrement stupéfaits et nous nous rendîmes compte avec un sentiment de colère que l’eau n’était profonde que de quelques pieds juste devant nous et que, sans grand effort, nous aurions pu arriver à n’importe quel autre endroit. Les Tyroliens, sans regret pour l’incident mais soucieux de nous consoler de notre malheur avec une aubade, entonnèrent leur hymne national. Deux ou trois remarquables voix de soprano et une basse magnifique chantaient la mélodie principale. Toutes les femmes, tous les hommes étaient à l’unisson dans le chœur. Ce fut une expérience musicale unique sur les ondes de leur lointain Danube. Comme si retentissait l’écho des chants de chasseurs et la rude mélodie des bergers des Alpes, devenue plus austère après un long vol au-dessus de cette eau paisible. Nous percevions dans ces chants le souvenir de leur pays natal, si loin déjà de leurs montagnes et qu’ils ne reverraient bientôt plus. La soirée était magnifique. Une lumière dorée et chaleureuse colorait l’horizon tandis que des milliers d’étoiles apparaissaient dans le bleu transparent du ciel. Des météores s’enflammaient ici et là pour détendre le firmament tels des messages des anges.

Je fus réveillé la nuit par un violent orage. Je voulus le regarder depuis le pont du bateau. Le ciel était une mer de flammes et le tonnerre gronda continuellement jusqu’à ce que ne tombe plus qu’une pluie chaude qui se transforma en déluge. J’appréciai de pouvoir retourner dans ma couchette où je dormis jusque tard dans la matinée. Je retrouvais les Tyroliens déjà fort occupés à débarquer leurs affaires à Ujpalanka. La pluie de la nuit avait transformé la rive en marais. Ces hommes réussirent enfin à la rejoindre en marchant sur des planches et des madriers qu’ils avaient posés à cet effet. Près de Belgrade, le Danube est si large que toute la flotte anglaise pourrait facilement y mouiller. Après Semendria2 , toutes les flottes du monde pourraient même y jeter l’ancre. Plus j’apprenais à connaître ce splendide courant, plus grandissait mon étonnement de voir une Europe aussi inconnue et ce fleuve aussi rarement utilisés comme voie commerciale. »

Michel (Michael) J. (Joseph) Quin, Voyage sur le Danube, de Pest à Routchouk3, par navire à vapeur, et notices de la Valaquie4, de la Hongrie, de la Servie, de la Turquie et de la Grèce etc./1, Libraire-Éditeur Artus Bertrand, Libraire de la Société de Géographie Paris, 1836
Michael Joseph Quin (1796-1843) est un journaliste, écrivain et voyageur irlandais, fondateur du périodique La revue de Dublin. Son livre relatant son voyage sur le Danube en 1834-1835 connut un grand succès et fut immédiatement traduit en français. Ce récit est dédié à sa femme.

Notes :
1 Mohács, rive droite

2 Zemun, rive droite
3 Ruse, rive droite, aujourd’hui en Bulgarie
4 Valachie


« On croit entendre le son d’une musique turque dont les timbres montent vers nous depuis l’orient, tandis que des airs mélodieux apportent les accords paisibles d’une mandoline et le fracas des castagnettes du côté de la terre. Nul ne trouvera cela exagéré, si l’on garde le souvenir que les bruits de ces rives ont souvent fait écho à la musique sauvage des Janissaires et que le croissant de la lune s’est longtemps reflété dans les flots du Danube.

Karl Gerold (1783-1832), Pittoreske Donaufahrt von Ulm bis Konstantinopel. Eine romantische-malerische Schilderung der merkwürdigsten Ortschaften, Schlösser, Burgen, der schönsten Gegenden und Fernsichten an der Der Donau, wiee auch der gefährlichsten Stellen dieses Flusses, nebst einer Übersicht der Dampfschiffahrt aud demselben. Ein Handbuch für Donaureisende. Mit einer Stromkarte, Wien, 1838
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Au Prater (le Danube viennois)

« Le Prater, que je n’ai vu que lorsqu’il était dépouillé de sa verdure, n’avait pas perdu pour autant toute ses beautés ; les jours de neige surtout, il présente un coup d’oeil charmant, et la foule venait de nouveau envahir ses nombreux cafés, ses casinos et ses pavillons élégants, trahis tout d’abord par la nudité de leurs bocages. Les troupes de chevreuils parcourent en liberté ce parc où on les nourrit, et plusieurs bras du Danube coupent les îles, les bois et les prairies. À gauche commence le chemin de Vienne à Brünn. À un quart d’heure de lieue plus loin coule le Danube (car Vienne n’est pas plus sur le Danube que Strasbourg sur le Rhin). Tels sont les Champs-Élysées de cette capitale. »

Gérard de Nerval (1808-1855), Vienne, Récit, Éditions Magellan, Paris, 2010
G. de Nerval séjourne à Vienne du 19 novembre 1839 au 1er mars 1840. Il a trente ans. Il arpente la ville, son centre, ses parcs, va au spectacle, rencontre et … s’aperçoit qu’on le surveille dans ses moindre allées et venues !


« Nul pays, dans notre Europe si souvent bouleversée, n’a subi plus de vicissitudes que le territoire aujourd’hui connu sous le nom de principautés du Danube. Guerres intestines, invasions, gouvernements avides et corrupteurs, tous ces fléaux s’y sont succédés, sans interruption, jusqu’à ces dernières années. De ce chaos de faits engendrés par la force brutale ne ressort aucune idée grande et féconde, aucun enseignement nouveau. Je ne sais quel arrêt fatal semble avoir condamné l’une des plus belles contrées de la terre à offrir une arène sans cesse ouverte à toutes les mauvaises passions des hommes. »

Édouard Thouvenel (1818-1863), Revue des Deux Mondes – 1839 – tome 18.djvu/558, « La Valachie » en 1839
Diplomate français et ministre des Affaires Étrangères de Napoléon III


De la navigation sur le Danube autrichien

« Il est dit : Que pour bien jouir d’une navigation sur le Danube, on ne doit s’engager sur aucun vaisseau pour tout le voyage. Qu’on choisisse quelque endroit intéressant ou commode pour s’y établir et en faire un centre d’excursions. C’est là qu’on se fait mettre en terre et qu’on s’arrête à bon plaisir. La rivière est toujours tellement parcourue de vaisseaux, qu’on est sûr de ne pas attendre longtemps sans en voir passer. Alors pour continuer le voyage on s’y fait conduire par un bateau du rivage, ou si le navire traîne une Jolle (Zille) après lui, on n’a qu’à crier : « Hol aus ! » pour voir arriver un batelier, qui vous mène à bord du vaisseau, car ces gens ne laissent pas échapper un petit profit inespéré. Et si vous seriez arrivé en bateau pris sur la côte, à bord d’un vaisseau, qui n’eût point de nacelle pour vous reconduire plus tard en terre, vous crierez encore « Hol aus ! » lorsque vous vous verrez vis-à-vis d’un endroit habité, et l’on viendra vous chercher avec le même empressement. De cette manière on est maître de son intérêt et l’on a toutes les commodités qu’on souhaite. — Quant aux entraves que les orages et les vents peuvent opposer à un trajet sur le Danube, il est bon à savoir, qu’il en peut bien résulter des désagréments, mais rarement ou jamais un vrai péril. Le vent qui domine au printemps, est le vent d’est, qui opposé au courant du fleuve, entrave la marche du bâtiment, et que les bateliers appellent vent contraire (Gegenwind), en opposition au vent d’ouest, qu’ils nomment vent favorable (Nachwind), parce que celui-ci accélère le cours du fleuve et la marche du bateau, qu’il pousse pour ainsi dire. Si le vent contraire est violent, il peut forcer à faire une relâche, c’est-à-dire mettre le vaisseau en sureté à quelque endroit convenable, jusqu’à qu’il soit possible de continuer le voyage. Ces relâches (nommées Windfeiern) sont ordinairement très ennuyeuses ; mais voilà tout le danger qu’on court. Lorsque le volume de l’eau est très petit, il est beaucoup plus facile de s’engraver dans des bancs de sable, de toucher à des corps d’arbres, ou aux débris des rochers cachés sous la surface de l’eau, nommés Kogeln, accidents qu’on a nullement à redouter quand les eaux sont hautes, supposé que le batelier connaisse les parages. Dès que le temps se dispose à un orage, le batelier ne néglige jamais de chercher de bonne heure un abri, pour éviter la violence de l’ouragan. Outre les désagréments, qui proviennent du vent et du temps, on a encore beaucoup à souffrir du soleil. Ses rayons brûlants à l’heure de midi, réfléchis par le miroir du fleuve, halent la peau avec une violence incroyable. Les hommes eux-mêmes sont exposés à prendre un coup de soleil, et il faut conseiller à chaque femme de ne jamais affronter sans parasol et voile, même pour un instant, le soleil du midi, en sortant de la cabane sur le radeau ou le bâtiment. Il est dangereux aussi de monter un petit bâtiment où sont embarqués des boeufs ou des chevaux… »

Reichhard, M., Le voyageur en Allemagne et en Suisse…, Manuel à l’usage de tout le monde. Douzième édition, De nouveau rectifiée, corrigée, et complétée par F. A. Herbig., tome premier., À Berlin, Chez Fréd. Aug. Herbig, Libraire. A Paris chez Brockhaus et Avenarius et chez Renouard et Co., 1844.

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Cyprien Robert (1807- vers 1965) et le Danube

 « Le Danube est le grand canal de communication entre l’Europe continentale et l’Orient. Fondant sur ce fleuve tous ses rêves de grandeur, l’Autriche va jusqu’à espérer que le Danube, tombant dans la mer Noire, rivalisera un jour avec la Méditerranée, comme voie de transport vers l’Asie. En effet, les richesses de l’Inde ont pour s’écouler en Europe trois voies naturelles, au midi et au nord les deux mers Rouge et Noire, et entre elles la mer Blanche ou l’Archipel. De ces trois grands bassins du commerce, l’Angleterre en a usurpé un ; les Grecs aspirent légitimement à en occuper un autre ; l’Autriche et la Russie se disputent, au détriment des Slaves du sud, la possession du troisième. Si ce dernier canal tombe exclusivement aux mains de l’Autriche, elle réduira par là même le commerce de tout le nord de la France à n’être que son tributaire. La Bavière le sent si bien, qu’elle va creuser enfin le canal, déjà rêvé par Charlemagne, pour unir par le Mein le Danube au Rhin, et la société viennoise des bateaux à vapeur danubiens élargit de plus en plus son action. Ses pyroscaphes ne s’arrêtent plus à la Valachie ; ils atteignent, à des intervalles fixes et très rapprochés, Trébizonde, Scio, Chypre, la Syrie. Ils avaient porté sur le Danube, en 1837, 47,000 passagers et 73,000 quintaux de marchandises ; dès l’année suivante, le chiffre des marchandises s’élevait à 320,000 quintaux, tandis que le nombre des passagers atteignait 74,000. Oublieuse de ces résultats, la France n ‘a pas même de vice-consul dans les deux grands ports danubiens, Galats et Braïla, où tous les pavillons affluent. 449 voiles ont paru en1837 à Braïla, dont 25 autrichiennes, 20 russes, 2 anglaises, une belge, de françaises point à Galats, dans la même année, sont entrés 528 bâtiments, dont 48 autrichiens, 50 russes, 8 anglais,1 sous le pavillon belge, aucun sous celui de la France. Pourtant le Danube, qui, suivant Napoléon, avec ses 500 lieues de cours et ses 120 affluents navigables, est le premier fleuve de l’Europe, le Danube n’appartient à l’Autriche que par l’entremise des Hongrois, et de plus la double rive serbo-bulgare et moldo-valaque occupe les 300 principales lieues de son cours. Il serait donc facile d’en disputer aux Autrichiens l’exploitation exclusive, surtout s’il est vrai, comme on l’assure, que notre poterie et notre porcelaine commune pourraient être vendues avec bénéfice en Valachie au même prix que la grossière faïence allemande.
Les objets d’exportation seraient les viandes salées pour alimenter notre marine, les bois de construction des immenses forêts des Karpathes et des Balkans, les céréales, le sel, les peaux, les laines, la cire, le goudron. L’extrême bon marché de tous ces produits bulgares et moldo-valaques, si le commerce de Marseille consentait à les aller chercher, mettrait fin aux gains énormes que font sur nous les armateurs d’Odessa. Mais il faudrait pour cela des encouragements officiels…  »
   Les Slaves de Turquie, Serbes, Monténégrins, Bosniaques, Albanais et Bulgares, Leurs ressources, leurs tendance et leurs progrès politiques, «Les Slaves d’Orient, Etat actuel, moeurs privés et politique des peuples de la péninsule Gréco-slave.», L. Passard, Jules Labitte, Libraire éditeur, 9, rue des Grands-Augustins, 1844, pp. 93-96.

   Né le 1er février 1807 à Angers, philologue, linguiste, écrivain, Cyprien Robert est l’un des intellectuels français fondateurs des études slaves en France. Il est chargé de suppléer Adam Mickiewicz dans le cours de Langue et littérature slave au Collège de France (1845-1857) et devient rédacteur de la Revue des deux Mondes dans laquelle il publiera de nombreux articles consacrés à la question slave.
   En mars 1848, il crée la Société de l’Émancipation des peuples slaves de Paris (dite plus souvent : la «Société slave»). Au printemps 1848, elle compte près de 200 membres dont 80 % de Polonais.
   Après avoir abandonné les études slaves, Cyprien Robert s’intéresse au panlatinisme et présente dans un livre intitulé Le Panlatinisme le projet de confédérer les peuples d’origine «gallo-latine» (la population des îles Britanniques, celle de la péninsule ibérique, les Français, les Italiens, les Roumains ainsi les Allemands de la rive gauche du Rhin). La réalisation de ce projet permettrait selon lui l’unité politique de l’Occident sous l’hégémonie incontestable de la France  et cette confédération politique serait assez puissant pour s’opposer à la «menace panslaviste», ainsi que pour tenir tête aux Américains et aux Chinois !
   Cyprien Robert fut également favorable à une union bulgaro-serbe et à la création d’une alliance regroupant les Grecs, les Slaves balkaniques et les Ottomans pour s’opposer à l’Empire russe qui cherche alors à s’imposer dans les Balkans.
   Il disparaît mystérieusement dans les années 1860. Louis Léger, linguiste slavisant et professeur au Collège de France, tentera mais en vain de retrouver la trace de Cyprien Robert. Il fut également membre de la Société des lettres serbes et de la Société savante serbe.

Publications :
« Le Monde gréco-slave » (articles), Revue des deux Mondes, Paris, 1842
Les Slaves de Turquie. Serbes, Monténégrins, Bosniaques, Albanais et Bulgares. Leurs ressources, leurs tendances, Paris, 1844
Les Deux Panslavismes, situation actuelle des peuples slaves vis-à-vis de la Russie, Paris, 1847
Le Monde slave, son passé, son état présent et son avenir, Paris, 1852
Le Panlatinisme, Paris, 1860


« O Bosniaque, gloire ancienne, Cœur intrépide et tête dure ; Tu ressembles au silex
Où se cache la flamme vive ! Herzégovinien, roc de granit, Qui jamais a pu t’ébranler ?
Tu es rapide comme l’éclair… O Syrmien, lame tranchante, A toi seul — cent héros ! Monténégrin, petit tzar,
Qui donc n’est fier de toi ?…
O Dalmate, ô faucon,
Fils magnifique d’une mer splendide ! Et toi, illustre Ragusain,
Sur nous encore tu rayonnes
Par tes chants d’autrefois
Pleins de gloire et de douceur !
Slavonien1 élancé !
O Banatin2 si léger !
O Batchvan3, salut ! salut !
Notre chanteur endiablé !
Et vous autres au bord du Danube,
Et vous aussi près de la Drave4,
Vous tous, de par ici, de par là-bas, Accourez à notre kolo5
Nouons la ronde ensemble,
C’est Dieu Tout-Puissant qui la bénit ! »
[…]

Branko Radičevíć (1824-1853), Les adieux des étudiants et autres poèmes, 1844, traduit du serbe par Miodrag Ibrovac
Poète serbe romantique.

Notes :
1 habitant de la Slavonie, aujourd’hui région nord de la Croatie

2 habitant du Banat, région à cheval sur de l’Ouest de la Roumanie, la Serbie et la Hongrie
3 habitant de la Batchka (Bačka), région de l’ancienne Voïvodine serbe.
4 un des principaux affluents de la rive droite du Danube

5danse traditionnelle serbe 
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Du Danube roumain

   « Au printemps de l’année 1854, un bâtiment de guerre apparut en vue de Soulina. Il était commandé par le fils de l’amiral Parker. Après avoir fait armer un canot, ce jeune officier en prit lui-même la conduite, et vint débarquer en face d’une ancienne redoute construite vers la pointe de la rive gauche du fleuve. Comme il passait, suivi de quelques hommes, devant cet ouvrage abandonné, un coup tiré à bout portant le frappa mortellement. Les Anglais se vengèrent de cet assassinat en bombardant le village, qui fut réduit en cendres. Peu après cet événement, les bouches du Danube furent déclarées en état de blocus, et l’exportation des céréales des principautés fut interrompue jusqu’au commencement de l’année 1855. À cette époque, par égard pour les droits des neutres, auxquels le traité de Paris allait donner une solennelle consécration, le blocus fut levé, et un mouvement extraordinaire se produisit dans les ports moldo-valaques. Une nouvelle population, composée en majeure partie des mêmes éléments que la précédente, vint s’implanter à Soulina, et bientôt, grâce à l’absence de toute autorité sur la rive droite du fleuve, une bande d’écumeurs de mer s’empara de l’entrée du Danube. L’audace de ces bandits n’eut plus de bornes ; trompant la confiance des capitaines auxquels ils se présentaient comme pilotes lamaneurs, il n’était pas rare qu’ils fissent échouer dans la passe le bâtiment dont ils avaient pris la direction. Livré le plus souvent à ses propres ressources dans l’opération du sauvetage, le capitaine ne tardait pas à se convaincre de l’inutilité de ses efforts, et il abandonnait son navire, dont on faisait aussitôt la curée.
Cependant ce brigandage ne pouvait durer. Le commandant des troupes autrichiennes dans les principautés envoya à l’embouchure un détachement de 60 soldats. Cette occupation fut un bienfait momentané pour le commerce européen. Déployant une rigueur égale à la perversité dont ses nationaux étaient les premières victimes, le représentant de l’autorité nouvelle fit prompte et sommaire justice au nom de la loi martiale ; la bastonnade fut mise à l’ordre du jour et consciencieusement administrée. Sous ce régime énergique, la discipline fut bien vite rétablie. Toutefois le pouvoir militaire, quelque efficace que fût son action, n’était pas à même de procurer d’une manière durable les garanties de sécurité que réclamait impérieusement la marine marchande. Cette tâche appartenait tant à la puissance territoriale qui venait d’être dûment reconnue qu’à la Commission européenne, qui se trouvait temporairement investie d’une partie de ses droits. Aujourd’hui régénérée, moralisée au contact d’une autorité internationale dont les attributions sont aussi exceptionnelles que l’état du pays dans lequel elle fonctionne, Soulina prend des développements rapides qui semblent la préparer à un rôle important ; elle compte déjà près de 4,000 âmes. Les cabanes éparses qui couvraient la plage et servaient de repaires aux premiers habitants ont fait place à des constructions solides et régulières. De grands bâtiments s’y élèvent pour les différents services de la navigation. Des édifices religieux y représentent déjà les principaux cultes de l’Occident. Siège d’une caïmacamie, la nouvelle ville entretient une garnison permanente. Des agents consulaires y sont accrédités, et la vue de leurs pavillons protecteurs rassure les marins, pour lesquels ces parages étaient autrefois si inhospitaliers. »

Édouard (Philippe) Engelhart (1828-1916)
   Diplomate, ministre plénipotentiaire. Il contribua à l’élaboration de la règlementation internationale pour la navigation sur le Danube. Il fut aussi délégué de la France à la Conférence de Berlin en 1885), membre de l’Institut de droit international et joua un rôle très actif comme membre de la Commission européenne du Danube de 1856 à 1867.


« Alors je prends mon envol en songe et me déploie.
Loin, très loin de la terre, aux cieux je me hasarde,
Et l’image de la Grand’Plaine qui ondoie
De la Tisza jusqu’au Danube me regarde. »

« Mon ange as-tu vu le Danube
Et l’île Marguerite en son milieu ?
Ainsi je place ton image
Au coeur de mon coeur… »

Sándor Petöfi (1823-1849), La Grand’Plaine (Az Alföld), 1844, traduction de Jean Rousselot

Sándor Petöfi (1823-1849)

   Ce très grand poète et révolutionnaire hongrois, mort à l’âge de 26 ans dans la bataille de Segesvár (Sighişoara, aujourd’hui en Roumanie), a laissé une oeuvre exceptionnelle de 1500 pages en à peine sept ans de publication  : poèmes, récits, notes de voyage, pièce de théâtre, articles.


Le Danube

« À chaque instant la scène change :
De frais tableaux, d’aspects divers
C’est un splendide et grand mélange.
Là, le front chargé d’arbres verts,
S’élèvent de hautes montagnes
Dont les pittoresques revers
S’inclinent doucement vers de riches campagnes ;
Ici, de vieux castels aux créneaux ébréchés,
Se redressent encore, formidables athlètes ;
Ailleurs, des temps passés tristes et noirs squelettes,
De grands débris dorment couchés.
Puis, c’est le frémissant navire
Qui laisse à son passage un sillon sur les eaux ;
C’est la noble villa, coquette qui se mire
Dans le fleuve amoureux l’enlaçant de ses flots.
C’est partout la nature riche et magnifique ;
C’est le DANUBE, enfin, qui, plein de majesté,
Donnant aux champs la vie et la fécondité,
Répand autour de lui la couleur poétique
Qui tient du voyageur l’oeil longtemps arrêté. »

Hilaire-Léon Sazerac (Édition française revue par), Le Danube illustré, Vues d’après nature dessinées par Bartlett, gravées par plusieurs artistes anglais, H. Mandeville, Libraire-Éditeur, Paris, 1849


Du Danube au Caucase…

   « La vraie source du Danube n’a cependant pas encore été découverte. Comme celle du Nil, elle repose au sein de ses montagnes de la Lune, elle échappe à la curiosité sous un voile mystérieux ; mais on est convenu de l’accepter telle qu’elle se présente dans le limpide filet d’eau qui jaillit entre l’église et le palais de Donaueschingen. Le maître de ce domaine, le prince de Furstenberg, glorieux de posséder cet Hercule des fleuves à son berceau, a décoré son trésor d’une oeuvre d’art, d’un groupe en pierre, qui représente le Danube sous les traits d’une belle femme1 assise entre deux enfants, symbole de ses deux principaux affluents. C’est donc de Donaueschingen que l’on commence à suivre le cours du Danube. C’est là qu’il prend son nom. C’est de là que, de toutes parts lui arrivent ses tributaires. Trente-six mille petits cours d’eau et cent rivières ou ruisseaux se joignent à lui comme des soldats à leur général ou des vassaux à leur suzerain. C’est, par cette quantité prodigieuse d’affluents, le plus riche des fleuves de l’Europe. C’est, par son cours de sept cents lieues, le plus long de tous ceux qui existent dans les deux hémisphères, après le Volga, l’Euphrate, et après les immenses amas d’eau de l’Amérique2. À Ulm, à soixante lieues de son étroit bassin de Donaueschingen, il est déjà navigable. À Vienne, il a trois mille cinquante pieds de largeur ; à Galacz, quinze mille ; et, quand il arrive au terme de sa route, il envahit, il scinde un énorme terrain, il se jette dans la mer Noire par sept embouchures. »

Xavier Marmier (1808-1892), Du Danube au Caucase, Voyages et littérature, Garnier Frères Éditeurs, Paris, 1854

Notes :
1Le nom de Danube, en allemand Donau, est féminin.  Il vient probablement de dan, down (bas), et au, qui, dans les langues Scandinaves, signifie rivière, comme on peut le remarquer dans les désignations suédoises d’Umea, Pitea., qu’on prononce Umeo, etc. [Note de l’auteur]
Cours du Mississipi, en y comprenant le Missouri, 3 610 milles anglais ; des Amazones, 3 130 ; du Volga, 2 100 ; de l’Euphrate, 1860 ; du Danube, 1850 ; du Rhin, 830 ; de la Seine, 510 ; du Rhône, 430 ; de la Tamise, 240.


Sur les bords du Danube

« Venu du Gange où mon rêve module
Midi, mirage au soleil qui rutile,
Mon coeur s’entrouvre en grande campanule,
Ma force tient en des frissons subtils.

Puits à bascule, auberges et gourdins
Pusztas, vacarme, ivrognes qui titubent ;
Baisers grossiers, tueurs de rêves vains,
Que fais-je ici sur les bords du Danube ? »

Endre Ady (1877-1919), « Sur les bords du Danube », adaptation d’Anne-Marie de Backer, Poèmes, Éditions Corvina Budapest, Éditions Seghers Paris, 1967


« Le soir, vers cinq heures, on s’arrêtait à Toultcha, l’une des plus importantes villes de la Moldavie.En cette cité de trente à quarante mille âmes, où se confondent Tcherkesses, Nogaïs, Persans, Kurdes, Bulgares, Roumains, Grecs, Arméniens, Turcs et Juifs, le seigneur Kéraban ne pouvait être embarrassé pour trouver un hôtel à peu près confortable. C’est ce qui fut fait. Van Mitten eut, avec la permission de son compagnon, le temps de visiter Toultcha, dont l’amphithéâtre, très pittoresque, se déploie sur le versant nord d’une petite chaîne, au fond d’un golfe formé par un élargissement du fleuve, presque en face de la double ville d’Ismaïl. Le lendemain, 24 août, la chaise traversait le Danube, devant Toultcha, et s’aventurait à travers le delta du fleuve, formé par deux grandes branches. La première, celle que suivent les bateaux à vapeur est dite la branche de Toultcha ; la seconde, plus aunord, passe à Ismaïl, puis à Kilia, et atteint au-dessous la mer Noire, après s’être ramifiée en cinq chenaux. C’est ce qu’on appelle les bouches du Danube. Au delà de Kilia et de la frontière, se développe la Bessarabie, qui, pendant une quinzaine de lieues, se jette vers le nord-est, et emprunte un morceau du littoral de la mer Noire.
Il va sans dire que l’origine du nom du Danube, qui a donné lieu à nombre de contestations scientifiques, amena une discussion purement géographique entre le seigneur Kéraban et Van Mitten. Que les Grecs, au temps d’Hésiode, l’aient connu sous le nom d’Istor ou Histor ; que le nom de Danuvius ait été importé par les armées romaines, et que César, le premier, l’ait fait connaître sous ce nom ; que dans la langue des Thraces, il signifie « nuageux » ; qu’il vienne du celtique, du sanscrit, du zend ou du grec ; que le professeur Bupp ait raison, ou que le professeur Windishmann n’ait pas tort, lorsqu’ils disputent sur cette origine, ce fut le seigneur Kéraban qui, comme toujours, réduisit finalement son adversaire au silence, en faisant venir le mot Danube, du mot zend « asdanu », qui signifie : la rivière rapide.
Mais, si rapide qu’elle soit, son cours ne suffit pas à entraîner la masse de ses eaux, en les contenant dans les divers lits qu’elle s’est creusés, et il faut compter avec les inondations du grand fleuve. Or, par entêtement, le seigneur Kéraban ne compta pas, en dépit des observations qui lui furent faites, et il lança sa chaise à travers le vaste delta. Il n’était pas seul, dans cette solitude, en ce sens que nombre de canards, d’oies sauvages, d’ibis, de hérons, de cygnes, de pélicans, semblaient lui faire cortège. Mais, il oubliait que, si la nature a fait de ces oiseaux aquatiques des échassiers ou des palmipèdes, c’est qu’il faut des palmes ou des échasses pour fréquenter cette région trop souvent submergée, à l’époque des grandes crues, après la saison pluvieuse. Or, les chevaux de la chaise étaient insuffisamment conformés, on en conviendra, pour fouler du pied ces terrains détrempés par les dernières inondations. Au delà de cette branche du Danube, qui va se jeter dans la mer Noire à Sulina, ce n’était plus qu’un vaste marécage au travers duquel se dessinait une route à peu près impraticable. Malgré les conseils des postillons, auxquels se joignit Van Mitten, le seigneur Kéraban donna l’ordre de pousser plus avant, et il fallut bien lui obéir. Il arriva donc ceci : c’est que, vers le soir, la chaise fut bien et dûment embourbée, sans qu’il fût possible aux chevaux de la tirer de là.
« Les routes ne sont pas suffisamment entretenues dans cette contrée ! crut devoir faire observer Van Mitten. – Elles sont ce qu’elles sont ! répondit Kéraban. Elles sont ce qu’elles peuvent être sous un pareil gouvernement !
– Nous ferions peut-être mieux de revenir en arrière et de prendre un autre chemin ?
– Nous ferons mieux, au contraire, de continuer à marcher en avant et de ne rien changer à notre itinéraire !
– Mais le moyen ?…
– Le moyen, répondit le têtu personnage, consiste à envoyer chercher des chevaux du renfort au village le plus voisin. Que nous couchions dans notre voiture ou dans une auberge, peu importe ! »
Il n’y avait rien à répliquer… »

Jules Verne (1828-1905), Kéraban-le-Têtu, 1883
Roman humoristique contant les tribulations du vendeur de tabac turc Kéraban et d’un de ses clients hollandais autour de la mer Noire.
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« Le Danube est gris au milieu, verdâtre à ses bords ; sera-t-il bleu demain ? Il se moire sous la lumière, crépite comme la flamme, il miroite, il étincelle. Majestueux, solennel et lourd, le fleuve énorme ne coule pas, il marche. »

« Le Danube m’appartient, il est à mes pieds, et je l’aime. Je vais le voir au lever, au coucher du soleil, et sous la lune. »

Juliette Adam (1836-1936), La Patrie hongroise, Nouvelle Revue, 1884
   Juliette Adam est une femme de lettres, polémiste, salonnière féministe et républicaine française. Elle tiendra de longues années un salon littéraire créé en 1871 au 23 boulevard Poissonnière à Paris puis à partir de 1887 au 190 boulevard Malherbes, en pleine IIIe république, salon fréquenté par des écrivains et des hommes politiques de premier plan. Passionnée de politique, son salon, fréquenté entre autres par Léon Gambetta, était un foyer actif d’opposition à Napoléon III et devint rapidement l’un des cercles républicains les plus connus.Parmi les personnages célèbres qui le fréquentent, on trouve Adolphe Thiers, Émile de Marcère, Charles de Freycinet, Eugène Pelletan, Gabriel Hanotaux, Edmond About, Louis Blanc, Alphonse Daudet, l’astronome et spirite Camille Flammarion, Georges Clemenceau, l’éditeur Jules Hetzel, le poète Sully Prudhomme, Émile de Girardin, Gustave Flaubert, Louis de Ronchaud, Gaston Paris, Victor Hugo, Guy de Maupassant, Ivan Tourguéniev, Aurélien Scholl ou le Grec Dimítrios Vikélas…

Juliette Adam (1836-1936)

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Le Danube hongrois (1896) 

   « Le Danube traverse ainsi la Hongrie sur une longueur de 972 kilomètres, son niveau le plus haut étant de 134 mètres au-dessus de la mer à Thèbes, tandis qu’en aval d’Orsova, il quitte le pays à environ 42 mètres au-dessus de la mer…»
Le Danube entre en Hongrie à l’embouchure de la March (Morava), à environ 50 kilomètres de Vienne. Dès la frontière, les ruines pittoresques de l’ancienne  forteresse de Thèbes (Dévénn) apparaissent sur la rive gauche (gravure Theben) Elles se dressent sur un rocher calcaire, contrefort rocheux des Carpates du nord-ouest, les fameuses Carpates blanches sur le versant du Kobelberg, au confluent de la rivière avec le Danube. Ce château-fort était autrefois un fier et solide rempart de la région, mais il n’est plus aujourd’hui qu’un motif bienvenu pour le pinceau des peintres. Le rocher sur lequel les ruines de la forteresse se dressent a pris de l’importance en raison d’une grande carrière qui fournit les pierres nécessaires à la construction des ouvrages destinés à maîtriser le cours impétueux du Danube.
Ce bastion a connu bien des déboires avant que les Français ne le fassent sauter à la poudre en 1803. Et ce fut le dernier rôle que le château de Thèbes joua dans l’histoire. Ces montagnes rocheuses abritent également des vestiges bien plus anciens. En effet, des restes d’animaux et de coquillages ont été trouvés dans ses grottes, ce qui prouve que cette montagne était autrefois la rive de la mer d’eau douce qui recouvrait la plaine hongroise. Dans ses éboulis, on a également retrouvé des cendres, des morceaux de bois carbonisés et des gobelets qui, selon certains, seraient d’origine romaine.
Au pied de la montagne du château, au sud, dans une charmante vallée, se trouve le bourg de Thèbes, dont les habitants, depuis les plus anciens, sont de bons viticulteurs et arboriculteurs, et encore plus de bons bateliers. Les bateliers de Thèbes formaient autrefois une corporation particulière, dont les lettres de privilège et autres documents existent encore.
Nous laissons Thèbes derrière nous et le paysage de la région reste le même jusqu’à Presbourg. Sur la rive gauche, le dernier chaînon des Carpates blanches s’étire jusqu’à ce qu’il disparaisse, tandis que sur la rive droite nous accompagne les étendues boisées du pays par-delà le Danube, délimitées par des bancs de sable et interrompue par les bosquets de Wolfsthal.
Le Danube commence déjà à cette hauteur de se jouer de tous ses obstacles en s’avançant sur l’immense plaine recouverte d’alluvions et en formant un lit toujours instable, plein de bancs de sable et d’îles qui, autrefois, prenaient une nouvelle physionomie à chaque inondation et modifiaient le cours du fleuve… »

« Le Danube hongrois » (Die ungariche Donau), in Die österreichisch-ungarische Monarchie in Wort und Bild, Ungarn (IV. Band), Druck und Vertrag der kaiserlich-königlichen Hof-und Universitätsbuchhändler, Wien 1896, pp. 17-86
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Le Danube ou le casse-tête géographique des frontières naturelles mouvantes…

« Le courant fluvial vient butter alternativement sur la rive gauche ou sur la rive droite. À l’endroit où se produit le choc, l’érosion est plus forte ; elle fait reculer la rive et déplacer latéralement le thalweg. On voit, surtout dans les environs de Mohač et d’Apatin, de grandes boucles anciennes et d’autres plus récentes que le fleuve a recoupées. Le même phénomène s’observe sur la rive gauche de la Drava. Ainsi se sont formées de vastes plaines, parsemées de marais et de lacs riches en poissons, ainsi que de vastes îles entourées de bras morts, qui sont d’une grande fertilité. »
Jovan Cvijic (1865-1927), Frontière septentrionale des Yougoslaves, Paris, s.n., 1919

Géographe, anthropologue et ethnographe serbe, spécialiste de géomorphologie, président de l’Académie royal serbe des sciences, recteur de l’Université de Belgrade, Docteur Honoris Causa des Universités de Prague et de La Sorbonne. Ont été publiées en français  La Péninsule balkanique, géographie humaine, Paris, Librairie Armand Colin, 1918 et Frontière septentrionale des Yougoslaves, Paris, Lahure, 1919.
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« Notre Danube ! Chaque fois que son nom se fait entendre, des doigts invisibles pincent les cordes de nos coeurs. »

Yordan Yovkov (1880-1937)
Écrivain et dramaturge bulgare, maître de la nouvelle. Il s’attache dans ces courts récits et ses romans à parler des paysans et des habitants de la Dobroudja et des temps anciens de la Bulgarie mais toujours dans une dimension spirituelle et une confiance dans l’avenir.


« Les artistes sont des éclaireurs, et ce sont les peintres qui nous ont montré le chemin vers les contrées romantiques de la Wachau. L’éloge de la vallée du Danube entre Melk et Krems résonne encore un peu scolairement à nos oreilles depuis les cours de géographie : que le Danube supporte ici très bien la comparaison avec le Rhin, qu’il le surpasse encore en beauté de paysages, qu’il a aussi, comme son grand rival à l’extérieur de l’Empire, ses forteresses et ses châteaux, ainsi que la magnifique abbaye de Melk, qui regarde le pays fièrement et avec envie de le posséder, mais surtout Dürnstein couronné de lierre, ce petit trésor du romantisme, et que malgré tout et malgré tout, le père Rhin1 reste toujours celui dont on parle le plus, celui dont on fait le plus l’éloge, celui qui a pris une fois pour toutes le pas sur sa sœur danubienne. Mais que celle-ci se console : si le Rhin a ses poètes, le Danube lui a ses peintres, comme il sied à une belle femme. Les peintres sont partis chercher inlassablement leurs motifs dans la vallée du Danube pendant des années et ont rendu hommage à sa beauté orgueilleuse à leur manière, avec leurs pinceaux et leurs crayons.
Et c’est aussi la meilleure chose à faire. Car ce printemps de la Wachau, plus riche et plus printanier que tout autre, ne peut jamais être entièrement capturé par des images et des mots. Tout ce que l’on peut en dire ne sont en fait que des slogans, tout ce que l’on peut donner ne sont que des esquisses et des fragments. Il faut voir et sentir l’ensemble. Les prés ont déjà revêtu leur robe de printemps vert clair, parfumée et transparente, les vignobles sur les coteaux montrent encore la terre nue et brune, qui joue parfois merveilleusement sur le rouge et le violet, et sur ce fond se dresse ici et là un bouquet rouge rosé. Ce sont les petits pêchers qui ornent souvent les vignobles jusqu’en haut, là où la forêt remplace la vigne. Les villages sont entièrement plongés dans la floraison, Spitz en particulier, riche en fruits, se délecte de ses arbres en fleurs, et les pêchers avec leur délicate parure sont à cette époque une partie importante de la conversation quotidienne, qu’ils soient les plus beaux aujourd’hui ou qu’ils le soient demain ou après-demain, et il est de bon goût de sortir au moins une fois de Spitz pour se rendre jusqu’à « Gut am Steg »2, où une forêt couleur de rose nous attend. Mais sur les rives, ici et là, de longues rangées de noyers et leurs jeunes pousses forment un cadre doré et bronzé autour d l’image claire. Au-dessus, le ciel italien le plus bleu s’étend. Mais le village Dürnstein ne se contente pas de tant de couleurs, il sait aussi ajouter ses tons particuliers : les touffes jaunes de la « Steinbusch », qui prolifèrent partout sur les rochers brun-gris et les murs de pierres érodés. Comme les sons d’une fanfare dans une symphonie de joie, leur merveilleuse luminosité salue le printemps. Des slogans, disais-je, rien de plus, mais pour qui s’est promené une fois à travers ce printemps, il devient tout naturellement un poème fleuri. »

Hermine Cloeter (1879-1970), Donauromantik, Tagebuchblätter und Skizzen aus der goldenen Wachau, Wien, 1923
Écrivaine et historienne de l’art autrichienne

Notes : 
1 Expression populaire en allemand « Vater Rhein und Mutter Donau », « Père Rhin et mère Danube »
2 Village à proximité de Spitz/Danube 
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« Il fallait voir cette femme pêcher, pour savoir ce que c’est qu’une Olténienne qui aime son mari ! Surtout quand elle lançait en rond le prostovol, les bras nus jusqu’aux épaules, la jupe ramassée tout en haut, la chevelure bien serrée dans la basmal, les yeux, la bouche, les narines, tendus vers l’infini marécageux, on eût dit qu’elle allait retirer tout le poisson de la Borcéa. »

Panaït Istrati (1884-1935)
, Les chardons du Baragan, 1928
Les chardons du Baragan (Ciulinii Bărăganului) ont été adaptés au cinéma par Louis Daquin et Gheorghe Vitanidis (1958)

« Je t’écris ces lignes pendant que ton gramophone chante « Le Danube est gelé ». Il est bien gelé, mon Danube, gelé pour toujours. Et je me demande si ma vie, riche de rien que des miracles, pourra faire un dernier miracle, dégelant mon Danube au soleil d’un dernier printemps. »

Panaït Istrati, lettre à un ami de Brăila, 1935


 Le delta du Danube

   « C’est une région extraordinaire, qui ne ressemble à aucun autre delta, pas même à celui du Nil, célébré par Lawrence Durrell. Elle est immense et sans âge ; une province française y tiendrait facilement ; les pêcheurs, qu’on aperçoit parfois dans des barques couleur de caïques, ont l’air d’amphibies sorties de la préhistoire. Y-habitent-ils seulement ? On peut en douter, car où est le sol, où est même l’eau ? Ni les échasses ni le flotteur d’un hydravion y trouverait appui. Sur des milliers d’hectares, à perte de vue, ce ne sont que des roseaux infestés de sangsues, à plumets violets ou bruns, que le vent fait plier avec un bruit de taffetas. Tout sent la carpe, tout sent la fiente d’oiseau ; empire paludéen grouillant de nageoires, frémissant d’ailes : avides cormorans, aigrettes d’Égypte, canards de Scandinavie, cygnes de Sibérie, venus là pour vivre à l’abri de l’homme. »

Paul Morand

Paul Morand

« De la terrasse de Kalemegdan, au confluent de la Save et du Danube, pendant mes longues heures de résidence forcée, entre deux séances de la Commission, à Belgrade, capitale la plus ennuyeuse d’Europe (sic !), je contemplais longuement ces deux longs fleuves tendus comme des cordes pour barrer la route. »

Paul Morand (1888-1976), « Le Danube », in ENTRE RHIN ET DANUBE, Éditions Nicolas Chaudun, Paris (?), 2011
Écrivain, ministre et diplomate français, ambassadeur de France en Roumanie et membre (éphémère) de la Commission Européenne du Danube.


« C’était un bel octobre ensoleillé ; les effluves d’automne qui montaient de l’eau attiédie purifiaient l’air enfumé de la ville et, parfois, les rousses collines de la rive de Buda saluaient la rive de Pest de leur odeur de feuilles mortes. Lorsque s’allumaient les réverbères, les eaux du Danube se mettaient à bercer leurs reflets couleur de lune, et le souffle de la brise les effilochait en minces lueurs dorées qui, chevauchant des vagues à peine perceptibles, allaient se perdre entre les deux rives. »

« Il faisait chaud. Une petite brise se levait de temps à autre, entrainant l’odeur de l’eau jusque dans le logis, depuis le Danube qui scintillait sous la fenêtre. Entrait encore la chaude odeur de poix des trottoirs fondant au soleil et les vapeurs d’essence des voitures roulant au dehors. Du linge frais lavé séchait sur une corde tendue dans la pièce donnant gaiement la réplique à l’odeur de l’eau et du soleil envoyé par le fleuve. »

Tibor Déry (1894-1977), Niki, L’histoire d’un chien, traduit du hongrois par Ladislas Gara [Imre Lazslo], Les éditions Circé, Belval, 2011
Tibor Déry, romancier hongrois, né et mort à Budapest, est « le grand peintre de la condition humaine de notre temps » (György Lukács). L’histoire de la petite chienne fox-terrier Niki et du couple qui sont ses maîtres adoptifs, commence au printemps 1948, année qui scella le sort de la Hongrie pour une longue et sombre période.


« À Rome, place Navone, la fontaine du Bernin est ornée de quatre figures de fleuve, chacun d’eux symbole d’une partie du monde. C’est le Danube qui représente l’Europe. À l’époque où le Bernin élevait ce monument, le XVIIème siècle, des eaux du Danube, sur un vaste parcours, s’écoulaient dans les territoires occupés par l’Islam, mais plus en amont, dans ce qu’on appelait le Hongrie royale et dans les duchés autrichiens, la vallée du Danube était la route ouverte où le sort pouvait se jouer encore une fois entre l’Islam et la Chrétienté. »

Victor-Louis Tapié (1900-1974), préface de Monarchie et peuples du Danube, Fayard, Paris, 1969


« On peut dire que jamais les relations entre les deux rives du Danube, tellement naturelles que ces rives ont eu souvent la même population, les mêmes intérêts, les mêmes formes religieuses, culturelles et politiques, ne cessèrent à une époque qui, pour être obscure, ne signifie nullement le complet abandon, le désert, le néant. »

Nicolae Iorga (1870-1940), Histoire des Roumains de Transylvanie et de Hongrie (I), 2ème édition, Bucarest, 1940
Grand historien roumain, homme politique, ministre puis premier ministre, écrivain. Démocrate et patriote il fut assassiné par un commando de la Garde de Fer.


« L’hymne à l’Ister dit l’être du fleuve qui, dans son cours supérieur, rend fertile le pays d’origine du poète. »

Martin Heidegger (1889-1976), Approches de Hölderlin, « Souvenir » Gallimard, Paris, 1962

« Dans son cours supérieur, près de sa source, le Danube coule avec hésitation. Ses eaux sombres s’immobilisent et même reviennent en tourbillonnant sur leur pas. Presque comme si ce flux retournant à l’origine remontait du lieu où le fleuve se jette dans la mer étrangère. presque comme si le fleuve, qui sous le nom d’Ister appartient à l’Orient étranger, était présent dans le Danube supérieur. »

Martin Heidegger commentaires des poèmes de Hölderlin, cité par Jacques Le Rider dans sa préface du livre de Pierre Burlaud Danube-Rhapsodie, Images mythes et représentations d’un fleuve européen.

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   « Le vent s’était calmé. L’allée tournait vers une passerelle en bois puis pénétrait dans les forêts alluviales. Frajo dut les retraverser à nouveau pour pouvoir retourner sur la rive du fleuve vers Schramm, le premier pêcheur qui, de son propre chef s’était installé sur cette rive qui n’avait jamais encore connu d’inondation. Le village se tenait en arrière, le caquetage des troupeaux d’oies s’était perdu. Quand il atteignit la lisière de la forêt, il se retourna vers le clocher de l’église puis les bois l’accueillirent avec une chaleur lourde et étouffante.
Rien ne bougeait. Aucun oiseau ne chantait. Le chemin serpentait dans les fourrés, on ne voyait même pas à dix pas devant. Bien que le Danube fut encore loin, il le sentait déjà par tous les pores de sa peau, il le humait, il le goûtait, il s’imaginait qu’il pouvait déjà entendre son bruissement, son éternel bruissement qui était dans ses oreilles dès sa naissance, oui, même avant sa naissance quand il était encore dans le ventre de sa mère. Il avait appris à nager en même temps que marcher ; certains disaient qu’il savait même mieux nager que marcher ; ce qui était sûr, c’est qu’il se sentait chez lui dans l’eau comme sur la terre ferme. S’il pouvait monter si merveilleusement à cheval, bien qu’il ait eu de moins en moins d’occasions de le faire, c’était grâce au fleuve et aux trains de bateaux tirés par des chevaux qui remontaient le Danube en si grand nombre ;déjà tout petit il avait caracolé sur un cheval sellé ou non, guidé par l’appel du conducteur de l’équipage tandis que la corde tendue du bateau grinçait derrière lui. Son audace qui l’avait même poussé jusqu’à monter les chevaux les plus sauvages, l’avait plus tard rendu célèbre. Oublié la crue, le danger auquel la maison de ses parents était aussi exposée, il marchait à grands pas de manière vive et joyeuse et commençait, dès que plus aucun oiseau ne se faisait entendre, à fredonner les rythmes de la marche de Radetzky, digne d’une chasse, qui – les piétinements de la cavalerie déchaînée et se perdant au loin – s’emparaient de lui dès lors qu’il s’occupait de monter à cheval… »
Quatre jours après ces événements dramatiques qui, de par leurs conséquences immédiates et leurs effets indirects, allaient changer bien des caractères et le destin de certaines vies, quatre jours plus tard un étrange cortège funèbre remontait le Danube. Étrange le lieu d’où celui-ci était parti, une auberge isolée au bord du fleuve, étrange l’endroit vers lequel il se dirigeait. C’était vers ce cimetière auquel on avait donné le nom effrayant de « Cimetière des sans nom. »1
« Dans ce cimetière, comme son nom l’indique, avaient été enterrés des inconnus qu’il avait été impossible d’identifier, des morts emmenés par le Danube, des cadavres gonflés d’eau qui avaient été traînés par le courant pendant des jours, des semaines ou des mois, repliés, ballotés, déformés, métamorphosés, portés par le fleuve avec miséricorde ou au contraire impitoyablement noyés dans les profondeurs, innocents et coupables, bénis ou maudits, misérables, dépravés. Pour tous, le ruissellement éternel du fleuve était déjà la révélation de l’autre monde, la grande unité de sa musique qui ne laisse percevoir que les échos de l’au-delà, l’enfer ou le paradis du Danube qui ruisselait déjà vers eux. »

Adelbert Muhr (1896-1977), « La procession fluviale », in Der Sohn des Stromes, ein Donauroman (Le fils du fleuve, un roman danubien), K.H. Bischoff, Berlin, 1945, traduction Eric Baude, © droits réservés
Journaliste, écrivain et traducteur viennois, amoureux du Danube, Adelbert Muhr travailla pour la D.D.S.G.

Notes :
1 Friedhof der Nameslosen, un petit cimetière viennois au bord du fleuve dans le quartier de Freudenau où l’on enterrait autrefois les noyé/e/s anonymes du Danube, www.friedhof-der-namenlosen.at


« Le Danube semblait un grand chemin silencieux et recouvert de neige. »

János Széchely (1901-1958), L’enfant du Danube, Éditions des Syrtes, Paris, 2000
Écrivain et scénariste hongrois né à Budapest et mort à Berlin-Est. Seuls deux de ses livres ont été traduits en français.


« La vision la plus affligeante
Étaient celle des ponts muets
À l’échine rompue
Entre les deux villes,
Couchés en ligne
Comme des bêtes abattues,
Dans le crime et la souillure,
Eux qui étaient innocents. »

Gyula Illyés (1902-1983), Poète, prosateur, dramaturge et essayiste,  figure centrale de la littérature hongroise de son époque 

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Prairies alluviales danubiennes

   « Comme coulées dans du plâtre, les traces des multiples habitants des prairies alluviales danubiennes ont été préservées dans les larges bandes boueuses jusqu’à la prochaine inondation. Qui a osé prétendre qu’il n’y avait plus aucun cerf dans ces lieux ? D’après les empreintes, de nombreux cerfs imposants semblent au contraire encore fréquenter ces forêts, même si on ne les entend plus à la période du rut. Les dangers de la dernière guerre, qui a fait dans ses derniers instants tant de ravages par ici, les ont rendus secrets et furtifs. Chevreuils et renards, rats musqués et rongeurs plus petits, innombrables chevaliers guignettes, pluviers, petit-gravelots et chevaliers sylvains ont déformé la boue avec les séries croisées de leurs déplacements. Même si ces traces racontent à mes yeux les histoires les plus belles, combien plus nombreuses sont celles que détecte le seul museau de ma petite chienne ! Elle se régale dans des orgies d’odeurs que nous autres êtres humains, avec nos pauvres nez, ne pouvons même pas nous imaginer… »

Konrad Lorenz (1903-1989), cité par Ernst Trost dans son livre Die Donau, Lebenslauf eines Stromes 


Au bord du Danube

Sur une pierre au bord du fleuve assis,
Je vis voguer l’écorce d’un melon.
À peine j’entendis, plongé dans mes soucis,
L’écume papoter, et se taire le fond.
Tel jailli de mon cœur d’un seul élan,
Le Danube allait, trouble, sage et grand.
Tels des muscles à leur tâche attelés
Quand l’homme martèle, maçonne ou lime,
Se retendait, avant de s’épuiser,
Chaque remous et chaque vague infime.
Comme maman, me berçait l’eau tranquille
Et lavait la lessive d’une ville.

La pluie commence, quelques gouttes rares,
Puis cesse par manque de conviction.
Pourtant tel d’une grotte on fixe son regard
Sur une longue pluie, je scrutai l’horizon.
Autrefois si coloré, le passé pleuvait,
Fané, sans plus vouloir cesser.
Le Danube coulait. Et comme des enfants
Dans le giron d’une mère féconde
À l’esprit absent, jouaient sagement
Et réjouies me souriaient les ondes.
Le flot du temps les faisait vaciller,
Immense cimetière aux stèles descellées.

Voilà cent fois mille ans que je contemple
Ce qui soudain se révèle à mes yeux.
Un seul instant clôt du temps tout l’ensemble
Qu’observent avec moi cent mille aïeux.

Je vois ce qu’ils n’ont pas pu voir jadis
Pris par le labour, l’amour et la guerre ;
Mais ce que ne peut voir leur petit-fils,
Ce sont eux qui le voient, n’étant plus que matière.

Tels chagrin et joie, nous nous connaissons.
Le passé me revient ; leur dû, c’est le présent.
Nous écrivons des vers : ils tiennent mon crayon,
Moi, je me souviens d’eux, et en moi je les sens.

Ma mère était Coumane, et j’avais comme père
Un Siculo-Roumain – ou roumain tout entier ?
J’aimais les douces bouchées de ma mère ;
De père, les bouchées de vérité.
Mes gestes vivent leurs enlacements.
Parfois, cela me remplit de tristesse,
Étant moi-même issu de cet effacement.
À moi – “Tu verras, sans nous… –” ils s’adressent.

Ils s’adressent à moi, car déjà je suis eux ;
C’est ainsi que moi, faible, je puis être
Non seulement fort, mais plus que nombreux :
Depuis la nuit des temps, tous mes ancêtres.
Je suis l’Aïeul qui en des descendants se brise :
Heureux, je deviens mon père et ma mère
Qui à leur tour en moitié se divisent :
En un plein d’âme ainsi je prolifère.
Je suis tout l’Univers – tout ce qu’il pouvait être :
Les nations ennemies, chaque tribu.
Avec les vainqueurs morts, je refais leur conquête
Et souffre du supplice des vaincus.
Árpád, Zalán… Les guerres des ancêtres…
Mongols et Turcs, Slovaques et Roumains
Sont réunis dans ce cœur dont la dette
Est un futur serein – Hongrois contemporains !

Je veux travailler. Il est suffisant,
Ce combat pour qu’on avoue le passé.
Du Danube qui est futur, passé, présent,
Les doux flots ne cessent de s’embrasser.
La mémoire dissout en une paix posthume
Les luttes acharnées de nos aïeux.
Régler enfin nos affaires communes,
C’est notre devoir. Et ce n’est pas peu.

 Attila József (1905-1937), Au bord du Danube

Attila József (1905-1937), est considéré en Hongrie comme l’un des plus grands poètes du xxe siècle. Son lyrisme, inséparable d’une vie aux prises avec la réalité de son temps, a contribué à faire entrer la littérature hongroise dans la modernité. « Je ne veux qu’un lecteur pour mes poèmes. Celui qui me comprend, celui qui m’aime… » Il meurt à l’âge de trente-deux ans écrasé par un train au bord du lac Balaton. 

Attila Jozsef

Attila József (1905-1937)


Le Danube et la Vienne d’après-guerre

« Je n’ai pas connu le Vienne d’entre les deux guerres et je suis trop jeune pour me me souvenir du Vienne d’autrefois, ce Vienne de la musique de Strauss au charme facile et factice ; pour moi ce n’est qu’une ville faite de ruines sans dignité qui furent transformées, ce mois de février, en grands glaciers couverts de neige. Le Danube était un fleuve gris, plat et boueux qui traversait très loin de là le second Bezirk1, la zone russe où gisait le Prater écrasé, désolé, envahi d’herbes folles au-dessus duquel la Grande Roue tournait lentement parmi les fondations des manèges de chevaux de bois, semblables à des meules abandonnées, de la ferraille rouillée de tanks détruits que personne n’avait déblayés et d’herbes brûlées par le gel aux endroits où la couche de neige était mince. »

Graham Greene (1904-1991), Le Troisième Homme, traduit par Marcelle Sibon, Robert Laffont, Paris, 1950
Notes :

1 Bezirk, arrondissement de Vienne


Ruse (Routschouk) et le Danube multiculturel…

   « Routschouk, sur le Danube inférieur, où je suis venu au monde, était une ville merveilleuse pour un enfant, et si je me bornais à la situer en Bulgarie, on s’en ferait à coup sûr une idée tout à fait incomplète : des gens d’origine diverses vivaient là et l’on pouvait entendre parler sept ou huit langues différentes dans la journée. Hormis les Bulgares, le plus souvent venus de la campagne, il y avait beaucoup de Turcs qui vivaient dans un quartier bien à eux, et, juste à côté, le quartier des séfarades espagnols, le nôtre. On rencontrait des Grecs, des Albanais, des Arméniens, des Tziganes. Les Roumains venaient de l’autre côté du Danube, ma nourrice était roumaine mais je ne m’en souviens pas. Il y avait aussi des Russes, peu nombreux il est vrai.
Enfant, je n’avais pas une vision d’ensemble de cette multiplicité mais j’en ressentais constamment les effets. Certains personnages sont restés gravés dans ma mémoire uniquement parce qu’ils appartenaient à des ethnies particulières, se distinguant des autres par leur tenue vestimentaire. Parmi les domestiques qui travaillèrent à la maison pendant ces six années, il y eut une fois un Tcherkesse et, plus tard, un Arménien. La meilleure amie de ma mère était une Russe nommée Olga. Une fois par semaine, des Tziganes s’installaient dans notre cour ; toute une tribu, me semblait-il, tellement ils étaient nombreux, mais il sera encore question, ultérieurement, des terreurs qu’ils m’inspirèrent. »

Elias Canetti (1905-1994), La langue sauvée, Histoire d’une jeunesse (1905-1921), Édition Albin Michel, Paris, 1980

« Certaines années, le Danube était complètement gelé en hiver. Dans sa jeunesse, ma mère était souvent allé en Roumanie en traineau et me montrait volontiers les chaudes fourrures dont elle s’emmitouflait alors. Quand il faisait très froid, les loups descendaient des montagnes, poussés par la faim, et s’attaquaient aux chevaux qui tiraient les traineaux. Le cocher s’efforçait de les chasser à coups de fouet, mais cela ne servait à rien et il fallait tirer dessus pour s’en débarrasser… Ma mère revoyait les langues rouges des loups. Les loups, elle les avait vu de si près qu’elle en rêvait encore bien des années plus tard. »

« Le bateau était plein, les gens ne se comptaient plus sur le pont, assis ou couchés, c’était un vrai plaisir de se faufiler d’un groupe à l’autre et de les écouter. Il y avait des étudiants bulgares qui retournaient chez eux  pour les vacances, mais aussi des gens ayant déjà une activité professionnelle, un groupe de médecins qui avaient rafraîchi leurs connaissances en « Europe ».

Elias Canetti, « Le message », Histoire d’une vie, Le flambeau dans l’oreille, Albin Michel, Paris, 1982

Elias Canetti

Elias Canetti (1905-1994)


On croit entendre, alors qu’un croissant de lune se reflète dans les flots du Danube, les sons d’une musique turque, dont les puissants accents nous parviennent depuis l’orient, tandis que de tendres mélodies nous transmettent les suaves accords de la mandoline et le fracas de castagnettes du côté de la terre. Les premiers, du moins, ne nous semblent pas étranges, quand on se souvient combien de fois les échos de ces rives ont résonné de la musique bruyante et sauvage des janissaires.

Karl Gerold (1906-1973)
Journaliste allemand, opposant au régime nazi puis correspondant de journaux à l’étranger

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   « Quand je mourrai ici, qu’il ne restera de moi que des os desséchés ou que mon crâne, je veux être enterré dans ce cimetière sur la petite butte, je veux être enterré à la cime du cimetière, et je désire que mon cercueil, à cette ligne de partage des eaux, se brise avec le temps, afin que ce qui reste de moi s’écoule avec la pluie des deux côtés du monde, pour que l’eau pour partie coule de moi vers les ruisseaux de Bohême, et pour partie de l’autre côté, à travers les autres barbelés des frontières, vers les affluents du Danube, je désire après ma mort être citoyen du monde, et gagner par la Vltava l’Elbe et la mer du Nord, et de l’autre côté par le Danube, la mer Noire et par ces deux mers atteindre l’Atlantique. »

Bohumil Hrabal (1914-1997), Moi qui ai servi le roi d’Angleterre (d’abord publié en samizdat en 1971), Robert Laffont, Paris, 2017, roman adapté au cinéma par le réalisateur tchèque Jiří Menzel en 1976 
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Offrandes danubiennes

   « Nous jetâmes un coup d’oeil par la fenêtre. Les flots déferlaient sous les étoiles. C’était le plus large fleuve d’Europe , poursuivait-il, et de loin le plus riche pour la faune. Plus de soixante-dix espèces de poissons y étaient établies. Il possédait sa propre espèce de saumon et deux genres différents de brochets — quelques spécimens empaillés couraient le long des murs dans des boites de verre. Le fleuve reliait les poissons d’Europe occidentale et ceux qui peuplaient le Dniestr, le Dniepr, le Don et la Volga. — Le Danube a toujours servi de voie d’accès aux envahisseurs : même au dessus de Vienne, vous pouvez trouver des poissons qui d’ordinaire ne s’aventurent jamais à l’ouest de la mer Noire. Ou en tout cas très rarement. Quand au véritable esturgeon, il reste dans dans Delta — hélas mais on trouve ici nombre de ses cousins. L’un d’eux, l’Acipenser ruthenia, très répandu à Vienne, était délicieux. Il arrivait qu’ils s’aventurent jusqu’à Regensbourg et Ulm. Le plus gros de tous, un autre esturgeon appelé Hausen ou Acipenser Huso était un géant qui atteignait parfois une longueur de vingt-cinq pieds ou, plus rarement, trente ; il pouvait peser deux mille livres. — Mais c’est un animal inoffensif : il ne mange que du menu fretin. Tous les esturgeons sont myopes de famille, comme moi. Ils se déplacent à tâtons sur le lit du fleuve, avec leurs antennes, en broutant les herbes aquatiques. Fermant les yeux, il mima une expression comique d’effarement et tendit des mains exploratoires et frémissante—s entre les verres à vin. — Son véritable domaine, c’est la mer Noire, la Caspienne et la mer d’Azov. Quant à la vraie terreur du Danube, c’est le Wels ! Maria et les bateliers hochèrent la tête en signe de triste assentiment, comme si l’on venait de mentionner le Kraken ou le Grendel. Le Silurus glanis ou poisson-chat géant ! Bien qu’il fût plus petit que le Hausen, c’était le plus gros poisson européen indigène, il pouvait mesurer treize pieds. — On dit qu’ils mangent les bébés tombés à l’eau, fit Maria en laissant retomber une chaussette à moitié raccommodée sur ses genoux. — Les oies aussi, ajouta l’un des mariniers. — Et les canards. — Les agneaux. — Les chiens. — Dick ferait bien de faire attention ! reprit Maria. Les tapotements réconfortants de mon voisin érudit sur le crâne hirsute assoupi à son côté provoquèrent un regard langoureux et quelques coups de queue ; cependant il m’apprenait qu’on avait extrait un caniche entier d’un poisson-chat attrapé un ou deux ans plus tôt. » « J’étais tombé sur une mine d’or ! » Ici, on renseigne sur tout  » : la flore, la faune, l’histoire, la littérature, la musique, l’archéologie — il en savait d’avantage qu’une bibliothèque de château…. Il connaissait toutes sortes d’histoires sur les habitants des châteaux du Danube — dont il faisait d’ailleurs partie, comme je l’avais plus ou moins compris d’après la façon dont les autres s’adressaient à lui : sa tanière était un Schloss décrépit près d’Eferding et son intérêt pour la faune du fleuve datait de sa découverte , enfant, d’une héronnière, celle-là même que j’avais aperçue toute désertée. Il avait un je-ne-sais-quoi de délicieux, bohème, érudit et vagabond. »

« Le Danube inspire une passion contagieuse à ses riverains. Mes compagnons savaient tout de leur fleuve. »

« Tout va disparaître ! On parle de construire des barrages hydroélectriques sur le Danube et je tremble à chaque fois que j’y pense ! Ils vont rendre aussi docile qu’un égout municipal le fleuve le plus capricieux d’Europe. Tous ces poissons orientaux — ils ne reviendront jamais ! Jamais, jamais, jamais ! »

Patrick Leigh Fermor (1915-2011), Le temps des offrandes, Petite Bibliothèque Payot, Éditions Payot & Rivages, Paris 1992


« À la rigueur, déclara un jour [le chancelier allemand] Adenauer, on peut construire l’Europe sans le Danube, mais jamais sans le Rhin. »

Jordis von Lohausen (1907-2002)  dans Les Empires et la Puissance, La géopolitique aujourd’hui, « La communauté de l’espace franc », Éditions du Labyrinthe, Arpajon, 1986


« Il n’est pas facile d’écrire sur le Danube, parce que le fleuve s’écoule sans cesse et sans repères, sourd aux propos et au langage qui articule et découpe l’unité du vécu. »

Franz Tumler (1912-1998), Propositions sur le Danube (Sätze von der Donau), Zürich 1965
Écrivain autrichien né dans le Tyrol méridional


Les Portes-de-Fer

« — Les Portes de Fer sont un des plus grands districts de la frontière ouest de la Roumanie, n’est-ce pas ?— C’est même le plus grand pays, répond le colonel. Mais ce n’est pas à proprement parler un district. Les Portes de Fer sont comme une brèche dans un mur de prison. Il est à l’intersection de trois frontières, roumaine, hongroise et yougoslave.
— Pourquoi dites-vous que c’est une brèche dans un mur de prison ?— Les Portes de Fer sont, au sens propre du terme, un trou dans un mur de prison, répond le colonel. Géographiquement parlant, notre district est le lieu d’une évasion.
— Évasion pour qui ?
Pour le Danube, répond le colonel. Ce fleuve, a double visage, a commis, ici, aux Portes de Fer, la plus grande évasion géographique qui ait jamais été réalisée. »

Virgil Gheorghiu (1916-1992), Les amazones du Danube, Plon, Paris, 1978


« Où s’asseoir ? Le pont est encombré de jambes de dormeuses ; il faudrait réveiller tant de beautés redoutables pour atteindre la dernière chaise libre. En bas, il y a juste autant de vieilles dames et de ministres en retraite que de fauteuils. Et on me regarde. J’ai beau feindre l’intérêt le plus singulier pour ce château sur la rive, ils en ont tant vu ! Ils aiment mieux me faire honte de mon visage gris ; leurs yeux stupides me demandent où je n’ai pas dormi. Le seul refuge est à l’avant, parmi les cordages, des chaines, sur un banc humide, — juste de quoi s’étendre, et regarder jaillir sans fin contre soi l’eau de ce beau Danube jaune qui est le plus inodore des fleuves. »

Denis de Rougemont (1906-1985), Le paysan du Danube et autres textes, Voyage en Hongrie, Éditions L’Age d’Homme, Lausanne, 1982


« Les conflits étaient particulièrement vifs à propos des îles : si le « thalweg »1 passait au nord d’une île, elle devenait sur l’heure bulgare et les habitants des villages voisins se précipitaient en barques ou en plates, pour y couper les saules et les peupliers et y faucher le foin. Les Roumains protestaient, ils rappliquaient de leurs villages […]. Mais voilà qu’avant que le conflit n’ait pu être réglé, le Danube modifiait son cours, le thalweg se rabattait vers notre rive et les Roumains triomphants s’emparaient de leur île avec des haches pour y couper la forêt. »

Notes :
1 Chenal du fleuve

Yordan Dimitrov Raditchov (1929-2004), Sur l’eau
Grand écrivain bulgare, né dans un village qui sera englouti plus tard sous les eaux d’un barrage. Auteur de très nombreux récits, nouvelles et pièces de théâtre, Yordan Dimitrov Raditchov a créé la majeure partie de son œuvre féconde sous le totalitarisme tout en sortant des sentiers imposés par l’idéologie communiste et la méthode du réalisme socialiste bulgare. Il est traduit dans la majeure partie de l’Europe.


« Dans les méandres s’élèvent des vagues
qui me font changer de visages
Sans tarir l’onde d’où je suis né
Et le Danube monte toujours d’une vie
Il regarde son cours en moi comme au
début à sa source »

Ion Trandafir (1924-1995), Acord la Dunǎre, Bucarest 1972
   Poète roumain de Moldavie roumaine. Il dédie au fleuve un cinquantaine de poèmes dans son recueil « Acord la Dunǎre ».  Cité et traduit par Carmen Andrei dans son article « Hommage à une ville et à un fleuve  : Cantores Galatiensis Danubii », in  « Villes en littératures », Mélanges francophones,  Fascicule XXIII, volume XIII, n°16, Galaţi University Press, Galaţi, 2018  _______________________________________________________________________________ 

« Je viens de la commune de Lub’kova, sur les bords du Danube. Nous vivons tous ensemble avec des Roumains et des Serbes et les Tchèques sont des pêcheurs. Et puis on a notre église. On a aussi 22 maisons, et nos enfants vont dans une école serbe, mais je me suis arrangé pour qu’ils aient des cours de tchèque au moins deux heures par semaine pour qu’ils l’apprennent bien. Et puis on se retrouve souvent entre Tchèques de la région. En septembre, il y aura une kermesse à Lub’kova, tout le monde viendra ici, et puis nous irons chez eux. »

Petr Lubas, habitant d’origine tchèque d’un des villages multi-ethniques banatais du bassin danubien roumain


   « Il n’existe pas de problèmes balkaniques et danubiens, d’un côté, et de problèmes occidentaux de l’autre. Il n’existe qu’un problème, celui des rapports entre ces deux mondes. L’histoire du Danube, celle de la Roumanie danubienne, n’a été et ne peut donc être que l’histoire de la fluctuation de ces rapports. Notre formule sera donc : ni optimisme, ni pessimisme ; mais réalisme.

 Stéphan Pascal Luca, « Le Rapport Danube-Occident, Conclusion » in Le Danube et les Roumains depuis l’époque romaine jusqu’à  la fondation des Principautés, « Bucovina » I E. Toroutiu, Bucaresti, 1940, p.155
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« Glauque, le Danube semblait la narguer. Si elle calculait mal son élan, si elle glissait… Elle respira profondément pour calmer les battements de son coeur, se ramassa sur elle-même puis s’élança d’un grand bond souple. »

Michel Vial, Le beau Danube noir, Éditions Ditis, Paris, 1961
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   « Je lui donne ce nom parce qu’il figurait encore sur tous les panneaux indicateurs et sur toutes les cartes routières l’été dernier. On hésitait à reprendre celui de Dunapentele, que portait autrefois la bourgade établie au même endroit. À présent, on s’est décidé à rebaptiser la ville de Staline, qui s’appelle désormais Dunajváros — la ville neuve du Danube.
Soixante-dix kilomètres la séparent de Budapest. Je me disais :  » Nous serons tout le temps à traîner derrière un camion. » Je me trompais. Nous avons été arrêtés à maintes reprises par des passages à niveau attendant le train et sa locomotive à longue cheminée, stoppés par des troupes d’oies aussi à l’aise que sur des passages cloutés, retardés par des charrettes rentrant la moisson, mais nullement gênés par les camions. Pour Sztálinváros, en effet, le gros du trafic passe par le Danube.
Jusqu’au pied du plateau où s’élève la ville, le paysage a tout le charme de la campagne : champs de maïs et de blé à l’infini, vaches couchées dans l’herbe, au bord du Danube, cochons fidèles à leurs mares. Un bateau-pompe descend au beau milieu du fleuve,  portant comme un panache blanc le double jet d’eau qu’il envoie sur les prés des berges… »

Monique Fougerousse, L’Atlas des voyages, Hongrie, Collection dirigée par Charles-Henri Favrod, Éditions Rencontre, Lausanne, 1962

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 Rapsodie danubienne

« Nous sommes les premiers à embarquer. Et donc, de l’autre côté du fleuve, les premiers à débarquer. C’est ici que les difficultés commencent. Le bac est encombré de camions si lourds que son bord arrive bien au-dessous de celui du débarcadère. Il manque au moins trente centimètres. Svetlana, qui conduit ce jour-là la Peugeot, est une jeune Roumaine blonde, très belle, très élégante. Elle se rend compte tout de suite qu’il est impossible de franchir l’obstacle de la dénivellation. « Essayez quand même ! » lui conseillent les débardeurs, avec cette confiance dans l’impossible aussi passive et absurde que la soumission à l’échec. Svetlana sort de la voiture et les apostrophe dans leur langue. Ils apportent deux poutres, mais les couchent sur le bac l’une à côté de l’autre, en sorte qu’elles ne peuvent favoriser en rien la manoeuvre. Alors la jeune femme, se baissant et empoignant elle-même les madriers, les installe de manière à former un escalier de deux marches. Les costauds, sidérés, regardent, sans rien dire, sans esquisser un seul geste, cette Vénus en manteau de cuir placer le dispositif nécessaire. Elle se remet au volant, réussit à sortir la voiture.
Exemple de l’incapacité roumaine. Ces hommes sont des professionnels de la batellerie, ils font le trajet vingt fois par jour, et ils n’ont pas encore trouvé le moyen de résoudre le problème du débarquement, lorsque le bac est trop chargé. Dans ce domaine aussi, rien n’a changé depuis soixante-cinq ans. Au sujet d’un certain monsieur Wolff, ingénieur en chef des docks de Braïla, Istrati écrivait (Le Pèlerin du coeur) que « c’est une haute compétence technique et l’un des rares Allemands qui n’aient pas été remplacés par les Roumains sinécuristes, comme c’est le cas depuis qu’on a cru pouvoir se passer des Allemands. On s’en est passé, mais les résultats en sont lamentables. Partout c’est la gabegie, le pillage, l’incapacité. On a dit : “Par nous-mêmes!” Et ce fut le vol et la ruine de la technique par nous-mêmes ».

Dominique Fernandez (1929), Rapsodie roumaine, photographies de Ferrante Ferranti, Éditions Grasset, Paris, 1998
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« Le Danube est un fleuve qui palpite comme l’artère principale, quelque part depuis la Forêt-Noire jusqu’à la mer Noire, reliant les peuples et les pays de sorte que toutes les nations qui se différencient par leurs langues, leurs religions et leurs coutumes puissent être considérées comme des parents et des frères. »

Danilo Kiš (1935-1969), Le Sablier, Du monde entier, Gallimard, Paris, 1982
  Cet écrivain serbe aux racines multiculturelles est né en Voïvodine à Subotica, entre Danube et Tisza, d’un père appartenant à la communauté juive, parlant le hongrois et d’une mère originaire du Monténégro. Il meurt à Paris à l’âge de cinquante-quatre ans.


« Longer les rives du Danube permet de penser avec la mentalité de plusieurs peuples. »

« Le Danube enfile les villes comme des perles. »

« Il se peut que la culture du Danube, qui semble si ouverte et si cosmopolite, conduise aussi à ce repli sur soi et à cette angoisse ; c’est une culture qui, durant trop de siècles a été obsédée par les digues, les bastions à construire contre les Turcs, contre les Slaves, contre les autres. »

« Le Danube, qui sous le Pont de pierre s’écoule, grand et sombre dans le soir, et strié par les crêtes de ses flots, semble évoquer l’expérience de tout ce qui manque, écoulement d’une eau qui s’en est allée ou va s’en aller mais qui n’est jamais là. »

Claudio Magris (1939), Danube, première édition en langue italienne en 1986, Collection L’arpenteur, Éditions Gallimard, Paris, 1988 pour la version française
C. Magris est un écrivain, journaliste, ancien sénateur, germaniste et professeur universitaire italien, né à Trieste, ville de l’ancien empire austro-hongrois, aujourd’hui italienne. Son livre Danube emmène le lecteur dans une sorte de pèlerinage passionnant tout au long du fleuve et au-delà, en s’éloignant parfois brièvement de ses rives, à la redécouverte des cultures de la Mitteleuropa, des sources du Danube en Forêt-Noire jusqu’au delta et la mer Noire.


« Rêvasser des heures dans la solitude d’une prairie bordière ; remonter le courant à la rame ou à la nage, jusqu’au prochain coude du fleuve ; attiser la braise d’un feu de camp, au crépuscule, sur un banc de sable auprès duquel murmure le flot ; ce sont des moments de bonheur, de joie de vivre et de méditation que seul un fleuve peut procurer. Par son mouvement perpétuel, il diffère de la montagne, la forêt ou la mer ; il emporte au loin les pensées et les nostalgies, il apporte de nouvelles séductions. Comment s’étonner que, parmi ses riverains se soit trouvée une foule de voyageurs et de conteurs, que compositeurs et poètes aient découvert dans son flux de nouvelles harmonies et de secrètes images ? Et qu’aujourd’hui encore le Danube — même par le truchement des actuelles agences de tourisme organisé — attire chaque année des centaines de milliers d’amateurs de voyages ? »

Hans Peter Treichler (1941), Le Danube, Éditions Mondo SA, Lausanne, 1983
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« Remontant par le Danube l’antique route des invasions et des épidémies, la grande voyageuse était entrée dans Vienne sans tambour ni trompette. »

Christiane Singer (1943-2007), La mort viennoise, « La peste », Éditions Albin Michel, Paris, 1978


« Les rives du Danube sont le laboratoire vivant de l’Europe de demain. »

Martin Graff, (1944-2021) Le réveil du Danube, La Nuée Bleue, Strasbourg, 1998
Journaliste, écrivain, chroniqueur, réalisateur alsacien, infatigable défenseur des relations franco-allemandes.


Danube…

Le Danube, tel un félin nonchalant, déambule au fil des paysages roumains de Galati, ancienne cité de Galatz. Des monts et des plaines se profilent à l’horizon en steppes de l’infini. Triangle des enchantements et carrefours des routes maritimes et fluviales. L’eau, langoureuse, s’écoule et laisse caresser l’onde de son râble par la coque des bateaux aux milles pavillons pavoisés. Ils s’en vont baguenauder jusqu’à la mer Noire, via le Delta. Magique Danube qui nous ensorcelle de sa grâce et de sa divine beauté. Ivresse de ce chant muet qui ravit et illumine notre âme de ses pépites d’eaux majestueuses. Des sirènes psalmodient la complainte et le cantique du fleuve dans le bréviaire des étoiles. Dieu a dû imaginer un paradis dans l’andante de ses rives. Les fées et les ondines, tels des bateliers, protègent ses berges et des gladiateurs armés de rets que sont les pêcheurs. De sa tour de guet, un chat jonché sur la tourelle de la hune d’un bateau observe le ballet des oiseaux/navires qui glissent sur le fleuve comme sur l’azur du ciel.

Long filament limoneux, à l’image d’une clepsydre, le Danube offre au temps qui passe une aubade d’éternité.

Les pendules se figent dans leur cadran et les chats se délectent à regarder le fleuve ondoyer en caressant, de leurs vibrisses, le gouvernail des esquifs…

Laurent Bayart, 2024

Écrivain-poète, cycliste, jardinier…, Laurent Bayart (1957) est « entré en littéraire » en décembre 1975. Il fut également éditeur (Fondateur de L’Ancrier Editeur/ l’Encrier) de 1985-1997 et a publié ainsi de nombreux auteurs. Spécialisé en littérature de l’Est, il découvert ainsi la Roumanie et le Danube, pays pour lequel il a eu un véritable coup de foudre. En tant qu’auteur, il a publié plusieurs ouvrages sur ce pays dont Cantiques roumains, L’Eau du puits ainsi que deux pièces de théâtre traduites en roumain O bomba in palatul régal et Vecinni.
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Vienne n’est pas une ville danubienne

« Vienne n’est pas une ville danubienne. Vienne ne tient pas le Danube en grande estime, c’est tout juste s’il s’aperçoit de sa présence, il se contente d’inviter le canal par pure formalité et il patauge dans le bras mort. C’est probablement grâce à cette indifférence que Voyageur — qui, n’oublions pas, est un voyageur danubien ! — peut méditer sur sa vie. »

« Dans sa jeunesse, il voyagea fougueusement et impétueusement, sa vie était une mosaïque de oui, il dit oui à tout, désira tout, et il voyagea à peine, se disant que ce n’était pas aussi important que ça, il avait l’impression que ça ne pressait pas, qu’il avait largement le temps, et s’il s’y prêta quand même, il considéra alors le voyage comme un essai qui n’était pas forcément valable, ou plutôt, ça ne valait même pas la peine de trancher si c’était valable ou pas, s’il le voulait, ça comptait, s’il le voulait, ça ne comptait pas, mais ni l’un ni l’autre ne comptait finalement ; il ne refusa aucune main tendue : il les serra, ou caressa, ou baisa, ou tapa dedans en souriant de toutes ses dents. Il lui arriva de hausser les épaules à la vue de la  » rondelette  » Passau, de laisser tomber le Danube, de l’envoyer paître, au diable, à l’ombre, enfin plutôt le voyage et non le Danube ; il se consacra à l’étude des mathématiques, mais dans le désordre, à la manière des chiots courant et clabaudant sur les berges, puis sur un coup de tête, il s’adonna à l’athlétisme entre Mohács et Baja, et durant les pauses des quatre cents mètres exténuants et mortels, il traduisit Rilke ; il rêva à mille vies : une à Eschingen, une à Ulm, une autre, dorée sur tranches (« catholique païenne ») à Melk, une toute petite vie en aval de Vienne à Petronell (alias Carnuntum), à l’ombre de Marc-Aurèle, une à Komárom (c’est là que son ami avait été zazou dans les années cinquante), une à Szentendre, une sur la plaine de Mohács, où il élèverait ses petits garnements au bord du ruisseau Csele, sous le joug d’une femme perfide mais sexuellement attrayante, une vie à Újvidék sur un boulevard débouchant sur le quai, dans une chambre, en colocataire, seul et aigri, une à Orşova, une à Roussé entièrement consacré à la mémoire de ses veuves (qu’il aima tant, d’après le récit de Nicolas Bedő, qu’elles trépassèrent dans ses bras), une vie pitoyable à Tulcea, enfin une autre au bout du sinueux bras du Danube qui mène à Saint-Georges, creusé par la queue du dragon, gardant le souvenir du combat de jadis ; muet, il s’enfoncerait de plus en plus dans la vase putride des rives ; mille vies ! et chaque jour envolé signalait cette « mille-itude », les jours disparus ne lui serraient pas le coeur, il vola, observa et rit, ingurgitant goulûment tout ce qu’il voyait : les différentes espèces de poissons et les différentes façons de servir les vins blancs, sauces et barques, crues et clochers, bancs de sable, canards, cormorans, pélicans, hérons cendrés, grues, aigrettes, poèmes, héros romanesques, gués, ponts, pêcheurs, bateliers, des mamelons frémissants, des frissons, de menus ossements, la nudité, enfin tout ce qu’il voyait, tout ce qui existe…»

« — à l’approche de la Porte de Fer, la main se cache derrière l’oreille, et on se demande inévitablement ce qui se passerait si le Danube était obligé ici de rebrousser chemin. Imaginons-le repartir bredouille, rentrant dans ses rivières, excusez-moi, je me suis trompé, où serait alors ce glorieux fleuve centre-européen qui, bien qu’il portât tant de souffrances sur son dos, fut tout de même quelqu’un, ce serait alors une vraie nullité qui reculerait à Esztergom, excusez-moi, excusez-moi — et on peut effectivement poser la question : dans quelle direction avait coulé le Danube dans les quarante dernières années ?… »

« — aux environs de la Porte de Fer, le 24 juin 1830, le Széchenyi comprit l’intérêt de la régulation du cours du Danube inférieur, puis, ayant consommé son déjeuner frugal, bien que savoureux, il descendit le Danube sur son bateau en bois Desdémona. »

« Je contemplais ce mince et joli ruban d’argent se presser innocemment sur la plaine d’Eschingen. Nul ne sait ce qui l’attend. La boule du soleil était jaune clair, elle descendit le firmament dans sa robe tissée d’or tout en se vêtant déjà de sa robe de chambre violette. Je compris alors que ce fleuve me comblerait de tout: orographie, hydrographie, histoire, ethnographie, tourisme, anecdotes avec espoirs et morts. Il y aurait de tout : passé, présent et avenir, inondations et sécheresses, pré marécageux et soupe aux poissons, et il y aurait des hommes… ».

« Être entre Donauschingen et Braila : c’est la seule définition valable de l’instant présent  »

« La suite de la vérité
Tout ce Danube et cette démultiplication des litanies centre-européennes me faisaient non pas dégoûter mais enrager. (En affaires patriotiques, c’est tout de même Thomas Bernhard qui fait autorité, seulement concernant la Hongrie, il faut changer « Hochgebirgetrottel » en « Tiefebenetrottel »…) Tous ces « idées danubiennes », « ethos danubien », « passé danubien », « histoire danubienne », « tragédie danubienne », « dignité danubienne », « présent danubien », « avenir danubien » ! De quoi parle-t-on ? Ce déferlement est devenu suspect. Vide danubien, haine danubienne, provincialisme danubien, Danube danubien. Pauvre Gertrude Stein ! Si seulement elle vivait pour voir cela : le Danube est le Danube… »

Péter Esterházy (1950-2016), L’oeillade de la comtesse Hahn-Hahn – en descendant le Danube, Arcades, Éditions Gallimard, Paris, 1999

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Peter Esterhazy


« L’oubli de l’Europe centrale avait fait sortir le Danube du champ de conscience des Européens. »

Jacques Le Rider (1954) , préface du livre de Pierre Burlaud Danube-Rhapsodie, Images mythes et représentations d’un fleuve européen, collection Partage du savoir, Éditions Grasset et Fasquelle/Le Monde de l’Éducation, Paris, 2001


« Le Danube lui-même est une expérience qui concerne le monde entier – ce qui échoue ici peut échouer partout, ce qui est réussi permet d’espérer ailleurs. »

Karl-Markus Gauß (1954), essai publié dans Donau d’Inge Morath, Édition Fotohof, Otto Müller Verlag, Salzburg/Wien, 1995
Écrivain, essayiste, critique, éditeur autrichien né à Salzburg.


À l’encontre du temps…

« Le Danube s’écoule à l’encontre du temps. Il charrie ses eaux du présent vers le passé, l’actualité vers l’intemporalité. Il est aussi long qu’il est ancien. Son delta abrite des silures millénaires et des volées de pélicans qui ressemblent à des reptiles volants. On trouve dans le delta le limon des régions les plus arriérées d’Europe. Les énormes boeufs et porcs du village de Murighiol paissent tranquillement. Le crépuscule venu, ils se retirent dans les roseaux. »

« Le Danube est un courant de réflexion, de méditation, qui rapproche ce qui est inconciliable. Le fleuve prend sa source dans une démocratie libre, caractérisée par la prospérité et la paix, et il traverse après un certain temps une région dans laquelle les batailles les plus sanguinaires avaient lieu voilà encore peu de temps, dans laquelle la misère, la vengeance et la pauvreté apparaissent sans vergogne, en plein jour. Le Danube a tant de facettes différentes : c’est ce qui fait de lui le plus européen des fleuves. »

« J’étais monté sur le pont supérieur. Une odeur de moisson et d’étable parvenait du navire turc. Les Français, les yeux fermés, étaient allongés sur la poupe. Deux marins turcs fumaient des cigarettes. Appuyés contre la rambarde, ils regardaient en direction de l’infini verdoyant du delta. Il m’avait semblé pendant une fraction de seconde que le bateau s’appelait Bethléem mais ce devait être le fruit de mon imagination qui tentait de venir à bout de l’inhabituel. »

« Je voulais voir le continent s’enfoncer dans la mer, je voulais voir la terre s’abaisser et se glisser sous la surface des eaux, laisser derrière elle les hommes, les animaux et les végétaux, fuir ses occupations, rejeter hors d’elle tout ce désordre d’histoire, de peuples, de langues, cet immémorial foutoir d’évènements, chaos de destinées, je voulais la voir chercher du repos dans la pénombre éternelle des profondeurs en la compagnie indifférente et monotone des poissons et des algues. »

Andrzej Stasiuk (1960), Sur la route de Babadag, « Le delta », Christian Bourgeois Éditeur, Paris, 2007
Écrivain, poète, essayiste et critique littéraire polonais. Jeune militant pacifiste, il refusa de faire son service militaire et fut condamné à deux ans de prison, expérience qu’il racontera plus tard dans son livre « Les murs d’Hébron ». Il travaille pour des journaux clandestins pendant la dictature communiste puis quitte Varsovie en 1987 et s’installe dans les montagnes polonaises des Beskides tout en parcourant à de nombreuses reprises l’Europe centrale et orientale, territoires auxquels l’écrivain semble particulièrement attaché.


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« Axe de démocratisation le Danube ? Pourquoi en écarter l’augure ? C’est en tout cas bien comme cela que le Danube pourrait servir de support à une stabilité enfin retrouvée de l’Europe médiane. »

Michel Foucher, Géopolitique du Danube, collection perspectives stratégiques, ellipse / édition Marketing S.A., Paris, 1999


Le delta du Danube

« Entre les Balkans et les Carpates »

Sur le littoral de la mer Noire
au nord du lieu où Ovide
vécut son exil

vaste territoire
survolé par l’aigle
qui niche
dans les crevasses de la falaise blanche

reflets argents des mouettes
sur les eaux sombres
ciel sillonné de cygnes hurlants
d’oies bernaches
et de pélicans

perdue dans le désert
une pierre solitaire
portant ces mots :
loci princeps
limit.prov.scyt.

plus récemment
le grondement du canon
là-bas vers Sébastopol
des Cosaques errants
bourrés de raki
chantant entre nostalgie et néant
d’anciennes mélopées d’Ukraine

un lieu
peut-être enfin
rendu à ses origines.»

Kenneth White (1936), Les archives du littoral, traduit par Marie-Claude White, Éditions du Mercure de France, Paris, 2011
L’écrivain et poète Kenneth White, inventeur du concept de géopoétique propose tout au long de son oeuvre une déambulation à travers les lignes du monde. Il dessine dans ce livre la carte méconnue des rivages de la planète où « l’être se transforme en système ouvert, où l’identité devient champ d’énergie. »


Mythologie danubienne

« Dites dans la conversation que vous travaillez sur le Danube. Observez votre interlocuteur : un déclic se fait, son visage s’éclaire d’un sourire entendu et heureux… Ah ! Le Danube ! Grâce à Johann Strauss fils, le fleuve est associé en une seconde à une panoplie mêlant rêve fugace, violons, pas de danse, vision romantique, musique légère, bal à Vienne, femmes tournoyantes et beaux officiers. La couleur bleue apporte une touche de paix, de légèreté, de gaité (nuées, nostalgie, bateaux blancs à vapeurs, robes vaporeuses et peut-être évocation de l’accès à la mer…).

Par le truchement de la valse, le Danube se perpétue comme image d’Épinal internationale et au-delà, comme élément identitaire d’une Autriche musicale et riante dont le fleuve serait le coeur et coulerait dans le coeur de tous les autrichiens. »

« Les fleuves créent-ils des mythes ? Plus exactement, les hommes se servent des fleuves pour nourrir des mythes… »

Pierre Burleaud, « Le Danube et l’Autriche, Attraction -Répulsion », in Culture et identité autrichiennes au XXe et au début du XXe siècles, collection Partage du savoir, Éditions Grasset et Fasquelle/Le Monde de l’Éducation, Paris, 2001


« Plus à l’est, le passage entre Giurgiu et Roussé offre une autre illustration consternante de l’activité humaine. Le fleuve lèche les villes jumelles et nous dépose sur la rive bulgare. Depuis Roussé, je distingue en face la Roumanie de Stasiuk : « fraternité entre Mercedes, or, puanteur de porc et tragique de l’industrie». De longues trainées de fumées noires flottent au-dessus d’un amoncellement d’édifices à l’abandon, anéantis par les brûlures des gaza abrasifs et au milieu desquels s’élèvent de hautes cheminées cafardeuses. Quand le vent porte au sud, les exhalaisons chimiques traversent le fleuve et la Bulgarie tousse le mauvais air roumain. Les passants des petites rues proprettes du centre-ville jettent des regards lourds de reproches à leur voisin d’en face, oubliant que leurs usines font de même lorsque le vent souffle au nord. Dans le centre de Roussé, je reconnais « l’ambiance familière d’une Mitteleuropa solide et industrieuse, entre la prospérité marchande ancienne et bigarrée du port fluvial et l’énormité impénétrable de l’ « industrie lourde » dont parle Claudio Magris dans Danube. La ville natale d’Elias Canetti, teintée autrefois de cosmopolitisme et d’esprit libertaire, ressemble aujourd’hui à une parade de progrès. Des rues piétonnes flanquées de belles façades, d’enseignes internationales et de banques pompeuses aux vitres rutilantes témoignent du grand rêve de consommation. Lorsque la chaleur se retire, les allées se gonflent de promeneurs qui se traînent nonchalamment sous le ballet des hirondelles jusqu’à de grandes places ombragées où de jeunes gens gâtés du despotisme de l’apparence dégustent des glaces crémeuses tout en jouant une passegiatta prosaïque. La jeunesse contestataire et passionnée de Roussé qu’Ivan Vazov dépeint dans Sous le joug n’est plus de cette époque. De nos jours les modèles sont les joueurs de foot et les vedettes des sitcoms. La désobéissance du bel âge s’accommode moins d’un combat idéaliste que d’un tatouage ou d’un string. Mon regard se pose sur un panneau d’affichage monumental. On y voit une jeune femme aux lèvres charnues laisser couler un flot de thé glacé dans sa bouche grande ouverte. En ville la sexualité est omniprésente. L’attitude, la parole, l’apparence, le décorum tout entier suintent le porno. En quelques années, l’opinion est passée du tabou à la suggestion et de la suggestion à l’ostentation… »

Lodewijk Allaert, Rivages de l’Est, En kayak du Danube au Bosphore, « Belgrade-Oltenita », collection sillages,  Transboréal, 2012


« Sur le Danube croisent les bateaux et les péniches, soviétiques, hongrois, slovaques ou autrichiens. Les drapeaux se succèdent et ne se ressemblent pas. Il y a les anciens de Hongrie et de Tchécoslovaquie, qui portent encore l’étoile rouge, et les nouveaux, immaculés, qui ont ôté l’étoile. Remontant le Danube, le bateau passe devant les capitales successives de la Hongrie, qui se trouvent en Hongrie ou en Slovaquie, maintenant. Les rives du fleuve sont à l’image de l’histoire tourmentée d’une Europe qu’on appelle centrale. Hongrie des deux côtés, puis une rive hongroise une rive slovaque, Slovaquie des deux côtés, puis une rive slovaque et, en face, autrichienne, puis Autriche des deux côtés. »

« Vienne ignore le Danube, superbement. La ville intérieure est y traversée par le Graben, emplacement de l’ancien fossé — graben veut dire fossé — de l’enceinte romaine, encerclée par le Ring, grand boulevard circulaire où se trouvent l’Opéra, et le Burgtheater. Le Danube est lointain, une tangente qui effleure le cercle. Certes, au bord, d’anciens entrepôts ont été convertis en hôtel de luxe abritant des séminaires pour hommes d’affaires, et les bords de son île ont été aménagés en plage — villégiature encore — mais l’essentiel se passe ailleurs. L’essentiel, à Vienne, c’est quoi ? Question bien embarrassante. »

Cécile Wajsbrot et Sébastien Reichmann, Europe centrale, un continent imaginaire, « Voyage en terre d’Europe centrale », « Vienne : un meurtre que tout le monde commet », collection Autrement monde, Autrement, Paris 1991


« Les touristes admirent, et avec raison, les bords de la Meuse aux environs de Liège, les bords de l’Elbe, les bords du Rhin de Mayence à Coblentz ; mais s’il faut parler de grandeur, rien de tout cela ne saurait être comparé, même de bien loin, à ce passage des Portes de Fer. Je ne vois, en un autre genre, que le cirque de Gavarni, avec le chaos qui le précède, qui puisse entrer en parallèle.
Qu’on imagine, pendant une quarantaine de kilomètres, un amoncellement de collines et de montagnes jetées en tout sens, pêle-mêle, comme un immense troupeau ; qu’on se figure maintenant une masse d’eau énorme, rencontrant sur son chemin cette formidable barrière, ici tournant les obstacles, serpentant dans les intervalles ; là se frayant de vive force une route à travers quelque roche moins dure : — tel est le spectacle unique au monde, à la fois superbe et terrible, qui nous est offert. L’homme s’y voit en présence de forces auprès desquelles la sienne est bien peu de chose et il y a je ne sais quoi de religieux dans l’admiration mêlée d’épouvante dont il est impossible de se défendre ici. »

Charles Bigot (1840-1893), Grèce – Turquie, le Danube, « Sur le Danube »


« Danube, petite voie de chemin de fer, grande fabrique de cuir, pavé de granit inégal, bien suffisant pour l’allure d’escargot des camions aux larges roues ! L’automobile, elle, sautait, galopait, bondissait, n’était pas à sa place sur cette route pavée pour camions. À gauche, c’était le port d’hiver, à droite un plateau surélevé, formé de sable du Danube et de cailloux du Danube, planté de jeunes bouleaux. On avait là une vue circulaire sur des collines d’un gris de plomb, des cheminées d’usines noires, et sur le brasier du soleil couchant. On voyait la grisaille du magasin à poudre, le Laaerberg, le cimetière central, le Kahlenberg… Comme dans le plomb gris, liquide, du ciel et de la terre, montait la vague embrasée, rouge sombre, des rais du couchant. La fabrique de cuir était comme un monstre noir, et trois gigantesques cheminées envoyaient une fumée dans le brasier, tels de minces jets de vapeur qui auraient voulu éteindre de formidables incendies ! Les frêles et délicats bouleaux sur le remblai du Danube frémissaient dans le vent du soir, et les deux amis choisirent de beaux cailloux polis, brun clair, en guise de souvenir de cette paisible soirée. »

Peter Altenberg (1859-1919), Nouvelles esquisses viennoises, traduit de l’allemand par Miguel Couffon, Actes Sud, 1994, cité dans Le goût de Vienne, textes choisis et présentés par Gérard-Georges Lemaire, Mercure de France, Paris, 2003


« Le 6 janvier de chaque année, mes parents ont jeté deux roses rouges dans le Danube, et ma grand-mère Bíró a refusé jusqu’à sa mort de traverser le fleuve. Quand elle était obligée d’emprunter l’un des ponts, pour se rendre de Pest à Buda, notamment à l’hôpital de mon père, elle fermait les yeux pour ne pas voir cette eau. Ce fleuve-là. »

Adam Bíró (1941), Les ancêtres d’Ulysse, Éditions PUF, Paris, 2002, cité dans Le goût de Budapest, Textes choisis et présentés par Carole Vantroys, Mercure de France, Paris, 2005


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Siège de Belgrade en 1717


Le Danube en colère

« Belgrade et Semlin sont en guerre.
Dans son lit, paisible naguère,
Le vieillard Danube leur père
S’éveille au bruit de leur canon.
Il doute s’il rêve, il tressaille,
Puis entend gronder la bataille,
Et frappe dans ses mains d’écaille,
Et les appelle par leur nom.

 Allons, la turque et la chrétienne !
Semlin ! Belgrade ! qu’avez-vous ?
On ne peut, le ciel me soutienne !
Dormir un siècle, sans que vienne
Vous éveiller d’un bruit jaloux
Belgrade ou Semlin en courroux !

Hiver, été, printemps, automne,
Toujours votre canon qui tonne !
Bercé du courant monotone,
Je sommeillais dans mes roseaux ;
Et, comme des louves marines
Jettent l’onde de leurs narines,
Voilà vos longues couleuvrines
Qui soufflent du feu sur mes eaux !

Ce sont des sorcières oisives
Qui vous mirent, pour rire un jour,
Face à face sur mes deux rives,
Comme au même plat deux convives,
Comme au front de la même tour
Une aire d’aigle, un nid d’autour.

Quoi ! ne pouvez-vous vivre ensemble,
Mes filles ? Faut-il que je tremble
Du destin qui ne vous rassemble
Que pour vous haïr de plus près,
Quand vous pourriez, sœurs pacifiques,
Mirer dans mes eaux magnifiques,
Semlin, tes noirs clochers gothiques,
Belgrade, tes blancs minarets ?

Mon flot, qui dans l’océan tombe,
Vous sépare en vain, large et clair ;
Du haut du château qui surplombe
Vous vous unissez, et la bombe,
Entre vous courbant son éclair,
Vous trace un pont de feu dans l’air.

Trêve ! taisez-vous, les deux villes !
Je m’ennuie aux guerres civiles.
Nous sommes vieux, soyons tranquilles.
Dormons à l’ombre des bouleaux.
Trêve à ces débats de familles !
Hé ! sans le bruit de vos bastilles,
N’ai-je donc point assez, mes filles,
De l’assourdissement des flots ?

Une croix, un croissant fragile,
Changent en enfer ce beau lieu.
Vous échangez la bombe agile
Pour le Coran et l’évangile ?
C’est perdre le bruit et le feu :
Je le sais, moi qui fus un dieu !

Vos dieux m’ont chassé de leur sphère
Et dégradé, c’est leur affaire :
L’ombre est le bien que je préfère,
Pourvu qu’ils gardent leurs palais,
Et ne viennent pas sur mes plages
Déraciner mes verts feuillages,
Et m’écraser mes coquillages
Sous leurs bombes et leurs boulets !

De leurs abominables cultes
Ces interventions sont le fruit.
De mon temps point de ces tumultes.
Si la pierre des catapultes
Battait les cités jour et nuit,
C’était sans fumée et sans bruit.

Voyez Ulm, votre sœur jumelle :
Tenez-vous en repos comme elle.
Que le fil des rois se démêle,
Tournez vos fuseaux, et riez.
Voyez Bude, votre voisine ;
Voyez Dristra la sarrasine !
Que dirait l’Etna, si Messine
Faisait tout ce bruit à ses pieds ?

Semlin est la plus querelleuse :
Elle a toujours les premiers torts.
Croyez-vous que mon eau houleuse,
Suivant sa pente rocailleuse,
N’ait rien à faire entre ses bords
Qu’à porter à l’Euxin vos morts ?

Vos mortiers ont tant de fumée
Qu’il fait nuit dans ma grotte aimée,
D’éclats d’obus toujours semée !
Du jour j’ai perdu le tableau ;
Le soir, la vapeur de leur bouche
Me couvre d’une ombre farouche,
Quand je cherche à voir de ma couche
Les étoiles à travers l’eau.

Sœurs, à vous cribler de blessures
Espérez-vous un grand renom ?
Vos palais deviendront masures.
Ah ! qu’en vos noires embrasures
La guerre se taise, ou sinon
J’éteindrai, moi, votre canon.

Car je suis le Danube immense.
Malheur à vous, si je commence !
Je vous souffre ici par clémence,
Si je voulais, de leur prison,
Mes flots lâchés dans les campagnes,
Emportant vous et vos compagnes,
Comme une chaîne de montagnes
Se lèveraient à l’horizon !

Certes, on peut parler de la sorte
Quand c’est au canon qu’on répond,
Quand des rois on baigne la porte,
Lorsqu’on est Danube, et qu’on porte,
Comme l’Euxin et l’Hellespont,
De grands vaisseaux au triple pont ;

Lorsqu’on ronge cent ponts de pierre,
Qu’on traverse les huit Bavière,
Qu’on reçoit soixante rivières
Et qu’on les dévore en fuyant ;
Qu’on a, comme une mer, sa houle ;
Quand sur le globe on se déroule
Comme un serpent, et quand on coule
De l’occident à l’orient ! »

Victor Hugo (1802-1885), Les Orientales (Juin 1828), publiées à Paris en 1829 par Charles Gosselin 


« Le Danube est sans aucun doute la plus importante des richesses naturelles de notre pays ; même si l’on ne prend en considération que l’aspect d’artère mondiale de navigation et de commerce. Maîtres de ses bouches, qui sont la porte de l’Europe vers l’Orient et la porte de l’Orient vers l’Europe; maîtres de 36 % de la superficie de son bassin total ; maîtres d’environ de la moitié de sa longueur navigable, y compris toutes les rivières qui coulent du Nord s’y jettent ; en tant que maîtres de tout cela nous sommes soumis en même temps, en tant que peuple, à la plus dure épreuve, parce que nous nous devons montrer que nous sommes capables, compétents, de remplir le rôle mondial dicté par cette situation géographique, tellement favorable mais qui implique tant de responsabilités. »

Grigore Antipa (1867-1944), Dunǎrea româneascǎ, The Romanian Danube, Le Danube roumain, Agenţia de Presǎ AGERPRES, Bucureşti, 2011

Grigore Antipa

photo source www.antipa.ro

   Grigore Antipa est un naturaliste et océanographe roumain, spécialisé en écologie, en zoologie et en biologie marine, membre de l’Académie roumaine. Le Muséum national d’histoire naturelle de Bucarest porte son nom. C’est à lui que l’on doit la prise de conscience de l’exceptionnelle biodiversité que représente le delta du Danube et les premières mesures de protection de cet espace naturel.


« Le Danube, dont nous avons décrit le cours à l’article Allemagne, est le plus grand fleuve de l’Europe après le Volga ; il entre dans le royaume de Hongrie au dessus de Woltsthal1, et descend aussitôt au-dessus de Presbourg2 dans la plaine inférieure, qu’il traverse orientalement, en tournant un peu au Sud. Il forme l’île de Shutt3, baigne les comtés de Wieselbourg4, de Raab5, Komorn et Gran6, et sépare Pesth de Bude. Il redescend près de Weitzen7 dans la grande plaine, court au S. jusqu’à l’embouchure de la Drave, d’où il se dirige à l’E. Il quitte la grande plaine au-dessous de Neusatz8 et, grossi des eaux de la Czerna, il sort de la Hongrie au-dessous d’Orsova. Son cours est fort tranquille dans tout le royaume, excepté entre les montagnes du Bannat et de la Servie9, où son lit est resserré et sa pente très rapide. Il déborde assez souvent tous les ans à la fin de février ou au mois de mars, à cause du grand nombre de rivières dont il est grossi, Il couvre alors ses îles, et inonde le plat pays près de Kolotscha10, Baja, les frontières du Bfennat11, jusqu’au-delà du Pantschova12. La navigation et le commerce de ce fleuve sont fort considérables, et la pêche très importante. Son cours a 450 lieues13. »

William GUTHRIE (1708-1770) (D’après le plan de), NOUVELLE GÉOGRAPHIE UNIVERSELLE, PHYSIQUE, POLITIQUE ET HISTORIQUE, Rédigée, depuis son origine (1800), jusqu’à ce jour, Par HYACINTHE LANGLOIS, DIXIÈME ÉDITION, ACCOMPAGNÉE D’UN ATLAS ÉLÉMENTAIRE DE 15 CARTES ENLUMINÉES. TOME PREMIER. PARIS,CHEZ HYACINTHE LANGLOIS, LIBRAIRE ET GÉOGRAPHE, RUE DE SEINE-SAINT-GERMAIN, N° 12. MDCCCXIX

Hyacinthe Langlois (1771?-1835?), fut libraire-géographe, éditeur, cartographe et litographe.

Notes :
1 Wolfsthal, commune frontalière autrichienne sur la rive droite du Danube
2 Bratislava, capitale de la Slovaquie
3 Žitný ostrov ou Île du seigle. Elle se situe actuellement en Slovaquie, entre Bratislava et Komárno, à la confluence du Váh et du Danube.
4 Moson-Magyaróvár, ville hongroise du Nord-Ouest
5 Györ, principale ville du Nord-Ouest de la Hongrie contemporaine
6 Esztergom (Hongrie)
7 Vác (Hongrie)
8 Novi Sad (Нови Сад), capitale de la Vojvodine
 serbe
9 Serbie
10 Kalocsa, petite ville de la Hongrie du Sud, aujourd’hui très célèbre pour son paprika
11Bannat ou Banat, aujourd’hui partagé entre la Roumanie, la Serbie et la Hongrie, véritable mosaïque ethnique
12Pančevo, ville de Serbie sur le Danube
13 Un lieu mesure 4, 82803 km


La sultane favorite

« N’ai-je pas pour toi, belle juive,
Assez dépeuplé mon sérail ?
Souffre qu’enfin le reste vive.
Faut-il qu’un coup de hache suive
Chaque coup de ton éventail ?

Repose-toi, jeune maîtresse.
Fais grâce au troupeau qui me suit.
Je te fais sultane et princesse
Laisse en paix tes compagnes, cesse
D’implorer leur mort chaque nuit.

Quand à ce penser tu t’arrêtes,
Tu viens plus tendre à mes genoux ;
Toujours je comprends dans les fêtes
Que tu vas demander des têtes
Quand ton regard devient plus doux.

Ah ! jalouse entre les jalouses !
Si belle avec ce cœur d’acier !
Pardonne à mes autres épouses.
Voit-on que les fleurs des pelouses
Meurent à l’ombre du rosier ?

Ne suis-je pas à toi ? Qu’importe,
Quand sur toi mes bras sont fermés,
Que cent femmes qu’un feu transporte
Consument en vain à ma porte
Leur souffle en soupirs enflammés ?

Dans leur solitude profonde,
Laisse-les t’envier toujours ;
Vois-les passer comme fuit l’onde ;
Laisse-les vivre : à toi le monde !
À toi mon trône, à toi mes jours !

À toi tout mon peuple – qui tremblez !
À toi Stamboul qui, sur ce bord
Dressant mille flèches ensemble,
Se berce dans la mer, et semble
Une flotte à l’ancre qui dort !

À toi, jamais à tes rivales,
Mes spahis aux rouges turbans,
Qui, se suivant sans intervalles,
Volent courbés sur leurs cavales
Comme des rameurs sur leurs bancs !

À toi Bassora, Trébizonde,
Chypre où de vieux noms sont gravés,
Fez où la poudre d’or abonde,
Mosul où trafique le monde,
Erzeroum aux chemins pavés !

À toi Smyrne  et ses maisons neuves
Où vient blanchir le flot amer !
Le Gange redouté des veuves !
Le Danube qui par cinq fleuves
Tombe échevelé dans la mer !

Dis, crains-tu les filles de Grèce ?
Les lys pâles de Damanhour ?
Ou l’œil ardent de la négresse
Qui, comme une jeune tigresse,
Bondit rugissante d’amour ?

Que m’importe, juive adorée,
Un sein d’ébène, un front vermeil !
Tu n’es point blanche ni cuivrée,
Mais il semble qu’on t’a dorée
Avec un rayon de soleil.

N’appelle donc plus la tempête,
Princesse, sur ces humbles fleurs,
Jouis en paix de ta conquête,
Et n’exige pas qu’une tête
Tombe avec chacun de tes pleurs !

Ne songe plus qu’aux vrais platanes,
Au bain mêlé d’ambre et de nard
Au golfe où glissent les tartanes…
Il faut au sultan des sultanes ;
Il faut des perles au poignard ! »

Victor Hugo, Les Orientales (XII), Octobre 1828, publiées en 1829 à Paris par Charles Gosselin


« Ce qui transforma en Thomas d’exaltantes rêveries en quelque chose qui ressemblait à un germe de décision, ce fut peut-être une conférence tenue, à l’approche de ses seize ans, dans la vieille maison de Devín. Il entendait sa mère et son oncle régler son sort avec une cruauté inconsciente, tandis que, le front appuyé à la vitre, il regardait au bas de la falaise la Morava tenter avec peine, de faire pénétrer ses eaux vertes dans les flots boueux du Danube, ce Danube qui serait désormais la toile de fond de sa vie. Terrible Danube ! Oui il l’aimait. Que ne viens-tu de France, pensait-il. Si, du moins, l’on eût, de temps à autre, pu espérer voir passer, venant de cet occident prestigieux, des chalands ou des remorqueurs portant l’écusson tricolore ! Mais non, rien jamais que les couleurs autrichiennes et allemandes. Et les roumaines, avec cette bande jaune, comme une dérision, entre le bleu et le rouge. »

Vercors (1902-1991), La marche à l’étoile, Éditions Albin Michel, Paris, 1951

La Morava (die March en allemand) vers 1901-1910 à la hauteur de la forteresse de Devín (Slovaquie) avant son confluent avec le Danube, photo de Paul Picher (1873-1955)


« Lorsqu’après 1871, je descendis le Rhin de Mayence à Rotterdam, j’eus l’impression que ce fleuve peut couler paisiblement ; ses luttes sont terminées, il n’a plus désormais qu’à laisser flotter au fil de ses eaux les ladies anglaises et les misses américaines qui notent au crayon, dans leur Baedecker, le roc de la Loreley, le Stolzenfels ou le Rolandseck… Mais lorsque j’ai descendu le Danube de Vienne à Galatz et que j’ai observé les passagers du bateau, où se trouvaient mélangés des Allemands, des Hongrois, des Serbes, des Roumains, des Turcs, des Russes, j’ai compris que là se jouerait encore une terrible tragédie, dont dépendra la paix de l’Europe. »
« Pensées et aphorismes d’Anton Rubinstein », Le Ménestrel n°8 du 25/02/1900

Anton Grigor’yevitch Rubinstein (1829-1894), compositeur, pianiste, chef d’orchestre et pédagogue éminent est né en Ukraine.


Hongrie

Danube, Dunaj, Duna
Dunav, Dunarea, Donau

deux grands chevaux noirs
attelés à une carriole
traversent la route
deux mains blanches la guident

au loin
au bout des sillons
des hommes ramassent du bois
devant les maisons
des petits jardins se protègent de la plaine

Danube, Dounaj, Douna
Dounav, Dounarea, Donau

dans la gare vit
un immense poêle en faïence jaune
dans le train les gens se racontent
jouent aux cartes, mangent du pain et du pâté
les contrôleurs portent des uniformes de généraux

Danube, Dounaj, Douna
Dounav, Dounarea, Donau

derrière nous, La Forêt Noire
loin devant, La Mer Noire
derrière nous, l’Occident
loin devant, L’Orient

derrière nous Hölderlin et Novalis
loin devant Panait Istrati et Nâzim Hikmet
derrière nous, le piano
loin devant, le ney
et le fleuve laisse passer les hommes
qui ne savent plus chanter

Danube, Dounaj, Douna
Dounav, Dounarea, Donau

une île
par où s’évader
deux mille huit cent soixante kilomètres
pour se jeter dans une mer fermée
mais le fleuve s’en moque
entre Buda et Pest
il respire et je m’envole

Danube, Dounaj, Douna
Dounav, Dounarea, Donau

terre source
fleuve mer
détroit océan
planète univers

et mirador ?

Danube, Dounaj, Douna
Dounav, Dounarea, Donau

Yvon Le Men (1953), « Hongrie », 1983, in Besoin de poème, Le Seuil, Paris, 2006


« J’y étais poussé par mon goût du dépaysement : j’aimais à fréquenter les barbares. Ce grand pays situé entre les bouches du Danube et celles du Borysthènes, triangle dont j’ai parcouru au moins deux côtés, compte parmi les régions les plus surprenantes du monde, du moins pour nous, hommes nés sur les rivages de la Mer Intérieure, habitués aux paysages purs et secs du sud, aux collines et aux péninsules. Il m’est arrivé là-bas d’adorer la déesse Terre, comme ici nous adorons la déesse Rome, et je ne parle pas tant de Cérès que d’une divinité plus antique, antérieure même à l’invention des moissons. Notre sol grec ou latin, soutenu partout par l’ossature des rochers, a l’élégance nette d’un corps mâle : la terre scythe avait l’abondance un peu lourde d’un corps de femme étendue. La plaine ne se terminait qu’au ciel. Mon émerveillement ne cessait pas en présence du miracle des fleuves : cette vaste terre vide n’était pour eux qu’une pente et qu’un lit. Nos rivières sont brèves ; on ne s’y sent jamais loin des sources. Mais l’énorme coulée qui s’achevait ici en confus estuaires charriait les boues d’un continent inconnu, les glaces de régions inhabitables. Le froid d’un haut-plateau d’Espagne ne le cède à aucun autre, mais c’était la première fois que je me trouvais face à face avec le véritable hiver, qui ne fait dans nos pays que des apparitions plus ou moins brèves, mais qui là-bas s’installe pour de longues périodes de mois, et que, plus au nord, on devine immuable, sans commencement et sans fin.
Le soir de mon arrivée au camp, le Danube était une immense route de glace rouge, puis de glace bleue, sillonnée par le travail intérieur des courants de traces aussi profondes que celles des chars. Nous nous protégions du froid par des fourrures. La présence de cet ennemi impersonnel, presque abstrait, produisait une exaltation indescriptible, un sentiment d’énergie accrue.

Marguerite Yourcenar (1903-1987), Mémoires d’Hadrien, Plon, Paris, 1951


« Le train suit le cours du Danube. Pluie et grêle ont repris de plus belle. Le fleuve gît sur le ventre. Sa frange marécageuse noie les arbres au passage. C’est le fleuve de l’oubli. Le fleuve de la Papusza, la « Poupée », poétesse et chanteuse polonaise du XXe siècle :

Le temps des Gitans errants
Est depuis longtemps passé
Mais je les vois, brillants,
Forts et clairs comme l’eau

L’eau ne regarde pas en arrière
Elle fuit, s’en va toujours plus loin
Où les yeux ne la verront pas
L’eau qui vagabonde »
Papusza

Cité par Virginie Luc dans son livre Journal du Danube, Éditions de l’Âge d’Homme, collection Rue Férou, Lausanne, 2014


« Oï toi,  ô Marko de Prilep
À toi je donne l’épreuve en premier.
Toi en trois jours,
Tu auras à entasser des pierres
Jusqu’à atteindre les nuages.
Quant à toi, le preux arabe
Toi en trois jours, tu auras à creuser un canal
A le creuser pour amener le Danube
Et le faire passer devant Nikjup la grand’ville
Afin qu’il lave mes pavés de marbre.
Celui de vous qui terminera sa tâche le premier
Celui-là me prendra pour épouse. »
Par Dieu, l’Arabe noir
Fit venir ses trois cents esclaves
Pour creuser le canal et faire venir le Danube.
Quant à Marko, avec son savoir, à bâtir sa tour de pierres
Et dans Nikjup, à la mi-journée
Plus ne restait une seule pierre.
Marko alla sur le paisible Danube blanc
Alla au pays de Grande Valachie
Chez les Caravalaques, pays de Bogdan
Y trouva une pierre de neuf coudées,
La jette sur sa blanche épaule
Pour achever sa tour.
Elle n’y suffit point.
Marko nage dans le paisible Danube blanc
Et en face Semo son cher frère de sang
Dit de loin à Marko :
« Oï toi, ô Marko mon frère de sang
Ia jette-moi la pierre de neuf coudées
La vierge, par Dieu
Accueille déjà l’Arabe ! »

Marko jeta alors la pierre de neuf coudées
Et divisa le Danube en deux
Et sortit par la terre ferme… »

Épopée des Noces de Marko, chant épique de la tradition orale bulgare, traduction de Jean Cuisenier,  Jean Cuisenier, Les Noces de Marko, Le rite et le mythe en pays bulgare


Dans le delta à Sulina…

   « À Sulina, nous avions accosté sur la rue principale. Sur le quai, une foule de gens attendait leurs proches. Le long de la strada Deltei poussaient des arbres et l’ombre s’y déployait. Dans le bar le plus proche, j’avais pris un café et m’étais assis sous un parasol. J’attendais que se fasse entendre en moi la conscience de la fin. Le fleuve se perdait dans la mer pour de bon et la terre, avec tous ses évènements, s’arrêtait là. On ne pouvait pas sortir d’ici par une autre route que celle empruntée pour venir. Je sentais que le temps, jusque-là dans les formes humaines, se répandait et retournait à sa forme originelle. Là, à Sulina, il était omniprésent comme l’humidité dans l’air. Il altérait les maisons et les bateaux, corrodait les visages et le paysage, les verres dans les bars et la marchandises dans les magasins. Il avait complètement consumé, rongé la délicate enveloppe des minutes, des heures et des jours, il avait pris possession de l’espace tout entier, de toutes les choses visibles et invisibles ainsi que des pensées humaines. »

Andrzej Stasiuk (1960), Sur la route de Babadag, « Le delta », Christian Bourgeois Éditeur, Paris, 2007
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La centrale nucléaire de Zwentendorf/Danube : un fantôme pour le présent

Toute activité dans le domaine du nucléaire fut interdite à l’Autriche jusqu’en 1955. Celle-ci ne retrouva son indépendance que lors de la ratification du Traité d’État entre ce pays et les quatre puissances alliées occupantes (USA, Union soviétique, Royaume-Uni et France) le 26 octobre de cette même année. La volonté de construire une centrale nucléaire en Autriche au bord du Danube date de l’époque du chancelier socialiste Bruno Kreisky (1911-1990). Celui-ci met en place au début des années soixante-dix avec le soutien presque unanime du monde économique et politique autrichien, un programme qui fait appel à l’atome et doit permettre à son pays de diminuer sa dépendance énergétique. L’emplacement de Zwentendorf (rive droite), en amont de Vienne, est choisi pour être la première des trois centrales sur la liste. Les travaux démarrent en 1972 pour une prévision de mise en marche en 1977. Mais certains évènements font que la centrale nucléaire ne fonctionnera jamais.

« 
Zwentendorf est un village situé légèrement en retrait du Danube ; sur la place il y a un SPAR et quelques devantures fermées dont un café, visage typique et trop connu de ces lieux qui ont une forte activité puis qui l’ont perdu. mais ici nulle tristesse, la journée est belle et douce, le printemps est éclos, les merles chantent leur joie.
Nous empruntons les bords du Danube, nous avions déjà aperçu la centrale d’assez loin, un bloc parallélépipédique flanqué d’une grande cheminée.
Par cette magnifique journée, les cycle-randonneurs sont nombreux, la piste passe entre les berges herbeuses et les grilles peu défensives de la centrale. De toute évidence, tous ces retraités sur leurs vélos à assistance électrique ont pris un jour le dessus sur l’atome, certains s’arrêtent, jettent un oeil sur les panneaux d’information. Nous sommes au pied de cet énorme bloc de béton, flanqué à sa gauche d’un petit bâtiment administratif et centre d’information, où nous attend notre hôte.
Stefan Zach a le titre de « responsable de l’information et de la communication ». Il nous dira qu’il se charge aussi de la tonte des pelouses, on aura tendance à le croire malgré ce petit sourire moqueur qui ne le quittera pas tout au long de la visite.
Celle-ci est comme un hommage à un fantôme célébré par un amant ironique, amateur de cimetières par ailleurs. « Vous allez voir un lieu vraiment étrange » nous dit-il avant de nous raconter cette histoire moderne : l’Autriche a développé au début des années 70 un programme plutôt modeste d’implantation de centrales nucléaires.  ; la construction de la première d’entre elles à Zwentendorf, avec une réacteur et deux turbines de 700 mégawatts, a été démarrée en 1972 et achevée en 1976 ; il n’y avait plus qu’a tourner le bouton mais les nombreuses protestations, de plus en plus populaires, poussées par le parti « Verts », ont obligé le chancelier Kreisky à proposer un référendum qui a lieu le 5 novembre 1978. Parfaitement sûr de sa victoire, il engage son propre avenir politique sur le résultat. Alors qu’il pensait disposer de l’appui de la droite, sa manoeuvre incite celle-ci à l’opportunisme en appelant à voter pour l’arrêt du programme. Avec 30 000 voix d’écart seulement [50, 5% contre 49, 5 % des votants], l’Autriche décide d’abandonner son programme de centrales nucléaires qui sera principalement remplacé par des centrales à charbon ou a gaz. La petite histoire retiendra que Kreisky ne quitta pas son poste… Un an plus tard, la population lui accordera à nouveau une large victoire lors de nouvelles  élections. Stefan, qui se présente comme un « écologiste romantique de droite », tirera sa conclusion : « Une démocratie directe comme la nôtre, construit d’abord et demande après. »
Il fut décidé de garder la centrale comme si elle allait fonctionner le jour d’après. Les politiques trouveraient sans doute une solution pour changer les choses… C’est ainsi que deux cents personnes continuèrent à venir quotidiennement, payés à ne rien faire, de 1978 à 1985. 7 ans d’ennui.

A place of permanent failures (Un lieu d’échecs permanents)

Stéphane nous rappelle toutes les tentatives mises en oeuvre pour faire vivre ce lieu : transformation en centrale à gaz, parc d’énergie solaire, parc de découvertes aventure, tournage d’un film d’aventures, projet d’aménagement architectural par Hundertwasser… le projet le plus fou présenté par un certain d’Udo Proksch fut un cimetière vertical. Toutes ces tentatives échouèrent.
Nous allons découvrir au cours de la visite elle-même à proximité du réacteur, la répétition d’une troupe de théâtre. La metteur en scène tenait préalablement la charcuterie du village avant qu’elle ne ferme. la malédiction évoquée par Stefan va-t-elle se réaliser ?
Nous sommes vite transportés dans un James Bond des années 70, qui ressemble aussi à un jeu de playmobil. Tous les équipements ont été conservés comme au dernier jour ou plutôt au premier jour qui ne fut pas, tout est impeccable.
Pourquoi la société EVN conserve-t-elle ce lieu qui lui coûte un demi-million par an ? « On ne sait jamais, ça peut servir un jour. » Stefan est en train d’éluder, cela coûterait certainement très cher de le démanteler et le foncier est magnifique, là coule un fleuve majestueux.
Il a été confié à Hunderwasser le soin de donner aux installations d’énergie d’EVN une image plus proche des aspirations d’aujourd’hui, ludique, propres, durables.

  Antonio Chiriaco, Carnets du Danube (mai et juin 2022), carnet réalisé à l’occasion d’une exposition à Vincennes du 11 au 18 septembre 2023 retraçant un voyage sur les rives du Danube en mai et juin 2022.
   Il n’y aura donc pas pour le moment du moins, de centrale nucléaire autrichienne, ni au bord du Danube ni ailleurs contrairement à certains autres pays que le fleuve traverse. L’Allemagne a toutefois fermé sa dernière centrale nucléaire en activité au bord du fleuve à Gundremmingen (Bavière) fin 2021. La Hongrie en possède une à Paks (4 réacteurs) en aval à 100 km de Budapest (des travaux pour la construction de deux nouveaux réacteurs ont commencé en 2022), la Bulgarie une à Kozlodouï (rive droite, deux réacteurs en activité), la Roumanie une à Cernavodǎ en Dobrogée (deux autres sont en projet), au bord du canal de la mer Noire (deux réacteurs).

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« Il y a des lieux. Mes endroits. (No. 2.) Par exemple, cette jetée sur le Danube, où je vais presque tous les jours quand le temps le permet. Pendant la saison d’aviron, c’est sûr. J’ai fait des courses à partir d’ici en kayak, en canoë, en kayak et, dans le passé, en « double » – une version de course du skiff pour deux personnes. Quand mon chien Rilke était vivant, il sautait régulièrement de cette jetée dans le fleuve et nageait vivement, même à contre-courant, pour me rapporter un canard sauvage. Je lui disais merci, mais non merci. Il pensait que j’essayais seulement d’être poli et de lui épargner de la peine. J’aime juste m’asseoir ici, mettre mes pieds dans l’eau quand il fait chaud et regarder. Un fleuve aussi grand, large et fort est un phénomène naturel merveilleux. C’est passionnant d’imaginer d’où il vient et où il va. J’ai examiné à plusieurs reprises sa source dans la Forêt-Noire et son delta à la mer Noire à l’aide de Google. J’ai lu que c’était le deuxième plus long fleuve d’Europe après la Volga. La Volga est victorieuse et obtient une médaille d’or. Mais pour moi, c’est le Danube le vainqueur dans tous les domaines. J’y ai déjà jeté un message dans une bouteille en espérant qu’elle arriverait quelque part et que quelqu’un la trouverait. J’aimerais bien moi aussi trouver une bouteille avec un message. J’ai toujours hâte d’être là, de regarder la richesse infinie des motifs de la surface de l’eau qui tourbillonnent. Qui m’enverrait un message comme ça, et quel serait-il ? Je dois y réfléchir. »

Vámos Miklós (1950), écrivain, journaliste, scénariste et dramaturge hongrois, dont seuls Le livre des père (2007) et La neige chinoise ont été pour le moment traduits en français. Auteur de 33 livres parmi lesquels Le monde des étoiles, La lune de miel, Dunapest (2020)…
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Bleu Danube, beau Danube bleu,
Bleu de ses sources tarissables,
Bleu karstique,
Bleu cantique,
Bleu  mythologique,
Bleu incarné,
Bleu divinité sur la terre,
Bleu des yeux du fleuve,
Bleu des ombres bleues,
Bleu parfois paresseux,
Bleu néant,
Bleu gourmand,
Bleu sombre,
Bleu douceur,
Bleu rêveur,
Bleu Blau,
Bleu Donau,
Bleu Freudenau,
Bleu Duna,
Bleu Dunǎrea,
Bleu sans nom,
Bleu sans dire non,
Bleu non sans raison,
Bleu celte, bleu viking,
Bleu lipovène,
Bleu glacé de Mauthausen,
Bleu friable,
Bleu sonore de sa matière insaisissable,
Bleu étoiles de rivière,
Bleu d’exils sans retour,
Bleu hölderlinien,
Bleu fraternel,
Bleu miroir,
Bleu delta,
Bleu noyé dans la mer Noire.


Eric Baude, publié par l’Union des écrivains de Roumanie, juin 2023  

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Eric Baude pour Danube-culture, © droits réservés, mis à jour octobre 2024
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Cet article faisant l’objet d’un important travail de recherches et étant remis régulièrement à jour il ne peut être utilisé partiellement ou dans son intégralité sans l’autorisation de l’auteur.
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Budapest, Adam Biro et le Danube juif

Le pont des Chaînes en 1944, photo sources Fortepan/ Lissák Tivadar

Adam Biro : Deux roses rouges dans le Danube…

   Les croix-fléchées, les nazis hongrois ont pris le pouvoir effectif en octobre quarante-quatre, et à partir de ce moment aucune « maison protégée » (par la Croix-Rouge, les Chevaliers de Malte, la Suède, la Suisse, la Mongolie extérieure, le Botswana, les îles Salomon, tous ils voulaient nous sauver, on se demande comment il se fait que), aucun refuge n’était assez sûr pour les juifs de Budapest. (Ceux de la province étaient déjà déportés). Il était mortellement dangereux pour eux de se montrer dans la rue. Mon oncle Józsi voulait absolument aller chercher « des affaires » qu’il avait laissées dans une cave ou un appartement – je me souviens même du nom de la rue : Nap utca ; la rue du Soleil. Des « affaires » : manteaux d’hiver, pull-overs… Comme il était sourd, ma mère devait l’accompagner, au cas où… Mais ma mère n’était pas prête ; elle était en train de me nourrir. Józsi était impatient ; aussi impatient de nature que mon père, moi. Il ne voulait – ne pouvait pas attendre ma mère, et mon grand-père a décidé d’aller avec son fils.
Ils ne sont jamais revenus.

La cour de la synagogue de la rue Dohány et l’église des Héros à gauche en 1945, Fortepan/Album011

   De jeunes voyous, des croix-fléchées, les ont arrêtés place de l’Oktogon. Un vendeur de journaux qui les connaissait de Nagyvàrad a crié : Ces deux-là, c’est des juifs, je les connais. Ils ont été emmenés dans un immeuble qui appartenait aux croix-fléchées ; ceux-ci n’en voulaient qu’à mon oncle (pourquoi ?) et étaient prêts à relâcher mon grand-père. Il a refusé de laisser seul son fils sourd. Ils ont été torturé (avec un rasoir, je le sais, je n’ai jamais osé le dire à personne parce que je ne voulais pas y penser, je n’osais pas imaginer la scène, même mes parents ne le savaient pas, Auer Anikó me l’a dit, mon grand-père a essuyé le sang sur le dos de son fils avec sa chemise), puis traînés près du Lánchíd [le pont aux Chaînes], le pont suspendu. Là, au bord du Danube, on les a attachés ensemble, et on a tiré sur l’un deux pour que le mort entraîne le vivant au fond de l’eau. Le père a-t-il entraîné le fils ? Ou le contraire ?

Le pont aux Chaines en 1944, sources photo Fortepan / Lissák Tivadar

   Comment peut-on encore croire en Celui qui a permis cela ? Qui l’a ordonné ?
J’ai encore vécu douze ans dans ce pays. Dans cette ville, pas très loin de ce pont. Mes parents plus de cinquante ans. Nous avons serré des mains , dit bonjour à des gens dans le bus, regardé dans des yeux, j’ai laissé poliment passer les personnes plus âgées que moi à la porte de la boulangerie, comme on me l’avait appris. Cinquante-quatre ans plus tard, je tape ce texte sur mon iBook, je me sens misérable, les larmes coulent silencieusement sur mon visage. Je renifle.
Le hasard a voulu qu’un voisin de notre rue ait été dans la même rafle mais lui, il a réussi à se défaire de ses liens et à sortir de l’eau glacée, je ne sais comment et il est venu nous dire tout cela, deux semaines plus tard.
[…]
Ce meurtre a eu lieu le 6 janvier 1945. Budapest devait être libéré par l’armée soviétique le 13 février, toute la Hongrie le 4 avril. La France était libre depuis longtemps. Le 6 janvier de chaque année, mes parents ont jeté deux roses rouges dans le Danube, et ma grand-mère Bíro a refusé jusque’à sa mort de traverser le fleuve. Quand elle était obligée d’emprunter l’un des ponts, pour se rendre de Pest à Buda, notamment à l’hôpital de mon père, elle fermait les yeux pour ne pas voir cette eau. Ce fleuve-là.

Adam Biro, Les ancêtres d’Ulysse, Éditions des P.U.F., Paris 2002, nouvelle édition, La chambre d’écho, Paris 2018, cité également dans Le goût de Budapest, textes choisis et présentés par Carole Vantroys, Mercure de France, Paris, 2005

Budapest et le pont aux Chaînes détruit par les troupes allemandes, 1945, sources photo Fortepan

« Le Danube blanc ondoie en silence  » ou la marche de Botev…

    C’est en apprenant l’exploit du révolutionnaire bulgare Hristo Botev (1848-1876) sur le Danube près de Kozloduy qu’Ivan Vazov compose ces vers. Le poète relate l’évènement dans ses mémoires : « Nous étions tous exaltés : les détails de cet entreprise audacieuse, semblant tout droit sortir d’une légende, circulaient de bouche à oreille. Profondément impressionné par cet cet évènement, j’ai écrit « Le Danube blanc et silencieux ondoie joyeusement » qui est devenu rapidement très populaire. Dans les cafés, les auberges les rues où nous nous rencontrions, nous discutions tout le temps du héros bulgare : toutes nos conversations commençaient et se terminaient avec cet incroyable exploit de notre compatriote révolutionnaire. Mon poème a ensuite été adapté pour en faire un chant patriotique. »

Ivan Vazov (1850-1921)

Le titre original du poème est en fait « Radetzky » du nom du bateau à vapeur autrichien de la D.D.S.G. commandé par le capitaine Dagobert Engländer à bord duquel Hristo Botev et ses hommes embarquèrent incognito le 16 mai 1876 depuis le port de Giurgiu, sur la rive roumaine puis qu’ils détournèrent et forcèrent à accoster le lendemain sur le rivage bulgare à Kozloduy pour les débarquer. Hristo Botev sera tué peu de temps après par les Ottomans sur le mont Okolshitsa le 1er juin 1876. Cette chanson patriotique, inspirée de ce poème comporte un nombre variable de strophes. La version originale en comptait plus de vingt.

Réplique du Radetzky construite en 1954, transformé en musée Hristo Botev sur le Danube à la hauteur de Kozloduy, photo droits réservés

   Hristo Botev et Ivan Vazov ont eu une relation intéressante. À l’âge de 15 ans, Vazov se rendit dans la ville de Kalofer où il fut engagé comme assistant du célèbre professeur Botio Petkov, le père de Hristo Botev. Le vieux Petkov s’est fait beaucoup du souci pour son fils qui avait été renvoyé du lycée d’Odessa. Ivan Vazov et Hristo Botev se rencontreront ultérieurement.

Mémorial de Hristo Botev à Kalofer, photo droits réservés

   La mélodie originale de cette chanson serait l’œuvre d’un compositeur bulgare anonyme. Certaines sources affirment que même l’auteur de la version musicale que nous connaissons aujourd’hui est également inconnu. Mais dans la biographie du musicien bulgare Ivan Karadzhov, il est mentionné que celui-ci aurait écrit la musique sur le poème d’Ivan Vazov.
Rebelle et personnage public, Ivan Karadzhov est né dans le sud-ouest de la Bulgarie occupée par l’Empire ottoman. Diplômé de l’École masculine bulgare de Thessalonique, il rejoignit l’Organisation révolutionnaire macédonienne interne qui luttait pour libérer de l’occupation turque les régions de l’ethnie bulgare en Macédoine. Il étudia par la suite à l’Ecole vocale impériale de Saint-Pétersbourg, dont il est sorti diplômé en 1902. C’est en 1909, alors qu’il est professeur de musique, qu’il aurait composé sa mélodie sur les vers d’Ivan Vazov. Cette chanson fut interprétée pour la première fois par la fanfare de son école ce qui lui attira de graves ennuis de la part des autorités turques.

« Le Danube blanc et silencieux ondoie joyeusement… »

Le Danube blanc et silencieux ondoie joyeusement
Et le Radetzky flotte majestueusement sur ses vagues d’or,

Mais Lorsque les rives de Kozloduy se montrent,
Une trompe sonne sur le bateau et un drapeau est brandit,

De juvéniles héros bulgares montrent leurs visages,
Leurs fronts ont la fierté du Lion, leurs regards sont plein de  ferveur,

Leur jeune chef se tient fièrement devant eux,
s’adressant au capitaine en tenant un couteau dans sa main,

Je suis un soldat bulgare, voilà mes hommes,
Nous allons nous battre pour la liberté, le sang coulera aujourd’hui,

Nous devons combattre pour la Bulgarie
Afin de l’aider à se débarrasser d’une pesante tyrannie…

https://youtu.be/L5Rd3qLljj0?feature=shared

Sources :
BELZOVSKA, Albena, « The history of  Still White Danube », BNR, Radio Bulgaria, 2015

Éric Baude pour Danube-culture, © droits réservés, mis à jour octobre 2024

Le delta du Danube et l’empereur Hadrien (76-138 ap. J.-C.)

    » Tout roseau brisé devenait une flûte de cristal… »

   « Si elle s’était prolongée trop longtemps, cette vie à Rome m’eût à coup sûr aigri, corrompu ou usé. Le retour à l’armée me sauva. Elle a ses compromissions aussi, mais plus simples. Le départ pour l’armée signifiait le voyage ; je partis avec ivresse. J’étais promu tribun à la Deuxième Légion, l’adjudicatrice : je passai sur les bords du Haut-Danube quelques mois d’automne pluvieux, sans autre compagnon qu’un volume récemment paru de Plutarque.

Aquincum, camp romain de la rive gauche du Danube, aujourd’hui inséré dans Budapest, photo droits réservés

   Je fus transféré en novembre à la Cinquième Légion Macédonique, cantonnée à cette époque (elle l’est encore) à l’embouchure du même fleuve, sur les frontières de la Moésie inférieure. La neige qui bloquait les routes m’empêcha de voyager par terre. Je m’embarquai à Pola4 ; j’eus à peine le temps, en chemin, de revisiter Athènes, où, plus tard, je devais longtemps vivre. La nouvelle de l’assassinat de Domitien5, annoncée peu de jours après mon arrivée au camp, n’étonna personne et réjouit tout le monde. Trajan bientôt fut adopté par Nerva; l’âge avancé du nouveau prince faisait de cette succession une matière de mois tout au plus : la politique de conquêtes, où l’on savait que mon cousin se proposait d’engager Rome, les regroupements de troupes qui commençaient à se produire, le resserrement progressif de la discipline maintenait l’armée dans un état d’effervescence et d’attente. Ces légions danubiennes fonctionnaient avec la précision d’une machine de guerre nouvellement graissée ; elles ne ressemblaient en rien aux garnisons endormies que j’avais connues en Espagne ; point plus important, l’attention de l’armée avait cessé de se concentrer sur les querelles de palais pour se reporter sur les affaires extérieures de l’empire ; nos troupes ne se réduisaient plus à une bande de licteurs prêts à acclamer ou à égorger n’importe qui. Les officiers les plus intelligents s’efforçaient de distinguer un plan général dans ces réorganisations auxquelles ils prenait part, de prévoir l’avenir, et pas seulement leur propre avenir. Ils s’échangeaient sur ces évènements au premier stage de la croissance pas mal de commentaires ridicules, et des plans stratégiques aussi gratuits qu’ineptes barbouillaient le soir la surface des tables. Le patriotisme romain, l’inébranlable croyance dans les bienfaits de notre autorité et la mission de Rome de gouverner les peuples prenaient chez ces hommes de métier des formes brutales dont je n’avais pas encore l’habitude. Aux frontières, où précisément l’habileté eût été nécessaire, momentanément du moins, pour se concilier certains chefs nomades, le soldat éclipsait complètement l’homme d’État ; les corvées et les réquisitions en nature donnaient lieu à des abus qui ne surprenaient personne. Grâce aux divisions perpétuelles des barbares, la situation au nord-est était somme toute aussi favorable qu’elle pourra jamais l’être : je doute même que les guerres qui suivirent y aient amélioré quelque chose. Les incidents de frontières nous causaient des pertes peu nombreuses, qui n’étaient inquiétantes que parce qu’elles étaient continues ; reconnaissons que ce perpétuel qui-vive servait au moins à aiguiser l’esprit militaire. Toutefois j’étais persuadé qu’une moindre dépense, jointe à l’exercice d’une activité mentale un peu plus grande, eût suffi à soumettre certains chefs, à nous concilier les autres, et je décidais de me consacrer surtout à cette dernière tâche, que négligeait tout le monde.

Carte historique de la Thrace antique d’Abraham Ortelius (1527-1598) datée 1585 avec la Mésie inférieure qui avait depuis longtemps disparu.

J’y étais poussé par mon goût du dépaysement ; j’aimais à fréquenter les barbares. Ce grand pays situé entre les bouches du Danube et celles du Borysthènes7, triangle dont j’ai parcouru au moins deux côtés, compte parmi les régions les plus surprenantes du monde, du moins pour nous, hommes nés sur les rivages de la Mer intérieure, habitués aux paysages purs et secs du sud, aux collines et aux péninsules. Il m’est arrivé là-bas d’adorer la déesse Terre, comme ici nous adorons la déesse Rome, et je ne parle pas tant de Cérès, que d’une divinité plus antique, antérieure même à l’invention des moissons. Notre sol grec ou latin, soutenu partout par l’ossature des rochers, a l’élégance nette d’un corps mâle : la terre scythe8avait l’abondance un peu lourde d’un corps de femme étendue. La plaine ne se terminait qu’au ciel. Mon émerveillement ne cessait pas en présence du miracle des fleuves : cette vaste terre vide n’était pour eux qu’une pente et qu’un lit. Nos rivières sont brèves ; on ne s’y sent jamais loin des sources. Mais l’énorme coulée qui s’achevait ici en confus estuaires charriait les boues d’un continent inconnu, les glaces de régions inhabitables. Le froid d’un haut-plateau d’Espagne ne le cède à aucun autre, mais c’était la première fois que je me trouvais face à face avec le véritable hiver, qui ne fait dans nos pays que des apparitions plus ou moins brèves, mais qui là-bas s’installe pour de longues périodes de mois, et que, plus au nord, on devine immuable, sans commencement et sans fin. Le soir de mon arrivée au camp, le Danube était une immense route de glace rouge, puis de glace bleue, sillonnée par le travail intérieure des courants de trace aussi profondes que celles des chars. Nous nous protégions du froid par des fourrures. Le présence de cet ennemi impersonnel, presque abstrait, produisait une exaltation indescriptible, un sentiment d’énergie accrue. On luttait pour conserver sa chaleur comme ailleurs pour garder courage. À certains jour, sur la steppe, la neige effaçait tous les plans, déjà si peu sensibles ; on galopait dans un monde de pur espace et d’atomes purs. Aux choses les plus banales, les plus molles, le gel donnait une transparence en même temps qu’une dureté céleste. Tout roseau brisé devenait une flûte de cristal. Asar, mon guide caucasien, fendait la glace au crépuscule pour abreuver nos chevaux. Ces bêtes étaient d’ailleurs un de nos points de contact les plus utiles avec les barbares : une espèce d’amitié se fondait sur des marchandages, des discussions sans fin, et le respect éprouvé l’un pour l’autre à cause de quelque prouesse équestre. Le soir, les feux de camp éclairaient les bonds extraordinaires des danseurs à la taille étroite, et leurs extravagants bracelets d’or. 
Bien des fois, au printemps, quand la fonte des neige me permit de m’aventurer plus loin dans les régions de l’intérieur, il m’est arrivé de tourner le dos à l’horizon du sud, qui renfermait les mers et les îles connues, et à celui de l’ouest, où quelque par le soleil se couchait sur Rome, et de songer à m’enfoncer plus avant dans ces steppes ou par-delà ces contreforts du Caucase, vers le nord ou la plus lointaine Asie. Quels climats, quelle faune, quelles races d’hommes aurais-je découverts, quels empires ignorants de nous comme nous le sommes d’eux, ou nous connaissant tout au plus grâce à quelques denrées transmises par une longue succession de marchands et aussi rares pour eux que le poivre de l’Inde, le grain d’ambre des régions baltiques le sont pour nous ? À Odessos9, un négociant revenu d’un voyage de plusieurs années me fit cadeau d’une pierre verte, semi-transparente, substance sacrée, paraît-il, dans un immense royaume dont il avait au moins côtoyé les bords, et dont cet homme épaissement enfermé dans son profit n’avait remarqué ni les moeurs ni les dieux. Cette gemme bizarre fit sur moi le même effet qu’une pierre tombée du ciel, météore d’un autre monde. Nous connaissons encore assez mal la configuration de la terre. À cette ignorance, je ne comprends pas qu’on se résigne. j’envie ceux qui réussiront à faire le tour des deux cents cinquante mille stade grecs si bien calculés par Erastothène10, et dont le parcours nos ramènerait à notre point de départ. je m’imaginais prenant la simple décision de continuer à aller de l’avant, sur la pistequi déjà remplaçait nos routes. Je jouais avec cette idée…
   Être seul, sans biens, sans prestige, sans aucun des bénéfices d’une culture, s’exposer au milieu d’hommes neufs et parmi des hasards vierges… Il va de soi que ce n’était qu’un rêve, et le plus bref de tous. Cette liberté que j’inventais n’existait qu’à distance ; je me serais bien vite recréé tout ce à quoi j’aurais renoncé. Bien plus, je n’aurais été partout qu’un romain absent. Une sorte de cordon ombilical me rattachait à la Ville. Peut-être, à cette époque, à ce rang de tribun, me sentais-je encore plus étroitement lié à l’empire que je ne le suis comme empereur, pour la même raison que l’os du poignet est moins libre que le cerveau. Néanmoins, ce rêve monstrueux, dont eussent frémi nos ancêtres, sagement confinés dans leur terre du Latium, je l’ai fait, et de l’avoir hébergé un instant me rend à jamais différent d’eux. »

Marguerite Yourcenar, Mémoires d’Hadrien, « Varius multiplex multiformus », Librairie Plon, Paris, 1958 (première édition)

Notes :
1Le Dniepr, fleuve ukrainien et européen
2 Peuple d’origine thrace qui s’était constitué en royaume possédant un haut degré de civilisation et  occupait un territoire comprenant une partie de la plaine pannonienne, les Carpates et la région du Bas-Danube, correspondant géographiquement à une grande partie de la Roumanie d’aujourd’hui. Redoutables guerriers, bien organisés, ils furent vaincus par Trajan lors de deux campagnes successives (101-102 et 105-107).
3 Moésie ou Mésie inférieure, province romaine.
4 Pola ou Pula, port situé en Istrie (Croatie).
5 Domitien (51-96), empereur romain. Il règne de 81 jusqu’à son assassinat en 96.
6 Nerva (30-98) succède à Domitien en 96. N’ayant pas de descendant il fait de Trajan son fils adoptif peu avant sa mort.
7 Le Dniepr : Borysthènes est un nom d’origine scythe.
8 Les Scythes sont un ensemble de peuples indo-européens parlant une langue iranienne et occupant un vaste territoire eurasien, à l’origine nomade et férus de chevaux qui font des incursions en Europe à partir du VIIème siècle avant J.-C. Ils sont à l’origine d’un des premiers peuplements de la région du Bas-Danube.
9 Aujourd’hui Varna, ville et port et grande station balnéaire  bulgare sur la mer Noire.
10 Erastothène (vers 276-vers 194 ou 195 av. J.-C.) Savant grec encyclopédiste, un des premiers géographes de l’Antiquité, il fut aussi à la demande du pharaon Ptolémée III bibliothécaire du Musée d’Alexandrie et précepteur de son fils. Il semble qu’il ait calculé assez précisément la circonférence de la terre.

Linz et la chanson des Nibelungen

   Il s’agit du roi Gunther, souverain burgonde et du musicien Volker von Alzey, son ménestrel, «un homme plein de combativité» qui sera comme son roi et tous les autres Burgondes, tués par les Huns.
   Cette colonne reflète le vieux souhait (rêve) de nombreux habitants de Linz d’établir un lien entre leur ville et la Chanson des Nibelungen comme le pont (Nibelungenbrücke, pont des Nibelungen) datant de 1940 (PK 2135, 10) qui conduit depuis la place de la vieille ville à Urfahr, en témoigne. La ville n’est pourtant pas pas mentionnée dans ce récit et il est peu probable que les Nibelungen, aient jamais franchi les portes de la cité.

Richard Diller (1890-1969), construction du pont des Nibelungen à Linz, 1939-1940, encre de chine aquarellée collection Nordico Museum der Stadt Linz

Le pont des Nibelungen avec les têtes de pont adjacentes est le seul projet de planification nazie réalisé pour Linz. Conformément à son nom, le pont aurait dû être décoré de deux figures de la légende des Nibelungen de chaque côté de la rive. Le sculpteur allemand Bernhard Graf von Plettenberg (1903-1987) fut chargé de la réalisation des sculptures monumentales de Kriemhild, Brunhild, Gunter et Siegfried. À l’occasion d’une visite d’Adolf Hitler à Linz en avril 1943, deux des statues (Kriemhild et Siegried) modelées en argile à dimension réelle furent installées à titre d’essai à leur future place. Aujourd’hui, il n’existe plus que des modèles en plâtre à petite échelle de ces figures. En 1946, le sculpteur demanda à la ville de Linz s’il pouvait compter sur la poursuite de « l’œuvre de sa vie »…
Un autre pont des Nibelungen franchit en amont le Danube à la hauteur de Ratisbonne (Bavière, PK 2378,39).

Sources : 
https://www.ooegeschichte.at

Danube-culture, © droits réservés,  mis à jour juillet 2024

Siegfried, sculpture de Bernhard Graf von Plettenberg, photo droits réservés 

Aleksandar Tišma (1924-2003) et Novi Sad

Son père était un Serbe originaire du village des confins militaires austro-hongrois (Grenzer) de Visuć près de Gospić qui avait fait son école primaire au bord du Danube à Sremski Karlovci grâce à une bourse mais n’avait pas pu poursuivre ses études au séminaire. Grâce à une recommandation de l’organisation humanitaire Privrednik, il fut pris en apprentissage chez le marchand Schwartz de Szeged et passa la Première Guerre mondiale dans un commissariat et, après la guerre, retourna travailler à Horgoš (la ville qui allait appartenir au Royaume des Serbes, des Croates et des Slovènes). C’est la qu’il rencontra sa future épouse Olga. A. Tišma avait pour habitude de dire que le mariage de ses parents, qui avaient déménagé à Novi Sad à cause raison du travail de son père, était une union formée d’oppositions.
Aleksandar grandit par conséquent en tant que fils unique d’un père extraverti, optimiste et affable, et d’une mère mélancolique, introvertie et passionnée d’art, qui insista beaucoup pour que son fils apprenne les langues étrangères dès son plus jeune âge. (Outre le serbe et le hongrois, Tišma parlait couramment l’anglais, l’allemand et le français). Leur loyauté à l’égard de « civilisations incohérentes », comme il le dira plus tard, l’a poussé à affronter très tôt des problèmes d’identité et à préférer le compromis à l’exclusivité, qu’il trouvait déplaisante. Refusant de choisir une collectivité, Tišma a fait de sa double origine, associée à ses penchants artistiques, une position d’individu détaché – un observateur, qui ne participe pas au monde, mais l’observe et l’analyse. Cette position l’a conduit, malgré son sentiment d’insécurité, à choisir le métier d’écrivain, de sorte que tout ce que les autres prenaient pour acquis, il le voyait et le racontait d’un point de vue original et personnel.
Dans le journal qu’il tient depuis sa jeunesse (1942-2001), ainsi que dans l’autobiographie de 1992, Sečaj se večkrat na Vali [Toujours se souvenir de Vali], Tišma écrit qu’au début de la Seconde Guerre mondiale, ses pensées étaient orientées vers l’individu, le personnel, et non le général. Pendant l’occupation, il a été expulsé du lycée serbe pour une infraction mineure, et le raid de Novi Sad en janvier 1942 – au cours duquel les deux nations auxquelles il appartenait de par sa naissance ont terriblement souffert, et auquel sa grand-mère a survécu par simple chance – a laissé une profonde cicatrice sur le jeune Tišma. (L’écrivain intégrera plus tard son expérience personnelle de cette époque dans un récit structuré de manière réaliste, un roman intitulé Le livre de Blam). Réfugié à Budapest (où la persécution des Juifs n’avait pas encore pris de l’ampleur) avec sa mère (grand-mère Teréz), Tišma s’inscrit à la faculté d’économie, qu’il quitte peu après pour la faculté de philosophie – département de langue et de littérature françaises.
En 1944, après l’occupation allemande de la Hongrie, il est envoyé avec des centaines d’autres étudiants dans un camp de travail en Transylvanie, où il passe six mois et, pour la première fois, comme il le dira plus tard, il se sent proche d’un groupe et « en vient à aimer les gens ». (Ce « retour » à la communauté était également crucial pour le futur écrivain, qui avait besoin de se familiariser avec la nature humaine et « la vie elle-même » afin de pouvoir écrire sur elle de manière réaliste). De retour chez ses parents à Novi Sad, il est atteint d’une jaunisse et, pendant sa convalescence dans une ferme voisine, il passe son temps à lire. Vers la fin de la guerre, il eut, comme il le dira plus tard, l’expérience de lecture la plus forte, lorsqu’il mit la main sur Le chemin de Swann de Proust en français. En même temps, le futur écrivain fut déçu, car il se rendit compte que tous les livres qu’il voulait écrire « avaient déjà été écrits ».
Après sa libération, il rejoint le quartier général du troisième groupe d’armées yougoslave sur la recommandation de son ami. Cela le conduit à Sombor, où il travaille dans la salle de rédaction de Bilten. Vivant parmi les vainqueurs, des soldats à la mentalité dite « montagnarde » – très différente de sa mentalité « pannonienne » – Tišma ressent l’attrait d’un mode de vie « simple » et « rudimentaire ». Ce travail dans l’armée, où il est bientôt engagé comme censeur au poste de l’armée, le sauve, croit-il, d’une mort certaine sur le front de Syrmie, où sont déployés des jeunes gens inexpérimentés et non qualifiés comme lui. Le magasin de son père, Gavra, est saisi et, selon les directives du nouveau régime, leur maison est bientôt remplie de résidents inconnus.
Les espoirs qu’il avait de s’installer en France, où vivaient des membres de sa famille, s’évanouirent rapidement : il ne remplissait pas les conditions requises et chaque tentative ultérieure d’obtenir un passeport dans la Yougoslavie socialiste se solda par un échec. Il commenca donc à travailler comme journaliste pour Slobodna Vojvodina, dont les bureaux se trouvent à Sremska Mitrovica et à Subotica, ressentant tout le poids et l’étouffement du journalisme de commande. À Novi Sad, le bureau central où il est finalement envoyé, il se sent soulagé par les personnes avec lesquelles il travaille en tant que journaliste pour la section économique. Au cours de l’été 1947, il participe$a à une « action de travail » en Bosnie, avant d’être appelé à effectuer son service militaire à Sarajevo et à Mostar.
En 1948, il entre au journal de Belgrade Borba, le journal officiel du parti communiste, dont la mission est d’éduquer les masses. Ce journal, comme il le dira plus tard, personne ne l’achetait ni ne le lisait, et c’est là qu’il devint candidat au Parti. À l’époque du conflit entre Tito et le Cominform, Tišma échappe à l’étiquetage et à une éventuelle sanction et déportation à Goli Otok, simplement en raison de son éloignement naturel de la communauté et de son désintérêt essentiel pour la politique. Il s’inscrit ensuite à des études d’histoire de l’art qu’il abandonne rapidement pour des études d’allemand, qui lui conviennent mieux.
En 1949, il trouve à nouveau un emploi à Novi Sad, où il devient secrétaire administratif de Matica srpska (où il restera jusqu’à sa retraite, travaillant plus tard comme éditeur dans sa maison d’édition), et où il rencontre Boško Petrović et Mladen Leskovac. L’année suivante, il commence à rédiger des critiques de périodiques littéraires étrangers pour Letopis Matice srpske. Il traduit également du hongrois, puis de l’allemand, et Letopis publie sa première histoire originale, « Ibikina kuća » [La maison d’Ibika]. Encouragé par les éloges et l’affection bienveillante de l’écrivain Boško Petrović, Aleksandar Tišma, plus mûr et plus sûr de lui, commence à écrire de la poésie et des pièces de théâtre. (Les cadres communistes l’ayant laissé tranquille parce qu’il avait déjà été exclu du Parti). Au début de l’année 1952, il épouse Sonja Drakulić, sa collègue de travail à la beauté saisissante, et ils ont un fils, Andrej, la même année. Il voulait écrire un roman sur un sujet qui le préoccupait personnellement : les tentatives des jeunes gens, vivant dans une société socialiste d’après-guerre, de quitter le pays. C’est deux ans après la mort de son père (1955), à l’âge de 33 ans, que Tišma obtient son passeport et entreprend un premier voyage tant attendu – à Paris. Bien qu’il se soit bien installé dans la capitale française, il est retourné auprès de sa famille et de sa maison, à Matica, où, l’année suivante, en 1958, il a publié ses premiers carnets de voyage.
C’est à ce moment-là que sa carrière littéraire commence à décoller. Il publie deux recueils de nouvelles, Krivice [Défauts] et Krčma [Taverne] (1961). La même année, il se rend en Pologne, où il écrit le célèbre carnet de voyage « Meridijani srednje Evrope » [Les méridiens de l’Europe centrale]. Au cours de ce voyage, Tišma fait l’expérience d’une certaine illumination épiphanique qui marque un tournant pour lui en tant qu’écrivain. Le judaïsme, auquel il appartient de par sa naissance, et l’Holocauste (bien qu’il ne l’ait pas vécu personnellement) deviennent les thèmes dominants de ses récits et de ses romans. C’est avec ces livres que l’écrivain atteint son apogée littéraire et qu’il reçoit de nombreux prix. Ces romans, The Book of Blam (1972), The Use of Man (1976), Kapo (1987), et un recueil de nouvelles, Škola bezbožništva [L’école de l’impiété] (1978) – où les thèmes dominants sont le mal dans l’homme « civilisé » et dans le monde – ont été traduits en 17 langues et ont valu à Tišma d’être reconnu, faisant de lui un auteur largement lu à l’intérieur et à l’extérieur de l’espace culturel serbe et yougoslave.
Il devient membre correspondant de la VANU (Académie des sciences de Voïvodine) en 1979 et membre à part entière en 1984. Il est élu membre à part entière de l’Académie serbe des sciences et des arts (SANU) en 1991, et vice-président de sa branche de Novi Sad en 1992. L’Académie des arts de Berlin (Die Akademie der Künste in Berlin) l’a nommé membre en 2002. Il a reçu de nombreux prix : le prix Branko Radičević (1957) ; le prix Octobre de la ville de Novi Sad (1966) ; le prix Nolit (1977) ; le prix NIN (1977) ; le prix de la Bibliothèque nationale de Serbie (1978) ; les prix Szirmai Karoly (1977, 1979) ; le prix Andric (1979) ; le prix du livre de Leipzig pour la compréhension européenne (1995) ; le prix d’État autrichien pour la littérature européenne (1995) ; l’Ordre national du mérite français (1997).
Dans son discours inaugural à l’Académie, sous la forme d’une nouvelle intitulée « Nenapisana priča » [« Une histoire non écrite »] (1989), Aleksandar Tišma a révélé l’essence de sa poétique fondée sur une approche réaliste, la conviction que l’on ne peut écrire que sur des expériences non vécues, que l’écrivain, dans son atelier, maintient à une distance nécessaire. Le fait que son œuvre soit fondée sur la dualité de la proximité et de la séparation entre l’artiste et le monde est également évident dans l’autobiographie dans laquelle Tišma évoque sa vie jusqu’au moment de la mort de sa mère. Cet événement du domaine le plus intime, qui a sans aucun doute été une source de charge émotionnelle considérable, est dépeint sans occulter son contexte social plus large, où une autre tragédie se déroulait à une échelle beaucoup plus vaste, avec pour protagonistes des individus et des communautés entières.
Les raisons de l’éclatement de la Yougoslavie et des guerres des années 1990 sont étudiées dans Sečaj se večkrat na Vali, de manière concise mais très objective, ce qui, en fonction des prédispositions des lecteurs, a conduit à des appréciations différentes de cette œuvre autobiographique. La mort de sa mère et l’éclatement de son pays – un pays que Tišma considérait avec son détachement caractéristique et toujours présent (mais qui était pour lui le symbole d’une sorte de communauté, ce qui signifie qu’il a ressenti la perte d’un double « sanctuaire »), ont représenté un autre tournant dans la vie de l’écrivain. Après 1991, la dernière décennie du XXe siècle a vu s’estomper progressivement le milieu qui était – même s’il était peu inspirant ou rempli d’exemples de valeurs négatives – le seul véritable contexte de l’univers narratif de Tišma. Après avoir atteint la renommée en Europe, symbole de la liberté à laquelle il a toujours aspiré – avec une touche de mélancolie émanant de toutes ses œuvres où le mal est une présence, et l’humanité et la justice terrestre une absence constamment regrettée – Aleksandar Tišma mettait de l’ordre dans ses affaires.
Après la mort d’Aleksandar Tišma le 15. février 2003, à l’initiative de son fils Andrej Tišma,  la maison d’édition Akademska knjiga de Novi Sad a commencé à publier l’ensemble de ses œuvres. Le premier livre de ce projet a été le roman Ženarnik [Womencage] (2010), une œuvre restée à l’état de manuscrit.
En 2015, la Radio Télévision de Voïvodine a produit une série télévisée basée sur le roman de Tišma « Vere i zavere » [Foi et conspiration] (1983).

Prof. Gorana Raičević, traduction et adaptation en français Eric Baude pour Danube-culture

Novi Sad (Neusatz, Ujvidek)

Plan de Novi Sad en 1929

« Quand on se penche sur le plan de Novi Sad, on remarque un dessin semblable à une toile d’araignée, coupée d’un côté par un large ruban demi-circulaire et ramifiée en bon agencement dans les autres directions. Le ruban qui coupe la toile d’araignée par sa courbe – habituellement coloré en bleu – est le Danube, immuable frontière orientale de la ville, mais aussi son coeur, ses entrailles originels : car c’est sur sa rive , autrefois marécageuse, dans son demi-cercle intérieur de boue et de brume, que se fixèrent les premiers embryons de la localité, les huttes et les cabanes des artisans et des commerçants en vivres en vin qui, de la plaine humide et fangeuse, ravitaillaient sur la rive rocheuse opposée, le Petrovaradin militaire, sec et distingué, inaccessible pour eux par la force de la loi. Ces premiers habitants amenaient les denrées à vendre et les matières premières pour leurs produits de l’arrière-pays plat et fertile, où ils tracèrent en conséquence des voies longues et droites le long desquelles poussèrent les maisons des jardiniers et des transporteurs – le réseau s’élargit jusqu’où le lui permettait la frontière. Les quartiers les plus anciens qui germèrent tout près du Danube, sur les digues entre les bras du fleuve et les marais, ressortent aujourd’hui encore sur le plan en lignes sinueuses qui soudainement et capricieusement se jettent dans dans des élargissements circulaires – les places ; c’est là que se trouve encore le centre commercial, hérissé de magasins, de cafés, d’églises, d’institutions ; dans ces lacis s’élève aussi le bâtiment du cinéma Avala et, en face de biais, le Palais Mercure. Les quartiers plus récents, construits le long des routes vers l’arrière-pays, allongent leurs artères très loin, entrelaçant entre elles les mailles des rues transversales pour les perdre à nouveau en s’étirant de plus en plus effilées, chacune en une longue rue solitaire, étendue vers les champs, semblables aux extrémités écartées d’une toile d’araignée qui, invisiblement, en disparaissant, touche à son support.
Aleksandar Tišma, Le livre de Blam (Knjiga o Blamu), XI, pp.150-152, traduit du serbe par Madeleine Stevanov, Éditions Juillard/L’Âge d’Homme, Paris, 1986

Sources : www.tisma-foundation.com

Panaït Istrati

   « Vagabond, débardeur ou contrebandier – peu importe ce qu’il fut. Voici l’essentiel : il a gardé le souvenir des étoiles qui ont veillé sur son sommeil inquiet, il a su démêler dans la poussière des grands chemins, son grain ardent. À travers toute la misère et toute la fatigue, il a porté, intact, un coeur d’homme. »
Joseph Kessel (1898-1979), préface à Oncle Anghel1  

   « Il emmagazine un monde de souvenirs et souvent trompe sa faim en lisant voracement, surtout les maitres russes et les écrivains d’Occident. Il est conteur-né, un conteur d’Orient, qui s’enchante et qui s’émeut de ses propres récits, et si bien s’y laisse prendre qu’une fois l’histoire commencée, nul ne sait, ni lui-même si elle durera une heure ou bien mille et une nuits. Le Danube et ses méandres… Ce génie de conteurs est si irrésistible que dans la lettre écrite à la veille du suicide, deux fois il interrompt ses plaintes désespérées pour narrer deux histoires humoristiques de sa vie passée. Je l’ai décidé à noter une partie de ses récits ; et il s’est engagé dans une oeuvre de longue haleine. »
Romain Rolland (1866-1944)

Panaït Istrati (1884-1935), enfant du Danube

Panaït Istrati (1884-1935) est un écrivain roumain de langue française né à Brǎila2 important port du Bas-Danube de la principauté de Valachie puis de la Roumanie, d’une mère blanchisseuse et d’un père contrebandier d’origine grecque. Tuberculeux, celui-ci retourne en Grèce alors que son fils n’a que quelques mois. Après avoir exercé, pour gagner sa vie, les métiers les plus divers dès son adolescence, Panaït Istrati se consacre à l’écriture.
Romancier fécond, conteur extraordinaire, personnage hors du commun à la personnalité intègre et courageuse, il fut surnommé par Romain Rolland qui le fit connaître en France et devint son ami le « Gorki des Balkans ».

P. Istrati, photographe éphémère dans le sud de la France  pour survivre…

Le Danube, les paysages environnants, les habitants, les villages des rives danubiennes roumaines, de l’embouchure (le confluent) de la rivière Siret (726 km) avec le Danube où il passe une partie de son enfance chez sa grand-mère, du Baragan3 ce « champ d’argile et cette plaine d’eau, deux déserts : une solitude immobile et un déluge tourmenté… » (Tudor Arghesi, 1880-1967), du port de Brǎila, tous ces lieux à la forte personnalité  occupent dans plusieurs de ses oeuvres une place considérable, symbole du lien profond de l’écrivain avec l’histoire et la géographie de ces territoires à la fois impitoyables et fascinants.

Le port de Brǎila en 1890, P. istrati a alors six ans.

Chevauchant le XIXe et le XXsiècles de l’Europe au Proche-Orient, son œuvre littéraire appartient à plusieurs genres, du conte au roman historique en passant par l’autobiographie, le témoignage et l’essai qui s’entremêlent dans un même récit sans cesse déployé et toujours fécondé par une évocation saisissante de la nature et par un profond sentiment d’humanité, renouvelant par là même une forme littéraire originale.

Brăila, boulevard I. Cuza, fin XIXe début du XXe siècle, collection Musée Carol Ier, Brăila, droits réservés

La générosité, la passion amoureuse et l’amitié dans sa vie comme dans son œuvre le disputent au tragique de la destinée humaine ainsi qu’au bruit et à la fureur de l’Histoire. Imprégnés de la tradition populaire orale de son pays natal, émaillés de termes et de proverbes roumains, ses contes et ses récits qu’on a souvent rapprochés de ceux des Mille et Une Nuits enrichissent l’épopée qui les a nourrit. Ils brossent le portrait de personnages hauts en couleur dans toutes leurs contradictions dont le plus célèbre d’entre eux, le « Haïdouc », hors-la-loi tour à tour bandit d’honneur, redresseur de torts et révolté contre l’injustice sociale. Et si l’écrivain, amoureux de « la noble déesse, la Littérature » et de « la belle lettre inspirée », renfermait des « millions de vies belles et affreuses » dont il se voulait « le simple écho », l’homme, fils d’un contrebandier grec et d’une blanchisseuse roumaine, ne séparait pas son art de sa vie dans ses rencontres, ses voyages et ses engagements. Il a participé au plus fort de son être à toutes les « pulsations » de l’histoire humaine, sociale et politique du XXe siècle au-delà même de sa disparition prématurée, tant les « ismes » auxquels il s’est confronté nous interrogent encore de nos jours : capitalisme, nationalisme, anarchisme, socialisme, communisme, stalinisme, fascisme et antisémitisme.

Mémorial Panaït Istrati dans le parc municipal de Brǎila, photo © Danube-culture, droits réservés

Sensible à la peine des hommes quelles que soient leurs conditions, fidèle sans illusion à ceux d’en bas, il n’a jamais dérogé au refus de parvenir. Lié au mouvement ouvrier roumain et international, il soutiendra la révolution russe et sera le premier écrivain célèbre à s’être élevé dès 1929 contre le régime stalinien de l’URSS faisant face avec un courage exemplaire à la réprobation de la majorité des intellectuels et des écrivains de gauche et aux plus ignobles calomnies des staliniens.

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Panaït Istrati a habité à Paris au 24 rue du Colisée (VIIIarrondissement) de 1922 à 1930, photo Wikipedia

Notes :
1 Cité par Jacques Baujard dans l’introduction de sa biographie « Panaït Istrati, l’amitié vagabonde », Éditions Transboréale, Paris, 2015, p. 17
2 Principale ville de Munténie et grand port valaque sur le Danube (rive gauche)
3 Région plate et désertique du sud-est de la Roumanie bordée par le Danube. Elle a inspiré de nombreux écrivains parmi lesquels Tudor Arghesi (1880-1967), Jean Bart (1874-1933), Nicolae Iorga (1871-1940), Mihail Sadoveanu (1880-1961), Alexandru Vlahuţa (1858-1918)…
sources
: Bratosin Odile. Le Baragan : espace géographique dans la littérature roumaine. In: Travaux de l’Institut Géographique de Reims, vol. 33-34, n°129-130, 2007. Spatialités de l’Art. pp. 79-94 : www.persee.fr/doc/tigr_0048-7163_2007_num_33_129_1535

Panaït Istrati, chantre du Danube, de son affluent le Siret et du Baragan

   « Dans ce refuge où tout sentait la vie sauvage, j’oubliais dès le lendemain le choléra et l’ail qu’il fallait manger, et le camphre que l’on portait au cou, et le vinaigre pour se frotter le corps. Le bois de saules et son petit monde d’oiseaux me semblaient un coin de paradis ; la vue de mon cher Danube, par nos nuits tièdes et étoilées, nos clairs de lune, répondaient à mon plus grand rêve d’enfance : une vie sous un ciel clément, avec une hutte, une couverture et une marmite sur le feu… tout ce que j’avais lu dans les histoires de brigands… »
Panaït Istrati, La jeunesse d’Adrien Zograffi, « Codine »

Le Port de Brăila à l’époque de Panaït Istrati : un univers impitoyable, photo collection Musée Carol Ier, Brăila, droits réservés

 « Habituellement, le port et le Danube (mon Danube !) c’était là ma promenade passionnément aimée du jeudi. En été, le port m’absorbait dans son immense labeur. Il me semblait que toutes ces fourmilières d’êtres et de choses vivaient pour ma jouissance personnelle ; en hiver, c’était la majestueuse inertie, l’universel silence, l’imposante solitude des quais déserts, la blancheur immaculée, et surtout le terrifiant arrêt du fleuve sous son linceul de glace. »
Panaït Istrati, La jeunesse d’Adrien Zograffi, « Codine »

L’entrée des docks du port de Brăila, photo collection Musée Carol Ier, Brăila, droits réservés

   « Ma lipovanca n’avait pas toujours été si malheureuse. Son mari avait été pêcheur à son compte. Avec l’aîné de ses trois enfants — « un garçon de quinze ans, fort comme un taureau » — il partait tous les soirs à la pêche sur le Danube et rentrait le matin assez tôt, le poisson vendu et l’argent dans sa poche. Ils étaient le père et le fils bien braves : ils ne buvaient pas et confiaient tous leurs sous à la Babouchka. Ce n’était pas beaucoup, mais, un jour moins, un jour plus, ça pouvait aller. Et en effet cela alla passablement bien « jusqu’au jour de l’Ascension de l’année dernière » où cela n’alla plus du tout, car ce « matin maudit », le garçon vint frapper à la fenêtre à deux heures de la nuit, et lorsqu’elle lui ouvrit, il n’eut plus que la force de dire : « Mère ! Il s’est noyé ! » et tomba sur le sol de la chaumière.
La barque avait chaviré à cause des grandes vagues. Le père, lourdement botté, avait tout son possible pour se maintenir à flot pendant que le fils, qui était pieds nus, luttait vaillamment pour lui arracher les « funestes bottes » — seul grand obstacle pour ces nageurs innés — mais, vieux et épuisé, il coula au moment même où une des deux bottes restait dans les mains du garçon. Celui-ci l’entendit crier un instant avant : Petrouchka ! Sauve-toi, et sois bon avec ta mère ! »
Panaït Istrati, La jeunesse d’Adrien Zograffi, « Mikhaïl »

   « Il est bien entendu que nous nagions, tous, comme des poissons, enfants du grand Danube que nous étions. Là encore, c’est de la belle histoire, riche en tendres souvenirs, en lumière, espace et cruelle amertume.
Holà ! Vie débordante ! Danube printanier de nos coeurs !
Nous nagions tous. mais nager, c’est peu dire. Quel est le pusillanime garçon de Braïla qui n’ait pas tenté la traversée entre Katagatz et Guétchète ? Et pourtant la belle affaire que cette traversée !
Passer le fleuve — en utilisant les cinq manières de nage connues : celle du chien, celle de la grenouille, la planche, comme les « vaillants » et le « piétinement » —, toucher du pied le limon de l’autre berge et rebondir immédiatement au retour, voilà ce que tout le monde ne pouvait pas faire ! Voilà ce qui était envié par tout le monde et par le petit « tout le monde » plus violemment ! Et voilà pourquoi chaque saison, les bras éloignés et impitoyables du grand Danube enlaçaient de préférence les petits corps de ceux qui qui s’y fiaient passionnément, les corps de ce pauvre petit « tour du monde ».
Il y en avait pour tous les goûts ; des maigriots, des potelés, des blonds, des bruns, des noirauds. Et des yeux grands, et des cils longs, des paupières qui ne devaient plus jamais se rouvrir au soleil, à la lumière, au Danube méchant et aux belles amoureuses qui les attendaient frémissantes à quelque carrefour choisi par le destin indifférent.
Ces corps nourris de polenta et de brûlants désirs, on les tirait du fleuve, parfois encore chauds, quelquefois bleus et déchiquetés par les écrevisses. Une mère au visage labouré par la détresse, une soeur abîmée par son ivrogne d’époux se trouvaient toujours sur la berge pour réchauffer de leurs embrassements le petit cadavre de celui qui avait donné au Danube sa suprême preuve d’amour… »
Panaït Istrati, Nerrantsaoula, 1927

Jean Alexandru Steriadi (1880-1956), bateaux dans le port de Brǎila, vers 1909, collection du Musée National de peinture de Bucarest

« Au débarcadères des pêcheries, tout était préparé pour une ballade joyeuse dans les saules du Danube. Une lotka [bateau traditionnel du Danube] fluette, appartenant à l’ami de Catherine, regorgeait de friandises, de vins et d’au-de-vie. Minnkou n’était pas encore là et de cette absence Minnka se fit du mauvais sang. Il vint cependant, peu après, tout regaillardi. L’embarcation prit le large, décente. Les femmes s’étaient couchées l’une contre l’autre, couvertes d’un tapis rustique, cependant que les gamins s’amusaient avec l’eau.
Ce n’était pas la seule lotka en fête qui traversait le Danube. Une multitude d’autres barques sillonnaient la vaste étendue du fleuve, certaines emportant même des musiciens. La plupart semblaient voguer à la dérive, heureuses du soleil, de la bonne chaleur où elles s’attardaient comme si elles craignaient de s’engager dans un fourré engourdi par l’hiver.
On tournoyait sur place et on buvait au son des violons et des tsambales [Cymbalum]. Parfois, des chants mélodieux de femmes retentissaient, clairs, dans l’espace, pour de longs moments. On entendait des échanges de souhaits et des apostrophes plaisantes, des rires, des cris apeurés. Notre lotka les écouta, longtemps, silencieuse, puis elle mit le cap sur l’autre rive et disparut comme une anguille.
Avant que le défilé de Korotichka les eût englouties, les deux hommes levèrent la tête pour contempler les innombrables navires, leur forêt de mats et la vaste ceinture éblouissante du Danube. »
Panaït Istrati, Tsatsa-Minka, « Barbat à sa mesure »

   Panaït Istrati consacre le premier chapitre de son roman Tsatsa-Minka à la Balta, un espace de prairies et forêts alluviales situé entre le Seret et son confluent avec le Danube, territoire que l’écrivain appelle du nom populaire « d’embouchure ».

   « L’embouchure », Peu avant que le Sereth n’arrive à l’endroit où il fait don de sa vie au Danube glouton, son lit devient une grande campagne fertile qui s’étend entre Brǎila et Galatz. Pour la traversée en toute sa largeur, ses habitants, qu’on surnomme « ceux de l’Embouchure » ne peuvent mettre moins de deux heures de chariot tellement elle est vaste. Les dimensions inaccoutumées de ce lit, aussi bien que sa générosité, les vieux du pays les expliquent à leur façon. Ils disent que le Sereth avait à l’origine une âme, à l’exemple de nous autres hommes, une âme ambitieuse. Après son départ de Bukovine, ayant en cours de route séduit une belle jeune fille dont il était amoureux, l’orgueilleux Sereth décida de la conduire, par ses propres moyens ,jusqu’à la mer Noire et au-delà, afin de lui montrer des pays où poussent des oranges et des grenades qui sont tout ce qu’il y a de plus beaux sur la terre, mais qui, néanmoins, pâliraient de jalousie devant la splendeur de sa bien-aimée, dont le nom est Bistritsa. »
Tsatsa-Minka, Folio Gallimard, Paris 1998

   « Je t’écris ces lignes pendant que ton gramophone chante « Le Danube est gelé ». Il est bien gelé, mon Danube, gelé pour toujours. Et je me demande si ma vie, riche de rien que des miracles, pourra faire un dernier miracle, dégelant mon Danube au soleil d’un dernier printemps. »
Panaït Istrati, Lettre à un ami de Brǎila, 1935

Brăila_19ème

Brăila au XIXe siècle, photo collection privée

Éditions illustrées d’oeuvres de P. Istrati

Kir Nicolas, Éditions du Sablier, 31 mai 1926, illustré de 13 bois en couleurs plus vignettes par Charles Picart Ledoux, 31 mai 1926
Isaac le tresseur de fils de fer, À Strasbourg chez Joseph Heissler libraire, illustré par Dignimont, mai 1927
Pour avoir aimé la terre, Éditions Denoël et Steele, frontispice de Jean Texier, mai 1930

Tsatsa Minka, Éditions Mornay, illustré par Henri-Paul Boissonnas, 1931, Éditions Ferenczi dans la collection « Le Livre Moderne Illustré », n° 81
Les Chardons du Baragan, illustré par Maurice Delavier, Éditions Ferenczi dans la collection « Le Livre Moderne Illustré », 1929, n° 148
Kyra Kyralina, illustré par Ambroise Thébault, Éditions Ferenczi dans la collection « Le Livre Moderne Illustré », 1932, n° 165

Oncle Anghel, illustré par Michel Jacquot, Éditions Ferenczi dans la collection « Le Livre Moderne Illustré », 1933, n° 195
Présentation des Haïdoucs, illustré par Valentin Le Campion, Éditions Ferenczi dans la collection « Le Livre Moderne Illustré », 1934, n° 230
Domnitza de Snagov, illustré par François Quelvée, 1935, Éditions Fayard dans la collection « Le Livre de demain », n° 149
La Maison Thüringer, illustré par Raymond Renefer, 1935, n° 160
Le Bureau de placement, illustré par Jean Lébédeff, 1936, n° 203
Méditerranée, illustré par Jean Lébédeff, 1939

Les oeuvres complètes (?) de Panait Istrati ont été éditées par Gallimard (1977). On ne saurait également que recommander les trois tomes (2005, 2006 et 2015) des oeuvres de l’écrivain roumain publiés par les éditions Phébus sous la direction et présentées par Linda Lê, malheureusement trop tôt décédée.   

Danube-culture adresse ses grands et cordiaux remerciements à l’Association des Amis de Panaït Istrati (France), au Mémorial Panaït Istrati et à Liliana Šerban du Musée Carol Ier de Brăila pour les informations et les documents mis à disposition.

Sources :
Association des amis de Panaït Istrati
www.panait-istrati.com

Mémorial Panaït Istrati de Brǎila
www.muzeulbrailei.ro

BAUJARD, Jacques, Panaït Istrati, L’amitié vagabonde, Éditions Transboréale, Paris, 2015
Une très belle biographie de P. Istrati écrite par un libraire-écrivain inspiré.
Panaït Istrati et Romain Rolland, Correspondance 1919-1935. Édition établie, présentée et annotée par Daniel Lérault et Jean Rière, Gallimard, Paris, 2019
PAHOR, Boris (1913-2022), La porte dorée, Paris, Le Rocher, 2002. Dans son roman, le grand écrivain slovène évoque P. Istrati et la Roumanie.
Panaït Istrati, o flacare vie (Panaït Istrati, une flamme vivante), documentaire (court-métrage d’Alexandru Boiangiu) réalisé à l’occasion du centenaire de la naissance de l’écrivain. 

Panait Istrati au cinéma :
Plusieurs des romans de Panaït Istrati ont été adapté au cinéma :
Kira Kiralina, Boris Glagolin, (1879-1948), Russie, 1928, 86 mn

Affiche du film Kira Kiralina de Boris Glogolin

Les chardons du Baragan (Ciulinii Baraganului), Louis Daquin, (1908-1980), Roumanie-France, 1957, 116 mn
Codine, Henri Colpi, (1921-2006), Roumanie-France, 1963, 98 mn
Codine si Kira Kiralina, Gyula Maár (1934-2013), Hongrie, 1994, 177 mn
Kyra Kyralina, Dan Pita (1938), Roumanie, 2014, 99 mn
Sources : www.imdb.com 

Un documentaire (en roumain) sur l’histoire multiculturelle de Brǎila, ville natale de P. Istrati
https://youtu.be/52ERTIW iwYk

Eric Baude pour Danube-culture © droits réservés, mis à jour juin 2024

Le chapeau de Panaït Istrati (Mémorial P. Istrati, Brăila) attend toujours son propriétaire, photo © Danube culture, droits réservés

Adelbert Muhr (1896-1977), écrivain danubien viennois

Le remorqueur Inn de la DDSG en 1924, photo source Fortepan 

   « Le vent s’était calmé. L’allée tournait vers une passerelle en bois puis pénétrait dans les forêts alluviales. Frajo dut les retraverser à nouveau pour pouvoir retourner sur la rive du fleuve vers Schramm, le premier pêcheur qui, de son propre chef s’était installé sur cette rive qui n’avait jamais encore connu d’inondation. Le village se tenait en arrière, le caquetage des troupeaux d’oies s’était perdu. Quand il atteignit la lisière de la forêt, il se retourna vers le clocher de l’église puis les bois l’accueillirent avec une chaleur lourde et étouffante.
Rien ne bougeait. Aucun oiseau ne chantait. Le chemin serpentait dans les fourrés, on ne voyait même pas à dix pas devant. Bien que le Danube fut encore loin, il le sentait déjà par tous les pores de sa peau, il le humait, il le goûtait, il s’imaginait qu’il pouvait déjà entendre son bruissement, son éternel bruissement qui était dans ses oreilles dès sa naissance, oui, même avant sa naissance quand il était encore dans le ventre de sa mère. Il avait appris à nager en même temps que marcher ; certains disaient qu’il savait même mieux nager que marcher ; ce qui était sûr, c’est qu’il se sentait chez lui dans l’eau comme sur la terre ferme. S’il pouvait monter si merveilleusement à cheval, bien qu’il ait eu de moins en moins d’occasions de le faire, c’était grâce au fleuve et aux trains de bateaux tirés par des chevaux qui remontaient le Danube en si grand nombre ; déjà tout petit il avait caracolé sur un cheval sellé ou non, guidé par l’appel du conducteur de l’équipage tandis que la corde tendue du bateau grinçait derrière lui. Son audacequi l’avait même poussé jusqu’à monter les chevaux les plus sauvages, l’avait plus tard rendu célèbre. Oublié la crue, le danger auquel la maison de ses parents était aussi exposée, il marchait à grands pas de manière vive et joyeuse et commença, dès que le dernier oiseau s’était tu, à fredonner les rythmes de la marche de Radetzky aux rythmes dignes d’une chasse, qui, les piétinements de la cavalerie déchaînée et se perdant au loin, s’emparaient de lui dès lors qu’il s’occupait de monter à cheval…
Quatre jours après ces événements dramatiques qui, de par leurs conséquences immédiates et leurs effets indirects, allaient changer bien des caractères et le destin de certaines vies, quatre jours plus tard un étrange cortège funèbre remontait le Danube. Étrange le lieu d’où celui-ci était parti, une auberge isolée au bord du fleuve, étrange l’endroit vers lequel il se dirigeait. C’était vers ce cimetière auquel on avait donné le nom effrayant de « Cimetière des anonymes ».
Dans ce cimetière, comme son nom l’indique, avaient été enterrés des inconnus qu’il avait été impossible d’identifier, des morts emmenés par le Danube, des cadavres gonflés d’eau qui avaient été traînés par le courant pendant des jours, des semaines ou des mois, repliés, ballotés, déformés, métamorphosés, portés par le fleuve avec miséricorde ou au contraire impitoyablement noyés dans les profondeurs, innocents et coupables, bénis ou maudits, misérables, dépravés. Pour tous, le ruissellement éternel du fleuve était déjà la révélation de l’autre monde, la grande unité de sa musique qui ne laisse percevoir que les échos de l’au-delà, l’enfer ou le paradis du Danube qui ruisselait déjà vers eux… »

Adelbert Muhr (1896-1977), « La procession fluviale », in Le fils du fleuve, un roman danubien, 1945

Adelbert Muhr (1896-1977), photo source Lobau Museum

Publications d’Adelbert Muhr
Le mystérieux Ostrong, Sankt Pölten, St. Pöltener Zeitungsverlagsgesellschaft, [1942] (= Niederdonau, Ahnengau des Führers. Schriftenreihe für Heimat und Volk. 66.)
En canoë, radeau et bateau à vapeur, une croisière sur le Danube à travers le Bas-Danube, Sankt Pölten, St. Pöltener Zeitungsverlagsgesellschaft, [1942] (= Niederdonau, Ahnengau des Führers. Schriftenreihe für Heimat und Volk. 74.)
Le voyage vers la Chanson des Nibelungen, Vienne-Berlin-Leipzig, Bischoff, 1944 (= Die hundert kleine Bücher. 29.)
Le fils du fleuve, un roman danubien, Berlin-Vienne-Leipzig, Bischoff, 1945
La vieille Vienne aujourd’hui, Vienne, Touristik-Verlag, 1946
Les tempêtes, trois nouvelles, Vienne, E. Müller, 1946
Le Livre du Prater, avec des illustrations de Hans Robert Pippal, Vienne, E. Müller, 1947
Entre la Moldau et le Danube, un livre de randonnée et d’évasion, Vienne, Touristik-Verlag, 1948
La femme du capitaine, Pièce radiophonique, création Radio Wien, 1948, inédit.
La rhapsodie de la Tisza, roman. Vienne, Zsolnay, 1949
Amour sur des chemins sombres, roman, Linz, Demokratische Druck- und Verlagsgesellschaft, [1950] (= Die Bären-Bücher. 12.)
La comtesse turque, un roman historique, Linz, Demokratische Druck- und Verlagsgesellschaft, [1950] (= Die Bären-Bücher. 20.)
L’ambassade sur l’Ohio, Vienne, Waldheim-Eberle, [1952] (= Die bunte Reihe. 7.)
«Et tranquillement coule le Rhin…», le carnet de voyage d’un grand amour. Hambourg / Vienne, Zsolnay / Elbemühl, 1953
Le message de la pomme, Vienne, Leinmüller, 1955 (= Das große Abenteuer. 43.)
Ils nous ont tous quittés, roman du paquebot « Austria », Hambourg-Vienne, Zsolnay, 1956
Sous le soleil magique du Rhône, le carnet de voyage d’un grand amour. Illustré par Wilfried Zeller-Zellenberg. Vienne, Verlag für Jugend und Volk, 1959
Excursions sur le Danube entre Vienne et Hainburg, y compris la Lobau, le Marchfeld, Fischamend, Bruck a.d. Leitha et Neusiedl am See, Vienne, Eurasia-Verlag/Verlag Jungbrunnen, [1960] (= Wandere mit. 4.)
Excursions sur le Danube entre Vienne et Dürnstein, Vienne, Eurasia-Verlag/Verlag Jungbrunnen, [1960] (= Wandere mit. 5.)
(traducteur) Eugène Susini, Autriche, (traduit par Adelbert Muhr), Würzburg-Wien, Zettner, 1961
Du vieux Jelinek-Pollak-Streinz à moi-même, essais littéraires, Vienne, Bergland-Verlag, 1962 (= Neue Dichtung aus Österreich. 85/86.)
Le dernier voyage, roman, Vienne-Hambourg, Zsolnay, 1963
Le Danube en images couleur, 47 planches en couleur, texte d’Adelbert Muhr,(Traduction des légendes en anglais par Joseph S[torey], Rippier, en français par Albert Barrera-Vidal), Innsbruck / Frankfurt am Main, Pinguin Verlag/Umschau Verlag, [1970]
Des rails et des bateaux, petite prose, voyages et une pincée de vers, (publié à l’occasion du 75e anniversaire de l’auteur), Vienne, Bergland Verlag, 1972
Voyage autour de Vienne en dix-huit jours, notes d’un voyageur à pied, (dessins dans le texte de Wilfried Zeller-Zellenberg), Vienne, Amalthea 1974, contient deux chapitres sur Gramatneusiedl et Marienthal
Le chant du Danube, trilogie de romans. Vienne-Hambourg, Zsolnay, 1976, contient Le fils du fleuve (1945), Ils nous ont tous quittés (première édition 1956), Le dernier voyage (première édition en 1963).
Le fougueux Elias, les petits chemins de fer d’Europe, (La déclaration d’amour d’un amoureux des chemins de fer), dessins de Wilfried Zeller-Zellenberg, Vienne, Amalthea, 1976

Danube-culture, © droits réservés, mis à jour mars 2024

Une brève bibliographie danubienne en langue française…

Vouloir faire une bibliographie danubienne exhaustive représente un travail considérable. Le sujet est vaste, transversal, multilingue et s’enrichit en permanence de nouvelles publications  dans les domaines les plus variés, scientifiques, techniques, culturels, historiques, géopolitiques, environnementaux…

ANDERSEN, Hans-Christian (1805-1975)
Le Bazar d’un poète (première édition en 1842), traduction de Michel Forget et préface de Régis Boyer, Éditions José Corti, Paris, 2013
Pour les merveilleuses pages dans lesquelles le célèbre écrivain et conteur danois raconte ses aventures de voyage sur le Danube.

Hans Christian Andersen (1805-1975)

BOTBOL, Maurice
Danube : le delta de l’Europe 
Collection Nevicata, L âme des peuples, Bruxelles, 2023
Voilà un nouveau, excellent et indispensable petit livre en français sur « Le fleuve européen » par excellence dont Danube-culture ne peut que se réjouir.
Maurice Botbol aborde le Danube, son histoire, sa place sur le continent européen et ses liens avec les peuples que le fleuve traverse ou borde, d’une manière très pertinente, éclairée. Il propose une analyse intelligente des problématiques liés à celui-ci. L’Europe d’hier s’est faite avec les grands fleuves comme le Danube et celle de demain ne se fera pas sans eux.

Maurice Botbol, Danube, le delta de l’Europe, Éditions Nevicata

   Au-delà des mythes et des querelles (le cours du Danube ressemble souvent à une carte militaire…), une réalité danubienne incontournable au coeur des enjeux du vieux continent et dont l’avenir reste à écrire et à construire en tirant les leçons d’un passé chaotique et souvent douloureux.
Une jolie couverture, un peu inspirée des motifs de Koloman Moser, aux symboles évidents pour toutes celles et tous ceux qui s’intéressent à « Fluvius Danubius ».

BURLAUD, Pierre
Danube-Rapshodie, Images, mythes et représentations d’un fleuve européen, collection Partage du savoir, Éditions Grasset et Fasquelle/Le Monde de l’Éducation, Paris, 2001
Un livre sur le Danube, ses mythes et ses cultures littéraires et autres, écrit par un germaniste averti.

COUSTEAU, Jacques-Yves (1910-1997) et collectif : Causse, Christine, Koulbanis, Grégoire, Piantanida, Thierry, Platt, Véronique
Les secrets du Danube, Enquête sur le dernier grand fleuve sauvage d’Europe, Éditions Hachette Jeunesse et The Cousteau Society, Paris, 1993
Le livre date déjà mais les enjeux environnementaux demeurent et les questions du célèbre commandant Cousteau sont toujours aussi pertinentes. Ce n’est à bord de la célèbre Calypso que le commandant effectue sa mission.

ESTERHÁZY, Péter (1950-2016)
L’oeillade de la contesse Hahn-Hahn – en descendant le Danube –, collection Arcades, Éditions Gallimard, Paris 1991
En reprenant un voyage interrompu trente ans plus tôt, le narrateur accomplit la descente du Danube dans l’intention d’y consacrer un livre. Une exploration de l’espace et du temps à la fois drôle et grave. Une écriture inimitable d’un grand écrivain hongrois contemporain !

Peter Esterházy (1950-2016)

FUKS, Ladislav (1923-1944)
Voyage en terre promise (titre original en tchèque Cesta do Zaslíbené země), Éditions l’Engouletemps, Paris, 2005, traduction de Bathélémy Müller
Son roman L’Incinérateur de cadavres (Spalovač mrtvol) a été adapté au cinéma par le réalisateur Juraj Herz en 1969.

GHEORGHIU, Virgil (1916-1992)
Les Amazones du Danube, Librarie Plon, Paris, 1978
Écrivain et prêtre orthodoxe roumain, V. Gheorghiu est connu comme l’auteur de La vingt-cinquième heure.

Virgil Gheorghiu (1916-1992)

GRAF, Marion (responsable de la publication), Un Danube poétique, Revue de belles-lettres, 2016 / 2, Lausanne
Un superbe recueil de poésies contemporaines sur le thème du Danube. Remarquablement traduit.

GRAFF, Martin (1944-2021)
Le réveil du Danube, géopolitique vagabonde de l’Europe, Éditions La Nuée Bleue/DNA, Strasbourg, 1998
Le journaliste, écrivain, poète alsacien Martin Graff raconte avec beaucoup de sensibilité et de justesse le fleuve et ses rives en fin connaisseur des réalités danubiennes.

HEKSCH, Alexandre-François (1836-1885)
Guide illustré sur le Danube de Ratisbonne à Sulina et Indicateur de Constantinople, Manuel des touristes et des voyageurs avec cinq cartes du fleuve, Vienne, Pest, Leipsic, A Hartleben Éditeur, 1885
Un ouvrage ancien très complet traduit de l’allemand qui contient toutes sortes d’informations à destination des voyageurs y compris la composition chimique des eaux thermales de l’île Marguerite !

ISTRATI, Panaït (1884-1935)
Les chardons du Baragan, Nerrantsoula, Tsatsa-Minka…, Éditions Phébus, Paris 2006, (édition établie et présentée par Linda Lé).
L’un des plus grands écrivains de tous les temps, fabuleux conteur, né au bord du fleuve à Brăila en Roumanie et surnommé le « Gorki des Balkans ». Incontournable !

Panaït Istrati (1884-1935), le Gorki des Balkans (Romain Rolland)

LEIGH FERMOR, Patrick (1915-2011)
Dans la nuit et le vent, À pied de Londres à Constantinople (1933-1935)
Première édition française complète de la trilogie composée des 3 livres de « Paddy » Leigh Fermor, Le temps des offrandes, Entre fleuve et forêt, La route interrompue dans une magnifique traduction de Guillaume Villeneuve. La route interrompue n’avait pas encore été traduite ni publiée en français jusque là.

Patrick Leigh Fermor

Récit de voyage, journal de marche d’un étudiant itinérant et érudit, sujet de sa majesté qui quitte son pays un jour de décembre 1933 avec l’idée de traverser l’Europe à pied, depuis la Corne de Hollande jusqu’au Bosphore. Poursuivant son chemin, dormant à la belle étoile ou dans des châteaux d’aristocrates au gré de ses rencontres et de ses recommandations, « Paddy » nous entraine à la découverte du Danube et d’une Mitteleuropa quelques années avant qu’elle ne sombre, et pour longtemps, dans les ténèbres. Une belle description de sa visite à Ada Kaleh.

LEROY, Annick (1953)
Danube-Hölderlin, Collection Dyptique, Éditions Diptyque, Bruxelles, 2002
Avec des essais de Holger Schmid : « Hölderlin ; la parole et l’esprit du fleuve » et de Luc Richir « Psychose et création »
Annick Leroy est également la réalisatrice du film documentaire « Vers la mer ».

MAGRIS, Claudio (1939)
Danube, Éditions Gallimard, Paris, 1988
Un des livres les plus érudits sur le Danube avec quelques oublis parfois mais malgré tout une magnifique biographie du fleuve et une apologie inspirée de la civilisation multiculturelle danubienne.

Claudio Magris

MORAND, Paul (1888-1976)
Entre RHIN ET DANUBE, Éditions Nicolas Chaudun, Paris, 2011
Paul Morand, écrivain, diplomate, dandy érudit, consacre une place non négligeable au Danube dans ses écrits sur l’Europe centrale. Le style élégant, séduisant, incisif enveloppe un propos souvent léger, amusant voire superficiel, ressemblant parfois à une sorte de chronique géographico-historico-mondaine du Danube et des villes et des paysages qu’il traverse.

Paul Morand (1888-1976)

PIERRE, Bernard (1920-1997)
Le Roman du Danube, Éditions Plon, Paris, 1987
Historien, géographe, économiste, explorateur alpin, Bernard Pierre fut un spécialiste des grands fleuves. Il nous fait descendre le Danube en explorant ses berges et nous raconte de manière très vivante, parfois anecdotique, l’histoire du fleuve et celle des hommes. Le visage du fleuve et de ses rives a connu bien des bouleversements depuis 1987 mais l’ouvrage reste intéressant à lire.

STASIUK, Andrzej (1960)
Sur la route de Babadag, Christian Bourgeois Éditeurs, Paris, 2004
Andrzej Stasiuk, écrivain- voyageur polonais décrit à merveille l’atmosphère du quotidien chaotique et multiethnique des Balkans et celle du delta.

TISSERAND, Fabienne, HERMANN Frédéric (photos)
Le Danube de la source à la mer Noire, La Renaissance du livre, Paris, 2003
De très belle photos illustrent le texte solidement documenté de Fabienne Tisserand, journaliste et  ingénieur en aménagement du territoire. Un ouvrage pertinent.

VERNE, Jules (1828-1905)
Le Pilote du Danube, roman, collection 10/18, Union Générale Éditions, Paris, 1979
Fort de sa victoire dans un concours de pêche organisé par la ligue danubienne, Ilia Brusch, maître pêcheur magyar (en fait révolutionnaire bulgare originaire de Ruse) se lance dans un pari insensé : descendre seul le Danube avec son bateau sans autres ressources que celle de sa pêche ! Le voyage fluvial est le sujet de nombreuses aventures imprévues. Un hommage de Jules Verne au Danube et aux peuples de ses rives.

Illustration de George Roux (1853-1929) pour le Pilote du Danube (1908)

VILAINE, Laurence, Le silence ne sera qu’un souvenir, Babel, Paris, 2014
Rongé par le remords de n’avoir pas eu le courage de parler, Miklus se décide à raconter les siens, ces Roms qui vivent depuis des décennies sur une rive slovaque du Danube. Le jour où Lubko, le gadjo est arrivé avec son violon chez les Tziganes, voleurs de poules, la communauté s’est égayée.
Un livre qui rend hommage à la communauté tsigane de Slovaquie. Pour ne pas oublier que le fleuve est aussi celui des minorités et que le peuple Rom à la culture fascinante, habite sur ses rives.

Eric Baude pour Danube-culture, novembre 2023

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