Les bateaux-moulins du Danube
« Dans cet espace, et à cinq quarts de lieue de Tulln, est le village de Langenlebern [Langenlebarn], dont les 70 maisons occupent, parallèlement au fleuve, une demi-lieue de longueur : ses habitants cultivent des légumes qu’on conduit à Vienne : cependant on trouve parmi eux une vingtaine de bateliers, dont quelques-uns sont propriétaires de bateaux. Devant ce village, 8 moulins à farine sont mus par les eaux du fleuve. Ces moulins sont établis sur des bateaux, et de l’espèce de ceux qui, en 1809, soulevés par les eaux, furent entrainés sur les ponts de l’armée française devant l’île de Lobau, et les rompirent. »
De Castres, Essai d’une reconnaissance militaire sur le bassin du Danube, chapitre I, première section, Picquet, Paris, 1826
« La matinée était magnifique. Nous passâmes devant plusieurs de ces curieux moulins à farine dont le Danube est couvert. Ces machines flottantes sont d’une construction très simple. Une maison en bois est élevée sur un grand et lourd bateau amarré près du point où le fleuve est le plus rapide. À une distance de quelques pas de cet édifice, un autre bateau plus petit est attaché, parallèlement au premier. L’avant de chacun est est dirigé dans le sens du cours de l’eau. Dans l’intervalle qui les sépare, est suspendue la roue que fait mouvoir la vitesse naturelle du courant. Ces moulins, dont on voit souvent dix ou vingt se suivre sans interruption, ont un aspect assez pittoresque, et animent la scène qui les entoure. Mais, malgré leur commodité pour la population des deux rives du Danube où il n’y a pas d’éminence pour y bâtir des moulins à vent, il est certains qu’ils apportent des empêchements sérieux pour la navigation. Ils occupent uniformément les meilleures partie du fleuve, et contribuent à la formation ou à l’accroissement des bancs de sable dans leur voisinage ; et ces bancs, ainsi que nous l’avons éprouvé plus tard, sont extrêmement nuisibles… »
Michel J. Quin, Voyage sur le Danube, de Pest à Routchouk, par navire à vapeur, Arthus Bertrand, Libraire-Éditeur, Paris, M.DCCC. XXXVI
« À gauche, l’une après l’autre, de petites villes, pointaient leur tête à travers la verdure ; de minuscules colonies flottaient sur le Danube, chaque maison était un moulin à eau, les roues tournaient, les garçons meuniers grimpaient sur le dos les uns des autres pour regarder notre bateau par la lucarne ainsi que les étrangers qu’il transportait. Il régna dès lors sur le bateau, et jusqu’à Pest, une gaité à la Eulenspiegel. À chaque fois que nous passions devant un moulin, les Hongrois à bord prenaient leur chapeau et faisaient mine de moudre dedans avec l’autre main. Par là ils voulaient signifier que les meuniers meulent pour leur propre chapeau, autrement dit que ce sont des voleurs. Chaque fois la plaisanterie fut comprise et on y répondit à la manière de feu Eulenspiegel : les meuniers nous tournèrent complètement le dos et, découvrant une partie de leur corps qu’il ne serait pas convenable de nommer ici, faisaient mouvoir d’avant en arrière, un grand balai en paille de riz placé entre leurs jambes, comme une queue de renard. La plaisanterie rencontra chaque fois un grand succès… »
Hans Christian Andersen, « De Semlin à Mohacs », in Le bazar d’un poète (première publication en 1842), Domaine romantique, Éditions José Corti, Paris, 2013
« Les vapeurs et les embarcations qui descendent la Raab jusqu’au Danube, les magnifiques steamers de la Compagnie de navigation austro-hongroise qui se croisent là comme en pleine mer, les remorqueurs, les grandes barques, véritables arches de Noé, avec leur petite maison à l’arrière, les sloops, les radeaux qui passent, donnent au fleuve une vie et une animation qu’il n’a point dans sa partie supérieure, hérissée d’entrave.
Et c’est là aussi à partir de Presbourg et de l’embouchure de la Raab qu’on rencontre ces pittoresques villages flottants échelonnés le long des rives, et composés de moulins fixés sur deux bateaux rattachés l’un à l’autre par des chaines. la roue, mise en mouvement par le courant, tourne au milieu avec un gai clapotis. L’hiver, les moulins sont ramenés à la rive et démontés jusqu’au retour du printemps… »
Victor Tissot, La Hongrie de l’Adriatique au Danube, E. Plon et Cie, Imprimeurs-Éditeurs, Paris, 1883, chapitre XII, p. 326
« En plein milieu de fleuve, une file de moulins, construits sur des bateaux amarrés, tout petits moulins, charmants, clos comme une arche ; ils sont flanqués d’une grande roue plus épaisse que haute, bâtie de cerceaux légers munis de palettes grises, grises comme l’arche du reste, dans le gris lumineux du paysage. Ils reportent à la Chine, ces petits moulins fins comme des vanneries délicates. »
Le Corbusier, Voyage d’orient, 1910-1911, Éditions Forces Vives, 1966
Le bateau-moulin : une invention géniale d’un général byzantin ?
L’invention du bateau-moulin pourrait remonter au VIe siècle lors du siège de Rome par des tributs Goths en 536-537. Celles-ci coupèrent l’alimentation de la ville en eau provenant des aqueducs. L’historien Procope de Césarée (vers 500-560), haut-fonctionnaire de la cour de Constantinople et secrétaire du général byzantin Bélisaire (vers 500-565) raconte comment celui-ci, commandant la défense de la cité réagit dans ces circonstances dramatiques :
« 1. Les Goths creusèrent un fossé fort profond autour de leur camp, élevèrent au dehors toute la terre qu’ils en tirèrent, & fichèrent des pieux au-dessus ; de sorte que ce camp était aussi bien fortifié qu’u château. Marcias, qui était revenu des Gaules, commandait le camp qui était dans le champ de Néron ; Vitigis, & cinq autres Chefs commandaient chacun l’un de cinq autres camps.
2. Ils coupèrent ensuite tous les aqueducs, pour empêcher l’eau de couler dans la ville. Il y a dans Rome quatorze aqueducs bâtis de brique, dont les voutes sont si élevées , qu’un homme à cheval y peut aller fort aisément.
3. Pour ce qui est de Bélisaire, voici l’ordre qu’il établit pour la garde de la ville. Il se chargea de garder laPoterne § la grande Porte qui est à la droite,& la Porte Salaria, parce que c’était l’endroit le plus faible, & le plus exposé aux attaques des ennemis ;& parce aussi que c’était celui par où il était le plus aisé de faire sur eux des sorties. Il donna à Bessas la garde de la Porte Prénestine, & à Constantin celle de laPorte Flaminia, après les avoir murées toutes deux auparavant ; à cause qu’étant proche d’un des camps des ennemis, il appréhendait plutôt les surprises de ce côté-là, que d’un autre. Il confia la garde des autres Portes à divers capitaines d’infanterie, & il boucha les aqueducs avec de bons murs, afin que l’on ne pût entrer par dedans.
4. Comme les aqueducs étant coupez, les moulins ne tournaient plus & que l’on ne les pouvait faire tourner avec des chevaux, Bélisaire usa de cette adresse, pour suppléer à la disette des farines, qui était déjà fort grande. C’est qu’il fit attacher deux câbles aux deux bords du Tibre au-dessous du pont, & il retint avec les câbles deux grands bateaux, à deux pieds de distance l’un de l’autre, à l’endroit où l’eau sort avec le plus de violence de dessous la grande arche, puis il posa les meules sur les bords des deux bateaux, & mit les machines qui les font tourner dans le milieu. Il disposa plusieurs bateaux & plusieurs machines de la même façon, lesquelles l’eau faisait tourner, de sorte qu’elles fournissaient assez de farine pour la subsistance de Rome. Les Goths ayant été avertis de cette invention de Bélisaire par les déserteurs, ils jetèrent sur la rivière quantité d’arbres, & de corps morts, qui suivant le fil de l’eau, & tombant sur les moulins en arrêtèrent le travail. Mais ce Général, pour y remédier, attacha de grandes chaînes au dessus, qui retenaient les corps morts & les arbres, lesquels on faisait mettre au bord par des hommes. Ces chaînes ne servirent pas seulement à conserver les moulins, elles fermèrent aussi le Tibre aux ennemis, & les empêchèrent de pouvoir entrer dans Rome sur des bateaux. Les Barbares voyant qu’il leur était inutile de jeter du bois & des cadavres sur la rivière, cessèrent d’en jeter, & les Romains jouirent de la commodité des moulins. Ils furent privés de celle du bain par la disette de l’eau ne fut pas néanmoins telle, qu’il n’y eût toujours assez d’eau pour boire, ceux qui étaient éloignez de la rivière se contentant de l’eau de puits. Bélisaire ne fut pas obligé de prendre le soin des égouts, parce que toutes les ordures de Rome se déchargent dans le Tibre… »
Procope de Césarée, « Histoire de la guerre contre les Goths, Livre Premier, chapitre XIX, Bélisaire fait des moulins sur le Tybre » in Histoire de Constantinople depuis le règne de l’ancien Justin jusqu’à la fin de l’Empire, traduite sur les Originaux Grecs par Mr Cousin, Président de la Cour des Monnoies, dédiée à Monseigneur de Pompone, Secrétaire d’État Chez Damien Foucault, Imprimeur & Libraire ordinaire du Roi, Paris, 1685
Le bateau-moulin : une technique adaptée au contexte des grands fleuves et des rivières.
Il n’était tout simplement pas possible d’utiliser, pour des raisons techniques, des moulins à eau fixes sur les grands fleuves comme le Danube, la Tisza ou d’autres affluents de celui-ci dont le tracé des lits, les débit et les niveaux d’eau pouvaient varier considérablement selon les saisons et les circonstances météorologiques. Le bateau-moulin était donc la solution la mieux adaptée pour profiter de la force du courant et pour répondre à des besoins engendrés par le développement d’agglomérations au bord des fleuves.
L’architecture en bois des bateaux-moulins, les technique utilisés variaient selon les habitudes et les besoins régionaux. « Il n’y a pas de rapport direct entre la vitesse d’écoulement d’un fleuve et le type de construction des moulins-bateaux. Le type de construction est déterminé en premier lieu par la tradition locale. »1
En 1863, on dénombrait 4 301 bateaux-moulins en service sur le Danube et la Tisza hongrois, (Transylvanie, Slavonie et Croatie non-incluses) dont ceux de Ráckeve et de Baja.
À cette époque la corporation des « meuniers fluviaux » jouait dans l’économie et la vie sociale des habitants du bord de ces fleuves un rôle capital. Leur corporation avait adopté comme saint protecteur Saint-Jean Népomucène (1345-1393). Celui-ci était également le saint protecteur de tous les autres corporations naviguant sur les fleuves.
Les importantes régulations du fleuve entre 1870 et 1875 sur le Danube hongrois et autrichien, le développement de la navigation à vapeur puis de nouveaux moyens de transport comme le chemin de fer, l’invention de la minoterie industrielle et de régulières intempéries sonnèrent le début de la fin des corporations aisées des meuniers et de leurs bateaux-moulins.
Le dernier bateau-moulin viennois cesse ses activités à la fin des années 1920. En comparaison, ceux du Rhône avaient disparus du Rhône dès 1899.
Aujourd’hui encore un des quartiers riverains du Danube de la capitale autrichienne porte le nom de « Kaisermühlen » (Moulins de l’empereur, rive gauche) où étaient concentrés autrefois de nombreux bateaux-moulins.
Sur le Haut-Danube, c’est en 1956 que cessèrent les activités du dernier d’entre eux, près d’Exlau, en raison de la construction de l’usine hydro-électrique d’Aschach.
Saluons à l’occasion de cet article la belle initiative de Martin Zöberl, ultime meunier du Danube autrichien et sa belle réplique de bateau-moulin d’Orth/Donau, en aval de Vienne sur la rive gauche. Martin Zöberl a également réalisé une réplique d’une « tschaïque », bateau utilisé autrefois par les Ottomans et parfaitement adapté à la morphologie du Danube.
Le dernier bateau-moulin de Ráckeve, sur l’île de Csepel (Hongrie), en aval de Budapest, disparait pendant l’hiver rigoureux de 1968 lorsque les glaces brisèrent le bateau entrainant le moulin et son équipement au fond du fleuve. En 2006, la municipalité proposa de construire une réplique de moulin-bateau. Celle-ci fut réalisée d’après des plans d’archives, des documents locaux et avec le savoir-faire d’artisans et l’aide enthousiaste de nombreux habitants. Une belle histoire !
https://youtu.be/vX-hg02932E
https://youtu.be/DH0L_pRlyo4
Une réplique de bateau-moulin a également été réalisée à Baja en Hongrie méridionale où jusqu’à 70 bateaux-moulins ont autrefois été en activité, animés par une corporation de meuniers qui a grandement contribué, avec l’industrie de la pêche, à l’essor économique de cette petite ville.
Quant au bateau-moulin de Kukljin, près de Krusevac, sur la Morava serbe (affluent méridional du Danube), il a longuement été étudié, dans les années soixante, par Claude Rivals, ethnologue, spécialiste français des moulins. « Il est typique des bateaux-moulins du second type, avec bac et foraine, le plus répandu en France et en Europe. Ce bateau-moulin était probablement à ce moment-là un des derniers encore en activité en Europe. »
Eric Baude pour Danube-culture © droits réservés, mis à jour octobre 2024
Notes :
1 Daniela GRÄF, Boat mills in Europe from Early Medieval to Modern Times, Landesamt für Archäologie mit Landesmuseum für Vorgeschichte, Dresden, 2006, p. 211
Sources :
BERGAUER, Sabine/ HRAUDA, Gabriele, Leben mit der Donau, Schiffmühlen von Wien bis Bratislava, Böhlau Verlag, 2011, www.schiffmuehle.at
BETHEMONT, Jacques, Les mots de l’eau, L’Harmattan, Paris, 2012
DECKER, De, Kris, Boat mills: water powered, floating factories, Low-Tech Magazine – novembre 2010
GRÄF, Daniela, Boat mills in Europe from Early Medieval to Modern Times, Landesamt für Archäologie mit Landesmuseum für Vorgeschichte, Dresden, 2006
RIVAL, Claude, Le dernier moulin à nef (Vodenica Camac), Université de Toulouse Jean Jaurès, 1993, http://www.canal-u.tv/video/universite_toulouse_ii…
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