Dieudonné Auguste Lancelot : une nuit à bord d’un steamer sur le bas-Danube en 1860
« Quand nous arrivâmes au bateau, nous vîmes que notre société chrétienne s’était mise en communication avec la foule mahométane. De jeunes élégants sans linge apparent, drapant leurs grâces dans des caftans et des ceintures qui devaient avoir déjà paré pour le moins trois générations, aux nuances de groseille rôtie, de poire tapée, de marmelade brûlée, en étaient à envoyer hardiment des signes de baisers à nos compagnes de voyage qui prenaient la chose gaiement : seule, drapée avec art dans un burnous écossais, l’aventurière française les saluait avec une grâce sérieuse, comme une actrice rappelée.
Après Viddin, les rives du Danube deviennent arides et plates du côté de la Valachie, montueuses en Bulgarie et souvent d’une nudité complète, coupées en falaise sur le fleuve où aboutit quelque large chemin, qui rampe en zigzags de mamelons en mamelons, et traverse des amas de chétives cabanes à demi-enterrées, semblables de loin à des tentes à moitié écrasées. Des chèvres broutent l’herbe desséchée et poudrée à blanc. Cà et là des femmes, vêtues d’une longue tunique de toile blanche, debout dans l’eau jusque’à mi-jambe, pêchent à la ligne.
Les bourgades valaques, au milieu de sites un peu plus agréables, commencent par quelques maisons éparses, puis se groupent, s’alignent et vont se perdre sous les arbres. Mais les côtes de la Bulgarie sont à peu près désertes et on n’y voit pas de route qui suivent le fleuve. Les rares villages sont bêtes à mi-côtes ; sur les sentiers blancs, qui les unissent le long des pentes nues, on aperçoit de temps en temps, cheminant avec une lenteur que la distance augmente, des femmes abritées sous d’immenses parapluies rouges. La courbe de ces parapluies, en forme de coupoles mauresques, ne laisse voir que le bas des jupes blanches, tombant toutes droites, sans ampleur, sans balancement, et teintées de reflets vermillonnés. Ces figures isolées ont l’apparence des immenses champions vénéneux qui poussent à l’humidité au plus sombre de nos forêts.
Les seules scènes animées de ces rives sont les ébats de nombreuses troupes d’oiseaux noirs qui tiennent, autant que j’en pus juger à distance, du corbeau commun et du petit ibis noir et blanc d’Égypte. Ils explorent les grèves, très-vifs, très- actifs, toujours en guerre avec les vautours gris qui sautillent lourdement, gauchement, rôdent autour d’eux, mais fuient à la moindre attaque.
Cependant, sur le bateau, autour de nous, les Turcs, après avoir passé tout le jour couchés ou accroupis, éprouvent, vers le soir, le besoin du repos et font leurs préparatifs pour dormir commodément. Les plus soigneux de leur personne, déploient avec une attention lente et posée leur couvertures et et leurs coussins. Les plus aisés disposent d’une literie complète. Leur déshabillé de caleçon et de camisole est amusant à voir, surtout quand les majestueux turbans déroulés laissent voir leur tête rasée, et font place à une sorte de serre-tête. Jusqu’à cet instant, je n’aurais jamais imaginé qu’un Turc pût si parfaitement ressembler au marquis de Mascarille ou au vicomte de Jodelet après leur mésaventure. La plupart, moins sybarites par nécessité, s’allongent simplement sans rien changer à leur toilette et sans autre précaution que de s’orienter afin d’être le moins possible exposés au vent qui fraîchit.
Le pont était déjà transformé en un immense dortoir et, curieux avant tout, je n’avais pas encore pensé à me ménager un gîte. Le salon des premières m’était interdit : la chambre des deuxièmes, encombrée d’une population mêlée, était inhabitable. Le Romain [Roumain], de l’équipage m’offrit bien de partager sa chambre de maître et un punch que plusieurs passagers que plusieurs passagers ses compatriotes y faisaient flamber ; mais il aurait fallu être matin et aimer passionnément le punch pour se condamner à respirer l’air infect de ce réduit encombré de paquets de suif, de pots de bière et des vieux linges de toilette de la machine tout suintants d’huile. je préférai les hasards de la belle étoile et je remontai sur le pont.
Il était illuminé d’un seul falot qui n’éclairait qu’un peu l’avant et laissait tout le reste dans l’ombre où brillaient ça et là quelques lueurs de pipes allumées. En me faufilant dans l’étroit sentier ménagé par les corps étendus, je trébuchais plus d’une fois contre des jambes sorties de l’alignement et je marchais sur plus d’une babouche égarée.
Plusieurs femmes s’étaient réunies au centre du pont. Plus empaquetées que jamais, elles ressemblaient à des momies roulées dans leurs mille bandelettes. En avant de la cheminée, le grand coffre qui, sur tous les bateaux renferme les ustensiles de manoeuvre et sert d’armoire à l’équipage, était entouré de nombreux dormeurs qui s’y adossaient. Sous le couvercle à demi soulevé, apparaissaient les jambes et les têtes de deux matelots couchés sur des cordes, tandis que l’ombre du coffre qui interrompait les formes et tronquait les corps, ne laissait voir que des jambes et des bras bizarrement assemblés. Il y avait là dans un pêle-mêle confiant mais peu gracieux, un Turc, un Grec, un prêtre valaque et des Allemands chez lesquels la fatigue effaçait toute prévention de sang et toute rancune de race.
À force de fureter partout, je trouvais une sorte de niche formée par un amas de divers colis. Je m’y blottis faute de mieux, et je trouvais la place bonne sinon pour dormir, du moins pour être isolé et observer en paix. J’étais dans l’ombre, j’avais devant moi l’envers du grand coffre, la colonne noire de la cheminée et la rue formée par les deux faces des cabines en perspective. Je pouvais ainsi tout voir sans être vu.
Toute manoeuvre avait cessé, notre bateau était immobile à l’ancre et me rappelait quand je regardais sa cargaison mal rangée de corps et de membres épars, le vaisseau fantôme des légendes du gaillard d’avant ; je m’endormis en y rêvant.
Mon sommeil ne fut ni profond ni doux. Ma couche était étroite et peu moelleuse. Éveillé brusquement par une lourde pression et une odeur musquée très pénétrante, j’eus l’impression d’une lutte avec quelque bête fantastique à rauquements féroces. En ouvrant les yeux, je vis sur ma poitrine la noire masse d’une des deux négresses qui, confiante dans le silence et l’obscurité, avait eu l’idée de promener à visage découverts ses espérances et ses regrets ; puis elle s’était assise, aspirant à pleine narine la brise de la nuit moins noire qu’elle et exhalant de bruyants soupirs ; ses yeux d’un blanc laiteux, démesurément ouverts, sa face luisante sous le ciel étoilé, ses dents brillantes sous sa lèvre retroussée, me causèrent une surprise six désagréable que dans la première émotion je ne fus pas maître de dissimuler. Un mouvement brusque lui révéla que le paquet sur lequel elle se reposait, était un homme, et plus effrayée que moi, elle s’enfuit en poussant un cri sourd qui heureusement n’éveilla personne et ne troubla qu’un petit instant la paix profonde de la nuit.
Je redressais mon enceinte protectrice de colis ébranlée par la massive apparition, lorsque j’en vis une autre qui est restée dans mon esprit comme une vision. Elle s’annonça par un bruit léger, un frôlement de babouches traînées, des petits pas craintifs et dissimulés, de chuchotements continus comme des pépiements d’oiseaux. Bientôt je vis surgir à la droite du grand coffre et comme se levant d’entre les corps couchés alentour, l’un après l’autre, trois fantômes pareils, sans visages, et tout blancs sous la clarté de la lune. Ils s’effacèrent un peu dans l’ombre portée par les cabines comme s’ils se dissolvaient dans la brume, puis en ressortirent accusés plus nettement par la lueur rougeâtre du falot. Ils marchaient lentement et indécis. Lorsqu’ils furent arrivés plus près de moi, je vis devant eux, et à hauteur de ceinture à peine, une tête très pâle, aux yeux éteints, à la barbe blanche, coiffée d’un turban sans apparence de corps, et qui me fit d’abord l’effet d’être coupée et portée à la main comme une lanterne par le premier fantôme. Ce qui donnait de la vérité à cette impression, c’est que la tête tournait à droite et à gauche en ballotant comme suspendue par le gland de sa calotte semblable à une tache rouge sinistre. Mais lorsque cette étrange patrouille parvint à l’angle des cabines, la tête me parut accompagnée d’un bras ; il s’éleva dans la direction de la petite plate-forme qui sur tous les paquebots, surplombe l’eau auprès de chaque roue, et y disparut entrainant la tête ; les trois fantômes se perdirent à leur tour en décroissant dans la même direction : alors j’eus le temps de trouver un corps à la tête ; c’était le vieux patriarche turc, petit, maigre et tellement courbé que la lumière tombant d’aplomb sur son chef branlant, n’atteignait, quand il se présentait de face, ni ses jambes ni son torse enveloppés d’un vêtement de ton neutre qui se fondait dans l’ombre : il était suivi de ses trois femmes… »
Dieudonné Auguste Lancelot (1822-1894), De Paris à Bucharest, Causeries géographiques, dessins et textes inédits, 1860, chapitre XIII, revue « Le Tour du Monde, Nouveau Journal des Voyages », LIBRAIRIE DE L. HACHETTE ET Cie, Paris, 1867
Danube-culture, mis à jour décembre 2024