Danube, musiques et musiciens

   Ce fleuve aux multiples visages, reflets des multiples paysages traversés a ses musiques, ses compositeurs, ses musiciens comme il a ses écrivains, poètes, peintres, photographes, ses réalisateurs de films et de vidéos…
Et qu’importe au fond qu’ils soient compositeurs reconnus, grands interprètes, artistes professionnels ou simples amateurs, qu’ils soient musiciens traditionnels, modestes musiciens de rue, chanteurs, solistes ou choristes anonymes.
Rares sont les lieux sur les deux rives et aux alentours, d’amont en aval, qui n’aient été un jour ou qui ne soient encore aujourd’hui le théâtre de manifestations, de fêtes où la musique et la danse tiennent une place privilégiée. Combien également de sites prestigieux, historiques, de châteaux, de ruines médiévales, d’abbayes baroques ou classiques, de rues, de places, de parcs et d’élégants jardins, de scènes contemporaines, parfois directement aménagés sur le fleuve, d’où montent, certains jours, les échos d’une manifestation musicale, d’une aubade improvisée ?

Emmanuel Schikaneder (1751-1812), un Papageno mozartien et danubien né à Straubing (Bavière) !

   Là où se tiennent les hommes au bord du fleuve, il y a musique ! Le Danube, berceau de la chanson des Nibelungen, n’a rien à envier au Rhin, à l’Elbe ou même à la Vltava tchèque (ce si joli nom slave qu’on traduit tristement sous le nom allemand de Moldau !). Bien au contraire, c’est « Le Fleuve musical européen » par excellence comme le chante le grand poète allemand et amoureux de l’univers fluvial, Friedrich Hölderlin (1770-1843), né lui-même sur les bords d’un affluent du Rhin, le Neckar (affluent du Danube préhistorique) et qui a consacré, parmi plusieurs poésies dédiées aux fleuves deux de ses plus beaux poèmes au Danube, À la source du Danube (Am Quell der Donau) et l’Ister (Der Ister). Vienne et Budapest ne se disputent-elles pas le titre de capitale de la musique en Europe ou au monde ? Déambuler dans les rues, sur les quais et certaines îles de ces deux métropoles, c’est sans cesse aller à la rencontre de musiciens et de compositeurs célèbres mais aussi d’artistes de rue, de cabarets inconnus ou miraculeusement sauvés de l’oubli par une unique chanson, une mélodie touchante qui a traversé les siècles, d’écrivains tel Franz Grillparzer (1791-1872) et le personnage émouvant de sa nouvelle Der arme Spielmann (Le pauvre musicien), un violoneux nostalgique, au destin tragique qui meurt lors d’une inondation de son quartier de Brigittenau (XXe arrondissement de Vienne) mais rejoint ensuite le paradis des musiciens ! Franz Grillparzer publie cette nouvelle en 1848. Maisons natales, chapelles, églises, cathédrales, abbayes, palais et châteaux, salles de bals et de concerts, théâtres, cours, parcs, jardins, statues, cimetières, auberges, caveaux (Heuriger)…, la promenade n’est alors qu’une incessante succession de rencontres avec le monde musical d’hier et d’aujourd’hui. Valses, galops, polkas, Ländler, musiques militaires, musiques de salon et de bals dans lesquels outre les Strauss, le violoniste du delta d’origine tsigane Georges Boulanger excellèrent, lieders, opéras et opérettes, ballets, répertoire religieux, musiques populaires (Schrammelmusik, musiques de cabaret), jazz, musiques de rue, de kiosques ou d’arrière-cours d’auberge, de foire ou musiques savantes dans des salles de concerts réputées, toutes ses musiques se portent à Vienne comme à Bratislava et Budapest une étonnante estime réciproque, les unes fécondant souvent les autres. Il n’est pas rare de voir et d’entendre des musiciens des grands orchestres symphoniques autrichiens interpréter des chansons traditionnelles du répertoire de la « Schrammelmusik » dans les Heuriger des quartiers périphériques viennois de Grinzing, Döbling, Nußdorf… Il arrive aussi que des musiciens du monde « classique » jouent sans bouder leur plaisir du répertoire tsigane et traditionnel dans les restaurants populaires de Budapest et d’autres grandes villes des bords du fleuve.

Le « Schrammel Quartett » en 1890

Le fleuve, la musique et le vin, une trilogie inséparable et si danubienne ! Bratislava la slovaque et Belgrade la balkanique résonnent elles aussi de multiples manifestations musicales, classiques et contemporaines, jours et nuits. Jusqu’à l’extrémité du delta et la petite ville de Sulina, aujourd’hui quelque peu endormie sur son glorieux passé et qui vit naître l’un des plus grands chefs d’orchestre de l’histoire de la musique, George Georgescu, jusqu’aux Lipovènes qui entretiennent avec passion leur patrimoine musical et dansé, en passant par les rives des campagnes slovaques, hongroises, croates, serbes, bulgares, roumaines, ukrainiennes, par les toutes les minorités parmi lesquelles celle des tsiganes, tous ces lieux dispersés, disséminés le long du fleuve sont imprégnés de mélodies engendrées par la rencontre féconde entre la nature, le fleuve et les hommes.

Les flots du Danube, une composition de J. Ivanovici, compositeur roumain d’origine serbe ayant travaillé sur les rives du Bas-Danube : un hymne au grand fleuve !

   Difficile de ne pas évoquer également, quand on parle de musique sur les rives du Danube, les joyaux architecturaux et culturels que sont les prestigieuses abbayes baroque de Beuron, Kremsmünster, Wilhering, Saint-Florian, Melk, Göttweig et Klosterneuburg tant elles furent actives et réputées (elles le demeurent encore de nos jours) dans le domaine des arts et des sciences. Leurs orgues, leur lignée de maîtres de chapelle, de compositeurs, leurs maîtrises (choeurs d’enfants) et leurs impressionnantes bibliothèques musicales tout comme les nombreux festivals et concerts qui s’y déroulent, en témoignent.

Les splendides orgues baroques orgues de la basilique autrichienne de Maria Taferl, haut-lieu de pèlerinage photo © Danube-culture, droits réservés

   Certaines régions semblent de prime abord plus privilégiées que d’autres mais toutes ont leur musique populaire spécifique. De nombreuses chansons traditionnelles, allemandes (souabes et bavaroises) autrichiennes, slovaques, croates, serbes, bulgares, roumaines, moldaves, valaques, ukrainiennes, tsiganes ont pour thème ou pour inspiration le Danube. Il y a encore les chansons des bateliers d’autrefois, des mariniers danubiens, ces corporations auxquelles Franz Schubert a rendu hommage dans son Lieder D. 536 « Der Schiffer » (Le batelier) chansons qu’on entendait parfois pendant les manoeuvres dans les passages délicats et qui leur donnaient force et courage, les chants des corporations liées à la présence du fleuve ou encore les hymnes des processions religieuses que les pèlerins chantaient avec ferveur en descendant le Danube en bateau. La musique pouvait aussi aider celles ceux qui s’aventuraient sur le fleuve à conjurer leur peur de mourrir noyés.

Anton Bruckner (1824-1986) : sa musique « connectée » avec le divin semble aussi évoquer et invoquer la puissance du Danube, dieu de la nature.

Ce fleuve a ses légendes musicales dans des genres très diversifiés. Il a fasciné et inspiré de nombreux compositeurs et musiciens européens bien au delà de ceux qui sont simplement et par hasard nés sur ses rives où à proximité tels Johann Nepomuk Hummel, né à Bratislava, Anton Bruckner, Ludwig van Beethoven, Viennois d’adoption, Franz Liszt, l’infatigable voyageur qui écrivit une messe pour la basilique d’Esztergom, Joseph Pleyel, Joseph Haydn, Franz Schubert et la famille Strauss, Carl Michaël Ziehrer, Josif Ivanovici, Franz Lehár né à Komárno, Belá Bartók, Georges Boulanger (Tulcea), le jazzman Johnny Rǎducanu (Brăila) et bien d’autres. La liste intégrale de tous ceux qui ont chanté et chante le Danube serait ici bien trop longue à énumérer.

On ne peut s’empêcher de penser enfin que peut-être les tonalités des voix, des langues et des dialectes  des riverains, de ceux qui naviguent quotidiennement, reflètent secrètement quelques harmonies de la mélodie du fleuve.

Le chant polyphonique du fleuve
   Le Danube c’est aussi le chant de ses oiseaux et de la nature. Le fleuve, certains matins ou certains soirs, dans le delta, sur ses îles, dans les forêts et les prairies alluviales qu’il arrose, n’est qu’une extraordinaire polyphonie de chants d’oiseaux, de batraciens, d’animaux sauvages et de mille autres reliefs sonores.
Mais n’oublions pas que le grand fleuve compose avant tout d’abord sa propre musique, son propre chant, envoûtante mélodie assourdie et presque douloureuse qui monte dans certains lieux du fond de son lit comme une sorte de plainte, musique fluviale de pierres, de galets et de graviers roulés par un courant impétueux, pétris, polis et emportés inlassablement sans cesse au loin vers la mer, mystérieuse musique de la vie qui s’éloigne inexorablement. Il suffit d’ailleurs de s’asseoir sur ses berges à certains endroits ou de se laisser dériver à bord d’une embarcation dans le courant, pour entendre celle-ci et tomber sous le charme. Quelque soit le lieu où vous serez près du fleuve, allez marcher le soir sur ses rives, sur une digue, sur une plage, en vous éloignant un peu de l’embarcadère si vous descendez le Danube pour une croisière. C’est aussi cela la magie du Danube, un hymne de l’eau aux galets, au vent, à tous les éléments de la nature qui l’accompagne et fonde un chemin avec lui.

 

Orgue baroque portatif de 1697 servant à accompagner les chants de pèlerins qui descendaient le Danube en bateau, collection du Musée de la navigation danubienne de Spitz/Donau (Basse-Autriche), photo © Danube-culture, droits réservés

 Entre gaité et nostalgie 
Est-il nécessaire de rappeler que la plus populaire des oeuvres dédiées au Danube est évidemment la valse de Johann Strauss fils Sur le beau Danube bleu ? Si elle reste l’oeuvre la plus connue, la composition de référence, l’une des mélodies les plus fredonnées, l’une des plus diffusées du répertoire musical (ne l’entend-t-on pas jusque dans les avions de la compagnie autrichienne ou dans les toilettes du passage souterrain de l’Opéra de Vienne, tel un hymne aux divinités éternelles du kitsch ?), d’autres compositions moins connues voire oubliées rendent un aussi bel hommage au fleuve.

Première édition de l’oeuvre « Sur le beau Danube bleu » pour piano et choeur d’hommes

 Plaisir d’amour 
Un autre compositeur ayant vécu dans sa jeunesse quelques années sur les bords du Danube, Jean-Paul-Égide Martini (1741-1816), célèbre à son époque mais tombé complètement dans l’oubli pour le reste de son oeuvre, a aussi écrit une des plus célèbres chansons de tous les temps, Plaisir d’amour. Qui se souvient encore que l’auteur étudia au séminaire jésuite de Neuburg sur le Danube en Allemagne ?
Qui se souvient également que le violoniste virtuose Georges Boulanger (1893-1958), alias Ghiţa Bulencea est né à Tulcea aux portes du delta du Danube ? Au delà de Vienne et de Budapest, les autres villes riveraines du Danube slovaque, hongrois, croate, serbe, roumain bulgare et ukrainien où les influences musicales ne cessent de s’entrecroiser, de s’interpénétrer, ont aussi abondamment contribué au patrimoine musical européen avec un nombre conséquent de musiciens et de compositeurs dont malheureusement un petit nombre est passé à la postérité.
Nous nous sommes aussi attachés, dans ce chapitre particulier sur les musiques danubiennes, à découvrir, identifier, à localiser, quelques soient les époques et les genres, tout un répertoire éclectique, méconnu, ou connu localement, d’émouvantes chansons, lieder, danses, recueils et autres musiques et mélodies populaires inspirées par la présence du fleuve.
Parmi les institutions publiques danubiennes, la Bibliothèque Nationale Autrichienne de Vienne et son département des archives (corpus des chants populaires autrichiens) a mis en place depuis 1994 une banque de données qui ne cessent de s’enrichir et dans laquelle on trouve de nombreux Lieders et chansons populaires autrichiennes consacrés au Danube :
www.volksliedwerk.ad

Eric Baude pour Danube-culture, mis à jour novembre 2023, © droits réservés

Iosif Ivanovici

    I. Ivanovici s’initie dès l’ enfance à la flûte et pratique la musique en autodidacte puis s’enrôle à l’âge de 14 ans dans l’armée roumaine (6ème régiment),  fait son apprentissage militaire et ses études musicales à Galaţi avec le clarinettiste Alois Riedl  et à Iaşi avec Emil Lehr. Il exerce ensuite en tant que directeur d’harmonies militaires au bord du Danube et se retire à Bucarest. Sa carrière culmine en 1900 lorsqu’il est nommé inspecteur général des musiques militaires roumaines, poste qu’il occupe jusqu’à sa mort en 1902.
I. Ivanovici, lauréat du Grand Prix de la Marche à l’Exposition Universelle de Paris en 1889 parmi 116 postulants, a composé plus de 350 oeuvres parmi lesquelles des fanfares, des marches, des valses, des chansons et divers potpourris (La vie de Bucarest, Un rêve sur la Volga, Nathalia, Abendtraüme, Der Liebesbote, Sur le bord de la Neva…). Elles sont souvent inspirées du folklore roumain et dédiées à des personnalités et des évènements de son époque tout comme à des villes et des fleuves d’Europe centrale et orientale. La plus grande partie de ses oeuvres, pourtant publiés par plus de 60 maisons d’édition, tombe dans l’oubli peu après sa mort à l’exception de sa valse Les flots du Danube. 
Sa pièce la plus célèbre,
 Valurile Dunǎri (Die Donau wellen, Les flots du Danube) en la mineur, a été écrite, lors de son séjour à Galaţi, pour l’un des ensembles militaires qu’il dirige (l’harmonie militaire du 11ème régiment du Seret ?). Il réalise également une version pour piano qui fut publié en 1880 à Bucarest par Constantin Gebauer (1846-1920), un éditeur d’origine autrichienne, fils d’un professeur de piano installé en Roumanie. I. Ivanovici dédie cette valse à la femme de celui-ci, Emma Gebauer. Des paroles sont ajoutées à la composition sur la suggestion de l’éditeur.

L’édition originale pour piano de la valse « Les flots du Danube »

Cette oeuvre  a été et est encore souvent confondue avec le cycle de valses Sur le Beau Danube Bleu de Johann Strauss junior. La version pour orchestre symphonique des Flots du Danube date de 1886. L’auteur de cette adaptation,  le compositeur et chef d’orchestre strasbourgeois Emile Waldteufel (1837-1915)2, la réalise à partir de la version pour piano. Cette adaptation sera révisée en 1977 par le violoniste, chef d’orchestre et compositeur Constantin Bobescu (1899-1992), né à Reni sur le bas de Chikia dans le delta du Danube, ville située aujourd’hui en Ukraine, élève de Paul le Flem et de Vincent d’Indy à la Schola Cantorum de Paris.  

Un des nombreux arrangements des Flots du Danube avec des paroles en français, photo Danube-culture, droits réservés 

L’oeuvre a fait l’objet de nombreux autres transcriptions y compris pour des musiques de films et des chansons parmi lesquels celui singulier et aux tonalités sentimentales très kitsch des années soixante-dix, chanté en allemand dans un tempo très lent par l’icône pop tchécoslovaque de l’époque, Karel Gott :

https://youtu.be/GAc_zpHclRY

Autres oeuvres inspirées par le Danube et son contexte composées par I. Ivanovici :
Pe Dunăre (Mazurka)
Zâna Dunării (La fée du Danube)
Souvenir de Brăila (Quadrille)
Marche du 11ème régiment du Seret (Siret)

Marche du 11ème régiment du Seret, dédiée au colonel et également publiée à Bucarest chez Constantin Gebauer, archives de la Bibliothèque V.A. Aurechia de Galaţi (remerciements à V. Cilincǎ pour la photo).

Eric Baude, mis à jour mers 2023 © droits réservés

Sources :
Cosma, Viorel (2001). Muzicieni din România. Lexicon (vol. IV), Editura Muzicală, București.

Notes :
Certaines sources citent comme année de naissance 1844 et Alba Iulia comme étant sa ville natale.
(Charles)-Émile WALDTEUFEL (1837-1915), compositeur, pianiste et chef d’orchestre français né en Alsace à Strasbourg dans une famille de musiciens. Il étudie le piano avec sa mère, d’origine bavaroise puis il intègre la classe de composition d’Adolphe Laurent au Conservatoire de Paris. Il est nommé pianiste de la cour de Napoléon III en 1865 puis directeur des bals nationaux dont il dirige la musique à Paris et en province. Le compositeur se marie en 1871 avec la cantatrice Célestine Dufau. Présenté au prince de Galles (futur Edouard VII) après la guerre de 1870, il bénéficie de son soutien pour faire connaître ses oeuvres et les éditer en Angleterre, en particulier ses valses. Sa réputation s’étend jusqu’au delà du continent européen. Il refuse toutefois une invitation à New York en 1882 mais dirige à Berlin et Paris.
C’est en 1886 qu’il adapte  la version pour orchestre de la valse de Josif Ivanovici « Les flots du Danube ».
E. Waldteufel est reconnu comme l’un des compositeurs les plus populaires dans le genre de la valse aux côtés de la famille Strauss et de Carl Michaël Ziehrer.

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