Matthias Feldmüller (1770-1850), maître batelier autrichien
Matthias Feldmüller en habit d’amiral du Danube, portrait de Ferdinand Georg Waldmüller (1793-1865)
« Nous ne saurions nous refuser à offrir un exemple, combien un seul homme d’une parfaite probité peut contribuer par son assiduité au travail à sa fortune et à celle de ses concitoyens. Matthias Feldmüller, un des maîtres-bateliers de Persenbeug, est parvenu, uniquement par une probité à toute épreuve et par un travail constant, à une aisance bien méritée. Constamment, il entretient au moins quinze charpentiers de vaisseau, qui annuellement construisent une vingtaine des plus grandes barques de vingt-trois toises de long. Outre cela, il emploie trois cents matelots, et près de cent des plus grands chevaux de traits. Une grande partie des habitants de Persenbeug, jusqu’aux enfants même, trouvent chez lui de l’occupation et à gagner leur vie. Les progrès de la navigation et du commerce dans l’intérieur comme au-dehors sur le Danube, ainsi que la fidélité et so dévouement pour son Souverain, lui ont mérité le titre d’excellent patriote. »
Description pittoresque de l’Autriche composée et mise au jour par les frères And. et Christ. Köpp de Felsenthal, Tome premier, La Commission chez Artaria et Compagnie à Vienne, 1814, p. 31
Matthias Feldmüller
Matthias Feldmüller nait dans la petite ville d’Ybbs sur le Danube (rive gauche) en 1770. Son père, issu de la bourgeoisie locale, meurt quand l’enfant est encore jeune. Sa mère se remarie avec un batelier du nom de Rosenauer. Celui-ci perçoit les capacités du jeune homme et lui donne rapidement l’occasion de faire ses preuves en tant que batelier en participant à des convoyages difficiles. Le jeune Matthias, à peine âgé de quinze ans, fait preuve d’une redoutable habileté et manoeuvre seul des barges sur le Danube, un fleuve encore sauvage à cette époque et bien plus dangereux qu’aujourd’hui en raison de la présence de nombreux rapides, de tourbillons, de remous comme ceux de Grein mais aussi de banc de sable et de nombreuses îles.
Il épouse Éleonore Freytag, fille d’un maître batelier de Linz et vit en Strudengau au bord du fleuve, à Freyenstein (Freienstein) sur la rive droite (aujourd’hui sur la commune de Neustadl-an-der-Donau). Il fonde sa propre société de transport fluvial. Les bateliers étaient de remarquables entrepreneurs en logistique et se chargeaient du transport des marchandises et aussi parfois de passagers sur le Danube avec leur flotte de bateaux composée de différentes Zille. Ils possédaient un personnel chargés d’en assurer le transport vers l’aval mais aussi vers l’amont ainsi que des équipages de chevaux pour haler depuis un chemin de halage (à certaines périodes de l’année) les bateaux en remontant le fleuve ce qui représentait une tâche considérable et fastidieuse comportant une part de risques considérables pour les hommes comme pour les chevaux.
En 1790, Matthias Feldmüller fait preuve d’un engagement particulièrement important pour la maison impériale en tant que transporteur lors de la dernière guerre avec l’Empire ottoman pendant laquelle l’Autriche est l’alliée de la Russie1. Il convoie avec ses bateaux des provisions et de la poudre jusqu’à Belgrade. L’empereur Léopold II de Habsbourg (1747-1792) le remerciera et le décorera pour l’accomplissement de ces missions périlleuses.
Il réussit ensuite avec le soutien d’une de ses parente, également maitresse-batelière (Rosenauer), à fonder en 1801 une nouvelle entreprise de transport fluvial à Persenbeug, la développe, y joint un chantier naval d’où sortent plus de quarante bateaux par an et assure avec sa flotte le transport de diverses marchandises de l’Allemagne (Regensburg) jusqu’au fin fond de la Hongrie.
Le village de Persenbeug et le Danube sont dominés depuis le Moyen-âge par un château, une des propriétés qui a déjà appartenu à la famille des Habsbourg jusqu’à la fin du XVIe siècle. Il sera puis racheté par l’empereur François II de Habsbourg (1768-1835) en décembre 1800. Le souverain y passe plusieurs étés et entre en contact avec le batelier, qui se montrera envers lui d’une grande loyauté et d’une aide précieuse lors des deux campagnes d’Autriche de Napoléon.
En 1805, alors que les troupes impériales autrichiennes sont battues à Ulm et font retraite sur Vienne, une armée russe alliée commandée par le général Mikhaïl Illarionovitch Koutouzov (1745-1813) entreprend d’arrêter les troupes napoléoniennes en chemin pour la capitale impériale à la hauteur de la Wachau. Toutes les embarcations des bateliers et maîtres de bateaux de la région ont été réquisitionnées par les troupes françaises pour leur permettre de traverser le Danube en toute sécurité. Matthias Feldmüller est lui aussi contraint d’accepter mais il ordonne à ses bateliers de naviguer le plus lentement possible afin de retarder l’avancée des armées napoléoniennes et de donner du temps à son adversaire autrichien. Selon les journaux de l’époque, c’est lui en personne qui aurait demandé à un chasseur local d’indiquer aux soldats de Koutouzov un sentier pour prendre les troupes napoléoniennes à revers avant la bataille d’Unter et Oberloiben près de Dürnstein en Wachau (rive gauche) remportée par les armées russes.
Selon le Kremser Zeitung (Journal de Krems) de 1893, M. Feldmüller arrive à Vienne en 1809 avant l’arrivée des armées françaises et transporte avec ses bateaux les réserves de poudre stockées dans les douves de la ville vers l’armée de l’archiduc Charles d’Autriche (1787-1847) stationnée dans la région proche du Marchfeld (rive gauche), faisant passer ses barges sous le Franzbrücke (pont François) déjà en feu, en direction des prairies alluviales du Danube et mettant sa propre vie en danger.
Son entreprise compta parmi les plus grandes de la monarchie des Habsbourg. Le « Journal du Danube » de 1860 écrit qu’au plus fort de son activité, 1000 bateaux de sa compagnie naviguent vers l’aval et 500 remontent vers l’amont chaque année. Plus de 1000 employés et chevaux sont placés sous sa direction. M. Feldmüller qui s’est fait construire une maison de maître batelier à Persenbeug possède aussi une habitation/magasin dans le quartier viennois de Leopoldstadt, au numéro 560. L’ancienne adresse « An der Holzlagergestätten » se situerait aujourd’hui Untere Donaustrasse 37, au coin de la rue Fruchtgasse.
L’empereur François Ier, avec lequel il noua d’excellentes relations, qu’il accompagnera parfois lors de ses promenades et dont il sauvera son fils, l’archiduc Ferdinand (1793-1875) de la noyade, distingue le batelier pour ses mérites. Le célèbre peintre de l’époque Biedermeier, Ferdinand Georg Waldmüller (1793-1865) réalise son portrait. Cet artiste est régulièrement l’hôte de l’empereur dans son château de Persenbeug et celui-ci lui demande de peindre « l’amiral du Danube » en compagnie de son épouse. Un des portraits de M. Feldmüller peint par Waldmüller appartient à la collection des princes Lichtenstein. Le batelier y porte un frac et un chapeau rouges, ressemblant à un uniforme, à la manière d’un amiral. M. Feldmüller refusera par contre d’être anobli : « Je crois que je peux très bien représenter un maître de bateau compétent, mais très mal un gentilhomme ».
M. Feldmüller qui fit de Persenbeug le grand centre de la logistique fluviale danubienne était encore un bienfaiteur et un mécène. Lorsque le 12 juin 1837, le premier bateau à aubes « Maria Anna » passe devant Persenbeug en remontant le fleuve vers Linz, le maître batelier, âgé de soixante-sept ans, debout sur la rive, aurait marmonner en secouant la tête : « Cela ne pourra pas durer ! »
Matthias Feldmüller meurt à Persenbeug le 28 mars 1850. Une rue de la petite ville porte son nom. Père de dix enfants, il laisse sa maison de Vienne à son fils prénommé Matthias, marchand de bois qui sera aussi gérant du canal de Wiener Neustadt. Selon Ferdinand Kisch, la famille Feldmüller possédait également en 1831 la maison au n° 6 de la Kettenbrückengasse, maison où Franz Schubert était décédé en 1828.
Eric Baude pour Danube-culture, © droits réservés, mis à jour mars 2023
Notes :
1 L’Autriche entre en guerre contre l’Empire ottoman en février 1788. Ses armées assiègent et prennent Belgrade en 1789. Le Traité de paix de Sistova (aujourd’hui en Bulgarie, sur la rive droite du Danube) est conclu entre l’Empire ottoman le 4 août 1791 et l’Autriche. L’Autriche renonce à garder Belgrade mais obtient Orşova (rive gauche), point frontière avec une quarantaine obligatoire pour les passagers dans les Portes-de-Fer.