Le Danube

   Ce site aborde le fleuve dans une perspective géohistorique, sociétale et holistique. On y parle d’histoire, de navigation  du Danube, d’ethnologie, d’anthropologie, d’environnement, de climatologie, d’hydrographie, d’îles, de pélicans et d’autres oiseaux, d’esturgeons, de pêcheurs, de sources, du delta, de croisières, de musique, de gastronomie, de cinéma, d’étymologie, de peinture, de littérature, de grandes et petites cités, de souvenirs, de métiers du fleuve ou liés à celui-ci, de personnages danubiens d’anthologie ou d’habitants anonymes des bords du fleuve mais aussi de légendes, de mythes, de rites, de cosmologie, de symboles, autant dire de rationnel et d’irrationnel.
Un fleuve comme le Danube incite à transgresser de manière permanente les barrières entre les différentes approches scientifiques et sociales.
Enfin pour paraphraser Héraclite, on ne se baignera donc jamais deux fois dans les mêmes eaux danubiennes à la lecture du contenu de ce site conçu dans une logique dans d’approche transdisciplinaire et vivante du fleuve. D’aucuns pourront également considérer celui-ci comme une sorte de « bazar éclectique danubien » !

« Le cours du Danube depuis sa source jusqu’à ses embouchures, Dressé sur les Mémoires les plus Nouveaux du P. Coronelli et Autres par le Sr Sanson, Géographe du Roy », Cette carte du cours du Danube fait partie de l’Atlas Nouveau publié par Alexis-Hubert Jaillot (1632?-1712) à Paris en 1696

L’une des plus belles légendes de la mythologie européenne, raconte que Jason et ses vaillants Argonautes auraient remonté le Danube jusqu’à Belgrade puis son affluent de la rive droite la Save, depuis son confluent avec le Danube jusqu’à Siscia (Sisak, Croatie) et son affluent la Kupa (Kolpa) pour rejoindre enfin l’Adriatique au retour de leur périlleuse expédition de conquête de la Toison d’or.

Konstantinos Volanakis (1837-1907), Argo, huile sur toile, domaine public

« Brigach und Breg bringen die Donau zu Weg ! » (« La Brigach et la Breg ouvrent le chemin au Danube ! »)
Dicton populaire du Bade-Wurtemberg  »

« Il regarda le Danube : l’eau coule. L’eau coule tous les jours, elle est maintenant à Immendingen, maintenant à Eckhartsau, maintenant à Apatin, maintenant à Chilia Veche et maintenant de nouveau à Immendingen. Quand sa journée était très bonne, que pouvait-il penser d’autre que le Danube est éternel et qu’il est lui-même le Danube ? »
Péter Esterházy (1950-2016), L’œillade de la comtesse Hahn-Hahn, En descendant le Danube, Gallimard, Paris, 1999

« C’est nous la compagnie des lapins bleus aux oreilles tendues et aux yeux malicieux Notre fleuv’ préféré c’est l’Danube.
Philippe Chatel (1948-2021), Le roman d’Émilie Jolie, Albin Michel, 2004 

Le bassin versant du Danube et les pays qui se le partagent en 2025

Seul fleuve européen important avec le Pô à se diriger dans un axe général d’ouest en est, le Danube prend ses sources en Allemagne dans le vieux massif de la Forêt-Noire (Bade-Wurtemberg) à Furtwangen  via la Breg pour les uns ou dans le parc du château de Donaueschingen, considérées comme la sources officielle par les institutions allemandes, pour les autres.

La source de la Breg (Danube) au lieu-dit saint-Martin à Furtwangen (Bade-Wurtemberg), photo © Danube-culture, droits réservés

La chapelle saint-Martin à Furtwangen dans la Forêt-Noire wurtembergeoise veille sur les premiers pas de la Breg (Danube), photo © Danube-culture, droits réservés

Le confluent de la Breg (à gauche) avec la Brigach (à droite) auquel se sont joints auparavant les multiples sources et ruisseaux qui jaillissent du sous-sol du parc du château de Donaueschingen et de ses environs, donne naissance officiellement au Danube, photo © Danube-culture, droits réservés

Le fleuve traverse ensuite, en formant de multiples méandres, plaines et reliefs d’une grande partie du vieux continent, s’élargissant peu à peu grâce à ses nombreux affluents de toutes dimensions et origines géographiques pour « finir » en apothéose en s’ouvrant sous la forme d’un magnifique delta toujours en évolution depuis sa création, prodigue en biodiversité et en écosystèmes.

   Après avoir drainé le flanc nord des Alpes en Allemagne et en Autriche, le Danube s’écoule vers l’est et forme la frontière entre la Slovaquie et la Hongrie sur 172 kilomètres. Le fleuve entre ensuite en Hongrie et traverse  les monts Pilis (rive droite) et Börszöny (rive gauche) en dessinant un grand méandre (coude du Danube ou en hongrois Dunakanyar). À la sortie de ces montagnes, il s’oriente vers le sud, arrosant Budapest (zone bleu violacé) et longeant la marge occidentale de la grande plaine hongroise (Alföld),  vaste bassin sédimentaire. Au sud et à l’ouest du Danube, les montagnes transdanubiennes n’ont qu’une altitutude d’environ 400 mètres, mais elles présentent des reliefs variés, notamment volcaniques et tectoniques. Un épais dépôt de lœss (dépôts de poussière provenant probablement d’anciens épandages glaciaires) recouvre une grande partie de cette région. Sources : http://earthobservatory.nasa.gov/IOTD/view.php?id=4274

Le Danube se jette dans la mer Noire ou Pont-Euxin chez les anciens Grecs, une mer quasiment fermée appartenant à part égale à l’Asie et au continent européen, en se divisant en trois bras principaux. On en comptait un nombre plus important dans l’Antiquité : Hérodote et Strabon en identifiaient cinq, Pline tout comme l’historien romain d’origine grecque Amien Marcellin (vers 330-Vers 400), le géographe Anton Friedrich Büsching (1724-1793) et l’écrivain et poète Sigmund von Birken (1681-1744) dans son ouvrage géographique sur le Danube (1664), sept : Hierostomum, Narcostomum, Calostomum, Pseudostomum, Boreostomum, Stenostomum, Spirostomum. À ces trois bras s’ajoutent de multiples ramifications secondaires (du moins pour les deux bras de Chilia et de Sfântu Gheorghe, celui de Sulina ayant été rectifié et aménagé par la Commission Européenne du Danube à partir de 1880).
D’autres grands fleuves européens à l’est du Danube comme le Dniestr (1362 km), le Dniepr (2285 km), appelé dans l’Antiquité le Boristhène, le Boug méridional (806 km) ou Hypanis pour les anciens Grecs, viennent également déverser leurs eaux douces dans cette mer d’une superficie de 400 000 km2.

Les cours du Moyen et du Bas-Danube ainsi que le delta et les côtes occidentales de la mer Noire vus d’un satellite.

Une longue histoire
Le Danube qui a pour lointain ancêtre le proto-Danube, un cours d’eau  né il y a environ 25 millions d’années coulant déjà d’ouest en est qui disparut suite à la nouvelle submersion des Préalpes par le Paratethys il y a environ 20 millions d’années (ère cénozoïque), est, dès sa naissance et sur de nombreux aspects, un fleuve fascinant et complexe. Son histoire commence par conséquent bien avant que les hommes n’apparaissent sur la terre et ne viennent peupler et coloniser son delta puis son bassin tout entier.

La petite île d’Hundsheim (Basse-Autriche) et sa végétation en pleine effervescence printanière vues de l’aval. On trouve encore aujourd’hui plus de 900 îles sur le Danube, sauvages pour certaines, souvent colonisées par l’homme, photo © Danube-culture, droits réservés

Au coucher du jour sur le Danube slovaque, l’île d’Helemba ressemble à un petit paradis au milieu du fleuve ; le Danube ou le chant des îles ! Photo © Danube-culture, droits réservés

    « Ne pourrait-on reprendre à propos [du Danube] et des grands fleuves la formule de Montaigne et les dire « ondulants et divers »? Tantôt abondants et tantôt amaigris, tantôt clairs et tantôt chargés de boue, tantôt rapides et tantôt lents, et toujours changeants d’un instant, d’une saison ou d’une longue période à l’autre. Cette diversité et cette puissance font que, en tout temps et en tout lieu, les fleuves offrent, dans une perspective anthropocentriste un double aspect ; il y a le fleuve hostile par sa force brutale, par ses crues, par les maladies qu’il véhicule ; mais il y a aussi le fleuve qui offre une ressource abondante, des terres fertiles et planes sur ses rives, son énergie. Cela dans des contextes de milieux naturels et d’environnements culturels également divers, de sorte que le problème des relations qui s’établissent entre un fleuve et les collectivités humaines qui occupent et se partagent son bassin suppose autant de variations qu’il y a de fleuves et de lieux dans le bassin du fleuve: tel cadre est-il ou non favorable à l’emprise et à l’action humaine ? Quelles variations le temps et les systèmes socioculturels introduisent-ils dans ces systèmes de relations ? Quelles sont finalement les résultantes du jeu combiné des relations entre le fleuve et les hommes ? »

Jacques Bethemont, « Les temps du fleuve » in « Les grands fleuves, Entre nature et société », Armand Collin, Paris, 2002, p. 52

Le célèbre méandre de Schlögen (Haute-Autriche) ou l’apothéose de la courbe, photo droits réservés

Le Danube en quelques chiffres…
Le Danube se distingue des autres fleuves par le fait que l’on en mesure depuis le XIXe siècle sa longueur à contre-courant, de l’aval vers l’amont, du point kilométrique zéro sur le bras de Sulina jusqu’à ses sources dans le parc du château de Donaueschingen ou alors jusqu’au lieu-dit Saint-Martin sur la commune de Furtwangen, où la Breg prend sa source : une longueur en fait assez difficile à déterminer de manière précise d’autant plus qu’elle fut toujours variable au cours du temps en raison du travail du fleuve lui-même tout au long de son périple jusqu’à la mer Noire et des nombreux aménagements successifs entrepris par les hommes, en particulier à partir de la deuxième moitié du XIXe siècle sur le bras de Sulina où furent supprimés de nombreux méandres et plus en amont, dans les Portes-de-Fer à la fin du XIXe siècle. Les grands travaux de régulation du Danube à Vienne (1870-1875), complétés par de nouveaux aménagements complémentaires entre 1972 et 1987,  changèrent considérablement la physionomie du fleuve à cette hauteur.

Quand le Danube s’éloigne de Vienne… Parmi de nombreux projets et plans de régulation et de canalisation du fleuve à la hauteur de la capitale autrichienne, celui-ci est daté de 1858, sources Wien Museum

La construction, à partir de la deuxième moitié du XXe siècle de nombreux barrages/centrales hydroélectriques sur la partie supérieure du fleuve et à la sortie des Portes-de-Fer (Centrales hydroélectriques de Djerdap I et II), impacta non seulement le lit et le débit du fleuve mais aussi la physionomie même de la vallée du Danube avec l’apparition d’immenses lacs-réservoirs. Ces travaux qui avaient pour objectifs principaux d’améliorer, de sécuriser la navigation commerciale, de lutter contre des inondations répétitives et de produire, avec l’édification des barrages, de l’électricité, eurent également pour conséquence de réduire la longueur du fleuve de 134 km (coupures de méandres…), de modifier sa largeur et ses rives en de nombreux endroits et de porter atteinte à sa continuité et à sa biodiversité en le sectionnant en tronçons, l’une des causes majeures de la disparition des esturgeons sur le Moyen-Danube.

Sulina (Roumanie) se trouve sur le bras du même nom dans le delta du Danube à la hauteur du point kilométrique 0

Longueur totale (actuelle) du cours du Danube, de Sulina sur la mer Noire (point zéro) jusqu’à la source du fleuve la plus éloignée soit celle de la Breg en Forêt-Noire sur la petite commune de Furtwangen (Bade-Wurtemberg, Allemagne), au lieu-dit « Martinskapelle » : 2 888 km (on trouve également parfois le chiffre de 3019 km…).

La source de la Breg (Danube) au lieu-dit « Martinskapelle » sur la commune de Furtwangen et son bassin versant, celle de la Brigach à Sankt Georgen im Schwarzwald et celle de l’Elz, souces Wikiwand

Le Danube mesure 2 840 km (2857 km selon des sources officielles allemandes) du point zéro de Sulina jusqu’à Donaueschingen (Allemagne) où le fleuve prend officiellement sa (ses) source(s). Il faut noter que la rivière Elz (90 km) qui prend également sa source sur le territoire de Furtwangen à 200 m de la source de la Breg, est un affluent du Rhin tout simplement parce que la ligne de partage des eaux entre le bassin versant du Rhin et celui du Danube passe entre les deux sources !

La statue de la Baar le bras levé et du jeune Danube au-dessus du bassin rénové d’une des sources du fleuve dans le parc du château des princes de Furstenberg à Donaueschingen, montre au jeune Danube le chemin à suivre, photo © Danube-culture, droits réservés

Au confluent de la Breg et de la Brigach à Donaueschingen (Bavière), les « premiers pas » officiels du Danube, photo © Danube-culture droits réservés

De Sulina (Point Kilométrique 0) à Galaţi (PK 151), le parcours du fleuve est considéré comme une route maritime, aussi se mesure-t-il sur celui-ci en milles marins (1 mille marin = 1, 852 km).

En aval de Sulina et du point kilométrique zéro à partir duquel on mesure les distances sur le fleuve vers l’amont, le Danube poursuit inlassablement son chemin vers la mer Noire offrant ses nombreux alluvions au rivage de la mer Noire et avançant sur celle-ci, de plusieurs mètres par an, photo © Danube-culture, droits réservés

La distance en ligne droite entre le confluent de la Breg et de la Brigach à Donaueschingen et l’embouchure du fleuve est de 1 630 km, donnant ainsi un coefficient de sinuosité de 1,7. Le Danube n’est qu’à la modeste vingt-neuvième place (en considérant que sa longueur est de 3019 km) ou à la trente-et-unième place avec 2 840 km parmi les plus grands fleuves du monde. C’est toutefois le plus long fleuve européen après la Volga (3 740 km, 3 545 km selon d’autres sources), cours d’eau qui se jette dans la mer Caspienne, drainant un bassin versant de 1 350 000 km2 mais qui n’est toutefois pas le plus grand fleuve prenant sa source sur le territoire de la Russie. Il faut rappeler que le Danube et la Volga ont des caractéristiques hydrographiques très différentes. Le Danube franchit, de ses sources en Forêt-Noire jusqu’à la mer Noire, 22 longitudes.

Un très faible dénivelé
Le dénivelé total du fleuve, depuis Donaueschingen jusqu’à la mer Noire n’est que de 678 m. La pente moyenne est donc très faible et n’est égale en moyenne qu’à 25 cm/km d’où en particulier les nombreux méandres du fleuve d’autrefois ! Si le coefficient de sa pente dépasse les 1% en amont d’Ulm, il s’abaisse à 0,5% entre le confluent du Lech et Regensburg (Ratisbonne) puis à 0,2% sur la fin de son parcours allemand jusqu’à Passau. Le dénivelé reprend ensuite un peu d’ampleur pour atteindre une moyenne de 0,4% à la hauteur de Bratislava puis s’abaisse à 0,1% sur la frontière slovaco-hongroise et à 0,006% dans la plaine panonienne, remonte à 0,3% dans le passage entre les Carpates et le Balkan, défilés dit des Portes-de-Fer (avec des variations entre 0,04 et 2%) avant de redescendre à 0,05% jusqu’à Cernavodă (Roumanie, rive droite) pour terminer enfin à 0,01%  jusqu’à la mer Noire.

Débit
Le fleuve a un débit annuel moyen dans la mer Noire d’environ 203 milliards de m3 (6 500 m3/s) d’eau douce chargée en alluvions soit plus que le Rhin, la Weser et l’Elbe réunis.  Sur presque tout le parcours le rapport entre les basses eaux et les hautes eaux se situe entre un et dix voire en certains endroits, de 1 à 14. Dans la partie du haut-Danube, l’apport de certains affluents comme l’Iller et l’Inn, est supérieur au débit du fleuve lui-même. Le Danube aurait du ainsi perdre son nom au profit de ces deux affluents.

Rapidité (moyenne) du courant :
Ratisbonne (Regensburg) – Passau : de 1 m à 1, 80 m/s
Passau-Linz : de 1, 80 m à 2 m/s
Linz -Wien : de 2 m à 2, 20 m/s
Budapest – Vukovar : de 0, 90 m à 1, 10 m/s
Orsova : Sulina : de 0, 20 m à 0, 80 m/s

Le Danube en Strudengau (Haute-Autriche) à la hauteur du village Sarmingstein (rive gauche) : fleuve miroir appartenant au réservoir du barrage d’Ybbs-Persenbeug, photo © Danube-culture, droits réservés

Régime
Rassemblant des eaux en provenance des hautes montagnes (Alpes), de moyennes montagnes (Carpates, Balkan…) et de leurs contreforts, de hauts plateaux, de bassins et de plaines, le Danube possède un régime d’écoulement très complexe dont le profil évolue depuis celui d’une rivière de montagne jusqu’à celui d’un grand fleuve de basse plaine. De nombreuses crues affectant plus particulièrement le haut et le moyen-Danube caractérisent son histoire mais le cours inférieur du fleuve n’a pas non plus été épargné par de sévères inondations. Ces crues dévastatrices n’ont toutefois pas touché au même moment l’ensemble du bassin en raison du « décalage chronologique qu’apportent à leur propagation les conditions d’écoulement et de l’hétérogénéité des influences météorologiques. » Lors des grandes inondations le bas Danube peut s’étendre jusqu’à vingt kilomètres de large !

Le fleuve pris par les glaces en 2014 à la hauteur de Vienne, un phénomène de plus en plus rare, photo droits réservés

L’embacle du Danube à la hauteur de Budapest pendant l’hiver 1939-1940, photo source Fortepan

Le fleuve peut encore, pendant certains hivers rigoureux, en traversant des régions à climat continental, charrier des glaces qui provoquent alors des embâcles remontant vers l’amont à partir de rétrécissements situés entre les reliefs. Il n’était pas rare autrefois que le Bas-Danube soit également pris par les glaces pendant plusieurs semaines voire plusieurs mois entre le port de Cernavodǎ et ses embouchures ou en amont, bloquant ainsi tout trafic fluvial pendant une longue période.
Principales crues du Danube : 1342, 1501, 1572, 1598, 1670, 1736, 1768, 1776, 1785, 1786, 1787, 1789, 1799, 1830, 1838 (particulièrement terrible à Budapest), 1849, 1897, 1899, 1954, 1956, 1965, 1970, 2002, 2006, 2010, 2013.

Inondations à Vienne en 1830

Henrietta- Kärling-Pacher (1821-1873), Autriche, Inondations à Budapest en 1838. Elles furent causées par l’accumulation de la glace sur le Danube en plusieurs endroits au cours de l’hiver rigoureux qui avait précédé. Les raz-de-marée, déclenchés par la fonte de la glace en amont, formèrent d’énormes embâcles. Les masses d’eau et de glace qui tombaient balayèrent la plaine inondable d’Ezstergom jusqu’à la Dráva. Les eaux  du Danube auraient, lors de la cru de 1838, recouvert 6000 km2 sur le territoire hongrois. À Budapest, le niveau atteignit 10 m 29 au-dessus du niveau moyen contre 8 m 76 en février 1876 et 8m 45 lors du record pluvial de juin 1965. Plus de 10 000 maisons s’effondrèrent dont plus de la moitié à Pest et Buda, 3 200 furent endommagées et 153 personnes perdirent la vie.

Principaux affluents
Le Danube reçoit au long de son cours plus de 300 affluents les plus divers, plus ou moins importants parmi lesquels, d’amont en aval, l’Iller (rive droite, 147 km) au débit plus important que le Danube à son confluent avec celui-ci, le Lech (rive droite, 264 km), l’Isar (rive droite, 292 km), tous trois cours d’eau d’origine alpine, l’Inn (rive droite, 515 km), rivière fougueuse qui prend sa sources dans le massifs alpins des Grisons (Suisse) et dont le débit serait également supérieur à celui du Danube à la hauteur de son confluent avec celui-ci (Bavière),

La confluence des eaux de l’Inn (au second plan) avec celles du Danube à la hauteur de la vieille ville de Passau, photo Danube-culture, © droits réservés

l’Enns (rive droite, 349 km), la Traun (rive droite, 153 km), deux  nouveaux affluents alpins, la Morava ou March (rive gauche, 329 km), la Leitha/Lajta/Litava (rive droite 180 km), la Váh/Waag (rive gauche, Waag, 378 km), le Hron ou Gran (rive gauche 298 km), l’Ipoly/Eipel (rive gauche, 232 km), la Drava/Drau (rive droite, 707 km), la Tisza/Tisa/Theiß (rive gauche, 970 km), la Sava/Save (rive droite, 940 km), le Timiș (rive gauche, 359 km), la Velika Morava (rive droite, 245 km), le Timok (rive gauche, 184 km), le Jiu (rive gauche, 331 km), l’Iskar/Искър (rive droite, 368 km), l’Olt (rive gauche, 670 km), la Yantra/Янтра (rive droite, 285 km), l’Argeş (rive gauche, 327 km), le Siret (rive gauche, 726 km) et le Prut/Prout (rive gauche, 967 km). Tous ces affluents prennent leurs sources dans l’un des trois massifs montagneux que le fleuve traverse : les Alpes, les Carpates et le Balkan.

Débit du fleuve et apport des principaux affluents, source : Commission du Danube

Le fleuve le plus international au monde !
10 pays se « partagent » aujourd’hui les rives du Danube ce qui en fait le fleuve le plus international au monde : d’amont en aval, Allemagne, Autriche, Slovaquie, Hongrie, Croatie, Serbie, Roumanie, Bulgarie, Moldavie, Ukraine. Outre ces dix pays que le fleuve traverse ou borde, son bassin versant englobe une partie du territoire de vingt autres (Italie, Suisse, République tchèque, Pologne, Slovénie, Bosnie-Herzégovine, Macédoine du Nord, Kosovo, Monténégro, Albanie). Toutefois le Danube est un fleuve du continent européen qui n’a aucune nationalité et qui n’appartient à aucun pays qu’il borde ou traverse. Il n’est ni allemand, ni autrichien, ni slovaque ou hongrois, croate, serbe, roumain, bulgare, ukrainien ou moldave. Le Danube est le Danube !

Le bassin versant danubien ou de la Suisse orientale à la Moldavie : un espace cohérent mais aussi source de tensions ?

Bassin-du-Danube

Bassin versant du Danube ; le fleuve au coeur d’un important et indispensable réseau hydrographique européen. Il manque sur cette carte l’Albanie et la Macédoine dont une infime partie de leur territoire appartient au bassin du Danube (source Wikipedia)

Le bassin versant du Danube, qui n’apparaît qu’au vingt-cinquième rang des plus grands bassins versants à l’échelle de notre planète et qui représente une superficie totale de 817 000 km2 (805 000 km2 selon d’autres sources), soit environ un douzième du continent européen, englobe la totalité des territoires ou seulement une partie des 19 (ou 20 avec le Monténégro) pays européens avec  une population d’environ 83 millions d’habitants. Il s’étend à partir de 8° 09’ (sources de la Breg et de la Brigach) jusqu’au 29° 45’ de longitude est (delta sur la mer Noire). Les 20 pays composant son bassin sont la Moldavie, l’Ukraine, la Bulgarie, la République de Macédoine, l’Albanie, la Roumanie, la Serbie, la Hongrie, la Slovaquie, la Pologne, le Monténégro, la Bosnie-Herzégovine, la Croatie, la Slovénie, l’Autriche, la Tchéquie, l’Italie, l’Allemagne et la Suisse.

Les magnifiques paysages du coude du Danube (Hongrie) en amont de Budapest, célébrés, tout comme la Wachau et le delta, par de nombreux peintres, photo droits réservés

   Le point le plus méridional du bassin versant du Danube se situe au 42° 05’ de latitude nord, à la source de son affluent de la rive droite l’Iskar dans le massif du Rila (Bulgarie), et son point le plus septentrional à 50° 15’ de latitude nord, à la source de la Morava (March, rive gauche) en République tchèque à la frontière tchéco-polonaise. Selon sa structure géologique et géographique, le bassin versant du Danube peut-être divisé en trois sous bassins : Le Haut-Danube, le Moyen-Danube et le Bas-Danube que les Grecs de l’Antiquité appelaient « Ister » ou « Istros ». Un tiers du bassin danubien appartient aux grands massifs montagneux récents (Alpes, Alpes dinariques, Carpates, Balkan) et les deux autres tiers sont formés des montagnes moyennes de formation plus ancienne (Forêt-Noire, Jura souabe et franconien, Forêts de Bavière et de Bohême, Hauteurs tchéco-moraves, monts de Măcin), de plateaux (Dobroudja, Ludogorie, plateau moldave, Podolie) et de grandes plaines (plaine pannonienne ou Alföld, plaine roumano-bulgare). Le bassin du Danube avoisine à l’Ouest et au Nord-Ouest, près de ses deux sources, le bassin du Rhin, confine au Nord au bassin de la Weser, de l’Elbe, de l’Oder et de la Vistule, au Nord-Est au bassin du Dniestr et au Sud aux bassins versants des fleuves tributaires de la mer Adriatique et de la mer Égée.

La vieille cité de Buda et le bastion des pêcheurs au-dessus du Danube (rive droite), un des beaux panoramas que la capitale hongroise et le fleuve offrent aux visiteurs, photo © Danube-culture, droits réservés

Climat
En raison de sa forme allongée d’ouest en est et de la variété de son relief, le bassin versant du Danube reflète des conditions climatiques très diversifiées : influences océaniques (Haut-Danube), influences méditerranéennes dans les territoires traversés par deux de ses affluents, la Drava et la Sava (Haut et Moyen-Danube), climat continental aux hivers rigoureux dans les régions danubiennes orientales (Bas-Danube). Le climat est également tributaire de l’altitude et de l’exposition au vent ou non. Ensoleillement, nébulosité, régime des précipitations et des vents contribuent à complexifier le climat et sont à l’origine de nombreux microclimats sur les rives danubiennes.

Le Danube à la hauteur des « Portes de la Hongrie », ici la colline Braunsberg (Hainburg, rive droite), photo © Danube-culture, droits réservés

Le bassin versant du Danube, berceau des premières civilisations européennes
On trouve sur les rives du Danube des témoignages archéologiques artistiques de la présence humaine parmi les plus anciens du continent européen. Plusieurs représentations féminines et mythiques de la préhistoire dites Vénus, symbolisent le lien intime des hommes avec le fleuve dès le Paléolithique comme la Vénus de Hohle Fels découverte en 2008 non loin du Danube dans une grotte du Jura souabe, à proximité d’Ulm (Allemagne) qui a été sculptée dans de l’ivoire de mammouth et est datée d’env. 35 000-40 000 ans av. J.-C.

Venus de Hohle Fels, Jura souabe (Schwäbische alb)

Fany von Galgenberg, statuette en serpentine verte, retrouvée en 1988 à Strautzing, près de Krems, en  Wachau (Autriche), remonte quant à elle à de plus de 32 000 ans avant J.-C. La Vénus de Willendorf, mise à jour auparavant en Autriche également dans la région de la Wachau (1908), présente l’aspect d’une petite divinité fluviale en calcaire aux formes généreuses et appartient à l’époque glaciaire (entre 30 000 et 20 000 avant J.-C.).

Culture de Gârla Mare, âge du  Bronze, photo droits réservés

D’autres trésors archéologiques plus récents ont été retrouvés sur le site archéologique de Vinča (Serbie), lieu sur lequel les hommes s’étaient installés dès la première période du Néolithique moyen, époque qualifiée « d’âge d’or du genre humain » par le poète romain Ovide. Tout comme celui de Vinča, le site serbe encore plus ancien de Lepenski Vir (9500 – 6200 av. J.-C.) à la hauteur des défilés des Portes-de-Fer, témoigne également du haut degré de savoir-faire de ces premières civilisations danubiennes et européennes ainsi que de leur lien intime avec le fleuve.

Culture de Lepenski vir dans les Portes-de-Fer (rive droite,Serbie) : tête de dieu poisson, photo droits réservés

Les premiers navigateurs dans le delta du Danube auraient été les Phéniciens suivis des Égyptiens. Ceux-ci pourraient, selon certaines sources, l’avoir dénommé « Triton » en référence au Nil. Les ressources des Carpates en minerais divers étaient vraisemblablement connues de ce peuple dès la XVIIIe dynastie des pharaons (1580-1350 avant J.-C.). Certains géographes grecs pensaient même que le chemin de l’Istros, nom attribué par les Grecs au Bas-Danube, était connu de Sesostris III (vers 1872-1854 avant J.-C.). Les marins grecs (VIIIe et VIIe siècles avant J.-C.) s’aventurent sur le Bas-Danube non seulement dans l’intention de découvrir de nouveaux territoires mais aussi de nouer des relations commerciales avec les populations autochtones. Les armées du souverain perse Darius Ier (vers 550-486 av. J.C.) vont s’avancer dans la région du delta et du Bas-Danube mais elles sont obligées de battre en retraite devant les redoutables tributs nomades scythes, bien plus au fait de la géographie spécifique de ce territoire. Alexandre le Grand (356-323 av. J.-C.) fait campagne contre les Gètes et les Triballes appartenant au peuple thrace en 335 av. J.-C. À partir de 500 av. J.-C., les premières tributs celtes, dont la langue pourrait être à l’origine du nom de Danube, s’installent au bord du fleuve. À l’époque de la conquête romaine les peuples indigènes de la région du Danube se partagent en quatre catégories plus ou moins distinctes : les Celtes au nord-ouest, les Illyriens à l’ouest, à l’est les Daces et les Thraces au nord et au sud.

Les six bouches du Danube, l’Île de Peuce et l’Île aux serpents  (Insula Achillis) sur une carte d’un atlas de 1508, sources Bibliothèque Nationale d’Autriche

Les conquêtes romaines orientales datent de l’apogée de l’empire (100-300 ap. J.-C.) et font de « Fluvius Danubius » une de ses principales frontières. Les légions y surveillent le fameux « Limes » (zone frontalière) avec ses camps fortifiés le long du fleuve qui protègent (plus ou moins bien) l’Empire romain des tributs barbares qui n’hésitent pas si besoin, à traverser un fleuve qui n’est pas un obstacle quand celui-ci est gelé certains hivers ou en raison d’un lit peu profond et de la présence de nombreux gués et bancs de sable. Les flottes militaires romaines danubiennes (Ier-VIe siècles ap. J.-C) comme la Classis Flavia Moesica, (Ier-IIIsiècles ap. J-C), stationnée dans la zone du Bas-Danube ou la Classis Flavia Pannonica, basée sur le Moyen-Danube à Carnuntum (rive droite), en aval de Vindebona (Vienne) avec un détachement à Brigetio (Szőny), stationnent dans des ports près de camps militaires érigés sur les rives danubiennes et sur le littoral de la mer Noire. Ces flottes militaires bien adaptées au contexte danubien, naviguent habilement et rapidement avec différents types de bateaux (liburnes) suivant les époques et les missions qui leurs sont confiées sur le Danube et certains de ses affluents comme la Drava et la Morava (March). Plusieurs grands empereurs romains furent des « adeptes » du Danube parmi lesquels Marc Aurèle (121-180), empereur et philosophe stoïcien mort à Vindebona (Vienne) dont une partie de ses « Pensées pour moi-même » (entre 170 et 180) a été rédigée sur les rives du fleuve près de Carnuntum, une ville qui sera élevée au statut de capitale de la Pannonie supérieure par Trajan. Galère (vers 250-311), est né en Dacie à Felix Romuliana (Gamzigrad, Serbie), Constantin Ier (vers 274-337) en Illyrie à Naissus (Niš, Serbie) et sera fondateur en 330 de l’Empire romain d’Orient et de Constantinople, la « Nouvelle Rome », bâtie sur le site grandiose de l’ancienne Byzance. Il se rendra à plusieurs reprises dans ses provinces danubiennes pour y répandre le christianisme qu’il a imposé comme religion officielle. C’est sous son règne que la présence romaine sur les provinces danubiennes atteindra son apogée (vers 300 ap. J.-C.). Le fleuve, alors entièrement sous domination de Rome, de ses sources jusqu’au delta, est un axe commercial et de communication. Les Romains sont probablement les seuls à avoir réussi un tel exploit de toute l’histoire humaine !

Marc Aurèle (121-180), empereur philosophe stoïcien et danubien a écrit une partie de ses pensées au bord du fleuve, photo droits réservés

Cette occupation romaine, malgré sa durée assez courte (env. 150 ans) a laissé des traces indélébiles dans l’histoire de ces contrées comme le montre la langue roumaine. Le déclin de l’Empire romain bouleverse l’ordre établi, laissant une situation de plus en plus instable et un espace ouvert aux invasions et aux migrations de tributs nomades de l’Asie centrale, les Huns d’Attila et les Avars et d’autres « barbares » originaire du nord de l’Europe.

Le roi wisigoth (tervinge) Athanaric (318-381) rencontre en « terrain neutre » son vainqueur, l’empereur romain Flavius Valens (vers 328-378), en 370, sur un bateau au milieu du Danube à proximité de Noviodunum (Issacea, Dobrogée).

   « Ici, sur ces rives du Danube, les guerres et les destructions des Barbares ont fait rage en permanence autrefois. Pendant des siècles, des hordes affamées et destructrices ont déferlé sur cette région… Comment aurait-on pu construire des monuments inaltérables sur un territoire aussi exposé ? »
Alexandru Vlahuță (1858-1919), écrivain roumain
   Les Hermundures, une tribut germanique, s’emparent de territoires situés sur le haut-Danube. Passau tombe dans leurs mains en 470. Les proto-Bulgares envahissent la Mésie, au sud du bas-Danube et fonderont leur premier empire à la fin du VIIe siècle. Succédant aux Huns et à leurs proches parents, aux Gépides et aux Ostrogoths, les Avars, redoutables cavaliers asiates et excellents archers, établiront leur domination du moyen-Danube (500-800 ap. J.-C.) jusqu’à la Volga, assujettissant les tributs germaniques et slaves qui occupaient déjà ces contrées et menaceront l’Empire byzantin (ils assiègent, alliés aux Perses sassanides, Constantinople en 626) qui tentera de négocier avec eux et d’en « accueillir » sur son territoire. La domination de ce peuple moins inculte qu’on ne l’a longtemps imaginé avant qu’on ne procède à des fouilles archéologiques, prendra fin lors d’affrontements avec les Francs qui s’empareront d’un trésor inestimable en 796, de l’avènement de Charlemagne et de son empire. Les Avars sont décimés. L’établissement du Saint-Empire romain germanique permettra de stabiliser les frontières sur le haut et le moyen-Danube jusqu’à l’arrivée des Ottomans sur le territoire de la Hongrie qui vont disputer entretemps Belgrade aux Bulgares et aux Serbes. Se sont ainsi implantées la plupart du temps de force et parfois pacifiquement sur les territoires des deux empires, romain et byzantin, de nombreuses tribus que le bassin danubien occidental séduise et qui se sédentariseront de gré ou de force tout en se convertissant peu à peu au christianisme : Thraces et Sarmates au Ier siècle après J.-C. (Jazygues, Roxolans, Alains),  Goths (IIIe-Ve siècles), Gépides (IVe-Ve siècles), Huns (IVe-VIe siècles), Avars (VIe-VIIe siècles), (Proto) -Bulgares et Slaves (VIIe siècle), Magyars (IXe siècle), Coumans (XIe-XIIIe siècles), une tribu qui marque les esprits en traversant le Danube sur des outres gonflées, Tatars (XIIIe siècle) et d’autres peuples venus des steppes orientales et de territoires encore plus lointains. De redoutables expéditions tataro-mongoles en provenance des steppes ukrainiennes viendront également semer à plusieurs reprises la désolation dans ces contrées européennes. Les trois premières croisades (fin XIe-XIIe siècles) suivent en majorité la route du Danube jusqu’à Belgrade, certaines troupes descendent le fleuve en bateau sur sa partie supérieure non sans épisodes dramatiques. Le deuxième Empire bulgare domine le Bas-Danube au XIIIe siècle. Lui succèdent les principautés plus ou moins indépendantes de Moldavie et de Valachie dans la deuxième moitié du XIIIe-XIVe siècle. Rodolphe de Habsbourg, le premier de cette dynastie, est élu empereur du Saint-Empire romain germanique qui domine le haut et moyen-Danube. Les Ottomans, partis d’Asie mineure, vont faire alors leurs premières apparitions eu Europe orientale et s’implanter dans les Balkans peu à peu dès le milieu du XIVe siècle, profitant des divisions entre les Empires byzantin, bulgare et la Serbie pour étendre leurs conquêtes. Le sultan Mehmed II dit « Le conquérant », met le siège devant Constantinople en 1453 et s’empare de la cité impériale. Manifestant des velléités de conquêtes européennes pendant trois siècles (XVe-XVIIe siècles), la « Grande Porte » (Empire ottoman) va continuer à s’avancer peu à peu vers l’ouest annexant tout d’abord la région du bas-Danube (Dobrogée, Valachie puis plus tard Moldavie et Bessarabie) et une grande partie du fleuve sous domination hongroise jusqu’en amont de Budapest qui perd son statue de capitale du royaune de Hongrie, justifiant parfaitement l’appellation de « Danube ottoman ». Le règne du sultan Soliman le Magnifique (1494-1566) qui prend et détruit Belgrade en 1521 puis bat les armées hongroises à Mohács sur le Danube (Hongrie méridionale) en 1526, provoquant un séisme en Europe occidentale, représente le point culminant de l’expansion ottomane en Europe.

Le Danube : enjeu géopolitique entre deux empires ici représentés par Charles Quint (Saint-Empire romain germanique, à gauche) et Soliman le Magnifique (Empire ottoman). « Danubius, fluvius europae maximus, a fontibus ad ostia, cum omnibus fluminibus, ab utroque latere, in illum defluentibus », Le Danube, le plus grand fleuve d’Europe, de la source à l’embouchure avec tous les fleuves qui s’y jettent des deux côtés, in Le théâtre du monde ou Nouvel atlas contenant les chartes et descriptions de tous les païs de la terre / mis en lumière par Guillaume et Jean Blaeu. – Amsterdami : apud Joannem Guiljelmi F. Blaeu, anno [1643 -1645],  cartouche de la carte n° 45.  

   Ces Ottomans et leurs « alliés » moins motivés comme les contingents militaires des principautés chrétiennes moldaves et valaques, seront difficilement repoussés à deux reprises aux portes de Vienne qu’ils assiègent sur terre et sur le fleuve une première fois en 1529 et à nouveau en 1683 par des coalitions d’armées catholiques .
Tout comme les Romains et les Byzantins les Ottomans avaient bien compris les intérêts stratégiques et économique que représentait la maîtrise de la navigation sur le Danube (que le voyageur et savant ottoman du XVIIe siècle Evliya Çelebi (1611-1684) a appelé « la mère des rivières ») et s’y sont employés avec un certain succès militairement et civilement. 

Les armées ottomanes assiègent sans succès Vienne pour la deuxième et dernière fois en 1683. Cet évènement marque le début du recul des Ottomans, collection du Musée de la ville de Vienne

Ils s’appuient pour leurs conquêtes et pour leurs échanges commerciaux sur la construction de ports sur le bas-Danube, des « échelles » et des embarcations inspirées de leur flotte maritime mais adaptées aux conditions particulières et complexes de la navigation danubienne, une flotte avec notamment des « tschaïques » qu’ils pouvaient armer et aménager en transport de soldats en cas de conflits.

L’île d’Ada Kaleh sur territoire roumain dans les Portes-de-Fer, engloutie en 1970 par les eaux du lac réservoir de la centrale hydro-électrique de Djerdap I

L’Empire russe profite des difficultés de l’Empire ottoman et à entre régulièrement en conflit avec lui (onze guerres opposeront ces deux empires entre 1568 et 1878). Les Russes le harcèlent au le début du XIXe siècle et s’installent en Bessarabie et dans le delta, menant une politique perçue comme une menace pour Vienne et les capitales de l’Europe occidentale. Ils occupent provisoirement la Moldavie et la Valachie, alors principautés danubiennes sous domination turque dont ils prétendent vouloir protéger la population  chrétienne orthodoxe. Ces deux principautés retrouveront leur indépendance en 1878. La situation sur le cours inférieur du fleuve et dans les régions riveraines reste instable, confuse et tributaire des nombreux affrontements qui s’y déroulent dans la deuxième moitié du XIXe siècle et au début du XXème siècle : guerre de Crimée (1853-1856), guerres russo-turques danubiennes, guerres balkaniques (1912-1913), Première Guerre mondiale. Des alliances se font et se défont au gré des ententes et des mésententes, des trahisons, des gouvernements et des opportunités non dépourvues d’arrières-pensées économiques, intéressées.

Le passage du Danube le 15 juin 1877 à Zimnicea (Roumanie) par les armées russes, peinture de Nicolai Dimitriev-Orenburgski (1837-1898), huile sur toile, Musée militaire de Saint-Péterbourg, 1883

Le Traité de Paris (1856) qui met fin à la guerre de Crimée, décrète également la liberté de navigation pour les bateaux de tous les États sans obligation de redevance des nations riveraines. Une Commission Européenne du Danube voit le jour. Elle sert en grande partie les intérêts des pays d’Europe de l’Ouest ainsi que la Turquie et la Russie qui en sont membres et qui la dominent. Elle est d’abord chargée de la gestion du secteur de navigation entre Galaţi (PK 150/ 81 Mille) et les embouchures puis de Brǎila (PK 170), en amont de Galaţi sur la rive gauche jusqu’à la mer Noire et de l’aménagement des bras de Sulina et de celui méridional de Saint-Georges. Elle cédera ultérieurement la place à une administration roumaine spécifique.

Le port de Sulina aménagé par la Commission Européenne du Danube au début du XXe siècle

La première guerre mondiale voient s’affronter sur le Danube même les flottes fluviales militaires et sur ses rives les armées de la Triple Entente (Russie, Royaume-Uni et France) et de leurs alliés (Roumanie, Serbie) avec celles de la Triple Alliance (Autriche-Hongrie, Italie, Allemagne) à laquelle s’est joint la Bulgarie. La géographie des rives et des frontières du Moyen et du Bas-Danube est bouleversée avec la défaite et la disparition définitive de l’Empire austro-hongrois.

Des frontières bouleversées ! Carte politique du bassin du Danube en 1921, Kartographia Winterthur S.A. Conference des Chefs des Depart. Cant. de l’Instruction Publique. Atlas Scolaire 2e. Edition, Librairie Payot, 1921

De « nouvelles » nations font leur apparition ou réapparition (Tchécoslovaquie, Yougoslavie…). Les frontières redessinées selon la volonté des vainqueurs vont s’avérer rapidement sources de conflits pour de nombreuses minorités séparées de leurs pays d’origine. Elles contribueront à alimenter une farouche volonté de reconquête des territoires perdus et à de nouveaux conflits.
Le fleuve est le théâtre même d’affrontements et de nombreuses grandes villes danubiennes et leurs installations portuaires, leurs zones industrielles, sont bombardées lors de la Seconde Guerre mondiale, la plupart des ponts détruits, en particulier à Budapest lors de la retraite des armées nazies, ce qui eut pour conséquence de stopper durablement toute navigation commerciale.

Le Danube pris par les glaces à Budapest et les ruines du pont aux Chaines en 1945, photo Kádár Anna, sources Fortepan

   De la frontière austro-tchécoslovaque jusqu’au delta, le fleuve sera sous surveillance et domination soviétiques de 1945 jusqu’en 1989. Une nouvelle commission internationale, la Commission du Danube, composée cette fois exclusivement des États riverains y compris l’Union soviétique qui borde alors le Danube dans son delta (bras de Kilia, aujourd’hui territoire ukrainien) mais sans l’Autriche et l’Allemagne qui la rejoindront ultérieurement, est mise en place suite à la Conférence et à la Convention de Belgrade (1948). Le fleuve va être à nouveau le théâtre de violents affrontements et de massacres lors de la guerre croato-serbe (1991-1995), comme en témoignent encore certains bâtiments de la cité croate de Vukovar (rive droite). Le pont de Novi Sad (Voïvodine) sera à cette occasion bombardé et détruit par les avions de l’Otan au mois d’avril 1999 dans le cadre de la guerre entre la République fédérale de Yougoslavie et le Kosovo. Il est reconstruit entre 2003 et 2005 avec un financement à 95 % de l’Union Européenne et porte le nom de « Pont de la liberté ».

Le « Pont de la liberté » de Novi Sad inaugué en 2005, photo droits réservés

   La rive gauche ukrainienne du bras du Bas-Danube de Kilia qui dessine désormais une des frontières orientales de l’Union Européenne, est soumise depuis le début de la guerre entre la Russie et l’Ukraine à des bombardements. Les installations portuaires des villes ukrainiennes d’Ismaïl et de Reni tout comme celles d’Odessa, ont été visées par l’armée russe.

   Longue est la liste des empires et des nations du bassin danubien qui connurent d’abord une expansion puis un déclin, se replièrent sur leur territoire d’origine voire disparurent totalement des cartes pour certains d’entre eux. Aucun empire n’a échappé à cette loi impitoyable. Il y a là pour l’Europe d’aujourd’hui et de demain une édifiante leçon d’histoire à méditer.
Mais malgré les conflits récurrents et des situations politiques parfois confuses et instables, des volontés plus ou moins ouvertes d’annexion et d’hégémonie de la navigation sur le fleuve, le Danube est resté un axe sur lequel et le long duquel les échanges, les routes commerciales et culturelles se sont développées.

Axe Rhin-Main-Danube, corridor VII enjeu européen, sources Le Monde Diplomatique

Le Danube dans l’Union Européenne
L’Union européenne a fait du fleuve depuis 1997 un de ses neuf corridors prioritaires de transport multimodal au sein du marché unique européen, le corridor VII de transports paneuropéen ou corridor Rhin-Danube via le Main, un affluent du Rhin et le canal Rhin-Main-Danube. Il semblerait qu’aujourd’hui, du moins en ce qui concerne le moyen et le bas-Danube, les priorités d’aménagement et de transport se soient reportées bien plus sur les infrastructures routières (ponts, routes et autoroutes) que sur le fleuve lui-même, imparfaitement équipé en installations portuaires performantes. Le trafic fluvial sur cette partie de son cours stagne voire régresse alors que le transport des marchandises par camion a, quant à lui, littéralement explosé avec des conséquences environnementales préoccupantes.
Des perspectives inédites d’échanges commerciaux et de modalité ont engendré récemment la construction de nouveaux ponts sur le moyen et le bas-Danube comme ceux de Paks, Belgrade, Calafat-Vidin ou celui de Brăila, dernier pont sur le fleuve avant la mer Noire, inauguré au début de l’été 2023. Jamais dans l’histoire humaine le Danube ne fut traversé par autant de ponts ! Certaines liaisons par bac disparaissent ou vont disparaître du paysage danubien à plus ou moins long terme.

Le nouveau pont suspendu sur le Danube de Brăila (Roumanie), construit par un consortium italo-japonais et inauguré en juin 2023, dernier pont sur le fleuve avant la mer Noire, fait le lien entre la Valachie-Moldavie et la Dobrogée, photo droits réservés

Navigations
   Le Danube est navigable sur 2 655 km sous certaines conditions pour les petites unités, depuis Ulm (Bavière, Allemagne) jusqu’à la mer Noire et pour les grosses unités de Kelheim jusqu’à la mer Noire (bras de Sulina, Roumanie), soit sur une distance officielle de 2 414, 72 km (sources Via Donau). 34 affluents et sous-affluents du Danube sont ou ont été navigables sur une partie de leur cours parmi lesquels, d’amont en aval, l’Inn, la Salzach, la Traun, l’Enns, la Morava, la Vah, la Drava, la Tisza la Save, la Velika Morava le Timiş, la Bega, le Prut, le Siret portant théoriquement la totalité de la longueur navigable sur le Danube, ses affluents, sous-affluents et  canaux, à environ 8000 km !

Un bateau des services de la navigation slovaque en amont de Bratislava, photo © Danube-culture, droits réservés

Le régime de sa navigation est administré depuis Kelheim jusqu’à Sulina par la Convention de Belgrade de 1948 et deux protocoles additionnels de 1998 dont la mise en application a été confiée à une commission internationale, la Commission du Danube qui siège à Budapest mais qui manque des moyens nécessaires pour assurer ses missions. Chaque pays que le fleuve traverse, est responsable de ses infrastructures fluviales (écluses, barrages…).

L’Amiral Lacaze, symbole de la longue présence française sur le Danube par le passé, au temps de la Société Française de Navigation Danubienne (S.F.N.D). Le bateau sera vendu par la suite à la Bulgarie et rebaptisé de Filip Totü. Ce magnifique et légendaire remorqueur finira sa carrière à Ruse (Bulgarie) en 1984.

Les enjeux internationaux du fleuve : le long et difficile processus de la navigation commerciale
 Des échanges commerciaux se sont mis en place dès l’Antiquité. Des marins et des commerçants grecs fondent des comptoirs sur le Bas-Danube ou sur le littoral de la mer Noire comme Argamon (Orgame, VIIe siècle av. J.-C.) sur le cap Halmyris (Dolojman) en Scythie mineure, près du village de Jurilovca, Istros (Histria pour les Romains VIe siècle avant J.-C.) surnommée la Pompéi roumaine et dont le nom est directement en lien avec la dénomination en grec du (bas) Danube (Istros), Tomis (Constanţa, grand port sur la mer Noire et capitale de la Dobrogée du sud) ou Kallatis (Mangalia). L’Empire romain, après ses victoires et ses conquêtes territoriales, assure pendant quelque temps la stabilité relative de ses frontières (Limes) grâce à la surveillance de la navigation sur le fleuve jusqu’à son delta avec ses flottes militaires en appui dont les Classis Pannonica et la Classis Moesica composées de trirèmes et peut-être ultérieurement de liburnes, répartie sur plusieurs bases le long du Danube et encourage le transport fluvial.

Deux

Deux bateaux militaires romains (des liburnes ?) sur le bas-Danube, détail du relief de la colonne de Trajan construite entre 107 et 113, tableau LVIII

Lui succède à partir de 330 et de la fondation de Constantinople un Empire byzantin qui connaîtra de nombreuses crises successives mais entretient une flotte sur le bas Danube. La navigation sur le fleuve va être plus tard, jusqu’aux conquêtes ottomanes des rives du bas Danube aux mains des diverses entités politiques riveraines (principauté de Moldavie et de Valachie, Empires bulgares…) et de leurs représentants locaux qui parfois s’émancipent de leur tutelle et imposent aux bateaux de commerce de nombreuses taxes prohibitives voire pratiquent le pillage. Sur le haut-Danube autrichien, la navigation sera ainsi soumise en plus des douanes à l’arbitraire de seigneurs locaux sans scrupules qui peuvent entraver la navigation à l’aide de lourdes chaines et s’emparer des marchandises transportées.

Chaine d’obstruction de la navigation en provenance du haut-Danube (Obermühl) et tendue entre les deux rives, Musée de l’armée de Vienne

L’Empire ottoman et l’Empire autrichien vont s’affronter dans des batailles navales pour le partage du fleuve du XVIe au XVIIIe y compris jusqu’en amont de Budapest. Le transport des céréales et d’autres denrées en direction de Constantinople sur le bas-Danube ottoman au long duquel de nombreux ports (échelles) permettent de les charger, durera jusqu’au dernier tiers du XIXe siècle malgré le long déclin de « la Grande Porte » et une longue suite d’affrontements (et de défaites) avec un Empire russe expansionniste qui s’empare de nombreux territoires turcs sous divers prétextes.

La construction de la frégate « Theresia » à deux ponts et armée de quarante canons pour la flotte impériale autrichienne fut terminée en 1768 pendant une courte période de paix avec l’Empire ottoman par les chantiers navals royaux et impériaux de Klosterneuburg  à proximité de Vienne.

« Le centre de gravité de l’Europe n’est pas à Paris ou à Berlin, mais dans les bouches du Danube »
Charles de Talleyrand, Congrès de Vienne, 1815
Le XIXe sera l’époque qui permettra enfin la concrétisation de l’idée d’un statut international pour le fleuve et sa navigation. Cette idée inspirée de la révolution française, ne pourra toutefois se réaliser qu’en 1856 à cause en particulier d’un centralisme viennois obtus et protectionniste qui veut protéger les intérêts de la compagnie autrichienne D.D.S.G. ou « Première Compagnie Impériale et Royale avec privilège de Navigation à vapeur sur le Danube », fondée officiellement à Vienne en 1829, des nationalismes, des velléités d’émancipation et d’indépendance qui vont désormais s’exprimer et agiter les peuples du bas-Danube, de la guerre de Crimée (1853-1856) ainsi que des deux premières guerres balkaniques, lourdes en pertes humaines.

Naissance de la Compagnie impériale et royale sur le Danube (D.D.SG.)

La D.D.S.G. commence par assurer à partir de 1831 un service régulier de bateaux de passagers à aube sur le trajet Vienne-Budapest. En 1837, elle étend son offre de Vienne à Linz. La « Bayerische-Würtembergische Dampfschiffahrts Gesellschaft » (Société bavaroise et wurtembergeoise de navigation à vapeur) inaugure en 1835 de son côté une liaison fluviale régulière entre Ratisbonne et Linz. 

Le 13 septembre 1837, le vapeur « Maria Anna » est l’objet sur le canal du Danube d’adieux enthousiastes lors de son départ pour un voyage d’essai en direction de Linz (Haute-Autriche). Après quatre journées difficiles vers l’amont, le bateau à aubes arrivera à Linz. Lithographie de Franz Wolf, 1837, collection du Wien Museum.

Le vapeur Louis Ier de la « Bayerische-Würtembergische Dampfschiffahrts Gesellschaft » (Société bavaroise et wurtembergeoise de navigation à vapeur) le 16 octobre 1837 en aval du Pont de pierre de Ratisbonne (Regensburg)

Rudolf von Alt (1812-1905), À bord du steamer Maria-Anna de la DDSG, aquarelle, 1837

La navigation à vapeur danubienne va cohabiter encore jusqu’à la fin du siècle avec le transport des marchandises à bord de bateaux traditionnels à rames et avec une importante activité de transport du bois depuis le haut-Danube vers l’aval (radeaux) qui se prolongera jusqu’au début de la Seconde Guerre mondiale.

Radeau de transport de bois sur le Danube à la hauteur de Budapest, 1930

Vers 1850 la D.D.S.G. transporte environ 10% de ses marchandises sur le trajet entre Linz et Vienne, 41% entre Vienne et Budapest, 35% entre Budapest et Orsowa et les 14% restants en aval des défilés des Portes-de-Fer. Des ports du Bas-Danube de Galaţi et de Brǎila que les bateaux de mer peuvent rejoindre, non parfois sans de grandes difficultés à cause de la barre à l’embouchure du fleuve, partent de nombreux navires, principalement chargés de céréales. En 1851, 666 bateaux sont à destination de Constantinople, 616 de l’Angleterre, 275 de Trieste et Venise, et 70  des ports de la Méditerranée occidentale dont Marseille.

Carte du cours du Danube depuis Ulm jusqu’à son embouchure dans la mer Noire, ou Guide de voyage à Constantinople, sur le Danube avec indication de tout ce qui a rapport à la navigation des Pyroscaphes sur cette route, 1837

Le Traité de Paris est signé le 18 mars 1856. En vertu de l’article 16 de celui-ci une première commission internationale voit le jour, la Commission Européenne du Danube qui est chargée des travaux d’aménagement nécessaires, depuis Isaktcha (Isaccea, rive droite, mille 56,05), pour dégager les embouchures du Danube, ainsi que les parties de la mer y avoisinant, des sables et autres obstacles qui les obstruent, afin de mettre cette partie du fleuve et lesdites parties de la mer dans les meilleures conditions possibles de navigabilité pour tous les bateaux et favorisant l’exportation des ressources des pays du bas-Danube au profit de l’Europe occidentale et de la Turquie. Le mandat de la C.E.D. dont le siège est à Galaţi, qui n’était initialement que de deux ans, sera régulièrement étendu jusqu’à la fin des travaux puis il sera à nouveau prolongé à plusieurs reprises jusqu’en 1939 où la Commission Européenne du Danube disparaît sous la pression du régime nazi.

Une nouvelle convention a été entretemps signée en 1921, après la première guerre mondiale pendant laquelle le Danube a lui-même été le théâtre d’affrontements tragiques. Une Commission Internationale du Danube (C.I.D.) est instituée, en complément de la Commission Européenne du Danube qui s’occupe du secteur Brăila-mer Noire. La C.I.D. prend en charge le fonctionnement de la navigation sur le reste du fleuve et des affluents correspondant. Elle est dissoute en 1940 à la conférence de Vienne. La navigation danubienne commerciale est quasiment totalement interrompue pendant la deuxième guerre mondiale.

Le phare construit par la Commission Européenne du Danube à Sulina, aujourd’hui situé à plusieurs kilomètres du bord de la mer et transformé en musée de la C.E.D. Photo © Danube-culture, droits réservés

Une nouvelle commission internationale, la Commission du Danube dominée initialement par l’URSS et ses pays satellites, est établie à la suite de la Convention relative au régime de navigation sur le Danube, signée le 18 août 1948 à Belgrade. Elle a son siège à Budapest. Ses compétences en terme de navigation s’exercent depuis cette date et s’étendent d’Ulm (Allemagne) jusqu’à Brǎila (Roumanie). Une administration roumaine du Bas-Danube, dit « Danube maritime », gère en complément, le secteur de Brǎila jusqu’à Sulina.

Navigation maritime sur le bras aménagé de Sulina, photo © Danube-culture, droits réservés

Un des nombreux bateaux de croisière sur le Danube, ici à la hauteur de Hainburg (Autriche). Ces bateaux de croisières représentent la majorité des navires qui circulent sur le Danube aujourd’hui, faisant de ce fleuve avec le Rhin le cours d’eau le plus fréquenté en Europe. Le nombre de passages de bateaux de croisière sur le le Danube est estimé à 3432 en 2023, en légère diminution par rapport à 2022, sources CCNR, photo Danube-culture, © droits réservés

Les enjeux environnementaux du Danube : un fleuve régulé, canalisé, sectionné par les hommes sur une grande partie de son cours et une nature fragilisée
   Les premiers tentatives de régulation du fleuve ont eu lieu dès l’époque romaine puis à la Renaissance (XVIe) mais c’est à partir de la fin du XVIIIe siècle que les grandes initiatives d’aménagement pour la navigation, la régulation du fleuve et la protection contre les inondations ont commencé. Elles vont s’amplifier et se poursuivre tout au long des deux siècles suivants avec pour conséquence, conjointement à l’industrialisation d’une partie des rives danubiennes, au développement économique et démographique des villes en particulier de Vienne, capitale de l’empire austro-hongrois et de Budapest, puis à la construction de nombreux et grands barrages à partir du milieu du XXe siècle sur les cours allemands et autrichiens du fleuve mais aussi plus récemment en Slovaquie (Gabčikovo) et en aval, à la hauteur des Portes-de-Fer (Djerdap I et II), une modification considérable de son cours entraînant la disparition, à quelques miraculeuses exceptions près, d’une grande partie des zones humides qui caractérisaient le fleuve dans ses parties hautes et moyennes tout comme une sévère réduction des habitats naturels et de son exceptionnelle biodiversité, la disparition ou la raréfaction préoccupante de certaines espèces de poissons dont l’emblématique esturgeon sur le Moyen et le Bas-Danube, victime à la fois d’une pêche incontrôlée et de braconnage et des obstacles obstruants ses routes migratoires.
« Les nouvelles constructions riveraines sont presque terminées – on contemple avec nostalgie ce qui sera peut-être le dernier poisson de cette partie du Danube : le barrage va ruiner la pêche pour des années… »
Interruption de la migration des poissons, berges lisses, profondeurs immenses et faible courant », pêcheurs amateurs dans la région de Strudengau, peu avant la mise en service de la centrale hydroélectrique d’Ybbs-Persenbeug (1957)

Le Danube à l’entrée du défilé des Portes-de-Fer photo © Danube-culture, droits réservés

Le Danube est aujourd’hui le symbole des problématiques transfrontalières environnementales du continent européen auxquelles de nombreuses initiatives, pas toujours cohérentes, tentent de trouver une réponse durable. Le conflit entre la Russie et l’Ukraine pourrait également engendrer des conséquences néfastes importantes pour la zone septentrionale du delta du Danube voire au-delà (destruction de sites naturels et de la faune, bombardement des villes ukrainiennes riveraines du bras de Chilia, pollutions diverses…).

Un « produit » de l’histoire humaine: le fleuve malade de l’Europe…

« Aujourd’hui, le Danube est le fleuve malade de l’Europe, son cours jadis sinueux aujourd’hui corseté entre des voies navigables étroites, ses flots domptés par des dizaine de barrages, et son eau polluée par les effluents d’égouts, les métaux lourds, les hydrocarbures et les produits chimiques de synthèse. Certains […] travaillent avec acharnement à devenir les médecins qui sauront ramener le fleuve à la santé […]. Si ces aspirants guérisseurs peuvent nous ramener ce fleuve qui baigne tant de nations et de cultures et qui a une si longue histoire d’altérations d’origine humaine, alors vraiment, il reste un espoir pour toutes les rivières de la Terre.
« Ellen Won1

Le Danube a été et est aujourd’hui, à l’image d’autres cours en Europe et dans le monde, considérablement impacté par la présence des hommes sur ses rives. Plus de 80% de la longueur du fleuve ont ainsi été aménagés et sévèrement régulés. Plus de 700 barrages et déversoirs ont aussi été édifiés le long de ses principaux affluents. Son cours a été raccourci de 134 km et sa largeur a été réduite jusqu’à 40% depuis le milieu du XIXe siècle. Certains de ses principaux affluents ont également, tel la Tisza ou la Drava, subi le même sort. Pendant cette même période la quantité de sédiments qui se dépose dans le delta du Danube s’est aussi effondrée, diminuant de plus de la moitié et provoquant des mutations irréversibles. Le réchauffement climatique impacte déjà également le débit du fleuve avec des conséquences considérables pour la navigation ainsi que pour la biodiversité malgré des efforts conséquents mais insuffisants de protection et de renaturation sur plusieurs endroits de son cours (Allemagne, Autriche, Slovaquie, Hongrie). Ces chiffres illustrent à quel point les hommes ont métamorphosé le profil du fleuve avec la construction de barrages puis de centrales hydroélectriques, d’ouvrages de rectification du cours, de coupures de méandres, d’initiatives de protection contre les inondations et d’autres aménagements. Mais où est donc le Danube d’antan ?

Le barrage roumano-serbe Djerdap I, dans les Portes-de-Fer, a certes considérablement amélioré la navigation dans cette partie du fleuve autrefois problématique et offert une énergie hydraulique abondante. Ce fut toutefois au détriment d’un patrimoine culturel (disparition de l’île turque d’Adah-Kaleh) et environnemental d’exception et une des causes de la disparition des esturgeons en amont, photo © Danube-culture, droits réservés

Ce n’est que depuis les 30 dernières années que des efforts pour inverser la tendance et tenter de restaurer ou de préserver les espaces naturels ceux-ci ont été entrepris. Parmi les organismes les plus actifs, l’ICPDR/IKSD (The International Commission for the Protection of the Danube River, Commission Internationale pour la Protection du Danube) est une organisation internationale composée de 14 États coopérants et de l’Union Européenne. Issue de la Convention sur la protection du Danube, signée par les pays du Danube en 1994 à Sofia (Bulgarie), elle est active à partir de 1998. L’ICPDR est depuis devenu, malgré un manque de moyens, l’un des organismes internationaux les plus importants et les plus dynamiques en matière de gestion des bassins hydrographiques en Europe. Elle s’occupe non seulement du Danube lui-même, mais aussi de l’ensemble du bassin du fleuve, qui comprend ses affluents ainsi que ses ressources en eau souterraine.    D’autre part une plate-forme scientifique internationale rassemble désormais les plus importantes réserves naturelles danubiennes de biosphère dont celle du delta et les principaux parcs nationaux de 9 des 10 pays riverains du fleuve (Ukraine exceptées). Scientifiques et chercheurs collaborent, dans le cadre d’initiatives transfrontalières, à l’étude et à la protection de l’environnement et mettent en place des projets pour la reconstitution de milieux naturels danubiens endommagés par l’homme. Des actions en faveur de la biodiversité sont aussi initiées par des organismes internationaux comme le repeuplement du delta et du Bas-Danube roumain, bulgare et ukrainien par les esturgeons, une espèce menacée d’extinction ainsi que par des associations locales de protection de l’environnement. Mais de nombreux dangers et difficultés subsistent. Le Danube, tout comme comme le Rhin et le Rhône, est désormais un produit de l’histoire humaine. Ce ne sont pas seulement les hommes qui se sont adaptés au fleuve mais aussi celui-ci qui a été considérablement transformé par l’action des hommes.

Le devenir du Danube d’ici à la fin du XXIe siècle : du berceau de la civilisation à son tombeau  ?
Quel pourrait être le devenir du Danube comme celui d’autres grand fleuves européens (Rhin, Loire, Rhône, Elbe, Oder, Èbre, Pô…) du point de vue du réchauffement climatique ? Le Danube et ses principaux affluents, pour certains encore largement pollués en aval de Budapest, fut longtemps soumis aux errances environnementales de l’ère industrielle. Il demeure par conséquent un écosystème d’une très grande fragilité qu’il faudrait protéger avec une vigilance accrue, une collaboration internationale de plus grande envergure et une réelle cohérence dans des politiques européennes incompréhensibles qui détruisent son patrimoine environnemental d’un côté en tentant de le préserver de l’autre. Donner au fleuve un statut de personnalité juridique à l’instar d’autres fleuves dans le monde, pourrait améliorer la situation car de graves menaces pèsent incontestablement sur le fleuve : la baisse des précipitations, la baisse de l’apport des glaciers du fait de leur régression voire pour certains de leur prochaine disparition via les importants affluents alpins du Haut-Danube comme l’Inn, le Lech, l’Isar, la Traun…, impacteront considérablement le fleuve et son débit. À cela s’ajouteront l’augmentation des périodes d’étiages (quid alors de la navigation commerciale et touristique ?), l’enfoncement du lit du fleuve dans certaines parties de son cours (aval de Vienne) ainsi que des phénomènes d’évaporation et de réchauffement de ses eaux. Qu’en sera-t-il également de la fréquence et de l’importance des périodes de crue qui n’ont cessé de se répéter jusqu’à très récemment et de leur évolution ? On ne peut par conséquent que s’interroger sur le futur du fleuve et s’inquiéter de son évolution face à la rapidité du changement climatique ainsi que des conséquences sur ce cours d’eau, ses affluents, son bassin versant, sa biodiversité et les populations riveraines. La sagesse voudrait sans doute que nous n’accroissions pas notre dépendance vis-à-vis du Danube voire même que nous la réduisions dès aujourd’hui.

Retour aux sources, parc du château des princes Furstenberg, Donaueschingen, photo © Danube-culture, Droits réservés

Un fleuve et un bassin multiculturels
« Ce qui rend le Danube, avec ses pays et ses habitants, si attrayant, c’est justement la diversité qui s’est déployée sur un espace restreint : ni une nature intacte, ni une culture uniformément formatée. L’espace Danubien présente toujours à la fois une grande variété de nationalités, de religions, de langues, de niveaux différents de développement économique, de traditions qui ne se sont pas perdues et de nouveaux projets qui sont expérimentés ».
Karl Markus Gauss, « Ein Donauausflug von A bis Z », in Die Donau hinab, Bilder von Christian Thanhäuser, Text von Karl Markus Gauss, Innsbruck — Wien 2009

Le bassin danubien se caractérise d’abord et ce depuis l’antiquité, comme un territoire de nombreuses migrations et invasions, un espace habité en conséquence par des populations d’une très grande diversité ethnique ainsi que par la présence d’un magnifique patrimoine naturel et multiculturel. De nombreuses langues sont parlées sur les rives du fleuve parmi lesquelles l’allemand, le slovaque, le hongrois, le serbo-croate, le roumain, le bulgare, le moldave, l’ukrainien, le russe, l’hébreu, le romani, le turc, le tchèque, le ruthène… Des centaines de dialectes locaux et régionaux symbolisent également l’extraordinaire et complexe mosaïque linguistique et culturelle du bassin danubien. Plusieurs alphabets, latin, arabe, vieux-slavon et cyrillique cohabitent où cohabitèrent ensemble sur les rives du fleuve où à proximité.

Le Danube (les Danube) à Vienne depuis la rive gauche et la tour de télévision : un fleuve canalisé domestiqué et aménagé pour les loisirs, à l’arrière-plan les collines de la légendaire Forêt-Viennoise (Wienerwald) photo © Danube-culture droits réservés

Quatre capitales, trois de pays appartenant actuellement à l’Union Européenne, la dernière (Belgrade) d’un pays candidat à l’Union Européenne ont « fenêtre » sur le Danube : Vienne (Autriche), Bratislava (Slovaquie), Budapest (Hongrie) et Belgrade (Serbie).

La basilique archiépiscopale saint Adalbert d’Esztergom (rive droite, Hongrie), ville thermale au passé prestigieux, ancienne capitale hongroise, photo © Danube-culture, droits réservés

De nombreuses grandes villes et petites cités au patrimoine historique et culturel d’exception se tiennent sur les rives du fleuve ou proches d’elles ou encore sur son ancien cours et toujours en lien avec lui parmi lesquelles Donaueschingen considérée comme la source officielle du Danube, Ulm, Günzburg, Lauingen, Höchstadt, Donauwörth, Neuburg, Ingolstadt, Kelheim,  Regensburg, Straubing, Vilshofen, Passau (Allemagne), Aschach, Linz,

Le Danube à la hauteur de Linz, capitale de la Haute-Autriche, photo © Danube-culture, droits réservés

Enns, Grein, Ybbs, Persenbeug, Spitz, Melk, Dürnstein, Krems, Klosterneuburg, Tulln, Vienne, Hainburg (Autriche), Bratislava, Gabčikovo, Komárno, Šturovo (Slovaquie), Komárom, Esztergom, Szentendre, Budapest, Ráckeve, Dunaújváros, Dunaföldvár, Kalocsa, Szekszárd, Baja, Mohács (Hongrie), Apatin, Vukovar (Croatie), Novi Sad, surnommée « l’Athènes serbe », Belgrade, Kladovo (Serbie), Orşova, Drobeta-Turnu Severin, Brăila, Galaţi, Tulcea, Sulina (Roumanie), Vidin, Ruse, Tutrakan, Silistra (Bulgarie), Reni, Ismaïl, Vilkovo (Ukraine) pour ne citer que quelques-unes d’entre elles.

Le bastion des pêcheurs d’Ulm (rive gauche) sur le Haut-Danube, point de départ de nombreux d’émigrants souabes au XVIIIe siècle, photo © Danube-culture, droits réservés

Le delta du Danube
Le delta du Danube ou l’apothéose du fleuve : un univers peuplé depuis l’Antiquité, un monde à part, une histoire singulière, une biodiversité extraordinaire, un espace menacé à sanctuariser.

Ancienne carte du delta du Danube de Rigas Vélestinlis (vers 1757-1798) ou Rigas le Thessalien, écrivain, philosophe, poète et patriote grec, une des plus importantes figures de la Renaissance culture grecque. Arrêté et accusé de conspiration contre l’Empire ottoman, il fut étranglé dans la tour Nebojša à Belgrade avec sept de ses compagnons et son corps jeté dans le Danube.

« Le delta du Danube est l’ultime et le plus extraordinaire cadeau que le grand fleuve fasse au continent avant que ses flots ne s’unissent à ceux de la mer Noire. »
Eugen Panighiant 

Danube_delta_Landsat_2000

Apothéose d’un fleuve : photo du delta du Danube prise par le satellite Landsat en 2000

   Le delta2 (ce mot vient de la lettre grecque delta qui signifie « en forme de triangle ») du Danube qui est précisément, comme de nombreux deltas, en forme de triangle, est l’un des plus jeunes et des plus actifs écosystèmes du continent européen.

Le delta du Danube, carte allemande, 1865

Les trois bras actuels principaux du fleuve et une multitude de bras secondaires irriguent aujourd’hui le territoire deltaïque : le bras septentrional roumano-ukrainien de Chilia (Kilia, 116 km de long), le bras médian dit de Sulina (63 km) qui draine l’essentel de la navigation depuis son aménagezment par la Commission Européenne du Danube et le bras méridional de Saint-Georges, (Sfântu Gheorghe, 109 km), forment, avant de se « jeter » dans la mer Noire (la déclivité du delta d’ouest en est n’est que de 0,006% !), un exceptionnel territoire alluvionnaire en constante progression vers la mer.

Carte hydrographique du delta du Danube, lithographie, Carol Göbl éditeur, 1912

Sa superficie s’étend sur 580 700 ha dont 459 000 ha se situent en Roumanie et 121 700 en Ukraine. Ces chiffres doivent être toutefois considérés comme une situation à une date donnée (1993) car de par ses importants apports alluvionnaires, le fleuve contribue à étendre la surface de son delta et à en modifier la géographie. Cette géographie mouvante entraîne des contestations des frontières établies comme l’a illustré un différent récent entre l’Ukraine et la Roumanie. Ses processus géomorphologiques, écologiques, biologiques sont dépendants de la qualité de l’eau du Bas-Danube. Ce paysage unique qui n’a cessé d’être modelé par le fleuve dès 16 000 ans avant J.-C., est habité par les hommes depuis l’Antiquité. 

Pélican frisé, oiseau emblématique du delta, photo droits réservés

   Le delta du Danube, avec son dense réseau de canaux qui relie plus d’une centaine de lacs et de limans peu profonds (6 m maximum), est d’abord considéré comme « le royaume de l’eau ».

Pêche dans le delta sur le bras de Sfântu Gheorghe (Saint-Georges), photo © Danube-culture, droits réservés

   Ce territoire à 80 % aquatique fascine les scientifiques et les historiens depuis longtemps. On trouve déjà sa mention dans les oeuvres de nombreux écrivains, historiens, philosophes, géographes de l’Antiquité comme Hérodote, Erasthotène (176-194 av. J.-C.), Strabon, Ptolémée, Pline l’ancien, Tacite…

Une lotca/lotka, bateau traditionnel et symbole du delta, photo © Danube-culture, droits réservés

   Les premières investigations géomorphologiques connues, sont celle du grand géographe français Élysée Reclus (1830-1905) puis l’oeuvre de scientifiques roumains comme Grigore Antipa (1867-1944) en 1912 et 1914, Constantin Brătescu (1882-1945) en 1922, Gheorghe Vâlsan (1885-1935) et d’autres chercheurs roumains après la Seconde Guerre mondiale, recherches souvent associées à des programmes d’exploitation des ressources du delta comme la faune piscicole, les roseaux…    La première réserve naturelle dans le delta est créée grâce aux efforts de Grigore Antipa et de quelques autres scientifiques et concerne la forêt primaire de Letea (1938).

Un chacal dans la forêt primaire de Letea, delta du Danube, photo © Danube-culture, droits réservés

   Les autres précurseurs scientifiques de la protection l’environnement qui alerteront sur la fragilité du écosystème deltaïque, dès la fin des années cinquante, verront leur travail et leurs articles censurés par le régime communiste. Il faut attendre la chute de cette dictature pour que soit que soit inaugurée la réserve de biosphère (1990), le site Ramsar et que le delta fasse l’objet d’un classement au patrimoine mondial de l’Unesco.

Le delta du Danube, la surface couverte de roseaux (en marron), paradis des oiseaux et ses dépôts d’alluvions dans la mer Noire : un paysage en permanente évolution, photo prise le 26 février 2021 par le satellite Copernicus, European Union, Copernicus Sentinel-2 imagery

   Le delta du Danube est le second plus grand delta d’Europe après celui de la Volga. Riche de 1 700 espèces végétales, d’environ 3 450 espèces animales, de 400 lacs intérieurs et d’une roselière de 2 700 kilomètres carrés, ce territoire bénéficie depuis quelques années de programmes de « reconstruction écologique » et appartient désormais au réseau mondial des Réserves de Biosphère de l’Unesco. Sa protection est devenue transfrontalière dès 1998, la partie située sur le territoire ukrainien du delta, au nord, étant entrée dans la réserve de biosphère.

Réserve de biosphère du delta du Danube, sources ARBB

   Pour la seule Roumanie, 18 sites (soit 8 % de la surface du delta) sont classés en zones de « protection stricte ». Toute activité et présence humaine y sont en principe interdites. Dans les zones dites « tampons » (38,5 % du delta), les activités des habitants et le tourisme sont tolérés lorsqu’ils respectent l’environnement ce qui n’est pas toujours le cas pendant la période estivale. Enfin, 52,7 % du delta restent ouverts au développement économique mais sous le contrôle de l’administration chargée de la gestion de la réserve (ARBB). La partie roumaine du delta roumain est placée sous l’autorité administrative d’un gouverneur.

Zone protégée delta du Danube roumain

Aires protégées de la Dobrogée roumaine,  sources : Dobrudja topographic map-fr.svg by Anonimu and Sémhur (CC-BY-SA 3.0), CC BY-SA 4.0, https://commons.wikimedia.org/w/index.php?curid=55454499

Au delà du delta la fin du Danube ?
   Pas vraiment puisque les eaux du Danube, à l’instar de celles des autres grands fleuves de la mer Noire (Dniepr, Boug, Dniestr et Don), plus denses que ses propres eaux, poursuivent leur route sous-marine : un fort courant d’eau saumâtre situé à environ vingt-cinq mètres de profondeur, passant au large de Constanţa et des plages bulgares, avance vers le détroit des Dardanelles et la Méditerranée. Un canyon principal et des canyons secondaires dessinés par le fleuve sur le fond de la mer Noire ainsi que les courants sont visibles sur des photos satellites. « Le chenal du Danube s’est développé sur la pente continentale en prolongation de son canyon  auquel il est directement connecté. Le canyon est incisé de manière significative (26 km) dans la plate-forme continentale. Le canyon est constitué par une entaille avec des flancs abrupts et un talweg axial incisé, qui montre l’importance du processus d’érosion du fond pour le développement du canyon. Les segments qui ont été identifiés le long du canyon, avec des morphologies, des orientations et des pentes spécifiques, sont interprétés comme des phases d’avancement du canyon vers la côte. Plusieurs incisions sont visibles dans la structure interne du canyon et témoignent que la morphologie actuelle du canyon est le résultat de son évolution polyphasée. »3

La station météo sur la digue du chenal du Danube en aval de Sulina et les vagues noires qui charrient les alluvions du fleuve contribuant à étendre la superficie du delta de plus de quatre mètres par an, photo © danube-culture, droits réservés

La station météo sur la digue du chenal du Danube en aval de Sulina et les vagues noires qui charrient les alluvions du fleuve contribuant à étendre la superficie du delta de plus de quatre mètres par an, photo © danube-culture, droits réservés

Notes :
1 Ellen Won, A world of rivers, Environnemental Change of Ten of the World’s Great Rivers, Chicago/Londres, University of Chicago Press, 2011, p. 104 Cité dans Martin Schmid, Severin Hohensinner, Gertrud Haidvogl, Christoph Sonnlechner, Friedrich Haurer, Verena Winiwarter, « Des sources aux données et des méthodes aux pratiques, Ce que le Danube nous apprend sur l’écriture interdisciplinaire de l’histoire de l’environnement », in Écrire l’histoire environnementale au XXIe siècle, Sources, méthodes, pratiques, Sous la direction de Stéphane Frioux et Renaud Bécot, Collection « Histoire », Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2022, p. 131
2 Le delta est une forme de relief littoral plus ou moins saillante vers le large et résultant de l’accumulation des matériaux apportés par un fleuve à son embouchure; la saillie peut n’être que relative, comme lorsque le delta occupe un fond de baie. L’avancée de la ligne de rivage est elle-même associée à une saillie des formes sous-marines construite par l’accumulation des matériaux en avant du relief émergé. Cette accumulation, en pente faible et limitée par un talus, constitue la plate- forme deltaïque. C’est l’ensemble des formes émergées (delta strico sensu ou plaine deltaïque) et des formes immergées qui constituent l’intégralité du relief deltaïque (Moore G.F. et Asquith D.G., 1971).
Popescu Irina,
Analyse des processus sédimentaires récents dans l’éventail profond du Danube (mer Noire), Thèse,  2002

Eric Baude pour Danube-Culture, mis à jour octobre 2025 © droits réservés

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L’île aux Serpents

   Le phare de l’île aux Serpents construit en 1856 par l’ingénieur français Michel Pacha1 au service de l’Empire ottoman,  dessin des années 1895  

  « Désormais, devenu dieu, tu habiteras avec moi le palais de Nérée ; de là, sortant à pied sec du sein des eaux, tu verras Achille, notre fils chéri, habiter l’île aux rives blanchissantes, dans le détroit de l’Euxin… »
Euripide (vers 480-406 av. J.-C.), Andromaque, in M. ARTAUD, Tragédies d’Euripide. Paris, Charpentier, 1842 (vers 1257-1262) 

« Quand de cette embouchure [du fleuve Ister] à peu près, on navigue droit vers la pleine mer avec le vent du nord, on rencontre une île, que les uns appellent île d’Achille, les autres course d’Achille ; d’autres enfin Leuké [la Blanche] à cause de sa couleur. On dit que Thétis l’a fait sortir de la mer pour son fils, et qu’Achille l’habite. Il y a en effet dans cette île un temple d’Achille, et une statue d’un travail ancien. L’île est déserte ; quelques chèvres seulement y paissent, et l’on dit que ceux qui y abordent les offrent à Achille. Il y a dans ce temple beaucoup d’autres offrandes encore, des fioles, des anneaux, des pierres précieuses; toutes ces choses ont été offertes à Achille en témoignage de reconnaissance ; et les inscriptions, les unes grecques, les autres latines, en toute sorte de mètres, font l’éloge d’Achille. Il y en a pour Patrocle ; car ceux qui désirent plaire à Achille, honorent Patrocle avec Achille. De nombreux oiseaux vivent dans cette île, des mouettes, des poules d’eau, des plongeurs de mer, en quantité innombrable. Ce sont ces oiseaux qui prennent soin du temple d’Achille ; tous les jours, le matin, ils volent à la mer, puis les ailes imprégnées d’eau, reviennent en toute hâte, et arrosent le temple; quand cela est bien fait, ils nettoient alors le pavé avec leurs ailes.

Fragment de parchemin en cuir de la « carte du bouclier » de la mer Noire de Dura Europos, colonie à l’origine macédonienne et site archéologique sur le moyen Euphrate (Syrie) daté d’avant 260 de notre ère. La carte retrouvée en 1922 par l’historien et archéologue belge Franz Cumont (1868-1967) est légendée en grecque et représente des postes de rassemblement le long de la mer Noire avec les noms de Kallatis, Tomis, des bouches du Danube, Chersonèse… On distingue également plusieurs bateaux à voile et à rames, collection de la Bibliothèque Nationale de France, Paris, Gr. Suppl. 1354, no. 5.

Voici encore ce que l’on raconte : De ceux qui abordent dans cette île, les uns, qui y sont venus avec intention, apportent sur leurs navires des victimes, qu’ils immolent en partie, et qu’en partie ils lâchent pour Achille ; les autres, en certain nombre, y abordent forcés par la tempête ; et ceux-ci empruntent au dieu lui-même une victime, en lui demandant, au sujet des victimes, si ce qu’il y a de préférable et de meilleur n’est pas de lui offrir celle qu’eux-mêmes dans leur sagesse ont choisie au pâturage, et pour laquelle ils déposent en même temps le prix qui leur semble convenable. Si l’oracle refuse (car il y a des oracles dans ce temple), ils ajoutent quelque chose au prix ; et s’il refuse encore, ils ajoutent encore; quand l’oracle accepte, ils savent alors que le prix suffit. Voilà d’elle-même alors la victime sur ses pieds, et elle ne s’enfuit plus. Il y a là aussi beaucoup d’argent, qui a été offert au héros en paiement des victimes.

L’île d’Achille ou île aux Serpents et les bouches du Danube  sur la  » Nona Europe Tabula », carte (re)dessinée à la Renaissance d’après la Géographie de Ptolémée

On dit qu’Achille apparaît en songe à ceux qui ont abordé dans l’île ; qu’il apparaît en mer an moment où l’on approche de l’île, et qu’il indique l’endroit le meilleur pour y aborder et y mouiller. Quelques-uns disent encore qu’Achille leur est apparu pendant la veille au haut du mât ou à l’extrémité d’une vergue, de la même manière que les Dioscures, avec cette seule infériorité d’Achille par rapport aux Dioscures, que les Dioscures vous apparaissent ainsi visibles, et vous sauvent par leur apparition, quoi que soit l’endroit où vous naviguez, tandis qu’Achille ne le fait que pour ceux qui approchent de l’île. Il en est qui disent que Patrocle aussi leur est apparu en songe. Ces choses que je te transcris sur l’ile d’Achille, je les tiens de gens qui avaient abordé dans l’île, ou qui les avaient apprises d’autres; et elles ne me paraissent pas indignes de foi… »
Lucius Flavius Arrianus (Arrien), Périple du Pont-Euxin, vers 132

Première page du Périple du Pont-Euxinc d’Arrien, imprimé par Johann Froben (1460-1527) et Nicolaus Episcopius (1531-1565), Basel, 1533 (Editio princeps)

   Lucius Flavius Arrianus (vers 105 ?-180 ?), historien, géographe et philosophe romain, fut l’élève d’Épictète (50-125) et gouverneur de la province de Cappadoce sous l’empereur Hadrien. Son Périple du Pont-Euxin, en grec ancien « τοῦ Εὐξείνου Πόντου, Períplous toû Euxeínou Póntou », en latin « Periplus Ponti Euxini » est un guide détaillant les destinations rencontrées par les visiteurs lorsqu’ils se déplacent sur les rives de la mer Noire. Il a été écrit entre 130 et 131 après J.-C. Il se présente sous la forme d’une lettre adressée à l’empereur Hadrien (76-138) à Rome, qui était particulièrement attaché aux recherches géographiques et avait visité en personne une grande partie de ses vastes provinces. Il contient un relevé topographique précis des côtes de l’Euxin, de Trapezus à Byzance, et a été écrit probablement alors qu’Arrien occupait sa charge de légat (gouverneur) de Cappadoce. Le but de ce guide était d’informer l’empereur de la  « configuration du territoire » et de lui fournir les informations nécessaires telles que les distances entre les villes et les endroits qui offriraient un port sûr pour les navires en cas de tempête, dans l’éventualité où Hadrien organiserait une expédition militaire dans la région. Le « Périple » contient, selon l’expression épigrammatique de l’historien britannique de l’Antiquité romaine Edward Gibbon (1737-1794) « tout ce que le gouverneur de Cappadoce avait vu de Trapezus, [colonie grecque du nord de l’Anatolie, aujourd’hui la ville turque de Trabzon] à Dioscures [Sparte dans le Péloponèse, principal lieu de culte des Dioscures] ; tout ce qu’il avait entendu, de Dioscures au Danube ; et tout ce qu’il savait, du Danube à Trébizonde ». Ainsi, alors qu’Arrien donne beaucoup d’informations sur la rive sud et est de l’Euxin, en contournant la rive nord ses intervalles deviennent plus grands, et ses mesures de moins en moins précises.
Édouard Taitbout de Marigny (1793-1852)2 décrit à son tour l’île aux serpents avec précision dans son « Portulan de la mer Noire et de la mer d’Azov ou description des côtes de ces deux mers à l’usage des navigateurs » qu’il publie en langue française à Odessa en 1830 :
   « Fidonisi, La petite île des Serpents, à laquelle les Russes ont conservé son nom grec de Fidonisi, et que les Turcs appellent Ilane Adasi, est située à 23 milles, E[st] 3/4 N[ord]-[Est], de la bouche du Danube, dite de Soulina : sa forme est à peu près carrée ; elle a environ 325 toises [1 toise = 1, 949 m] dans sa plus grande étendue, et une vingtaine de hauteur, au dessus du niveau de la mer.

Édouard Taitbout de Marigny, Portulan de la mer Noire et de la mer d’Azov ou description des côtes de ces deux mers à l’usage des navigateurs, Odessa, 1830

Ses bords, qui sont accores et rocailleux, n’offrent que trois points accessibles ; on peut mouiller sur chacun de ses côtés : le brassage y varie depuis 11 jusqu’à 3 brasses (1, 8288 m), fond de vase et coquilles, à 2/5 de mille de la côte. Cette île apparait au navigateur décrivant un arc à l’horizon ; quelques petits buissons la garnissent, et, sur son sommet, il y a un large puit, à une petite distance duquel, on aperçoit des racines de murs d’une ancienne construction. Fidonisi portait jadis le nom de Levki (Leucée) et celui de Makarone (des bienheureux) : elle était consacré à Achille, et, l’on y voyait un temple, une statue et des inscriptions : les navigateurs venaient y faire des offrandes. »
Édouard Taitbout de Marigny, Portulan de la mer Noire et de la mer d’Azov ou description des côtes de ces deux mers à l’usage des navigateurs par E. Taitbout de Marigny, Odessa, Imprimerie de la ville, 1830

On trouve encore une description de cette île dans le récit de voyage d’un diplomate français atypique, membre de la Commission Européenne du Danube, Adolphe Lévesque, Baron d’Avril« De Paris à l’île des serpents à travers la Roumanie, la Hongrie et les bouches du Danube« .

Adolphe Lévesque, Baron d’Avril (1822-1904)

  « Cette ile était autrefois dédiée à Achille. On en racontait encore, au dernier siècle, des histoires merveilleuses comme celle-ci :
En revenant de la Crimée, un capitaine de navire turc, nommé Hassan, fut jeté sur l’île des Serpents par une tempête  effroyable. Les naufragés, au nombre de vingt-cinq construisirent des huttes avec les débris de leur navire. Ils passèrent une année entière dans ces lieux désolés, luttant contre les éléments et soutenant leur misérable existence avec la chair de gros poissons dont la capture les mettait souvent en grand péril. Ainsi, le capitaine Hassan fut un jour engagé dans une lutte terrible contre un requin qui pesait neuf cents livres. Les naufragés finirent par se dévorer entre eux ; et il ne restait plus que quatre de ces infortunés, quand la venue d ‘un bâtiment les arracha au désespoir et à une mort certaine. Arrivé à Constantinople, le capitaine Hassan montrait sur ses épaules et sur sa poitrine la trace des blessures qu’il avait reçues pendant son duel avec le requin de neuf cents livres.
   Si l’aventure vous parait un peu difficile à croire, je vous renvoie à l’Histoire de l’empire ottoman par Hammer (L. LXVIII)4
Non seulement on n’y rencontre plus de requins antédiluviens, mais il m’a été assuré qu’âme vivante n’y a vu un seul serpent. Peut-être se sont-ils mangés les uns les autres comme les compagnons du facétieux capitaine Hassan. Le dernier sera mort d’ennui ; ou plutôt, ce qui est aussi probable que la plupart des faits affirmés par les historiens, il aura suivi le grand mouvement de migration qui a entraîné les Barbares d’Orient en Occident. Où sera-t-il allé ?
En attendant qu’il surgisse un savant en Allemagne pour embrouiller définitivement le problème, je me bornerai à constater que ce petit rocher stérile, situé à peu près à égale distance des embouchures de Kilia et de Soulina, a failli faire recommencer la guerre de Crimée.
   Cet îlot, n’étant pas mentionné dans les territoires cédés au Traité de Paris, devait-il rester à la Russie ? Est-il, au contraire, une annexe nécessaire des bouches du Danube ? On peut dire, à l’appui de cette opinion, que l’île des Serpents n’est pas plus mentionnée dans les traités de 1812 et 1829 que dans celui de 1856, et que si, à l’une de ces époque, elle est devenue une possession russe, comme conséquence de la possession, en tout ou en partie, des bouches du Danube, elle devait subir le même sort en 1856.
Un bâtiment était parti d’Odessa en 1856, avec un employé russe et tout un matériel de phare, pour rétablir l’ancien état de choses ; mais les Turcs avaient devancé les anciens possesseurs, et de plus l’amiral Lyons4 croisait devant l’ilot avec quelques bâtiments.Les Russes se sont retirés.Le protocole du 6 janvier 1857 décida que l’île des Serpents suivrait le sort des bouches du Danube et serait, par conséquent, annexé à la Turquie, qui continue à y entretenir un phare… »
Adolphe Lévesque, Baron d’Avril « De Paris à l’île des serpents à travers la Roumanie, la Hongrie et les bouches du Danube » par Cyrille, auteur du voyage sentimental dans les pays slaves, Paris, Ernest Leroux Éditeurs, 1876
   L’île aux Serpents a également fasciné un grand nombre d’auteurs littéraires parmi lesquels l’écrivain roumain originaire de Moldavie Alexandru Vlahuţă (1858-1919) qui lui consacre un des chapitres de son livre « La Roumanie Pittoresque » (publiée en français en 1903) :
   « Le soleil étincelant se levait depuis l’horizon lointain de la mer. Les rayons dessinaient des franges vertes, jaunes et rouges sur le miroir de l’eau. La terre se retira derrière nous. Peu à peu Sulina s’immergea dans les vagues. Les arbres, les mâts, les toiles noires à cause de la fumée, tout s’effaça ; la voûte bleue du ciel était comme un toit immense sur le désert immense de la mer.
Après deux heures de navigation vers l’est, nous aperçûmes devant nous un rocher blanc : L’Île aux serpents. De loin l’île ressemble aux ruines d’une cité fantastique qui sortait de l’eau. À environ 50 m de distance de l’île, le bateau s’arrêta. Une barque vint nous chercher et quelques minutes après nous marchions sur le bord pierreux de cet îlot solitaire. Un magnifique soldat s’avança joyeusement à notre rencontre. Il savait qu’avec nous, étaient arrivées ses provisions de Sulina.
– Tu t’ennuies ici, camarade? – demandais-je pour entamer la discussion – tout en montant vers le phare au sommet de l’île.
– Pourquoi m’ennuierais-je? On n’est pas sur une terre étrangère… c’est toujours notre pays.

Alexandru Vlahuţă (1858-1919)

Le jeune garde-frontière embrassa d’un regard fier et heureux l’étendue de la mer, comme s’il voulait dire : « Tout est à nous ! » En marchant parmi les pierres, je lui racontais que ce rocher avait été habité il y a trois milles ans par Achille, le plus renommé des héros grecs, comment celui-ci épousa la belle Hélène, qu’à leurs noces vinrent Neptune, le dieu des mers et Amphitrite, son épouse et les nymphes de toutes les eaux qui coulent vers la mer ; je lui montrais l’endroit où il y avait le temple d’Achille, et je lui racontais comment les oiseaux de l’île volaient chaque matin et trempaient leurs plumes en revenant rapidement pour arroser le sol du temple, tout en le balayant soigneusement. […] Nous étions à présent au somment de l’île à côté du phare. Aucun arbre, aucun arbuste n’était visible à la surface de cet îlot. Autour de nous les vagues frémissaient. Elles venaient de loin, de très loin, des peuples inquiets pour l’éternité, et se brisaient en hurlant sur les rochers de l’île, en frappant avec insistance, comme si elles voulaient la déraciner. Le soleil répandait des rayons de plus en plus ardents depuis la clarté bleue du ciel. Des arcs-en-ciel s’allumaient sur les vagues. Nos regards s’immergèrent dans l’horizon, se perdant oubliés dans le désert brillant et sans limites de la mer. Les vagues semblaient brûler. Je n’avais jamais vu autant de lumière, autant d’espace. Nos âmes furent remplies d’un sentiment de sacralité, et nous restâmes immobiles, comme dans une mystérieuse prière, sous le charme de cette vue étonnante. Le temps semblait s’être arrêté. Nos pensées s’assoupirent, balancées par la plainte continue des vagues. Nous étions tous silencieux comme dans une église. »
Alexandru Vlahuţă (1858-1919) « La Roumanie Pittoresque », 1903

Plan de 1922 de l’île aux Serpents devenue roumaine entre 1878 et 1948 par le Traité de San Stefano

   Vieille d’environ 6000 ans, tour à tour grecque, romaine, byzantine, moldave, vénitienne (?), génoise, moldave, ottomane russe (Traité d’Andrinople 1829), de nouveau ottomane (Traité de Paris de 1856. L’officier de marine, ingénieur et homme d’affaires français Michel Pacha4 y fait un construire un phare), russe (Traité de San Stefano de 1878), roumaine, soviétique (procès-verbal du 28 mai 1948 qui ne fut jamais ratifié…) et ukrainienne, cette petite île de 17 hectares, autrefois déserte et sans ressource en eau, aux confins de l’Europe, fut l’objet de nombreuses revendications territoriales et récemment au coeur d’un conflit frontalier entre la Roumanie et l’Ukraine qui hérita de l’île occupée (annexée) par l’Union soviétique. Elle a été définitivement attribuée à l’Ukraine par la Cour de Justice Internationale de La Haye en 2009 mais certaines de ses eaux territoriales environnantes demeurent, en raison de la présence sous la mer de réserves d’hydrocarbures, l’objet d’un différent entre les deux pays…

Frontières maritimes entre la Roumanie et l’Ukraine confirmées par le Traité de Constanţa en 1997 et par la Cour Internationale de Justice de La Haye en 2009.

Les évènements récents (l’invasion de l’Ukraine par la Russie) ont cette minuscule île aux Serpents au centre de l’actualité. Après avoir bombardé sa base militaire, l’île est occupée depuis le 24 février 2022 par des soldats de la Fédération de Russie qui l’abandonnent le 30 juin 2022. Si celle-ci retourne donc de jure à l’Ukraine, elle reste pour le moment inoccupée mais hautement surveillée.

Eric Baude pour Danube-culture, © droits réservés, août 2024

La canonnière roumaine ‘Lieutenant Lepri » devant l’Île aux serpents en 1932, photo collection particulière

Notes :
1 https://turquie-culture.fr › pages › histoire › relations-franco-turques › michel-pacha-1819…
2 Edouard Taitbout de Marigny (1793-1852), originaire d’une vieille famille aristocratique française émigrée aux Pays-Bas, est un diplomate, géographe, archéologue, collectionneur d’antiquités et artiste néerlandais. À partir des années 1820, il occupe successivement les postes de vice-consul des Pays-Bas à Théodosie (Féodossia ville de la péninsule de Crimée), de consul à Odessa, (1830), de consul général des Pays-Bas dans les ports de la mer Noire et d’Azov (1848). En 1821, 1823-1825, 1829-1851, il navigue avec son bateau et explore à plusieurs reprises les côtes de la mer d’Azov, de la mer Noire et de la mer Méditerranée se familiarisant avec les cultures des peuples riverains en particulier avec celle des Circassiens. E. Taitbout de Marigny fut membre du comité exécutif  de la Société d’Histoire et de l’Antiquité d’Odessa et publia les récits de ses voyages.
3 Adolphe Lévesque, baron d’Avril (1822-1904), diplomate et écrivain français. Attaché à la mission française en Orient en 1854, consul général à Bucarest en 1866, il est nommé en 1867, délégué à la Commission Européenne du Danube à Galatz (Galaţi) et succède à Édouard Engelhardt (1828-1916). Le baron d’Avril remplira cette fonction jusqu’à son affectation comme envoyé extraordinaire au Chili en 1876. Il publia parfois sous le pseudonyme de Cyrille, plusieurs ouvrages relatifs à l’Orient, donna une traduction nouvelle de la Chanson de Roland et collabora également à la Revue d’Orient et à la Revue des Deux Mondes.
4
Joseph von Hammer-Purgstall (1774-1856), Histoire de l’Empire ottoman, depuis son origine jusqu’à nos jours, Bellizard, Barthès, Dufour et Lowell, Paris, 1836
5 1790-1858, commandant de la flotte britannique de la Méditerranée entre 1854 et 1858 pendant la Guerre de Crimée.

6 1819-1907, Directeur général des phares et balises de l’Empire ottoman  à partir de 1855. Sous son autorité le littoral maritime de l’Empire ottoman verra la construction de plus de 120 phares de 1856 à 1880. Voir note 1.

L’île aux Serpents en 2021, photo droits réservés

Sources :
Arrien (Lucius Flavius Arrianus), Le Périple du Pont-Euxin, texte grec et traduction en français d’Henry Chotard, Paris, Éditions Durand, 1860
Arrien (Lucius Flavius Arrianus), Le périple du Pont-Euxin, texte établi et traduit par Alain Silberman, Paris, Belles Lettres, Collection des universités de France, Série grecque, n° 371, 1995, XLVII-96 p.
Després, François, « L’Ile aux Serpents : source de contentieux entre la Roumanie et l’Ukraine »Balkanologie [En ligne], Vol. VI, n° 1-2 | 2002, mis en ligne le 03 février 2009, consulté le 23 avril 2022. URL : http://journals.openedition.org/balkanologie/441 ; DOI : https://doi.org/10.4000/balkanologie.441
Kačarava Daredjan D., Fraysse Arlette, Geny Évelyne, « L’île Leukè », in « Religions du Pont-Euxin » : actes du VIIIe Symposium de Vani (Colchide), 1997. Besançon, Institut des Sciences et Techniques de l’Antiquité, 1999. pp. 61-64. (Collection « ISTA », 718), https ://www.persee.fr/doc/ista_0000-0000_1999_act_718_1_1589
Lévesque, Adolphe Baron d’Avril, De Paris à l’île des serpents à travers la Roumanie, la Hongrie et les bouches du Danube par Cyrille, auteur du voyage sentimental dans les pays slaves, Paris, Ernest Leroux Éditeurs, 1876
Arnaud Pascal. « Une deuxième lecture du « bouclier » de Doura-Europos », in : Comptes rendus des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 133ᵉ année, N. 2, 1989. pp. 373-389.
www.persee.fr/doc/crai_0065-0536_1989_num_133_2_14735
Taitbout de Marigny, Édouard, Portulan de la mer Noire et de la mer d’Azov ou description des côtes de ces deux mers à l’usage des navigateurs par E. Taitbout de Marigny, Odessa, Imprimerie de la ville, 1830
 Vlahuţă, Alexandru (1858-1919), La Roumanie Pittoresque, traduction de Marguerite Miller-Verghi, 1903
https://fr.wikipedia.org/wiki/Île_des_Serpents

L’île aux Serpents, une île convoitée… Photo droits réservés

Hérodote, l’Ister et les fleuves de Scythie

Né vers 484 av. J.-C. à Halicarnasse en Carie, à l’emplacement de la ville actuelle de Bodrum en Turquie, mort aux alentours de 420 av. J.-C. à Thourioi, colonie grec de l’Italie du Sud, Hérodote (en grec ancien Ἡρόδοτος / Hêródotos, « donné par Héra ») est un extraordinaire et fascinant conteur qui parfois s’amuse à inventer des histoires et des anecdotes plus ou moins exactes mais un conteur » ça ne s’interrompt pas » comme l’écrit J. Lacarrière dans l’introduction de son livre En cheminant avec Hérodote. Considéré comme le premier historien de l’humanité, Hérodote a été surnommé le « Père de l’histoire » par Cicéron.

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Hérodote (vers 484-vers 420)

Au temps d’Hérodote, la mer Noire s’appelait le Pont-Euxin, le Danube l’Ister et le Pô l’Eridan.

Les fleuves de Scythie

   « Le Pont-Euxin vers lequel Darius se dirigeait avec son armée, contient les peuples les plus ignorants. Qu’on les prenne en groupe ou séparément, l’intelligence n’est pas leur fort, exception faite pour les Scythes et pour un homme du nom d’Anacharsis. Pour assurer leur sécurité, les Scythes ont inventé un astucieux stratagème, le seul qu’on puisse mettre à leur crédit, et ils ont admirablement résolu cette question primordiale puisque, en fait, aucun envahisseur ne peut leur échapper ni, à l’inverse, leur mettre la main dessus. Un peuple errant qui vit sans murailles et sans villes, un peuple de cavaliers et d’archers qui transportent avec eux leurs maisons, en somme un peuple nomade vivant uniquement de ses troupeaux et habitant sur des charriots n’est-il pas pratiquement insaisissable et invincible ? Il faut dire que le pays se prête à ce genre de vie et que les fleuves sont leurs meilleurs alliés. La Scythie est une vaste plaine où sources et herbages abondent, sillonnée de fleuves aussi nombreux que les canaux d’Égypte. Ces fleuves, les voici, les principaux du moins, c’est-dire ceux qui sont navigables à partir de leur embouchure : ce sont l’Ister (le Danube), le Tyras (Dniestr), L’Hypanis (le Boug), le Borysthène (Le Dniepr), le Panticapé (le Psel ?), l’Hypakyris (?), le Gerros et le Tanaïs (le Don).

L’Ister, le plus grand fleuve connu, a un débit égal, été comme hiver. C’est le plus occidental des fleuves de Scythie, et le plus important si l’on en juge par le nombre de ses affluents. Ces affluents sont : le Porata (que les Grecs appellent Pyréta), le Tarante (?), l’Arare (?), le Naparis (?) et l’Ordesse (?), tous coulant à travers la Scythie. Le Porata est le plus important des cinq et le plus à l’est.

Hérodote carte du monde (Figuier 1884)

La carte du monde vu par Hérodote (Jules Figuier, 1884)

L’Ister prend naissance chez les Celtes, qui sont, avec les Cynètes2, les derniers habitants de l’Europe, vers l’ouest, et traverse toute l’Europe avant d’obliquer vers la Scythie. Ce sont ses nombreux affluents, plus que son débit propre, qui font de l’Ister un fleuve si important. Réduit à son seul débit, il est largement supplanté par le Nil qui ne reçoit aucun affluent. Si l’Ister a un débit aussi égal, été comme hiver, je crois que la raison en est la suivante : son débit normal, à peu de choses près, est son débit d’hiver, car il neige beaucoup dans ces pays et il pleut très peu. L’été, toute cette neige se met à fondre et à grossir le fleuve ; à quoi s’ajoutent les pluies torrentielles et continuelles, l’été étant là-bas la saison des pluies. En somme les pertes d’eau dues à l’évaporation sont compensées par la fonte des neiges et l’apport des pluies, si bien que l’équilibre est rétabli et que l’Ister conserve un débit très régulier. »

Jacques Lacarrière, Méditerranées, « En cheminant avec Hérodote, Les fleuves de Scythie », Collection Bouquins, Robert Laffont, Paris, 2013

Notes :
1 Les Scythes sont un peuple de la Russie du sud, appartenant à la branche indo-iranienne du groupe indo-européen. Leur civilisation, nomade ou semi-sédentaire, se caractérise par l’usage du fer et du cheval, et par une division sociale tripartite (agricole, guerrière, religieuse).
2 Les Cynètes sont un peu peuple pré-romain non celte présent dans la péninsule ibérique sur les territoires actuels de l’Algarve et de l’Alentejo. Hérodote pensait que le Danube prenait sa source chez les Celtes près de la ville de  » Pyrène « .

Ovide, poète de l’Antiquité romaine exilé entre Danube et mer Noire

Ovide en exil par le peintre

Ion Theodorescu-Sion (1882-1939), Ovide en exil à Tomis, 1915

Auguste restera inflexible tout comme son successeur Tibère et jamais Ovide ne retournera à Rome ni en Ausonie (Italie) malgré ses supplications. Il mourra d’ennui, d’amertume et de nostalgie dans ces contrées au climat rude et chaque jour menacées par les barbares dont les Sarmates et les Gètes, très proches, de l’autre côté du Danube et dont il apprendra malgré tout le dialecte :
 » Sarmatico cogor plurima more loqui.
Et pudet et fateor, iam desuetudine longa
vix subeunt ipsi uerba latina mihi… »
« Je suis souvent forcé de parler en Sarmate.
J’ai honte et je l’avoue : à ne plus m’en servir,
j’ai peine moi-même à retrouver les mots latins… »
« La vie à Tomes » (V, VII)
Il écrira pendant son exil définitif les cycles des Tristes en l’an 8-14 après Jésus-Christ puis les Pontiques et les Halieutiques (12-16 ap. Jésus-Christ).

Ion Theodorescu-Sion (1882-1939), Ovide à Tomis, huile sur carton, 1927

« L’hiver à Tomes »
Si quelqu’un se souvient encore d’Ovide l’exilé
et que mon nom sans moi subsiste dans la ville,
qu’il sache que je vis au milieu des Barbares,
sous des étoiles que la mer ne baigne jamais,
Autour sont les Sarmates1, race farouche, et les Besses2, et les Gètes3

qui ne méritent point que je donne leur nom.

Tant que les vents sont tièdes, le Danube est notre rempart :
son cours nous garantit contre leurs incursions ;
mais lorsque la saison mauvaise a montré son hideux visage,
que le gel a changé la terre en marbre blanc,
quand s’abattent sous l’Ourse4 et la bise et la neige,
le pôle frissonnant chasse alors ses nations.
La neige, une fois sur le sol, résiste au soleil et aux pluies :
la bise la durcit et la rend permanente.
Ainsi, une autre tombe avant que la première n’ait fondu
et dans l’ombre d’endroits elle reste deux ans.
Lorsque se déchaîne l’Aquilon5, telle est sa violence
qu’il renverse les hautes tours, emporte les toitures.

Des peaux et des braies rapiécées protègent mal les gens du froid ;
de tout leur corps on ne voit plus que leur visage.
Qu’ils bougent, l’on entend le bruit de leurs cheveux où pendent des glaçons ;
leur barbe prise par le gel éclate de blancheur.
Le vin se maintient dur, gardant la forme de la cruche ;
au lieu de le verser, on le donne en morceaux.
Que dire des ruisseaux, qu’enchaîne et condense le froid,
du lac qu’on doit forer pour en tirer une eau friable ?
Le Danube lui-même, aussi large pourtant que le Nil,
lui qui se jette dans la mer par de nombreuses embouchures,
il voit les vents durer et glacer ses flots azurés
et roule vers la mer des ondes invisibles.
Là où voguaient des nefs, l’on va maintenant à pied ferme
et le pas des chevaux heurte les eaux gelées.
Grâce à ces ponts nouveaux, sous lesquels l’onde coule,
le boeuf sarmate tire son chariot barbare.

J’ai même vu l’immense mer arrêtée sous la glace,
ses flots sans mouvement sous l’écorce glissante.
C’est peu de l’avoir vu : j’ai foulé cette mer durcie,
mon pied, sans se mouiller, pressa la surface des eaux.
Si telle avait jadis été la mer pour toi, Léandre6,
l’on n’accuserait point ce détroit de ta mort.

Alors, le dauphin ne peut plus bondir contre les vents :
l’hiver cruel comprime ses efforts.
Quoique Borée7 mugisse en agitant ses ailes,
pas un remous sur le gouffre enfermé.
la glace, comme marbre, assiège les poupes dressées,
la rame est impuissante à fendre l’eau durcie.
J’ai vu des poissons, raidis comme enchaînés dans la glace,
une partie d’entre eux vivaient encore.
Quand le cruel Borée, dans l’excès de sa violence,
coagule la mer ou bien les eaux du fleuve en crue,
aussitôt, à travers le Danube aplani par l’aquilon,
accourt le Barbare ennemi, sur son coursier rapide,
puissant par sa monture et par ses traits volants au loin,
et il dévaste largement les campagnes voisines…

Tristes, III, X 

Notes :
1 tribu scythique redoutée de la steppe pontique d’origine iranienne qui fut en conflit avec l’Empire romain
2 tribu thrace des Balkans
3 peuple vivant  dans l’espace carpato-danubien-pontique, parfois assimilé aux Daces par des historiens de l’Antiquité.
4 Une des plus grandes constellations célestes. Chez Ovide, Callisto était fille de Lycaon, roi d’ Arcadie. Zeus aperçut la jeune vierge comme elle chassait en compagnie d’ Artémie et s’en éprit ; il la séduisit en prenant l’apparence de Diane elle-même. Héra, jalouse, la changea en ourse après qu’elle eut donné naissance à un fils, Arcas. L’enfant grandit dans l’ignorance de sa mère, et un jour qu’il participait à une chasse, la déesse dirigea Callisto vers l’endroit où il se trouvait, dans l’espoir qu’elle soit transpercée de ses flèches. Mais Zeus enleva l’ourse et la plaça parmi les étoiles où Arcas la rejoignit, sous les noms de Grande Ourse et Petite Ourse.
5 vent du nord
6 Léandre, amoureux d’Héro, prêtresse d’Aphrodite à Sestros qui habite sur la rive européenne de l’Hellespont, traverse le détroit à la nage guidé par une lampe qu’Héro allume en haut de la tour où elle vit. Mais lors d’un orage, la lampe s’éteint et Léandre s’égare dans les ténèbres. Lorsque la mer rejette son corps le lendemain, Héro se suicide en se jetant du haut de sa tour. Ovide a imaginé dans une de ses oeuvres (Héroïdes) une lettre écrite par Léandre et la réponse d’haro.
7 autre vent du nord

William Turner (1775-1851), Ovide chassé de Rome, huile sur toile, 1838. Cette œuvre traite de l’exil de Rome d’Ovide, reconstitué ici sous la forme d’une variété de temples, d’arcs de triomphe et de statues datant de différentes périodes de l’histoire de la ville. Turner laisse planer l’ambiguïté sur la présence d’Ovide dans l’image : il pourrait s’agir du personnage arrêté au premier plan, ou bien il pourrait être tout simplement absent, déjà banni ou décédé (une tombe en bas à gauche porte son nom complet). Avec la scène brumeuse et le soleil couchant sur l’eau (le Tibre ?) le peintre évoque le sentiment d’un dernier adieu à Rome et à son âge d’or. Sources : The Metropolitan Museum of Art. 

Ovide en quelques dates :
43 avant J.-C. – Naissance de Publius Ovidius à Sulmona (Abruzzes)
25-20 avant J.-C. – Voyage en Grèce sur les lieux de l’Iliade. Il fréquente déjà le cercle littéraire de Messala auquel appartiennent Horace, Tibulle, Virgile…
23-14 avant J.-C. – Cinq livres des Amours que le poète réduira à trois.
20-15 avant J.-C. – quinze premières Héroïdes, lettres supposées écrites par les grandes héroïnes de la mythologie grecque qu’il complètent par six autres lettres.
13-18 avant J.-C. – Médée, tragédie perdue
2-1 avant J.-C. – Deux premiers livres de l’Art d’aimer, un troisième suit deux ans après.
7-8 après J.-C. – Les Métamorphoses, deux cents cinquante six fables de la mythologie grecque et romaine. Inachevées
8 après J.-C. Exilé à Tomis en Mésie, au frontière de l’Empire. Parti d’Italie par bateau en décembre et ayant laissé sa troisième épouse à Rome,  il arrive en mars sur les lieux après avoir peut-être terminer son voyage à pied à travers la Thrace jusqu’à Tomis. Selon l’historien Jérôme Carcopino, Ovide aurait fait escale à l’île d’Elbe.
Hiver 8-9 après J.-C. – Premier livre des Tristes
9 après J. -C. – Deuxième livre
9-10 après J.-C. – Troisième livre
10-11 après J.-C. – Quatrième livre
11-12 après J.-C. – Cinquième livre
14 après J.-C. – mort de l’empereur Auguste auquel succède Tibère. Ovide reste en exil.
12-16 après J.-C. – Pontiques, Halieuthiques
15-16 après J.-C. – suite des Pontiques
17 après J.-C. – mort d’Ovide  à Tomis.

Sources :
Ovide, Les Tristes, traduit du latin par Dominique Poirel, Orphée, La Différence, Paris, 1989
Ovide, Les Tristes, texte établi et traduit par J. André (Collection des Universités de France, publiée sous le patronage de l’Association Guillaume Budé), Les Belles Lettres, Paris, 1968
Ovide, Les Tristes, Les Pontiques, Ibis, Le Noyer, Halieuthiques, traduction nouvelle d’Émile Ripert, Librairie classique Garnier, Paris, 1937

Eugène Delacroix (1798-1963) Ovide chez les Scythes, 1859, National Gallery London

« Tout ce qu’il y a dans Ovide de délicatesse et de fertilité a passé dans la peinture de Delacroix ; et, comme l’exil a donné au brillant poète la tristesse qui lui manquait, la mélancolie a revêtu de son vernis enchanteur le plantureux paysage du peintre …
Si triste qu’il soit, le poète des élégances n’est pas insensible à cette grâce barbare, au charme de cette hospitalité rustique. Tout ce qu’il y a dans Ovide de délicatesse et de fertilité a passé dans la peinture de Delacroix […].
L’artiste qui a produit cela peut se dire un homme heureux, et heureux aussi se dira celui qui pourra tous les jours en rassasier son regard. L’esprit s’y enfonce avec une lente et gourmande volupté, comme dans le ciel, dans l’horizon de la mer, dans des yeux pleins de pensée, dans une tendance féconde et grosse de rêverie. »
Charles Baudelaire, curiosités esthétiques, Paris 1868

L’exil d’Ovide et le delta du Danube
« À quel endroit du Danube faut-il conclure cette croisière imaginaire ? C’est ici, juste avant que le Danube rencontre la mer Noire que s’expriment toute la force et la grandeur de son delta. Le Danube semble sortir de son lit, alors que sa surface est presque aussi grande que la mer vers laquelle il se dirige. Ce débordement du Danube, qui n’est pas encore maîtrisé, a créé tout un réseau de bras latéraux, de nouveaux univers aquatiques, d’enclos naturels inaccessibles, de marais et de marécages, qui sont devenus des réserves pour la flore et la faune qui se sentent encore à ces endroits à l’abri de la main de l’homme. Mais l’homme ne fut seulement impitoyable envers les animaux et la flore. Sur cette côte de la mer Noire qui s’est alliée au Danube, tout en conservant sa teinte grisâtre, sa rudesse et son inhospitalité, l’Empire romain a créé des lieux dignes de la vengeance d’un César. L’empereur Auguste a exilé le poète Ovide à Tomi ou Tomis. De là, il n’est jamais revenu à Rome, bien qu’il ait supplié son juge sévère de faire preuve de clémence et de lui pardonner ses frasques poétiques.
Avant de partir en exil dans ce lieu reculé de la côte de la mer Noire, Ovide a décrit sa dernière nuit à Rome, sachant qu’il quittait aussi une civilisation supérieure, tout le monde de l’érotisme qui lui était cher, où il régnait en poète incontestable :

« Cum subit ille tristis noctis imago,
qua mihi supremum tempus in urbe fuit,
cum repeto noctem, qua toi mihi cara reliqui,
labitur ex coulis nunc quoique gutta meis. »

« Quand me revient le souvenir de cette nuit cruelle,
de ces derniers moments que j’ai vécus à Rome,
quand je ma rappelle, avec tout ce que j’ai quitté,
alors, comme aujourd’hui, mes yeux sont plein de larmes ».
Les Tristes I, III

Il se trompait, comme beaucoup d’autres écrivains qui n’avaient pas compris que la proximité d’un homme de pouvoir comportait des dangers et qu’une parole imprudente pouvait détruire l’illusion de sa propre intangibilité et conduire le malheureux à l’exil ou à la mort.
Son exil sur les rives du Pont a enrichi la littérature européenne d’un recueil de vaines lamentations d’un homme qui se noie dans la nature et la solitude à l’extrémité de l’Empire romain, Les « Tristes ». C’est également dans sa prison de Maribor, pendant la Première Guerre mondiale, qu’Ivo Andrić (1892-1975) prix Nobel de littérature en 1961) a écrit ses poèmes lyriques nostalgiques, auxquels il a donné le titre « Ex Ponto ». Ovide, qui souffrait, avait réussi à faire du lointain Pont-Euxin danubien un exemple de l’issue d’un combat entre un poète et un homme.
Le destin d’Ovide n’a heureusement pas effrayé de nombreux auteurs qui s’étaient engagés consciemment dans ce combat inégal et qui sont partis volontairement en exil. Beaucoup d’entre eux ont sombré dans les eaux troubles de leur désespoir. De nombreux Serbes du Banat ont également été déportés, après le conflit yougoslave avec le Komintern en 1948, dans les terres désolées et austères du Baragan, près du delta du fleuve. Dans cet ostracisme loin d’être anodin, les Serbes étaient classés parmi les peuples condamnés à disparaître dans cette région perdue, située non loin de l’une des l’embouchure du Danube dans la mer Noire, à Sulina. Comme si cette région du Baragan était fatalement destinée à voir disparaître des peuples enfermés dans cette « cage » naturelle. Les Circassiens y ont été amenés par bateaux depuis la Russie tsariste, et abandonnés à leur inéluctable disparition. Le même sort a été réservé aux Tatares. Il s’agissait de morts sans témoins, une méthode utilisée par tous les systèmes répressifs connus dans l’histoire et à laquelle la nature a prêtée, involontairement main-forte !

Dejan Medaković (1922-2008)

Dejan Medaković (Дејан Медаковић, 1922-2008)

Dejan Medaković est un historien de l’ancienne Yougoslavie né à Zagreb, spécialiste de l’histoire de l’art, membre de l’Académie serbe des Sciences et des Arts et, de 1999 à 2003, président de cette institution. Il a orienté ses recherches dans de nombreux domaines de l’histoire de l’art et de la critique d’art, de l’art serbe médiéval jusqu’à la peinture contemporaine, même si ses domaines d’expertise concernaient d’abord l’art serbe baroque et les conditions culturelles au XVIIIe siècle, ainsi que l’art serbe du XIXe siècle. Il est l’auteur de plusieurs monographies et études en rapport avec le patrimoine culturel de l’église orthodoxe serbes (monastères de Hilandar ou Chilandar et de Savina). Parmi ses œuvres figurent également Les Chroniques des Serbes de Trieste, parues en 1987, Les Serbes à Vienne, Les Serbes à Zagreb, Les Images de Belgrade dans les gravures anciennes et Thèmes serbes choisis.
Outre ses ouvrages scientifiques, Dejan Medaković a également publié cinq recueils de poésies et un cycle autobiographique en prose intitulé Efemeris.

Eric Baude pour Danube-culture, © droits réservés, mis à jour septembre 2024

François Maspero : Coucher de soleil sur le delta (Balkans Transit)

« Notre bateau descendait très lentement le fleuve. Ce n’était pas une croisière, les deux ou trois cents passagers avaient une destination bien précise et étaient attendus par une foule à chaque gare fluviale. Des hommes serrés sur des bancs de la plage arrière parlaient fort en renouvelant sans fin leurs bouteilles de bière, des femmes en fichus de couleurs s’entassaient dans les coursives et dans l’entrepont, souvent accroupies sur le sol à côté d’amoncellement de valises et de paniers ficelés. Et, partout, on butait sur les bouteilles vides, on piétinait les épluchures noires recrachées des graines de tournesol et de citrouille.
Après Galati et le confluent du Prut qui remonte vers la Moldavie, le fleuve atteint parfois plusieurs kilomètres de large. En face de nous, l’Ukraine. Les hauts arbres masquant le pays, toujours des miradors, puis soudain, un immense port sans vie apparente, et des dizaine et des dizaine de cargos rouillés, enchaînés en file, proue pointées vers l’amont, qui ne reprendront jamais leur route. À Tulcea, le Danube se sépare en plusieurs bras pour gagner la mer : l’un va vers le nord et Izmaïl, le grand port ukrainien. Notre bateau a pris celui de Sulina qui fut longtemps l’axe le plus fréquenté, avant le percement du grand canal Danube-mer Noire débouchant à Constanza, commencé sous la terreur stalinienne, abandonné puis repris sous Ceauşescu avec des moyens plus modernes et sans prisonniers politiques.

Le Danube à Tulcea, photo © Danube-culture, droits réservés

À partir de Tulcea, l’estuaire se fait si marécageux qu’il n’y a plus de route, et notre bateau devenait définitivement le seul moyen de transport en commun. De temps à autre, une vedette bricolée filait avec quelques touristes ou des cadres pressés. La chaleur, la bière, le bercement du fleuve ont fait taire les conversations. Des tentacules aquatiques s’enfonçaient dans la végétation. Quelques villages aux maisons basses. Parfois, très rarement, un cargo turc ou ukrainien remontant au ralenti.
Debout sur une sorte de grosse bouée en plein milieu du canal, un homme en combinaison orange régulait à grand geste la circulation inexistante : un cargo naufragé barrait la plus grande partie du passage. Naufrage mystérieux d’une cargaison non moins (officiellement) mystérieuse qui venait dit-on, d’Odessa et faisait route pour Belgrade… L’épave était là depuis trois ans, et les travaux de dégagement ne faisaient que commencer.
Vols d’échassiers, hérons immobiles sur la berge, conciliabules de pélicans bavards (enfin supposés tels, car à cette distance…), quelques canots à rames qui traversaient vers une destinations inconnue, toujours masqués par les rideaux d’arbres… Cinq heures après avoir quitté Tulcea, le bateau était maintenant presque vide. Dans la réverbération du soleil couchant, eau grise et ciel se confondaient. Se sont dessinés enfin une tour, une grue, quelques immeubles du genre HLM : Sulina, bourgade du bout du fleuve. Et plus loin encore, une ligne sombre : la mer Noire.

Ambiance nocturne des quais de Sulina, photo © Danube-culture, droits réservés

« La Commission européenne instituée par le Traité de Paris du 30 mars 1856 pour améliorer la navigabilité des embouchures du Danube a construit ces digues et ce phare achevés en novembre 1870. Les Puissances signataires du Traité ayant été représentées successivement par … » suit la liste des noms des mandataires de « l’Autriche-Hongrie, la France, la Grande-Bretagne, la Prusse et la Confédération d’Allemagne, la Sardaigne et l’Italie, la Turquie ». Cette plaque apposée sur une maison carrée en pierre grise qui abrite encore la capitainerie du port ne pourrait mieux évoquer le sort des peuples de la région et légitimer leur sentiment d’avoir été constamment dépossédés de leur histoire. On y trouve en effet deux absents. La Russie — elle venait de perdre la guerre de Crimée et donc de dire temporairement adieu à ses visées sur l’au-delà du fleuve — et surtout cette Roumanie qui n’était encore ici, en 1856, que la Valachie : la seule population présente sur ces confins n’a pas eu à participer aux décisions des cours européennes qui l’intéressaient au premier chef…
Pendant les trois jours que nous avons vécu à Sulina, seuls sont passés sur le fleuve deux cargos qui ont accosté pour les formalités de douane. Des autorités vaguement galonnées montaient à bord pour en redescendre un peu plus plus tard, un peu titubantes. Un planton était mis en faction devant la passerelle. Les marins contemplaient mélancoliquement du pont l’unique quai déserté, c’est-à-dire la berge surélevée, les maisons basses, les quelques tavernes fermées, les rues où passaient plus de chiens que d’enfants, les magasins vides, le marché où l’on ne trouvait que quelques blocs de fromage blanc, des pommes de terre rachitiques et ridées de l’automne précédent. Au troisième jour, les rares passants nous saluaient dans la rue comme de vieilles connaissances. Nous étions les seuls clients de l’hôtel moderne dont la chaufferie solaire n’était déjà plus qu’un tas de tuyaux crevés ; nous avions dû refuser trois chambres car il y manquait toujours quelque chose, la moustiquaire, l’eau au robinet ou l’éclairage. Le soir, une boite de nuit tonitruait en couvrant le chant des grenouilles pour attirer la jeunesse locale, mais où était la jeunesse locale ? Sur les pontons pourris amarrés dans des bras morts où logeaient des Tsiganes au milieu des rats crevés ?
Au-delà s’étendait un no man’s land de dunes, de canaux et d’étendues d’eau croupie, de poutrelle et de blocs de béton dont on ne comprenait pas la destination première. Et au-delà, encore, la mer, qui plus que Noire méritait le nom de Morte, tant le battement mécanique de ses vagues huileuses et sombres imitait maladroitement la respiration marine. « Beach ! » nous ont crié des jeunes filles. Elles ont disparu derrière des ronciers et nous ne les avons pas revues. Nous avons traversés le cimetière des Lipovènes. Qui sont les Lipovènes ? Une secte de Vieux Croyants persécutés en Russie et venus peupler ce rivage il y a cents ans. Mais encore ? La sage théorie de Klavdij selon laquelle, en voyage, on ne peut prétendre tout savoir et tout apprendre, qu’il faut laisser leur part d’autonomie et de mystère aux histoires que l’on croise, avait décidément du bon — surtout pour nous voyageurs à bout de souffle, qui avions l’impression d’être arrivés sur la fin d’un monde.
Des coques de bateaux échoués émergeaient des champs qui masquaient les eaux. Le soir tombait, c’était l’heure où la lumière qui s’enfuit exalte la passion photographique de Klavdij. Une proue noire se dressant très haut, nue, lui a fait oublier le temps, l’endroit, toute autre repère que cette forme enfoncée comme un coin géant dans le ciel, solitaire, lyrique, incarnant à la fois la désolation infinie et la pérennité du passage des hommes. Il l’a photographié longuement, puis a sauté d’une épave échouée en pleine terre à l’autre avec une frénésie qui lui a fait négliger ce que, moi, j’apercevais au loin : au sud, d’une haute tour de radiophare, nous parvenaient de soudains miroitements ; au nord se dessinaient, j’en étais certain, les tourelles et les mâts gris de bateaux de guerre accostés au ras de l’horizon, et il en émanait d’identiques éclairs rapides : il n’y avait pas de doute, nous étions observés, uniques humains sur ce Finistère. J’ai fini par repérer la silhouette d’un homme, non, de plusieurs, qui nous suivaient à la jumelle. Pour la première fois, j’ai senti monter une sourde angoisse et j’ai fini par la faire, un petit peu, partager à Klavdij, l’arrachant à un sentiment de plénitude dans son travail qu’il avait rarement vécu avec autant d’intensité depuis le début du voyage.
Au bout d’un canal impossible à traverser, c’était enfin la jonction du fleuve et de la mer. En face, très loin, la côte ukrainienne. Du haut d’un mirador, un homme en civil, armé, nous a hélés avant de descendre. D’autres, boueux et hirsutes, sont sortis d’une cabane, se sont approchés, nous ont tendu la main qui ne tenait pas une bouteille de bière : « Ostarojno ! Granitsa ! Opasnïe ! — Attention, frontière, dangereux ! » presque mot pour mot et dans la même langue les paroles que nous avions entendues, il y avait plus d’un mois, au soir de notre arrivée dans le port de Durrës… Étaient-ils gardes frontières, roumains ou ukrainiens, étaient-ils pêcheurs ou contrebandiers, lipovènes ou tsiganes ? L’homme à la Kalachnikov a insisté pour nous ramener en barque à Sulina. Nous avons refusé avec l’obstination du désespoir, pour rebrousser chemin vers l’ouest. Longtemps, sans oser nous retourner, nous avons senti leurs regards nous suivre. Peut-être étions-nous arrivés ici aux bords d’une Europe, encore une autre qui s’affirmait d’emblée, celle-là, abruptement inconnue. »

François Maspero, Klavdij Sluban, Balkans —Transit, « Coucher de soleil sur le delta », Éditions du Seuil, Paris, 1997

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