Heimito von Doderer (1896-1966) : « Les Démons » (1956)
Franz Carl Heimito Ritter von Doderer nait le 5 septembre 1896 à Hadersdorf/ Weidlingau près de Vienne dans une famille aristocratique à la double confession, catholique par son père et protestante par sa mère. Ayant obtenu son baccalauréat en 1914, il commence des études de droits mais, mobilisé comme sous-officier, doit les interrompre pour aller combattre avec les armées austro-hongroises sur le front de l’Est. Capturé par l’armée russe et emprisonné en Sibérie il ne rentre à Vienne qu’en 1920.
Il suit des cours de psychologie et d’histoire, commence à écrire, publie un premier roman (Die Bresche, La brèche, 1924) après un livre de poésie (Gassen und Landschaft, Ruelles et paysages, 1923), obtient son doctorat d’histoire (1925) et écrit de nombreux articles pour la presse viennoise. Adhérent du parti nazi dès 1933, Heimito von Doderer va toutefois s’en éloigner quelques années plus tard pour se rapprocher de plus en plus du catholicisme auquel il se convertit en 1940. Il est à nouveau mobilisé pour la seconde guerre mondiale, combat en France puis sur le front oriental, en Norvège où il est fait prisonnier et interné.
Rentré à Vienne en mai 1946, son passé de nazi lui ferme provisoirement les portes de l’édition de ses ouvrages jusqu’en 1951, année où son roman Die Strudlhofstiege oder Melzer und die Tiefe der Jahre (Les escaliers Strudelhof ou Melzer et la profondeur des années) est autorisé à paraître. Suivent jusqu’à sa mort le 23 décembre 1966, de nombreux autres livres (romans, chroniques, journal, poésie) et articles parmi lesquels Les Démons, d’après la chronique du Chef de division Geyrenhoff (1956) fresque romanesque qu’il a repris après l’avoir abandonné auparavant. On lui décerne le le Grand prix d’État autrichien en 1958. Heimito von Doderer meurt à Vienne le 23 décembre 1966.
Les Démons
Heimito von Doderer met en scène par l’intermédiaire distant du récit de Geyrenhoff dans son livre un nombre impressionnant de personnages viennois, tous liés aux évènements des sombres années et des périodes d’affrontements 20-30 qui engendreront l’austrofascisme.
Un des protagonistes, Léonard, ancien marin du fleuve et désormais ouvrier, habite une modeste chambre chez une veuve d’un magasinier de la D.D.S.G. près du canal du Danube. Léonard, au passé qui revient sous les traits d’un Danube pollué et nauséabond est porteur de changement, d’émancipation et d’espoir dans l’humanité. Son évolution à travers sa rencontre avec la fille du libraire Fiedl, la découverte de l’amour, l’éveil de ses sens, ouvre à cet ouvrier inculte mais intact et en capacité de s’adapter au changement, des perspectives insoupçonnées et semblent bien symboliser pour H. von Doderer un champs de possible rédemption du lourd passé de l’humanité et l’avènement d’un nouvel humanisme.
« Cette partie de la ville [de Vienne] est par endroit proche du fleuve, mais ce n’est pas vrai de toutes ses rues et ruelles ; il semble pourtant que de quelque façon tout se rapporte plus ou moins à lui, dont la nature est d’ouvrir les terres, d’autant plus efficacement ici qu’il y coule déjà entre des rives plates : le Kahlenberg et le Bisamberg1 étaient en amont de la ville les dernières hauteurs à sembler doucement venir serrer son cours, l’un avançant près de l’eau, mais l’autre comme fuyant déjà de sa courbe arrondie vers le fond du ciel. Et c’est à partir de là que commence l’Orient plat. Les cheminées des vapeurs à roues progressent lentement, on les voit de très loin, on entend aussi leur bruit sourd de meule quand ils remontent. Quand le vent soulève les jupes des saules, la face inférieure argentée des feuilles devient visible. À l’horizon, des nuages lourds de vapeur : là-bas de l’autre côté, le Marchfeld2 ; non loin, la Hongrie.
Le quartier est bâti sur une grande île qui a en gros la forme d’un navire, d’un gigantesque navire qui a autrefois remonté le fleuve encore gigantesque pour venir mouiller ici. Il y a longtemps maintenant qu’il ne plus repartir, les eaux ayant baissé. Sur la plage avant s’est étalée la Brigittenau3, au milieu se trouve Leopoldstadt4, rejointe par le Prater, et tout à fait à l’arrière on fait des courses de chevaux dans la Freudenau5.
Léonard sentait le fleuve. Il le sentait, le soir, quand il était couché sur le dos sur le divan de cuir lisse de sa chambre.
Le fleuve sentait. Le fleuve était pollué. C’était ce qui formait au plus profond, au plus intime, le vif de cette âme ou corps, de cette broche par laquelle son passé sur l’eau rejoignait le présent de Léonard et l’habitait. Non que l’eau du fleuve ait senti, elle coulait trop vite, dans le lit principal tout au moins. Mais la vie sur les remorqueurs, en remontant de Budapest, en passant sous le haut promontoire montagneux de Gran6, en franchissant Komorn7, cette vie lente sur les péniches était toujours accompagnée d’odeurs que ces larges vaisseaux trainaient en quelque sorte par la plaine verte qu’elles offensaient et polluaient : cuisine et chambre à coucher, femmes et enfants qui se trouvaient souvent sur les navires de ce genre, sur ces bateaux qui du dehors avaient l’air superbes et propres, grands comme des navires de haute mer, passés au goudron noir. Ce n’était pas le goudron qui gênait le nez de Léonard : il l’aimait bien. La fumée des cheminées du remorqueur de tête, s’il arrivait que le vent la rabatte sur le train de péniches, incommodait moins Léonard aussi, encore que l’on se mit alors volontiers à jurer à bord. Mais l’épais remugle de moisi et de malpropre qui remontait le fleuve lui causait un trouble profond. »
Heimito von Doderer (1896-1966) , « La grande nébuleuse ou passage devant Friederike Ruthmayr » , Les Démons (1956), D’après la chronique du Chef de division Geyrenhoff, traduit de l’allemand par Robert Rovini, L’ÉTRANGÈRE, Gallimard, Paris, 1965
Notes :
1 Le Kahlenberg dans le quartier de Döbling est une colline de 484 m qui domine Vienne et le Danube. L’église baroque de Saint Joseph qui se trouve juste en dessous de son sommet est un but de pèlerinage. Un observatoire (Stephaniewarte) a été construit au sommet de la colline en 1887. Lieu d’excursions des Viennois ses coteaux sont partiellement couverts de vigne. Le Bisamberg est une colline de 192 m de haut située sur la rive gauche du Danube sur le territoire de Korneuburg également propice à la viticulture.
2 Plaine fertile au Nord-Est de Vienne, sur la rive gauche du Danube
3 Quartier de Vienne situé entre le Danube et le canal du Danube, au nord du centre de la ville.
4 Anciennement territoire de forêts alluviales et inondables, le deuxième arrondissement de Vienne se situe également entre le Danube et le canal du Danube. Le parc du Prater avec ses attractions appartient au quartier de Leopoldstadt.
5 Hippodrome de Vienne au bout du parc du Prater, non loin du Danube.
6 Nom allemand pour la ville hongroise d’Esztergom
7 Port slovaque (rive gauche) et hongrois (rive droite) sur le Danube. Ancienne forteresse autrichienne surnommée « Le Gibraltar du Danube ».
Bibliographie en langue française (sélection) :
Sursis, traduit par Blaise Briod, Paris, Plon, 1943 ; réédition, Paris, Union Générale d’Éditions, coll. « 10/18. Domaine étranger » n° 1837, 1987
Un meurtre que tout le monde commet, traduit par Pierre Deshusses, Paris, Rivages, coll. « Littérature étrangère », 1986, réédition, Paris, Rivages, coll. « Bibliothèque étrangère Rivages » n° 14, 1990
Les Chutes de Slunj, traduit par Albert Kohn et Pierre Deshusses, Paris, Rivages, coll. « Littérature étrangère », 1987
Les Fenêtres éclairées ou L’Humanisation de l’inspecteur Julius Zihal, traduit par Pierre Deshusses, Paris, Rivages, coll. « Littérature étrangère », 1990
La Dernière Aventure, traduit par par Annie Brignone, Toulouse, Éditions Ombres, coll. « Petite bibliothèque Ombres » n° 46, 1995
Divertimenti, traduit par Pierre Deshusses, Paris, Rivages, coll. « Littérature étrangère », 1996
Histoires brèves et ultra-brèves, traduit par Raymond Voyat, Paris, Éditions du Rocher, coll. « Motifs » n° 310, 2008
Mort d’une dame en été, traduit par François Grosso, Paris, Éditions Sillage, 2010
Fondements et fonction du roman, traduit par Robert Rovini, dans la revue Les Temps modernes 21/234, 1965, p. 908-921