Ulm, ville libre impériale et aujourd’hui capitale du Land de Bade-Wurtemberg
« Le Fischerviertel » ou Quartier des pêcheurs, est un site enchanteur, avec ses ruelles intimes et accueillantes, ses auberges prodigues en truites et en asperges, ses brasseries en plein air, sa promenade sur le Danube, ses vieilles maisons avec des glycines se reflétant dans la Blau, le ruisseau du lieu, lequel se jette discrètement dans le grand fleuve… ». C. Magris, Danube, Éditions Gallimard, Paris, 1988`
Hartmann Schedel, Ulm, gravure sur bois coloriée à la main, 1493
Ulm et le Danube vers 1540, vue depuis le côté sud. Aquarelle signée « delin et pinx. St. Flock Ulm » (Stefan Flock 1870-1928), réalisée en 1910 d’après un dessin à l’encre coloré de 1580. On y voit, du côté actuel de Neu-Ulm la rive droite du fleuve à la hauteur de l’île du Danube. En haut de l’image, de gauche à droite sur la rive septentrionale, la porte « Herdbrucker », la cour « Reichenau » (Ehinger), la cour Verte, la tour « Diebsturm », en biais devant, encastrée dans le mur de la ville, la tour Verte, à côté les ruines de l’église Prediger (reconstruite en 1616 sous le nom d’église de la Trinité), la tour « Spitalturm » et à droite de l’image la tour « Gänsturm ». Depuis la porte « Herdbrucker », le pont « Herdbrücke » mène d’Ulm à l’île du Danube, en partie entourée de remparts (nouvelles fortification réalisées en 1564). Sur la partie est de l’île qui n’est pas fortifiée, se trouvent des ateliers (de cordiers ?). Sur la rive actuelle de Neu-Ulm on voit au premier plan la salle de tir à l’arbalète inférieure, une maison à colombage détruite en 1552, reconstruite en 1557 et à nouveau démolie en 1632. Sur la droite, une cabane de tir avec une cible sur la façade. Sources : Stadtarchiv Ulm
Fondée en 854, la cité d’Ulm a été érigée en ville libre impériale par l’empereur Frédéric Barberousse en 1274. Elle est annexée quelques années à la Bavière au tout début du XIXe siècle puis restituée en partie au duché de Wurtemberg dès 1810. La ville fut détruite par un bombardement allié en 1944 à plus de 80 %.
J. B. Homann (1664-1724), géographe et cartographe allemand, à partir de 1715, cartographe et géographe de l’empereur du Daint Empire romain germanique, membre de l’Académie Royale de Prusse : Nova et accurata Territorium Ulmensis… », Nuremberg, 1720
La ville possède encore un monastère bénédictin baroque avec une splendide bibliothèque, de jolies fontaines, une horloge astronomique du XVIe siècle, un quartier historique des pêcheurs au bord de la Blau devenu un haut-lieu touristique de la ville, plusieurs musées dont un intéressant Musée du pain, un remarquable Musée d’art du XXIe siècle (Musée Weishaupt), un Musée des Souabes du Danube (die Donauschwaben) qui relate l’histoire passionnante mais tragique des migrations volontaires ou imposées de ce peuple vers l’aval du fleuve. Au XVIIIe siècle près de 150.000 immigrants de langue allemande ont été incités à s’installer sur les terres hongroises reconquises sur les turcs par la couronne impériale autrichienne. La majorité venait et de Souabe et des provinces autrichiennes dont la Lorraine. Il y eut 3 vagues principales de migration :
-de 1723 à 1726
-de 1764 à 1771
-de 1784 à 1786
À la fin de la deuxième guerre mondiale, quelques 13 à 15 millions de cette population d’ethnie allemande ont été expulsés de leur terre d’adoption par les régimes communistes de Hongrie et de Roumanie. Ce fut l’une des plus grandes campagne de nettoyage ethnique jamais réalisée dans l’histoire de l’humanité.
« Sur la grand-place d’Ulm s’élève la cathédrale, dont le clocher est le plus haut du monde, et dont la construction — hétérogène — s’est étendue sur plusieurs siècles, puisqu’elle a commencé en 1377 et s’est terminée (si l’on ne tient pas compte de restaurations postérieures ) en 1890. Cette cathédrale a quelque chose de déplacé, cette pointe de mauvaise grâce qui apparaît presque toujours dans les exploits, dans les records… » Claudio Magris, « L’archiviste des vilénies », in Danube, Éditions Gallimard, Paris, 1988
La « cathédrale » d’Ulm (1377-1890), en fait une église luthérienne gothique mais au dimension d’une cathédrale, revendique la flèche la plus haute du monde.
Le marché aux cochons
« La ville est aimable, les 548 brasseries recensées en 1875 semblent réconcilier idéalement Christian Friedrich Daniel Schubart, le poète révolté et Albrecht Ludwig Berblinger le célèbre tailleur qui voulait voler et retomba comme une pierre dans le Danube, le nouveau cinéma allemand, né en grande partie à Ulm, et la célèbre école supérieure de design. C’est de cet aimable genius loci que faisait preuve aussi le plus illustre des fils d’Ulm, Einstein, en écrivant dans un joli quatrain en vers, que les étoiles ― qui se moquent de la théorie de la relativité ― continuent éternellement leur chemin selon les lois de Newton.
Sur la façade de l’hôtel de ville, une plaque rappelle qu’à Ulm Kepler a publié ses Tables Rodolphines et inventé un poids-étalon adopté par la ville ; sur la place du marché aux bestiaux une autre plaque, qui célèbre avec arrogance les victoires allemandes de 1870 et la fondation du Reich de l’empereur Guillaume, ajoute sur un autre ton :
« Auch auf dem Markt der Säue, Wohnt echte deutsche Treue ! »
« Même au marché aux cochons, bat un coeur allemand loyal. »
Photo Danube-culture, droits réservés
Cette rime entre Säue (truie) et Treue (fidélité) est déjà, involontairement, une caricature malicieuse de ce qui, en peu d’années, allait devenir la vulgarité du riche et puissant Troisième Reich. C’est avec une tout autre délicatesse, par contre, qu’on a peint en 1717 sur la belle Maison des Pêcheurs, qui se trouve sur la petite place du même nom, l’image d’une ville, Weissenburg, autrement dit Belgrade. Le peintre, Johannes Matthäus Scheiffele, maître de sa corporation, a voulu immortaliser les convois militaires qui partaient d’Ulm et descendaient le Danube pour aller combattre les Turcs ; Belgrade, reprise puis perdue, étant un des noeuds stratégiques de cette guerre. C’est d’Ulm également, sur de grosses barques connues sous le nom de « pontons d’Ulm » [Ulmer Schachtel] que partaient les colons allemands qui s’en allaient peupler le Banat, les « Donaueschwaben », les Souabes du Danube, qui, durant deux siècles, de Marie-Thérèse à la seconde guerre mondiale, allaient marquer radicalement de leur empreinte cette civilisation danubienne aujourd’hui effacée… » Claudio Magris, « Le marché aux cochons » in Danube, Éditions Gallimard, Paris, 1988
Sur le Danube supérieur…
« Il est indubitable qu’Ulm se trouve sur le Danube supérieur. Mais jusqu’où précisément arrive ce dernier, où se trouvent son début et sa fin, quelle est son aire, son identité, sa notion même ? L’ingénieur Neweklowsky a passé sa vie à tracer les limites de l’ « Obere Donau », du Danube supérieur, et ― une fois circonscrit ce territoire ― à le passer au crible, à le classifier et à le le cataloguer mètre par mètre dans l’espace et dans le temps, en ce qui concerne la couleur des eaux et les tarifs douaniers, le paysage qu’il offre à la perception immédiate et les siècles qui l’on construit. Comme Flaubert ou Proust, Neweklowsky a consacré toute son existence à son oeuvre, à l’écriture, au Livre ; le résultat, c’est un volume en trois tomes de 2 164 pages en tout, y compris les illustrations, qui pèse cinq kilos neuf cents et qui, comme le dit son titre, a, pour sujet non pas le Danube, mais plus modestement La navigation et le flottage sur le Danube supérieur(1952-1964). » Claudio Magris, « Deux mille cent soixante-quatre pages et cinq kilos neuf cents de Danube supérieur », in Danube, Éditions Gallimard, Paris, 1988
Guerre et paix sur les bords du Danube
« Près de l’abbaye d’Elchingen, à quelques kilomètres de la ville, se trouve l’endroit où fut signée, le 19 octobre 1805, la Capitulation d’Ulm, reddition du général autrichien Mack — le « malheureux Mack » dont parle Tolstoï dans Guerre et Paix — à Napoléon. Une stèle rappelle le souvenir des morts napoléoniens — soldats français ou venus des divers États allemands alliés à l’époque avec l’Empereur :
À LA MÉMOIRE DES SOLDATS
DE LA GRANDE ARMÉE DE 1805
BAVAROIS, WURTEMBERGEOIS, BADOIS
ET FRANÇAIS
Le paysage, avec ses bois brumeux le long du fleuve, fait penser à une gravure représentant une bataille. Une brèche montre l’endroit où le maréchal Ney fondit sur les défenses autrichiennes.
Cette section du Danube a été le théâtre de grandes batailles, comme celle d’Höchstadt (ou de Blenheim), au cours de laquelle le prince Eugène et Lord Marlborough, pendant la guerre de succession d’Espagne, infligèrent en 1704 une défaite à l’armée française du Roi-Soleil. Mais ces batailles aux abords du Danube sont des batailles de la vieille Europe prérévolutionnaire et prémoderne, qui prolongent — au gré des victoires et des défaites des différentes grandes puissances — l’équilibre entre les monarchies absolues jusqu’en 1789. L’empire danubien incarne par excellence ce monde de la tradition et Napoléon, qui après avoir vaincu les Autrichiens à Ulm entre dans Vienne, incarne, lui, la modernité qui talonne et serre de près le vieil ordre habsburgo-danubien, dans une poursuite qui n’aboutira qu’en 1918. » Claudio Magris, « Grillparzer et Napoléon », in Danube, Éditions Gallimard, Paris, 1988
Il n’est pas sûr que Napoléon, lors de sa deuxième campagne d’Autriche ait passé la nuit du 7 au 8 septembre 1809 à l’abbaye bénédictine de Göttweig1 que son armée avait transformée momentanément, tout comme l’abbaye deMelk, en une caserne et un hôpital de campagne pour y soigner ses malades et blessés. De par son emplacement en hauteur dominant à la fois la vallée du Danube et la plaine de Tulln, elle lui parût aussi un emplacement idéal pour y faire installer des canons…
S’il ne dormit vraisemblablement pas ni dans le lit ni dans la chambre qu’on lui avait préparé, il s’arrêta le 8 septembre à l’abbaye pour réconforter les blessés et déjeuner avant de traverser le Danube à Mautern et se rendre au camp de Krems ainsi que le maréchal Marmont (1774-1852), duc de Raguse, le raconte dans ses mémoires pour y inspecter ses troupes :
« Schoenbrunn, le 6 septembre 1809
Je vous préviens, Monsieur le Maréchal, que l’Empereur partira d’ici le 8 à quatre heures du matin et se rendra par la rive droite du Danube, à l’abbaye de Gottweig, où sa Majesté déjeunera. Sa Majesté passera ensuite le Danube sur le pont de Mautern, et se rendra au camp de Krems, où elle verra toutes les troupes qui sont sous ses ordres, infanterie, cavalerie, artillerie, tant la cavalerie légère que la grosse cavalerie… »
L’abbaye bénédictine de Göttweig aux environs de 1800, gravure de L Janscha (1749-1812)
Napoléon est accueilli par l’Abbé prieur Leonhard Grindberger (supérieur de l’abbaye de 1803 à 1812). Celui-ci aurait ordonné qu’on utilise à cette occasion son propre service en porcelaine, service exposé désormais dans la chambre initialement destinée à l’empereur. L’Abbé interrogea Napoléon quant à l’éminence d’un accord de paix entre l’Autriche et la France, question à laquelle Napoléon répondit : « Je l’espère fort ! »
Lorsque les armées françaises investirent l’abbaye bénédictine de Göttweig, celle-ci traversait depuis plusieurs années une période difficile et il n’est pas étonnant dans ces circonstances que les moines aient demandé à Napoléon de soulager leurs contraintes, ce que celui-ci, selon la tradition, prit en considération. On raconte qu’au moment où Napoléon quitta Göttweig, il gratifia le personnel de cuisine d’un pourboire royal !
Le prieur Leonard Grindberger écrivit quelques temps plus tard que la visite l’empereur dans cette période difficile fut plus un réconfort qu’une charge.
Le lendemain de son inspection à Krems où il a passé la nuit, Napoléon écrit au prince Cambacérès avant de rentrer à Schönbrunn :
Krems, 9 septembre 1809
Au prince Cambacérès, archichancelier de l’empire, à Paris
Mon Cousin, j’ai passé hier, ici, la revue du corps du duc de Raguse. Je vais partir dans une heure pour retourner à Vienne. Les négociations continuent. On a répandu à Paris le bruit que j’étais mal ; je ne sais pourquoi. Je ne me suis jamais mieux porté.
Napoléon
La paix entre l’Autriche et la France que l’Abbé et les moines de l’abbaye espéraient tant, fut conclue le 14 octobre 1809 (Traité de Schönbrunn). Mais son prix était exorbitant pour la monarchie autrichienne vaincue et toutes les réserves d’or et d’argent de ce monastère et d’autres abbayes de l’Empire autrichien y furent englouties.
L’abbaye bénédictine de Göttweig sur la rive droite, à l’entrée aval de la Wachau, fondée en 1083 par l’évêque Altmann de Passau, est classée au patrimoine mondial de l’Unesco.
Notes : 1 Divers documents parmi lesquels le journal de Napoléon et les mémoires du Maréchal Marmont, duc de Raguse, infirment l’hypothèse que l’empereur aurait dormi à Göttweig. Par contre Napoléon a logé en 1805 et 1809 à l’abbaye bénédictine de Melk.
Sources : Correspondance inédite de Napoléon Premier conservée aux Archives de la Guerre, publiée par Ernest Picard et Louis Tuetey, Tomme III. — 1800-1810, Henri-Charles Lavauzelle, Éditeur militaire, Paris, 1913 Mémoires du Maréchal Marmont, duc de Raguse de 1792 à 1841, imprimés sur le manuscrit original de l’auteur avec le portrait du duc de Reichstadt : celui du duc de Raguse et quatre fac-similés de Charles X, du duc dd’Angoulême, de l’Empereur Nicolas, et du duc de Raguse, tome neuvième, Paris, Perrotin, libraire-éditeur, 41 rue Fontaine-Molière. L’éditeur se réserve tous droits de traduction et de, reproduction, 1857 UHRMANN, Erwin, UHRMANN, Johann, 111 Orte in der Wachau die man gesehen haben muss, Emons Verlag, Dortmund, 2019
Joseph Fouché, exilé et oublié sur les bords du Danube à Linz
Aucune cour européenne ne l’invite et il n’y a que son vieil « ami » le prince Metternich qui daigne accepter du bout des lèvres qu’il trouve refuge à Prague mais surtout pas à Vienne ni en Basse-Autriche. Tenu à distance par la noblesse bohémienne, espionné, ridiculisé, il sollicite de Metternich l’autorisation de quitter Prague et de se réfugier avec sa jeune et seconde épouse Gabrielle-Ernestine de Castellane (1788-1850) qu’il a épousé en 1818 et sa fille de son précédent mariage, Josephine-Ludmille (1803-1893), en Haute-Autriche. Leur chemin vers Linz les font passer par Carlsbad, la célèbre ville d’eau. Ils traversent le Danube et s’installent confortablement à Linz dans un superbe immeuble, au 27 de la Hauptplatz2 à proximité du fleuve sur les bords duquel Joseph Fouché va marcher, méditant sur son destin, sa solitude, son ennui et son oubli. Peut-être se souvient-il aussi que c’est juste en face de Linz, sur la rive gauche que se sont affrontées le 17 mai 1809 les armées autrichiennes et les troupes napoléoniennes placées sous le commandement du maréchal Bernadotte. Peu lui importe désormais. Il se fait même naturaliser autrichien. En 1819, Metternich autorise Fouché malade à quitter Linz et son climat peu favorable pour s’installer à Trieste. Il meurt à son domicile, le palazzo Vicco, le 26 décembre 1820 assisté de Jérôme Bonaparte qui brûle à sa demande ses papiers, emportant ainsi ses secrets avec lui.
L’écrivain autrichien Stefan Zweig (1881-1942) lui a consacré une biographie. Il décrit brièvement dans celle-ci le contexte de son exil sur les rives du Haut-Danube autrichien.
Linz, gravure d’Adolphe Kunike (1777-1838) d’après Jacob Alt (1789-1972), 1826
« Linz, — on sourit toujours, en Autriche, quand quelqu’un prononce ce nom qui, si involontairement, rive avec Provinz. Une population de petits bourgeois, d’origine rurale, des bateliers, des artisans, pour la plupart de pauvres gens, avec seulement quelques maisons de la vieille noblesse autrichienne. Il n’y a pas, comme à Prague, une grande et glorieuse tradition, pas d’opéra, pas de bibliothèque, pas de théâtre, pas de bals merveilleux donnés par la noblesse, pas de fêtes : une véritable ville de province, sans vie et somnolente, un asile pour vétérans. C’est là que s’établit le vieux Fouché, avec les deux jeunes femmes, presque du même âge, qui sont l’une son épouse et l’autre sa fille. Il loue une superbe maison, la fait magnifiquement mettre en état, au grand plaisir des fournisseurs et des marchands de Linz, qui jusqu’alors n’avaient pas l’habitude d’avoir dans leurs murs de pareils millionnaires.
La résidence de Joseph Fouché au n° 27 de la place principale pendant son exil à Linz, photo Michael Kranewitter, droits réservés
Quelques familles s’efforcent d’entrer en relations avec cet intéressant étranger qui, grâce à son argent, ne manque pas, malgré tout, de distinction ; mais la noblesse préfère, d’une façon très marquée, celle qui est née comtesse de Castellane au fils d’un « épicier », à ce « monsieur Fouché », à qui il a fallu un Napoléon (qui n’est lui-même à ses yeux qu’un aventurier) pour jeter sur ses maigres épaules un manteau ducal. D’autre part, les fonctionnaires ont été secrètement invités par Vienne à le fréquenter aussi peu que possible ; ainsi cet homme qui autrefois était d’une activité passionnée vit complètement isolé et presque en quarantaine.
La comtesse Gabrielle-Ernestine de Castellane (1788-1850), duchesse d’Otrante, épouse de Joseph Fouché
Un contemporain le décrit alors, dans ses mémoires, pendant un bal public :« On était frappé par la façon dont la duchesse était fêtée, tandis que Fouché lui-même était négligé. Il était de taille moyenne, fort, sans être épais, et avait un affreux visage. Il paraissait aux lieux où l’on dansait toujours en habit bleu avec boutons d’or, en culottes blanches et en bas blancs. Il portait le grand ordre autrichien de Léopold. D’ordinaire, il se tenait seul, près du poêle, et il regardait danser. Lorsque je considérais celui qui fut autrefois le tout-puissant ministre de l’empire français, qui maintenant était là si isolé, si délaissé et qui paraissait heureux lorsqu’un fonctionnaire quelconque engageait avec lui une conversation ou lui offrait de jouer aux échecs, je pensais involontairement à l’instabilité de toute puissance et de toute grandeur terrestre. »
Stefan Zweig, Joseph Fouché, Bildnis eines politischen Menschen, 1929, traduction en langue française, Grasset, Paris, 1969, traduction d’Alzir Hella (1881-1953) et d’Olivier Bournac
Vue de Linz, gravure colorisée réalisée d’après une image de Perlberg chez C. Rorich et fils, Nuremberg, vers 1850
Stefan Zweig a dédié sa biographie à son ami l’écrivain et médecin autrichien Arthur Schnitzler (1862-1931).
On consultera également la biographie de Joseph Fouché écrite par Louis Madelin (1871-1956) et parue en 1901. Autres biographies ou ouvrages en français sur Joseph Fouché : Jean Tulard, Joseph Fouché, Fayard, Paris, 1998
Julien Sapori, L’exil et la mort de Joseph Fouché, Anovi, Paris, 2007 Emmanuel de Waresquiel, Fouché : les silences de la pieuvre, Paris, Tallandier, 2014
Julien Sapori, (dir.), Dictionnaire Fouché, Tours, 2019
La place principale de Linz à l’époque de l’exil de Joseph Fouché, sources : Robert Batty, Rudolf Lehr – Landeschronik Oberösterreich, Verlag Christian Brandstätter, Wien 2008
Napoléon et l’île de la Lobau (campagne d’Autriche de 1809) I
La Grande Armée traverse le Danube avant la bataille de Wagram ( juillet 1809)
« Le Danube n’existe plus pour l’ennemi. Le général Bertrand [1773-1844] a, par dessus le fleuve le plus difficile du monde, et sur une longueur de 2400 pieds1, jeté, en 14 jours, un pont. Un travail que l’on aurait crût nécessiter plusieurs années, et qui a pourtant été achevé en 15 à 20 jours… ». (24ème Bulletin) Note : 1 Un pied équivaut à 30, 48 cm, en l’occurence le pont devait mesurer près de 800 mètres de long !
Oeuvres de Napoléon Bonaparte Guerre d’Autriche Cinquième tome
Ebersdorf, 23 mai 1809, une heure du matin. Il est de la plus grande importance, Monsieur l’Intendant général, qu’aussitôt la réception de cette lettre vous nous fassiez charger sur des bateaux 100,000 rations (le pain ou de biscuit, si vous pouvez les fournir, et autant de rations d’eau-de-vie ; que vous leur fassiez descendre le Danube pour se rendre à la grande île, où est notre pont de bateaux , c’est-à-dire au deuxième bras à gauche. Une grande partie de l’armée se trouvera cette nuit dans cette île et y aura besoin de vivres. Envoyez un employé qui descendra avec les bateaux , et, arrivé à la tête du pont, il fera prévenir le duc de Rivoli, qui se trouvera dans la grande île vis-à-vis Ebersdorf, afin qu’il ordonne la distribution de ces vivres , dont il a le plus grand besoin.
Dans la situation des choses, rien n’est plus pressant que l’arrivée de ces vivres. Le prince de Neuchâtel, major général [le maréchal Louis-Alexandre Berthier, prince de Neuchâtel (1753-1815)].
À Fouché. – Ebersdorf le 25 mai 1809 Je reçois votre lettre du 19. Vous avez vu par le bulletin ce qui s’est passé ici. La crue du Danube m’a privé de mes deux pont pendant plusieurs jours. Je suis parvenu enfin à les rétablir ce matin.
Las Cases [Emmanuel de las Cases, comte d’Empire (1766-1842] :
« Les premiers ordres sont donnés à l’instant même du désastre, et les préparatifs sont si rapides, que deux ou trois jours après la bataille, on voit déjà plusieurs sonnettes battre des pilotis au travers des deux grands bras du Danube (..) Le même jour, Napoléon détermine sur les lieux, et trace, de sa cravache sur le sable, le plan des ouvrages qui doivent former la tête des grands ponts et le réduit de Lobau ».
Tout ce qui flotte, ou y ressemble, est amené à hauteur de Kaiser-Ebersdorf. Pour relier l’île à la rive droite, un deuxième pont est construit, sur pilotis celui là, environ 40 m en amont de celui existant déjà. Il permet le passage de front de 3 voitures attelées, de l’artillerie et de la cavalerie.
Ludovico Visconti (1785-?), Napoléon ordonne de jeter un pont sur le Danube le 19 mai 1809. La scène se passe sur la rive droite du Danube. Huile sur toile, ?, collection du château de Versailles, domaine public
Vingt-quatrième bulletin de la grande armée. Vienne, 3 juillet 1809. « Le duc d’Auerstaedt [Le maréchal,Louis Nicolas Davout (1770-1823), duc d’Auerstaedt et prince d’Eckmühl] a fait attaquer le 30, une des îles du Danube, peu éloignée de la rive droite, vis-à-vis Presbourg, où l’ennemi avait quelques troupes.
Le général Gudin [1768-1812] a dirigé cette opération avec habileté : elle a été exécutée par le colonel Decouz [1775-1814] et par le vingt-unième régiment d’infanterie de ligne, que commande cet officier. À deux heures du matin, ce régiment, partie à la nage, partie dans des nacelles, a passé le très petit bras du Danube, s’est emparé de l’île, a culbuté les quinze cents hommes qui s’y trouvaient, a fait deux cent cinquante prisonniers, parmi lesquels le colonel du régiment de Saint-Julien et plusieurs officiers, et a pris trois pièces de canon que l’ennemi avait débarquées pour la défense de l’île.
Le général César Charles Étienne Gudin
Enfin, il n’existe plus de Danube pour l’armée française : le général comte Bertrand a fait exécuter des travaux qui excitent l’étonnement et inspirent l’admiration. Sur une largeur de quatre cents toises1, et sur un fleuve le plus rapide du monde, il a, en quinze jours, construit un pont formé de soixante arches, où trois voitures peuvent passer de front ; un second pont de pilotis a été construit, mais pour l’infanterie seulement, et de la largeur de huit pieds. Après ces deux ponts, vient un pont de bateaux. Nous pouvons donc passer le Danube en trois colonnes. Ces trois ponts sont assurés contre toute insulte, même contre l’effet des brûlots et machines incendiaires, par des estacades sur pilotis, construites entre les îles, dans différentes directions, et dont les plus éloignées sont à deux cent cinquante toises des ponts.
Quand on voit ces immenses travaux, on croit qu’on a employé plusieurs années a les exécuter ; ils sont cependant l’ouvrage de quinze à vingt jours : ces beaux travaux sont défendus par des têtes de pont ayant chacune seize cents toises de développement, formées de redoutes palissadées, fraisées et entourées de fossés pleins d’eau. L’île de Lobau est une place forte : il y a des manutentions de vivres, cent pièces de gros calibre et vingt mortiers ou obusiers de siège en batterie. Vis-à-vis Esling, sur le dernier bras du Danube, est un pont que le duc de Rivoli a fait jeter hier. Il est couvert par une tête de pont qui avait été construite lors du premier passage.
Le général Legrand [1762-1815], avec sa division, occupe les bois en avant de la tête du pont.
L’armée ennemie est en bataille, couverte par des redoutes, la gauche à Enzendorf, la droite à Gros-Aspern : quelques légères fusillades d’avant-postes ont eu lieu.
À présent que le passage du Danube est assuré, que nos ponts sont à l’abri de toute tentative, le sort de la monarchie autrichienne sera décidé dans une seule affaire.
Les eaux du Danube étaient le premier juillet de quatre pieds au-dessus des plus basses et de treize pieds au-dessous des plus hautes.
La rapidité de ce fleuve dans cette partie est, lors des grandes eaux, de sept à douze pieds, et lors de la hauteur moyenne, de quatre pieds six pouces par seconde, et plus forte que sur aucun autre point. En Hongrie, elle diminue beaucoup, et à l’endroit où Trajan fit jeter un pont, elle est presque insensible. Le Danube est là d’une largeur de quatre cent cinquante toises ; ici il n’est que de quatre cents. Le pont de Trajan était un pont de pierres fait en plusieurs années. Le pont de César, sur le Rhin, fut jeté, il est vrai, en huit jours, mais aucune voiture chargée n’y pouvait passer. Les ouvrages sur le Danube sont les plus beaux ouvrages de campagne qui aient jamais été construits… » Note : 1 Une toise mesure 1, 949 mètre, quatre cent toises équivalent à 779, 6 mètres soit sensiblement la même longueur que précédemment
Napoléon sur l’île de la Lobau
Vingt-cinquième bulletin de la grande-armée. Wolkersdorf, 8 juillet 1809
Passage du bras du Danube à l’île de la Lobau « Le 4, à dix heures du soir, le général Oudinot [1767-1847] fit embarquer, sur le grand bras du Danube, quinze cents voltigeurs, commandés par le général Conroux [1770-1813]. Le colonel Baste [1768-1814], avec dix chaloupes canonnières, les convoya et les débarqua au-delà du petit bras de l’île Lobau dans le Danube. Les batteries de l’ennemi furent bientôt écrasées, et il fut chassé des bois jusqu’au village de Muhllenten.
À onze heures du soir les batteries dirigées contre Enzersdorf reçurent l’ordre de commencer leur feu. Les obus brûlèrent cette infortunée petite ville, et en moins d’une demi-heure les batteries ennemies furent éteintes.
Le chef de bataillon Dessales [1776-1864], directeur des équipages des ponts, et un ingénieur de marine avaient préparé, dans le bras de l’île Alexandre, un pont de quatre-vingts toises d’une seule pièce et cinq gros bacs.
Le colonel Sainte-Croix [1782-1810], aide-de-camp du duc de Rivoli [le maréchal Masséna, duc de Rivoli, prince d’Essling (1758-1817] se jeta dans des barques avec deux mille cinq cents hommes et débarqua sur la rive gauche.
Le pont d’une seule pièce, le premier de cette espèce qui, jusqu’à ce jour, ait été construit, fut placé en moins de cinq minutes, et l’infanterie y passa au pas accéléré.
Le capitaine Buzelle jeta un pont de bateaux en une heure et demie.
Le capitaine Payerimoffe jeta un pont de radeaux en deux heures. Ainsi, à deux heures après minuit, l’armée avait quatre ponts, et avait débouché, la gauche à quinze cents toises au dessous d’Enzersdorf, protégée par les batteries , et la droite sur Vittau. Le corps du duc de Rivoli forma la gauche ; celui du comte Oudinot le centre, et celui du duc d’Auerstaedt la droite. Les corps du prince de Ponte-Corvo [le maréchal Jean-Baptiste Bernadotte (1763-1844)], du vice-roi [Eugène de Beauharnais, fils adoptif de Napoléon et vice-roi d’Italie (1781-1824)], et du duc de Raguse [le maréchal Auguste Frédéric Louis Viesse de Marmont (1774-1852], la garde et les cuirassiers formaient la seconde ligne et les réserves. Une profonde obscurité, un violent orage et une pluie qui tombait par torrents, rendait cette nuit aussi affreuse qu’elle était propice à l’armée française et qu’elle devait lui être glorieuse… »
Richard Caton Woodville (1856-1927), Napoléon franchissant le pont pour l’île de la Lobau, 1912, collection Tate Gallery, domaine public
« Le Danube n’existe plus pour l’ennemi. Le général Bertrand a, par dessus le fleuve le plus difficile du monde, et sur une longueur de 2400 pieds, jeté, en 14 jours, un pont. Un travail que l’on aurait crût nécessiter plusieurs années, et qui a pourtant été achevé en 15 à 20 jours… » . (24ème Bulletin)
Après la retraite de mai, Napoléon a laissé dans la Lobau les 20 000 hommes du corps d’armée de Masséna, et installé le reste de son armée autour de Schönbrunn et de Vienne. Puis il fait entreprendre de très importants travaux pour rendre plus fiables ses moyens de passage du fleuve, à l’origine de sa déconfiture lors de la précédente bataille.
Au comte Daru, Intendant général de l’armée d’Allemagne à Vienne. [Pierre Daru (1767-1829) fut également brièvement en 1809, administrateur des provinces autrichiennes]
Les ponts en juillet 1809
Plan de la lobau en 1809 (auteur inconnu) pendant la présence des armées napoléoniennes avec les ouvrages sur les bras du Danube à la hauteur de Kaiserebersdorf (rive droite). On voit sur ce plan combien le cours du Danube viennois a été modifié depuis ! Collection Wien Museum
« Le premier pont, qui sera réservé à l’infanterie, est protégé par plusieurs rangées de pilotis, la tête de pont par des redoutes, et par des batteries installées à hauteur de Kaisers Ebersdorf et de la petite île (Schneidergund) sur laquelle les deux ponts s’appuient, au milieu du fleuve. Un moment on pense même tendre, d’une rive à l’autre, une énorme chaîne trouvée à l’arsenal, et qui datait du temps du siège turc, en 1683 ! En amont, d’autres ponts, plus petits, doivent aussi permettre de se protéger de ce que l’ennemi pourrait mettre à l’eau, comme il l’a fait si habilement en juin.
Puis il fait transformer l’île en un véritable camp retranché, y faisant installer tout ce qu’une armée a besoin à la veille d’une grande opération: un hôpital, une boulangerie, un chantier naval (Napoléon a fait venir des marins de la flotte. Ils sont également employés à la surveillance de l’île, dans des chaloupes, équipées de canons, qui sillonnent les canaux), des ateliers, réserves de nourriture, magasin à poudre, alimenté par les arsenaux de Vienne.
Des milliers d’ouvriers s’affairent. Mais aussi les soldats, qui n’apprécient guère ces travaux, en dépit du supplément de paye qui leur est versé. Entre les latrines et les travaux, beaucoup rêvent à leur vraie vie de soldat… » Jean Lucas-Dubreton, historien et biographe (1883-1972)
Girault : « J’allais faire une tournée dans l’île. J’y trouvais bien du changement. On travaillait à élever des batteries de tous cotés, et on construisait de nouveaux ponts sur pilotis (..) Toute l’île était devenue une véritable place forte »
Coignet [1776-1865 ] : « Cent mille hommes (étaient) à l’œuvre dans l’île. On éleva des redoutes, on creusa des canaux, on traça des chemins, on prépara des ponts et des moyens de passage de toutes sortes ».
La situation des troupes avait été difficile juste après la retraite, comme en témoignent de nombreux protagonistes.
Journal de route d’un régiment hessois : « Les troupes, épuisées par les deux jours de bataille (Essling), affaiblies par la faim et la soif, ne trouvèrent rien dans l’île de la Lobau, si ce n’est boire l’eau sale de la rivière et une place dans la boue pour bivouaquer. Le manque de vivres devint rapidement évident. La viande de cheval et des orties aromatisées de poudre de canon devenaient un plat délicat. Ce n’est que lorsque les ponts furent rétablis, le 25, que les vivres arrivèrent. »
Coignet : « Nous fûmes ainsi bloqués dans l’île et nous restâmes trois jours sans pain, obligés, pour vivre, de manger tous les chevaux qui étaient avec nous. Pendant ce temps, M. Larrey faisait des amputations à deux pas de nous. Les cris de souffrance et d’agonie se mêlaient à nos cris de détresse. »
Pils : « Les communications pour aller d’une rive à l’autre étaient si difficiles, que les hommes n’avaient rien à manger et que les chevaux n’avaient d’autre fourrage que les feuilles des broussailles de saules, seul produit de l’île. On se trouva dans la nécessité absolue de tuer des chevaux pour la subsistance des troupes et, comme les soldats excédés de fatigue par une bataille de dix-huit heures avaient abandonné bidons et marmites, on fut réduit à faire cuire la viande dans des cuirasses et dans des casques.
Nous n’étions pas mieux partagés pour la boisson, n’ayant d’autre eau que celle du fleuve qui charriait les cadavres des hommes et des chevaux tués pendant les deux dernières journées de combats. »
Larrey : « Malgré la promptitude et l’efficacité de tous les moyens que nous avions employés, les blessés étaient dans une situation pénible, tous étendus sur la terre, rassemblés par groupes sur les rivages du fleuve, ou dispersés dans l’intérieur de l’île, dont le sol était alors sec et aride. Les chaleurs du jour étaient alors très fortes, et les nuits humides et glaciales. Les vents, qui sont fréquents sans ces contrées, couvraient à tout instant ces blessés de nuages de poussière: quelques branches d’arbres, ou des feuilles de roseau, ne les garantissaient qu’imparfaitement des rayons du soleil.
La rupture des ponts et la pénurie des barques pour le transport des denrées ajoutèrent à ces vicissitudes, et nous mirent dans une privation extrême de bons aliments et de boissons réconfortantes, dont nos malades avaient un pressant besoin. Je fus forcer de leur faire préparer du bouillon avec de la viande de cheval, qu’on assaisonna, à défaut de sel, avec de la poudre à canon. Le bouillon n’en fut pas moins bon ; et ceux qui avaient pu conserver du biscuit firent d’excellentes soupes (qu’on ne se figure pas que ce bouillon avait conservé la couleur noire de la poudre: la cuisson l’avait clarifiée). »
Boulart : « L’armée resta dans l’île pendant quelques jours, à peu près dépourvue de vivres, car il ne pouvait en être apporté que par quelques barques. À défaut de viande, les soldats firent la guerre aux chevaux; dès la première nuit, il y en eut un bon nombre de saignés et dépecés: les chevaux d’officiers y passaient comme les autres ; chacun fut obligé de faire bonne veille pour échapper à ce coûteux tribut. »
La situation va donc s’améliorer lorsque les ponts vont être rétablis.
Larrey : « Le troisième jour, nous eûmes heureusement toutes sortes de provisions, et nous pûmes faire des distributions régulières. Le quatrième jour, les ponts étant rétablis, les blessés furent tous transportés aux hôpitaux (..) Je fis transporter ceux qui appartenaient à la garde dans la superbe caserne de Reneveck (Rennweg), consacrée autrefois à l’usage de l’école impériale d’artillerie. »
La situation sanitaire n’est par pour autant satisfaisante, et la dysenterie s’installe, se répand, décimant les rangs.
Pour éviter que les Autrichiens puissent être tenus au courant de ce qui se prépare, les allées et venues dans l’île sont strictement surveillées.
Marmont : « Davoust avait la police de l’île de la Lobau ; son caractère se montra, dans cette circonstance, avec toute sa sévérité sauvage. Il avait défendu aux habitants du pays, sous peine d’être pendus, de pénétrer dans nos camps, et souvent cet ordre a été exécuté à la rigueur » (selon Marbot un espion sera même intercepté et fusillé). »
L’île est traversée par une route qui mène des ponts de la rive droite à la tête de pont vers Essling
Las Cases : « Le soin fût poussé à un tel point, qu’on éclaira (les ponts) par des lanternes de dix en dix toises, continués tout au travers de l’île de Lobau, le long des chaussées qu’on y avait pratiquées sur une largeur de quarante pieds. Au moyen de ces lanternes, le chemin demeurait aussi praticable de nuit que de jour. »
Des ponts sont jetés sur les nombreux bras qui sillonnent l’île, pour l’instant asséchés, mais pouvant se remplir rapidement, en cas de crue.
Du Kothau jusqu’à hauteur d’Aspern, la rive droite du petit bras est aussi équipée de redoutes et de fortes batteries. Ce bras, qui a la direction nord-sud, et est long d’environ quatre kilomètres, possède également de petites îles, qui sont autant de points de défense.
La première est l’île Alexandre (la Lobau elle-même est appelée île Napoléon.) On l’équipe de redoutes, de 4 mortiers, 10 canons de 12 et 16 de 16. Il s’agit de protéger la tête de pont, et de se garder de l’ennemi, en face d’Oberhausen et Wittau.
Un peu plus en aval, face à Groß-Enzersdorf, une autre île, beaucoup plus petite, l’île Montebello (ou encore île Lannes). Les batteries qui l’arment (10 mortiers, 20 canons de 18) sont dirigés sur ce village.
Continuons en amont du bras du Danube. L’île des Moulins, pareillement équipée, a pour mission de couvrir l’espace qui va de Groß-Enzersdorf à Essling.
Enfin, la dernière île, l’île d’Espagne, a ses 4 mortiers et 6 pièces de 12 directement dirigées sur Essling (toutes les pièces de gros calibre proviennent de l’arsenal de Vienne, dont les ouvriers ont également construit les affûts).
Bien entendu, ces îles sont reliées par des ponts à la Lobau. Il y en aura quatre, plus un ingénieux pont articulé, destiné à être mis en place grâce au courant de la rivière, tous construits à l’abri des regards de l’ennemi, en profitant du réseau de canaux de la Lobau. Toutes les réserves sont prêtes également pour parer à toute rupture de l’un ou l’autre de ces ponts, voire en construire d’autres, si nécessaire.
Pendant ce temps, Napoléon a fait construire des bacs, pouvant transporter 300 hommes, munis « pour mettre les hommes à l’abri de la mousqueterie, d’un mantelet mobile qui en s’abattant servait à descendre à terre ». Chacun des corps d’armée, qui doivent passer en des endroits différents, en est pourvu de 5, leur avant garde se composant donc, au moment du débarquement, de 1500 hommes.
Le 30 juin, toutes les fortifications sont prêtes, toutes les batteries sont en état de tirer. Napoléon a personnellement surveillé tous les travaux :
Marbot (1782-1859) : « Chaque matin, il voulait avoir des nouvelles de Masséna, et Sainte-Croix [Charles d’Escorches de Sainte-Croix, fils du marquis de Sainte-Croix, autrefois ambassadeur de Louis XVI au près de la Porte ; il sera tué par un boulet à Lisbonne] avait pour ordre de rendre compte chaque jour, dès le lever du jour, dans sa chambre. Sainte-Croix passait sa nuit à inspecter l’île, inspectant nos postes et ceux de l’ennemi, puis il galopait jusqu’à Schönbrunn, où les aides de camp avaient l’ordre de l’amener sans tarder jusqu’à l’Empereur. Pendant que celui-ci s’habillait, Sainte-Croix faisait son rapport…Puis ils parcouraient à cheval l’île, pour inspecter les travaux de la journée, ou observant l’ennemi du haut d’une ingénieuse double échelle que Sainte-Croix avait fait installée en guise d’observatoire… Le soir, Sainte-Croix escortait l’Empereur jusqu’à Schönbrunn…. Cela dura 44 jours, par les chaleurs les plus extrêmes… »
Au cours d’une de ces inspections Masséna fait une chute de cheval, où il se blesse sérieusement, ce qui l’amènera à conduire ses troupes, les 5 et 6 juillet, dans une calèche, le chirurgien Brisset changeant les pansements régulièrement, sous la mitraille !
La même mésaventure arrive à Rapp [le général Jean Rapp (1771-1821)] :
« La bataille de Wagram eut lieu: je n’y assistai pas. Trois jours auparavant j’accompagnai Napoléon dans l’île Lobau: j’étais dans une de ses voitures avec le général Lauriston [le général Jacques Alexandre Bernard Law de Lauriston (1768-1828] ; nous versâmes : j’eus une épaule démise et trois côtes fracassées. »
Girault : « Toute l’île était devenue une véritable place forte, défendue par plus de cent pièces de grosse artillerie. Tous les travaux s’exécutaient avec une activité extraordinaire, sous les yeux de l’Empereur, qui tous les jours venait s’assurer par lui-même de l’exécution de ses ordres, et surveiller les travaux des Autrichiens, qui eux aussi élevaient sur la rive gauche des retranchements formidables. On avait établi au milieu des arbres une grande échelle du haut de laquelle on pouvait découvrir toute la plaine. L’Empereur y montait souvent pour étudier les travaux de défense des Autrichiens. »
Coignet : « L’Empereur arrivait tous les jours de Schönbrunn visiter les travaux, puis il montait dans son sapin pour examiner l’ennemi… »
Las Cases : « Napoléon faisait souvent lui-même la tournée des postes de l’ennemi, et en approcha, dans l’île du Moulin, jusqu’à 25 toises. Un officier autrichien le reconnaissant un jour sur les bords d’un canal large de cinquante toises, lui cria : »Retirez-vous, Sire, ce n’est pas là votre place ».
Le 1er juillet au soir, celles installées dans la Mülhau, déclenchent un violent tir, qui a pour but de disperser les avant-postes autrichiens, et de couvrir le passage de troupes françaises en quatre endroits. A minuit, ces dernières sont installées, le calme retombe sur la Mühlau.
Marbot : « Pour continuer de faire croire à l’archiduc Charles qu’il avait bien l’intention de passer le fleuve une nouvelle fois entre Aspern et Essling, Napoléon, après la nuit du 1er juillet, avait fait reconstruire le pont par lequel nous avions retraité, et fait passer deux divisions, dont les tirailleurs devaient détourner l’attention de l’ennemi de nos intentions sur Enzersdorf. Il est difficile de comprendre pourquoi l’Archiduc ait pu croire un instant que Napoléon pouvait attaquer sur ce point, face aux imposantes défenses qu’il avait élevé entre Aspern et Essling ; c’eut été prendre le taureau par les cornes. »
Et pourtant la feinte réussi: l’archiduc Charles met son armée en alarme, et la fait avancer à mi-chemin entre le Rußbach et le Danube. Réalisant son erreur, et la force de l’artillerie de la Lobau, il lui fait bientôt rebrousser chemin.
Le lendemain 2 juillet, 500 Français passent, à partir de l’île du Prater, dans le Schierlingsgrund. Le Biberhaufen est déjà occupé. À 8 h du matin, 9 batteries françaises ouvrent le feu sur Groß-Enzersdorf, pilonnant, autour du village et dans le village même, les emplacements occupés par les autrichiens, qui perdent plus de 300 hommes. Les Français en profitent pour occuper et fortifier la Mühleninsel, étant hors de portée des autrichiens.
Napoléon avait transféré son quartier général dans la Lobau.
Boulart : « Le 3 juillet, départ général de la Garde pour l’île de Lobau, où l’Empereur s’établit. Trois ponts sur le Danube, l’un pour l’infanterie, le second pour la cavalerie, le troisième pour l’artillerie et les équipages rendent le passage du fleuve facile et prompt. »
Savary : « Dans la journée du 2 juillet, L’Empereur transféra son quartier-général de Schönbrunn à Ebersdorf, et m’ordonna d’enlever tous les bagages du grand quartier, et de n’accepter qu’aucun français ne resta dans Schönbrunn ».
Girault : « Le 1er juillet, Napoléon vint s’installer dans l’île avec tout le quartier général. Il fallut déguerpir. »
Il ne lui reste plus qu’à donner les ordres pour le passage sur la rive gauche et l’entrée dans la plaine du Marchfeld. Les troupes doivent commencer de se réunir dans l’île le 3 juillet, y être toutes concentrées le 4, avant de passer dans le Marchfeld.
Savary : « Dès l’après-midi du 2, les troupes avaient commencées d’arriver de toutes les directions, un mouvement qui devait continuer toute la nuit, puis le 3, et encore le 4…150 000 fantassins, 750 pièces de canons, 300 escadrons de cavalerie formaient l’armée de l’Empereur. Les différents corps étaient rangés dans l’île en fonction de l’ordre dans lequel ils passeraient les ponts, de manière à éviter la confusion qui arrive en pareille occasion….. L’île de Lobau était devenue une seconde vallée de Jehosaphat : des hommes qui avaient été séparés l’un de l’autre durant six ans, se retrouvaient sur les bords du Danube. Les troupes du général Marmont, qui arrivait de Dalmatie, étaient composées d’éléments que nous n’avions pas vus depuis le camp de Boulogne. »
Bertrand : « Le 4 juillet, traversée de Vienne, l’Empereur nous passe en revue sur le bord du Danube, rive droite. Immédiatement après, nous gagnons l’île de Lobau, où ma division est placée en première ligne sur la rive gauche d’un autre bras du Danube. »
Girault : « Tous les jours de nouvelles troupes arrivaient dans l’île. Il y en avait de toutes les couleurs, des Bavarois, des Wurtembergeois, des Hessois, des Saxons… »
Macdonald : « Nous ne fûmes pas les derniers à arriver, et nous étions au point de passage choisi pour surprendre l’ennemi. Nous avions parcouru soixante lieues en trois jours, et malgré la fatigue excessive et les chaleurs de cette saison, nous eûmes peu de traînards, tant les soldats de l’armée d’Italie avaient d’ardeur pour prendre part aux grands événements qui allaient se passer et combattre en présence de leurs frères d’armes de la Grande Armée, sous les yeux de l’Empereur. »
Marmont : « Vous devez, monsieur le général Marmont, être le 5 au matin dans l’île Napoléon. » (Major Général Berthier).
« La leçon que Napoléon avait reçue lui avait profité. Des moyens de passage assurés, à l’abri de toute entreprise et de tout accident avaient été préparés. Le général Bertrand, commandant le génie de l’armée, avait conduit tous ces travaux avec habileté. Le véritable Danube était passé, et cette vaste île de Lobau rassemblait la plus grande population militaire que l’on eut jamais vue réunie sur un même point. »
Voltigeurs de la grande armée traversant le Danube sur une embarcation avant la bataille de Wagram
Tascher : « Le 3, toute l’armée de Hongrie vient de passer au pont d’Ebersdorf. Nos forces se concentrent, les grands coups vont se porter. Le 4, à 11 heures du matin…nous nous dirigeons sur Ebersdorf ; nous nous mettons en bataille dans la plaine en avant de Schwechat et nous y sommes accueillis comme l’autre fois par un orage affreux; je crois que la nuit sera rude.
L’armée entière se rassemble : l’armée d’Italie, celle de Dalmatie, les Saxons, les Bavarois, en un mot, tout ce qui combat pour Napoléon…À 9 heures du soir, notre tour arrive..Nous voilà donc dans cette fameuse île de Lobau, retraite de l’armée française après la funeste bataille d’Essling… C’est demain qu’il faudra vaincre ou mourir ! Quatre-cent mille hommes, qui ne se haïssent point, qui peut-être s’aimeraient s’ils se connaissaient, sont resserrés dans l’espace étroit de trois lieues carrées et n’attendent que le signal pour s’entr’égorger. Combien est intéressante la scène qui va s’ouvrir ! Nous sommes couchés dans la boue et plongés dans une profonde obscurité ; la pluie tombe par torrents. »
Ces Bavarois du général Wrede, dont parle Tascher, arrivent au dernier moment, n’ayant reçu que le 30 juin l’ordre de se rendre à Vienne.
Ils quittent Linz le 1er Juillet, à deux heures et demi du matin, et vont marcher 13 heures par jour, à la moyenne de 40 kilomètres ! Ils sont à Saint-Pölten le 3 Juillet. Là, ils reçoivent un nouveau message de Berthier :
« Mon Cher Général, si vous souhaitez participer à l’affaire qui se présente devant nous, vous devez arriver dans l’île de la Lobau, près d’Ebersdorf, avant 5h du matin, le 5 juillet. »
Wrede remet ses troupes sur pieds, et les amène le 4 à Purkersdorf. Ce n’est pourtant pas fini ; elles doivent encore faire 10 kilomètres pour aller bivouaquer à Schönbrunn. Au total, les Bavarois auront parcouru près de 225 kilomètres en un peu plus de quatre jours !
Czernin : « Quand les canons de Wagram se firent entendre, nous vîmes arriver les Bavarois de Wrede. Ils avaient dû venir de Linz à marches forcées et, couverts de poussière et de boue, étaient si épuisés, qu’ils s’effondraient aux coins des rues. Leur aspect misérable éveillait la pitié. Mais eux aussi durent aller à cet abattoir, qu’on nomme le champ d’honneur. »
Un autre témoin raconte :
« Les Bavarois étaient si épuisés qu’ils s’effondraient au coin des rues et leur aspect inspirait la pitié. »
Le capitaine Berchen est tellement épuisé que, par deux fois, il s’endort et tombe de son cheval !
Et pourtant Wrede prendra part à la deuxième journée de Wagram. La marche de ses soldats est considérée par certains comme l’une des plus rapides de l’histoire militaire de ce temps.
Les Saxons de Bernadotte, eux, ont leur bivouac non loin des tentes de Napoléon. Celui-ci leur rend visite et s’adresse à eux, le général von Gutschmidt servant d’interprète :
« Demain, nous livrerons bataille – Je compte sur vous ! Dans quatre semaines vous regagnerez votre patrie. Le colonel Thielman a chassé les ennemis hors de la Saxe. »
Les cris de « Vive l’Empereur » l’accompagnent quand il s’éloigne.
Finalement, le passage a lieu dans la nuit du 4 au 5 juillet.