Le Danube

   Ce site aborde le fleuve dans une perspective géohistorique, sociétale et holistique. On y parle d’histoire, de navigation  du Danube, d’ethnologie, d’anthropologie, d’environnement, de climatologie, d’hydrographie, d’îles, de pélicans et autres oiseaux, d’esturgeons, de pêcheurs, de sources, du delta, de croisières, de musique, de gastronomie, de cinéma, d’étymologie, de peinture, de littérature, de grandes et petites cités, de souvenirs, de métiers du fleuve ou liés à celui-ci, de personnages danubiens d’anthologie ou d’habitants anonymes des bords du fleuve mais aussi de légendes, de mythes, de rites, de cosmologie, de symboles, autant dire de rationnel et d’irrationnel. Un fleuve comme le Danube incite à transgresser les barrières conventionnelles entre les différentes disciplines. Comme l’écrit le géographe Jacques Bethemont (1928-2017), dans l’avant-propos de son livre Les mots de l’eau, dictionnaire des eaux douces, de la métrique à la symbolique, « la disjonction entre les diverses représentations de l’eau [et par conséquent celles d’un fleuve] n’est pas irréductible à une conception globale. »
Pour paraphraser Héraclite, on ne se baignera donc jamais deux fois dans les mêmes eaux danubiennes à la lecture du contenu de ce site élaboré en même temps dans une tentative d’approche transdisciplinaire ou polyculturelle du fleuve.
D’aucuns considéreront celui-ci comme une sorte de « bazar éclectique danubien » !

« Le cours du Danube depuis sa source jusqu’à ses embouchures, Dressé sur les Mémoires les plus Nouveaux du P. Coronelli et Autres par le Sr Sanson, Géographe du Roy »                                                                                                                    Cette carte du cours du Danube fait partie de l’Atlas Nouveau publié par Alexis-Hubert Jaillot (1632?-1712) à Paris en 1696

L’une des plus belles légendes de la mythologie européenne, raconte que Jason et ses vaillants Argonautes auraient remonté le Danube jusqu’à Belgrade puis son affluent de la rive droite la Save, depuis son confluent avec le Danube jusqu’à Siscia (Sisak, Croatie) et son affluent la Kupa (Kolpa) pour rejoindre enfin l’Adriatique au retour de leur périlleuse expédition de conquête de la Toison d’or.

Konstantinos Volanakis (1837-1907), Argo, huile sur toile, domaine public

Brigach und Breg bringen die Donau zu Weg !
(La Brigach et la Breg ouvrent le chemin au Danube !)
Dicton populaire du Bade-Wurtemberg

« Il regarda le Danube : l’eau coule. L’eau coule tous les jours, elle est maintenant à Immendingen, maintenant à Eckhartsau, maintenant à Apatin, maintenant à Chilia Veche et maintenant de nouveau à Immendingen. Quand sa journée était très bonne, que pouvait-il penser d’autre que le Danube est éternel et qu’il est lui-même le Danube ? »
Péter Esterházy (1950-2016), L’œillade de la comtesse Hahn-Hahn, En descendant le Danube, Gallimard, Paris, 1999

« C’est nous la compagnie des lapins bleus aux oreilles tendues et aux yeux malicieux Notre fleuv’ préféré c’est l’Danube.
Philippe Chatel (1948-2021), Le roman d’Émilie Jolie, Albin Michel, 2004 

 

Le bassin versant du Danube et les pays qui se le partagent en 2024

Seul fleuve européen important avec le Pô à se diriger dans un axe général d’ouest en est, le Danube prend ses sources en Allemagne dans le vieux massif de la Forêt-Noire (Bade-Wurtemberg) à Furtwangen pour les uns ou dans le parc du château de Donaueschingen, considérées comme la sources officielle, pour les autres.

La source de la Breg (Danube) au lieu-dit saint-Martin à Furtwangen (Bade-Wurtemberg), photo © Danube-culture, droits réservés

La chapelle saint-Martin à Furtwangen dans la Forêt-Noire wurtembergeoise veille sur les premiers pas de la Breg (Danube), photo © Danube-culture, droits réservés

Le confluent de la Breg (à gauche) avec la Brigach (à droite) auquel se sont joints auparavant les multiples sources et ruisseaux qui jaillissent du sous-sol du parc du château de Donaueschingen et de ses environs, donne naissance officiellement au Danube, photo © Danube-culture, droits réservés

Le fleuve traverse ensuite, en formant de multiples méandres, une grande partie du vieux continent, s’élargissant peu à peu grâce à ses nombreux affluents de toutes dimensions et origines pour « finir » et s’ouvrir en apothéose sous la forme d’un magnifique delta toujours en évolution depuis sa création, prodigue en biodiversité et en écosystèmes. Le Danube se jette actuellement, en se divisant en trois bras principaux (on en comptait un nombre plus important dans l’Antiquité : Hérodote et Strabon en identifiaient cinq, Pline tout comme l’historien romain d’origine grecque Amien Marcellin, le géographe Anton Friedrich Büsching (1724-1793) et l’écrivain et poète Sigmund von Birken (1681-1744) dans son ouvrage géographique sur le Danube (1664), sept : Hierostomum, Narcostomum, Calostomum, Pseudostomum, Boreostomum, Stenostomum, Spirostomum)

et de multiples ramifications secondaires (du moins pour les deux bras de Chilia et de Sfântu Gheorghe, celui de Sulina ayant été rectifié et aménagé par la Commission Européenne du Danube à partir de 1880) dans la mer Noire ou Pont-Euxin chez les anciens Grecs, une mer quasiment fermée appartenant à part égale à l’Asie et au continent européen. D’autres grands fleuves européens à l’est du Danube comme le Dniestr (1362 km), le Dniepr (2285 km), appelé dans l’Antiquité le Boristhène, le Boug méridional (806 km) ou Hypanis pour les anciens Grecs, viennent également déverser leurs  généreuses eaux douces dans cette mer d’une superficie de 400 000 km2.

Les cours du Moyen et du Bas-Danube ainsi que le delta et les côtes occidentales de la mer Noire vus d’un satellite.

Une longue histoire
Le Danube qui a pour lointain ancêtre le proto-Danube, un cours d’eau apparu il y a environ 25 millions d’années, est, dès sa naissance et sur de nombreux aspects, un fleuve fascinant et complexe. Son histoire commence bien avant que les hommes n’apparaissent sur la terre et ne viennent peupler et coloniser son delta puis son bassin tout entier.

Au coucher du jour sur le Danube slovaque,l’île d’Helemba, photo © Danube-culture, droits réservés

    « Ne pourrait-on reprendre à propos [du Danube] et des grands fleuves la formule de Montaigne et les dire « ondulants et divers »? Tantôt abondants et tantôt amaigris, tantôt clairs et tantôt chargés de boue, tantôt rapides et tantôt lents, et toujours changeants d’un instant, d’une saison ou d’une longue période à l’autre. Cette diversité et cette puissance font que, en tout temps et en tout lieu, les fleuves offrent, dans une perspective anthropocentriste un double aspect ; il y a le fleuve hostile par sa force brutale, par ses crues, par les maladies qu’il véhicule ; mais il y a aussi le fleuve qui offre une ressource abondante, des terres fertiles et planes sur ses rives, son énergie. Cela dans des contextes de milieux naturels et d’environnements culturels également divers, de sorte que le problème des relations qui s’établissent entre un fleuve et les collectivités humaines qui occupent et se partagent son bassin suppose autant de variations qu’il y a de fleuves et de lieux dans le bassin du fleuve: tel cadre est-il ou non favorable à l’emprise et à l’action humaine ? Quelles variations le temps et les systèmes socioculturels introduisent-ils dans ces systèmes de relations ? Quelles sont finalement les résultantes du jeu combiné des relations entre le fleuve et les hommes ? »
Jacques Bethemont, « Les temps du fleuve » in « Les grands fleuves, Entre nature et société », Armand Collin, Paris, 2002, p. 52

Le Danube en quelques chiffres…
Le Danube se distingue des autres fleuves par le fait que l’on en mesure depuis le XIXe siècle sa longueur à contre-courant, de l’aval vers l’amont, de l’extrémité d’un de ses bras (bras de Sulina) ou du point kilométrique zéro sur le même bras jusqu’à ses sources dans le parc du château de Donaueschingen ou alors jusqu’au lieu-dit Saint-Martin sur la commune de Furtwangen ; une longueur assez difficile à déterminer de manière précise d’autant plus qu’elle fut toujours variable au cours du temps en raison du travail du fleuve lui-même tout au long de son périple jusqu’à la mer Noire et des nombreux aménagements entrepris par les hommes, en particulier sur le bras de Sulina où furent supprimés de nombreux méandres, à partir de la deuxième moitié du XIXe siècle ou plus en amont comme les grands travaux de régulation du Danube à Vienne (1870-1875) qui changèrent la physionomie du fleuve à cette hauteur puis, plus récemment, les impressionnants barrages des centrales hydroélectriques.

Parmi de nombreux plans de régulation du Danube, celui-ci est daté de 1858, sources Wien Museum

Ces différents aménagements avaient pour objectif d’améliorer, de sécuriser la navigation et de faciliter l’exportation de céréales, de lutter plus en amont contre des inondations répétitives mais ils eurent également pour conséquence de réduire non seulement la longueur  du fleuve de 134 km mais aussi de modifier sa largeur et ses rives en de nombreux endroits tout en impactant sa biodiversité. C’est ainsi que ces aménagements sont l’une des causes majeures de la disparition des esturgeons sur le Moyen-Danube.

Sulina à la hauteur du point kilométrique 0

Longueur totale (actuelle) du Danube, de Sulina (point zéro, Dobroudja, Roumanie) jusqu’à la source de la Breg en Forêt-Noire (Furtwangen, Bade-Wurtemberg, Allemagne) : 2 888 km (on trouve également parfois le chiffre de 3019 km…).
Le Danube mesure 2 840 km (2857 km selon des sources officielles allemandes) du point zéro de Sulina jusqu’à Donaueschingen (Allemagne) où le fleuve prend officiellement sa (ses) source(s).

La statue de la Baar indiquant au jeune Danube le chemin au-dessus du bassin rénové de la source du Danube dans le parc du château des princes de Furstenberg à Donaueschingen, lieu officiel de la naissance du fleuve, photo © Danube-culture, droits réservés

De Sulina (Point Kilométrique 0) à Galaţi (PK 151), le parcours du fleuve est considéré comme une route maritime, aussi se mesure-t-il sur celui-ci en milles marins (1 mille marin = 1, 852 km).

En aval de Sulina et du point kilométrique zéro à partir duquel on mesure les distances sur le fleuve vers l’amont, le Danube poursuit inlassablement son chemin vers la mer Noire, photo © Danube-culture, droits réservés

La distance en ligne droite entre le confluent de la Breg et de la Brigach à Donaueschingen et l’embouchure du fleuve est de 1 630 km, donnant ainsi un coefficient de sinuosité de 1,7.
Le Danube n’est qu’à la modeste vingt-neuvième place (en considérant que sa longueur est de 3019 km) ou à la trente-et-unième place avec 2 840 km parmi les plus grands fleuves du monde. C’est toutefois le plus long fleuve européen après la Volga (3 740 km, 3 545 km selon d’autres sources), cours d’eau qui se jette dans la mer Caspienne, drainant un bassin versant de 1 350 000 km2 mais qui n’est toutefois pas le plus grand fleuve prenant sa source sur le territoire de la Russie. Il faut rappeler que le Danube et la Volga ont des caractéristiques hydrographiques très différentes.
Le Danube franchit, de ses sources en Forêt-Noire jusqu’à la mer Noire, 22 longitudes.

Au confluent de la Breg et de la Brigach à Donaueschingen (Bavière), les premiers pas officiels du Danube, photo © Danube-culture droits réservés

Un très faible dénivelé
Le dénivelé total du fleuve, depuis Donaueschingen jusqu’à la mer Noire n’est que de 678 m. La pente moyenne est donc très faible et n’est égale en moyenne qu’à 25 cm/km d’où en particulier les nombreux méandres du fleuve d’autrefois ! Si le coefficient de sa pente dépasse les 1% en amont d’Ulm, il s’abaisse à 0,5% entre le confluent du Lech et Regensburg (Ratisbonne) puis à 0,2% sur la fin de son parcours allemand jusqu’à Passau. Le dénivelé reprend ensuite un peu d’ampleur pour atteindre une moyenne de 0,4% à la hauteur de Bratislava puis s’abaisse à 0,1% sur la frontière slovaco-hongroise et à 0,006% dans la plaine panonienne, remonte à 0,3% dans le passage entre les Carpates et le Balkan, défilés dit des Portes-de-Fer (avec des variations entre 0,04 et 2%) avant de redescendre à 0,05% jusqu’à Cernavodă (Roumanie, rive droite) pour terminer enfin à 0,01%  jusqu’à la mer Noire.

Débit
   Le fleuve a un débit annuel moyen d’environ 203 millions m3 (6 500 m3/s).

Le Danube en Strudengau (Haute-Autriche) à la hauteur de Sarmingstein (rive gauche), fleuve miroir, à l’automne, photo © Danube-culture, droits réservés

Régime
   Rassemblant des eaux en provenance des hautes montagnes (Alpes), de moyennes montagnes (Carpates, Balkan…) et de leurs contreforts, de hauts plateaux, de bassins et de plaines, le Danube possède un régime d’écoulement très complexe dont le profil évolue depuis celui d’une rivière de montagne jusqu’à celui d’un grand fleuve de basse plaine. De nombreuses crues affectant plus particulièrement le Haut et le Moyen-Danube caractérisent son histoire mais le cours inférieur du fleuve n’a pas non plus été épargné par de sévères inondations. Ces crues dévastatrices n’ont toutefois pas touché au même moment l’ensemble du bassin en raison du « décalage chronologique qu’apportent à leur propagation les conditions d’écoulement et de l’hétérogénéité des influences météorologiques. »

Le fleuve pris par les glaces en 2014 à la hauteur de Vienne, photo droits réservés

L’embacle du Danube à la hauteur de Budapest pendant l’hiver 1939-1940, source Fortepan

Le fleuve peut encore, pendant certains hivers rigoureux, en traversant des régions à climat continental, charrier des glaces qui provoquent alors des embâcles remontant vers l’amont à partir de rétrécissements situés entre les reliefs. Il n’était pas rare autrefois que le Bas-Danube soit également pris par les glaces pendant plusieurs semaines voire plusieurs mois entre le port de Cernavodǎ et ses embouchures, bloquant ainsi tout trafic fluvial.

Principales crues du Danube : 1342, 1501, 1572, 1598, 1670, 1736, 1768, 1776, 1785, 1786, 1787, 1789, 1799, 1830, 1838 (particulièrement terrible à Budapest), 1849, 1897, 1899, 1954, 1956, 1965, 1970, 2002, 2006, 2010, 2013.

Inondations à Vienne en 1830

Inondations à Budapest en 1838. Elles furent causées par l’accumulation de glace sur le Danube en plusieurs endroits au cours de l’hiver rigoureux qui avait précédé. Les raz-de-marée, déclenchés par la fonte de la glace en amont, formèrent d’énormes embâcles. Les masses d’eau et de glace qui tombaient  balayèrent la plaine inondable d’Ezstergom jusqu’à la Dráva. Les eaux  du Danube auraient, lors de la cru de 1868, recouvert 6000 km2 sur le territoire hongrois. À Budapest le niveau atteignit 10 m 29 au-dessus du niveau moyen contre 8 m 76 en février 1876 et 8m 45 lors du record pluvial de juin 1965. Plus de 10 000 maisons s’effondrèrent dont plus de la moitié à Pest et Buda, 3 200 furent endommagées et 153 personnes perdirent la vie.

Principaux affluents :
   Le Danube reçoit au long de son cours plus de 300 affluents les plus divers, plus ou moins importants parmi lesquels, d’amont en aval, l’Iller (rive droite, 147 km) au débit plus important que le Danube à son confluent avec celui-ci, le Lech (rive droite, 264 km), l’Isar (rive droite, 292 km), tous trois cours d’eau d’origine alpine, l’Inn (rive droite, 515 km), rivière fougueuse qui prend sa sources dans le massifs des Grisons (Suisse) et dont le débit serait également supérieur à celui du Danube à la hauteur de son confluent (Bavière),

La confluence de l’Inn (au second plan) avec le Danube à la hauteur de Passau, photo Danube-culture, © droits réservés

l’Enns (rive droite, 349 km), la Traun (rive droite, 153 km), deux  nouveaux affluents alpins, la Morava ou March (rive gauche, 329 km), la Leitha/Lajta/Litava (rive droite 180 km), la Váh/Waag (rive gauche, Waag, 378 km), le Hron ou Gran (rive gauche 298 km), l’Ipoly/Eipel (rive gauche, 232 km), la Drava/Drau (rive droite, 707 km), la Tisza/Tisa/Theiß (rive gauche, 970 km), la Sava/Save (rive droite, 940 km), le Timiș (rive gauche, 359 km), la Velika Morava (rive droite, 245 km), le Timok (rive gauche, 184 km), le Jiu (rive gauche, 331 km), l’Iskar/Искър (rive droite, 368 km), l’Olt (rive gauche, 670 km), la Yantra/Янтра (rive droite, 285 km), l’Argeş (rive gauche, 327 km), le Siret (rive gauche, 726 km) et le Prut/Prout (rive gauche, 967 km). Tous ces affluents prennent leurs sources dans l’un des trois massifs montagneux que le fleuve traverse : les Alpes, les Carpates et le Balkan.

Débit du fleuve et apport des principaux affluents, source : Commission du Danube

Le fleuve le plus international au monde !
10 pays se « partagent » aujourd’hui les rives du Danube ce qui en fait le fleuve le plus international au monde : d’amont en aval, Allemagne, Autriche, Slovaquie, Hongrie, Croatie, Serbie, Roumanie, Bulgarie, Moldavie, Ukraine. Outre ces dix pays que le fleuve traverse ou borde, son bassin versant englobe une partie du territoire de vingt autres (Italie, Suisse, République tchèque, Pologne, Slovénie, Bosnie-Herzégovine, Macédoine du Nord, Kosovo, Monténégro, Albanie).
Toutefois le Danube est un fleuve du continent européen qui n’a aucune nationalité et qui n’appartient à aucun pays qu’il borde ou traverse. Il n’est ni allemand, ni autrichien, ni slovaque ou hongrois, croate, serbe, roumain, bulgare, ukrainien ou moldave. Le Danube est le Danube !

Le bassin versant danubien ou de la Suisse orientale à la Moldavie : un espace cohérent mais aussi source de tensions ?

Bassin-du-Danube

Bassin versant du Danube ; le fleuve au coeur d’un important et indispensable réseau hydrographique européen. Il manque sur cette carte l’Albanie et la Macédoine dont une infime partie de leur territoire appartient au bassin du Danube (source Wikipedia)

Le bassin versant du Danube, qui n’apparaît qu’au vingt-cinquième rang des plus grands bassins versants à l’échelle de notre planète et qui représente une superficie totale de 817 000 km2 (805 000 km2 selon d’autres sources), soit environ un douzième du continent européen, englobe la totalité des territoires ou seulement une partie des 19 (ou 20 avec le Monténégro) pays européens avec  une population d’environ 83 millions d’habitants. Il s’étend à partir de 8° 09’ (sources de la Breg et de la Brigach) jusqu’au 29° 45’ de longitude est (delta sur la mer Noire). Les 20 pays composant son bassin sont la Moldavie, l’Ukraine, la Bulgarie, la République de Macédoine, l’Albanie, la Roumanie, la Serbie, la Hongrie, la Slovaquie, la Pologne, le Monténégro, la Bosnie-Herzégovine, la Croatie, la Slovénie, l’Autriche, la Tchéquie, l’Italie, l’Allemagne et la Suisse.
Le point le plus méridional du bassin danubien se situe au 42° 05’ de latitude nord, à la source de son affluent de la rive droite l’Iskar dans le massif du Rila (Bulgarie), et son point le plus septentrional à 50° 15’ de latitude nord, à la source de la Morava (March, rive gauche) en République tchèque à la frontière tchéco-polonaise.
Selon sa structure géologique et géographique, le bassin versant du Danube peut-être divisé en trois sous bassins : Le Haut-Danube, le Moyen-Danube et le Bas-Danube que les Grecs de l’Antiquité appelaient « Ister ».
Un tiers du bassin danubien appartient aux grands massifs montagneux récents (Alpes, Alpes dinariques, Carpates, Balkan) et les deux autres tiers sont formés des montagnes moyennes de formation plus ancienne (Forêt-Noire, Jura souabe et franconien, Forêts de Bavière et de Bohême, Hauteurs tchéco-moraves, monts de Măcin), de plateaux (Dobroudja, Ludogorie, plateau moldave, Podolie) et de grandes plaines (plaine pannonienne ou Alföld, plaine roumano-bulgare).
Le bassin du Danube avoisine à l’Ouest et au Nord-Ouest, près de ses deux sources, le bassin du Rhin, confine au Nord au bassin de la Weser, de l’Elbe, de l’Oder et de la Vistule, au Nord-Est au bassin du Dniestr et au Sud aux bassins versants des fleuves tributaires de la mer Adriatique et de la mer Égée.

Climat
En raison de sa forme allongée d’ouest en est et de la variété de son relief, le bassin versant du Danube reflète des conditions climatiques très diversifiées : influences océaniques (Haut-Danube), influences méditerranéennes dans les territoires traversés par deux de ses affluents, la Drava et la Sava (Haut et Moyen-Danube), climat continental aux hivers rigoureux dans les régions danubiennes orientales (Bas-Danube). Le climat est également tributaire de l’altitude et de l’exposition au vent ou non. Ensoleillement, nébulosité, régime des précipitations et des vents contribuent à complexifier le climat et sont à l’origine de nombreux microclimats sur les rives danubiennes.

Le Danube à la hauteur du Braunsberg (Hainburg, Autriche), photo © Danube-culture, droits réservés

Le Danube et les hommes : berceau des premières civilisations européennes
   On trouve sur les rives du Danube des témoignages de la présence humaine parmi les plus anciens du continent européen. Plusieurs représentations féminines et mythiques de la préhistoire dites Vénus , symbolisent le lien intime des hommes avec le fleuve dès le Paléolithique comme la Vénus de Hohle Fels découverte en 2008 non loin du Danube dans une grotte du Jura souabe, à proximité d’Ulm (Allemagne) qui a été sculptée dans de l’ivoire de mammouth et est datée d’env. 35 000-40 000 ans av. J.-C.

Venus de Hohle Fels, Jura souabe (Schwäbische alb)

Fany von Galgenberg, statuette en serpentine verte, retrouvée en 1988 à Strautzing, près de Krems, en  Wachau (Autriche), remonte quant à elle à de plus de 32 000 ans avant J.-C. La Vénus de Willendorf, mise à jour auparavant en Autriche également dans la région de la Wachau (1908), présente l’aspect d’une petite divinité fluviale en calcaire aux formes généreuses et appartient à l’époque glaciaire (entre 30 000 et 20 000 avant J.-C.).

Culture de Gârla Mare, âge du  Bronze, photo droits réservés

D’autres trésors archéologiques plus récents ont été retrouvés sur le site archéologique de Vinča (Serbie), lieu sur lequel les hommes s’étaient installés dès la première période du Néolithique moyen, époque qualifiée « d’âge d’or du genre humain » par le poète romain Ovide. Tout comme celui de Vinča, le site serbe encore plus ancien de Lepenski Vir (9500 – 6200 av. J.-C.) à la hauteur des défilés des Portes-de-Fer, témoigne également du haut degré de savoir-faire de ces premières civilisations danubiennes et européennes ainsi que de leur lien intime avec le fleuve.

Culture de Lepenski vir (Rive droite Serbie), tête de dieu poisson, photo droits réservés

Les premiers navigateurs dans le delta du Danube auraient été les Phéniciens suivis des Égyptiens. Ceux-ci pourraient, selon certaines sources, l’avoir dénommé « Triton » en référence au Nil. Les ressources des Carpates en minerais divers étaient vraisemblablement connues de ce peuple dès la XVIIIe dynastie des pharaons (1580-1350 avant J.-C.). Certains géographes grecs pensaient même que le chemin de l’Istros, nom attribué par les Grecs au Bas-Danube, était connu de Sesostris III (vers 1872-1854 avant J.-C.). Les marins grecs (VIIIe et VIIe siècles avant J.-C.) s’aventurent sur le Bas-Danube non seulement dans l’intention de découvrir de nouveaux territoires mais aussi de nouer des relations commerciales avec les populations autochtones. Les armées du souverain perse Darius Ier (vers 550-486 av. J.C.) vont s’avancer dans la région du delta et du Bas-Danube mais elles sont obligées de battre en retraite devant les redoutables tributs nomades scythes, bien plus au fait de la géographie spécifique de ce territoire. Alexandre le Grand (356-323 av. J.-C.) fait campagne contre les Gètes et les Triballes appartenant au peuple thrace en 335 av. J.-C. À partir de 500 av. J.-C., les premières tributs celtes, dont la langue pourrait être à l’origine du nom de Danube, s’installent au bord du fleuve. À l’époque de la conquête romaine les peuples indigènes de la région du Danube se partagent en quatre catégories plus ou moins distinctes : les Celtes au nord-ouest, les Illyriens (ouest), à l’est les Daces et les Thraces au nord et au sud.

Les six bouches du Danube, l’Île de Peuce et l’Île aux serpents  (Insula Achillis) sur une carte d’un atlas de 1508, sources Bibliothèque Nationale d’Autriche

Les conquêtes romaines orientales datent de l’apogée de l’empire (100-300 ap. J.-C.) et font de « Fluvius Danubius » une de ses principales frontières. Les légions y surveillent le fameux « Limes » (zone frontalière) avec ses camps fortifiés le long du fleuve qui protègent plus ou moins bien l’empire des tributs barbares qui n’hésitent pas si besoin, à traverser un fleuve qui n’est pas un obstacle quand celui-ci est gelé certains hivers ou en raison d’un lit peu profond et de la présence de nombreux gués et bancs de sable. Les flottes militaires romaines danubiennes (Ier-VIe siècles ap. J.-C) comme la Classis Flavia Moesica, (Ier-IIIsiècles ap. J-C) dans la zone du Bas-Danube ou la Classis Flavia Pannonica, basée sur le Moyen-Danube à Carnuntum (rive droite), en aval de Vindebona (Vienne) avec un détachement à Brigetio (Szőny), stationnent dans des ports près de camps militaires érigés sur les rives danubiennes et sur le littoral de la mer Noire. Ces flottes bien adaptées au contexte danubien, naviguent habilement et rapidement avec différents types de bateaux (liburnes) suivant les époques et les missions sur le Danube et certains de ses affluents comme la Drava et la Morava (March). La présence romaine atteint son apogée vers 300 ap. J.-C. Le fleuve, alors entièrement sous sa domination de ses sources jusqu’au delta, (les Romains sont probablement les seuls à l’avoir réussi de toute l’histoire humaine !), est devenu un axe commercial et de communication. Plusieurs empereurs romains furent des « adeptes » du Danube parmi lesquels Galère (vers 250-311), né en Dacie à Felix Romuliana (Gamzigrad, Serbie), Constantin Ier (vers 274-337), né en Illyrie à Naissus (Niš, Serbie), fondateur en 330 de l’Empire romain d’Orient et de Constantinople, la « Nouvelle Rome », bâtie sur le site grandiose de l’ancienne Byzance et qui se rendra à plusieurs reprises dans ses provinces danubiennes pour y répandre le christianisme qu’il a imposé comme religion officielle ou encore Marc Aurèle (121-180),  empereur et philosophe stoïcien mort à Vindebona (Vienne) dont une partie de ses « Pensées pour moi-même » (entre 170 et 180) a été rédigée sur les rives du fleuve près de Carnuntum, ville qui sera élevée au statut de capitale de la Pannonie supérieure par Trajan.

Marc Aurèle (121-180), photo droits réservés

Cette occupation romaine a laissé des traces indélébiles dans l’histoire de ces contrées. Le déclin de l’Empire romain bouleverse l’ordre établi, laissant une situation de plus plus instable et un territoire ouvert aux invasions et aux migrations de tributs nomades de l’Asie centrale et d’ailleurs. Les Bulgares envahissent la Dacie et fondent leur premier empire. Entretemps les Germains s’emparent de territoires situés sur le Haut-Danube. Passau tombe aux mains des Hermundures en 470. Succédant aux Huns d’Attila, redoutables cavaliers asiates, les Avars établissent leur domination sur le Moyen-Danube (500-800 ap. J.-C.), assujettissant les tributs germaniques et slaves qui occupent déjà ces contrées. La domination avare prend fin lors de l’avènement de Charlemagne et de l’Empire franc. L’établissement du Saint-Empire romain germanique permettra de stabiliser les frontières sur le Haut et le Moyen-Danube jusqu’à l’arrivée des Ottomans sur le territoire de la Hongrie qui disputent entretemps Belgrade aux Bulgares et aux Serbes.
Se sont ainsi implantées la plupart du temps de force sur les territoires des deux empires, romain et byzantin, de nombreuses tributs que le bassin danubien occidental séduisait : Goths (IIIe-Ve siècles), Gépides (IVe-Ve siècles), Huns (IVe-VIe siècles), Avars (VIe-VIIe siècles), Slaves (VIIe siècle), Magyars (IXe siècle), Coumans (XIe-XIIIe siècles), Tatars (XIIIe siècle) et autres peuples venus souvent des steppes orientales et de contrées encore plus lointaines. Succèdent à Rome, l’Empire byzantins, de la fin du IVe jusqu’à la prise de Constantinople en 1453,  le premier (VIIe-Xesiècles) et le second empire bulgares (fin XII-XIVe siècles). De redoutables expéditions tataro-mongoles en provenance des steppes ukrainiennes viennent toutefois semer à plusieurs reprises la désolation dans ces contrées de l’Europe. Les trois premières croisades (fin XIe-XIIe siècles) suivent  la route du Danube jusqu’à Belgrade, certaines troupes descendant même le fleuve en bateau sur sa partie supérieure. L’Empire bulgare domine le Bas-Danube au XIIIe. Lui succèdent les principautés de Moldavie et de Valachie dans la deuxième moitié du XIIIe-XIVe siècle. Les Ottomans vont alors faire alors leurs premières apparitions et s’implanter dans les Balkans peu à peu dès le milieu du XIVe, profitant des divisions entre les empires byzantin, bulgare et la Serbie pour étendre leurs conquêtes. Le sultan Mehmed II dit « Le conquérant », met le siège devant Constantinople en 1453 et s’empare de la cité impériale. Manifestant des velléités de conquêtes européennes pendant trois siècles (XVe-XVIIe siècles), les Ottomans vont continuer à s’avancer peu à peu vers l’ouest annexant tout d’abord le Bas-Danube (Dobrogée, Valachie puis plus tard Moldavie et Bessarabie) et une grande partie du fleuve sous domination hongroise jusqu’au delà de Budapest, justifiant parfaitement l’appellation de « Danube ottoman ». Le règne de Soliman le Magnifique (1494-1566) qui bat les armées hongroises à Mohács sur le Danube en 1526, représente le point culminant de l’expansion ottomane en Europe.

Les armées ottomanes assiègent sans succès Vienne pour la deuxième et dernière fois en 1683, collection du Musée de la ville de Vienne

Ces Ottomans seront difficilement repoussés à deux reprises aux portes de Vienne qu’ils assiègent en 1529 et 1683, par des coalitions d’armées catholiques et alliées. Tout comme les Romains, les Ottomans (La Grande Porte) avaient bien compris les intérêts stratégiques et économiques de maîtriser la navigation sur le Danube et s’y sont employés avec un certain succès. Ils s’appuient pour leurs conquêtes (et pour leurs échanges commerciaux !) sur des embarcations inspirées de leur flotte maritime mais adaptées aux conditions particulières et complexes de la navigation danubienne et au combat, les tschaïques.

Ada-Kaleh dans les année soixante. Perle ottomane dont l’existence rappelait le souvenir de la longue présence turque sur le moyen et le bas-Danube, elle fut détruite et engloutie en 1972 dans les eaux du lac du gigantesque barrage roumano-yougoslave des Portes-de-Fer (Djerdap I). Photo droits réservés

L’Empire russe profite des difficultés de l’Empire ottoman et commence à entrer régulièrement en conflit avec lui (onze guerres opposeront ces deux empires entre 1568 et 1878). Les Russes le harcèlent dès le début du XIXe siècle  et s’installent en Bessarabie et dans le delta,  menant une politique perçue comme une menace pour Vienne et les capitales de l’Europe occidentale. Ils occupent ensuite provisoirement la Moldavie et la Valachie, alors principautés danubiennes sous domination turque dont il prétend vouloir protéger la population orthodoxe. Ces deux principautés retrouveront leur indépendance en 1878.
La situation sur le cours inférieur du fleuve et dans les régions riveraines reste instable, confuse et tributaire des nombreux affrontements qui s’y déroulent dans la deuxième moitié du XIXe siècle et au début du XXe : guerre de Crimée (1853-1856), guerres russo-turques danubiennes, guerres balkaniques (1912-1913), Première Guerre mondiale. Des alliances se font et se défont au gré des ententes et des mésententes, des trahisons, des gouvernements et des opportunités intéressées.

Le passage du Danube en juin 1877 par les armées russes, peinture de Nicolai Dimitriev-Orenburgski (1837-1898), 1883

Le Traité de Paris (1856) qui met fin à la guerre de Crimée, décrète également la liberté de navigation pour les bateaux de tous les États sans obligation de redevance des nations riveraines. Une Commission Européenne du Danube voit le jour. Elle sert en grande partie les intérêts des pays d’Europe de l’Ouest ainsi que la Turquie et la Russie qui en sont membres et qui la dominent. Elle est d’abord chargée de la gestion du secteur de navigation entre Galaţi (PK 150/ 81 Mille) et les embouchures puis de Brǎila (PK 170), en amont de Galaţi sur la rive gauche jusqu’à la mer Noire et de l’aménagement des bras de Sulina et de celui méridional de Saint-Georges. Elle cédera ultérieurement la place à une administration roumaine spécifique.

Le port de Sulina aménagé par la Commission Européenne du Danube au début du XXe siècle

La première guerre mondiale voient s’affronter sur le Danube même les flottes fluviales militaires et sur ses rives les armées de la Triple Entente (Russie, Royaume-Uni et France) et de leurs alliés (Roumanie, Serbie) avec celles de la Triple Alliance (Autriche-Hongrie, Italie, Allemagne) à laquelle s’est joint la Bulgarie. La géographie des rives  et des frontières du Moyen et du Bas-Danube est bouleversée avec la défaite et la disparition de l’Empire austro-hongrois. De « nouvelles » nations font leurs apparitions ou réapparitions (Tchécoslovaquie, Yougoslavie…). Les frontières redessinées selon la volonté des vainqueurs vont s’avérer rapidement sources de conflits pour de nombreuses minorités séparées de leurs pays d’origine et contribueront à alimenter une farouche volonté de reconquête des territoires perdus. De nombreuses grandes villes danubiennes et leurs installations portuaires, leurs zones industrielles, seront bombardées lors de la seconde guerre mondiale, les ponts détruits, en particulier à Budapest lors de la retraite des armées nazies, ce qui eut pour conséquence de stopper durablement toute navigation commerciale.

Le Danube pris par les glaces à Budapest et le pont des Chaines en 1945, photo Kádár Anna, Fortepan

De la frontière austro-tchécoslovaque jusqu’au delta, le fleuve sera sous surveillance et domination soviétiques de 1945 jusqu’en 1989. Une nouvelle commission internationale, la Commission du Danube, composée cette fois exclusivement des États riverains y compris l’Union soviétique mais sans l’Autriche et l’Allemagne qui la rejoindront ultérieurement, est mise en place suite à la Conférence et à la Convention de Belgrade (1948).
Le fleuve est le théâtre de violents affrontements et de massacres lors de la guerre croato-serbe (1991-1995), comme en témoignent encore  certains bâtiments de la cité croate de Vukovar (rive droite). Le pont de Novi Sad (Voïvodine) sera à cette occasion bombardé et détruit par les avions de l’Otan au mois d’avril 1999 dans le cadre de la guerre entre la République fédérale de Yougoslavie et le Kosovo. Il est reconstruit entre 2003 et 2005 avec un financement à 95 % de l’Union Européenne et porte le nom de « Pont de la liberté ».
La rive gauche du bras du Bas-Danube roumano-ukrainien de Kilia qui dessine désormais une des frontières orientales de l’Union Eurpéenne est devenue récemment le théâtre d’affontements depuis le début de la guerre entre la Russie et l’Ukraine. Les installations portuaires des villes ukrainiennes d’Ismaïl et de Reni tout comme celles d’Odessa, ont été bombardées par l’armée russe.
Longue est la liste des empires et des nations du bassin danubien qui connaissent d’abord une expansion puis un déclin, se replient sur leur territoire d’origine voire disparaissent totalement des cartes pour certains d’entre eux. Aucun empire n’a échappé à cette loi impitoyable. Il y a là pour l’Europe d’aujourd’hui une édifiante leçon d’histoire à méditer.
Malgré les conflits récurrents et des situations politiques parfois instables, des volontés plus ou moins ouvertes d’annexion et de volonté d’hégémonie de la navigation sur le fleuve, le Danube est resté un axe sur lequel et le long duquel les échanges, les routes commerciales et culturelles se sont développées.

Axe Rhin-Main-Danube, corridor VII enjeu européen, sources Monde Diplomatique

L’Union européenne a fait du fleuve depuis 1997 un de ses neuf corridors prioritaires de transport multimodal au sein du marché unique européen, le corridor VII de transports paneuropéen ou corridor Rhin-Danube via le Main, un affluent du Rhin et le canal Rhin-Main-Danube. Il semblerait qu’aujourd’hui, du moins en ce qui concerne le Moyen et le Bas-Danube, les priorités d’aménagement et de transport se soient reportées bien plus sur les infrastructures routières (ponts, routes et autoroutes) que sur le fleuve lui-même, imparfaitement équipé en installations portuaires performantes. Le trafic fluvial sur cette partie de son cours stagne voire régresse alors que le transport des marchandises par camion a, quant à lui, littéralement explosé avec des conséquences environnementales préoccupantes. Des perspectives inédites d’échanges commerciaux et de modalité ont engendré la construction de nouveaux ponts sur le moyen et le bas-Danube comme ceux de Paks, de Belgrade, de Calafat-Vidin ou celui de Brăila, dernier pont sur le fleuve avant la mer Noire, inauguré au début de l’été 2023 . Certaines liaisons par bac disparaîssent ou vont disparaître du paysage danubien à plus ou moins long terme.

Le nouveau pont suspendu sur le Danube de Brăila (Roumanie), construit par un consortium italo-japonais et inauguré en juin 2023, dernier pont sur le fleuve avant la mer Noire, fait le lien entre la Valachie-Moldavie et la Dobrogée, photo droits réservés

Navigation
Le Danube est navigable sur 2655 km sous certaines conditions pour les petites unités, depuis Ulm (Bavière, Allemagne) jusqu’à la mer Noire et pour les grosses unités de Kelheim jusqu’à la mer Noire (bras de Sulina, Roumanie), soit sur une distance officielle de 2414, 72 km (sources Via Donau). 34 affluents et sous-affluents du Danube sont ou ont été navigables sur une une partie de leur cours parmi lesquels, d’amont en aval, l’Inn, la Salzach, la Traun, l’Enns, la Morava, la Vah, la Drava, la Tisza la Save, la Velika Morava le Timiş, la Bega, le Prut, le Siret portant théoriquement la totalité de la longueur navigable sur le Danube, ses affluents, sous-affluents et  canaux, à 8000 km !

Un bateau des services de la navigation slovaque en amont de Bratislava, photo © Danube-culture, droits réservés

Le régime de sa navigation est administré depuis Kelheim jusqu’à Sulina par la Convention de Belgrade de 1948 et deux protocoles additionnels de 1998 dont la mise en application est confiée à une commission internationale, la Commission du Danube qui siège à Budapest.

L’Amiral Lacaze, symbole de la présence française sur le Danube par le passé, vendu par la suite à la Bulgarie, sur la photo naviguant sous le nom de Filip Totü. Le remorqueur finira sa carrière à Ruse en 1984.

Les enjeux internationaux du fleuve : le long et difficile processus de la navigation commerciale
   Des échanges commerciaux se sont mis en place dès l’Antiquité. Des marins et des commerçants grecs fondent des comptoirs sur le Bas-Danube ou sur le littoral de la mer Noire comme Argamon (Orgame, VIIe siècle av. J.-C.) sur le cap Halmyris (Dolojman), Histria (VIe siècle avant J.-C.) surnommée la Pompéi roumaine, Tomis (Constanţa) ou Callatis (Mangalia). L’Empire romain, après ses victoires et ses conquêtes territoriales, assure pendant quelque temps la stabilité relative de ses frontières (Limes) grâce à la surveillance de la navigation sur le fleuve jusqu’à son delta avec ses deux flottes militaires en appui, la Classis Pannonica et la Classis Moesica composées de trirèmes et peut-être ultérieurement de liburnes et répartie sur plusieurs bases le long du fleuve et encourage le transport fluvial.

Deux

Deux bateaux militaires romains (des liburnes ?) sur le bas-Danube, détail du relief de la colonne de Trajan construite entre 107 et 113, tableau LVIII

Lui succède à partir de 330 et de la fondation de Constantinople un Empire byzantin qui connaîtra de nombreuses crises successives. La navigation sur le fleuve va être plus tard, jusqu’aux conquêtes ottomanes des rives du Danube aux mains des diverses entités politiques riveraines et de leurs représentants locaux plus ou moins officiels qui parfois s’émancipent de leur tutelle supérieure et imposent aux bateaux de commerce de nombreuses taxes prohibitives ou pratiquent le pillage. Sur le Haut-Danube autrichien, la navigation commerciale est soumise à des seigneurs locaux sans scrupules qui parfois entravent la navigation sur le fleuve à l’aide de lourdes chaines et s’emparent des marchandises transportées.

Une des chaines qui furent utilisées pour entraver la navigation sur le haut-Danube, Musée de l’armée Vienne

L’Empire ottoman et l’Empire autrichien s’affrontent pour le partage du fleuve du XVIe au XVIIIe. La navigation commerciale (transport des céréales…) sur le Bas-Danube (Empire ottoman) au profit de Constantinople, durera jusqu’au dernier tiers du XIXe siècle malgré le long déclin de celui-ci.

Rudolf von Alt (1812-1905), À bord du steamer Maria-Anna de la DDSG, aquarelle, 1837

« Le centre de gravité de l’Europe n’est pas à Paris ou à Berlin, mais dans les bouches du Danube »
Charles de Talleyrand, Congrès de Vienne, 1815 

Le XIXe sera l’époque qui verra enfin la concrétisation de l’idée d’un statut international pour le fleuve. Cette idée inspirée de la révolution française, ne pourra se réaliser qu’en 1856 à cause en particulier d’un centralisme viennois obtus et protectionniste qui veut protéger les intérêts de la compagnie autrichienne D.D.S.G. ou « Première Compagnie Impériale et Royale avec privilège de Navigation à vapeur sur le Danube », fondée officiellement à Vienne en 1829, des nationalismes, des velléités d’indépendance qui vont désormais s’exprimer et agiter les peuples du bas-Danube ainsi que des guerres balkaniques et de Crimée.

Le 13 septembre 1837, le vapeur « Maria Anna » est l’objet sur le canal du Danube d’adieux enthousiastes lors de son départ pour un voyage d’essai en direction de Linz (Haute-Autriche). Après quatre journées difficiles vers l’amont, le bateau à aubes arrivera à Linz. Lithographie de Franz Wolf, 1837, collection du Wien Museum.

   La D.D.S.G. commence par assurer à partir de 1831 un service régulier de bateaux de passagers sur le trajet Vienne-Budapest. En 1837, elle étend son offre de Vienne à Linz. La « Bayerische-Würtembergische Dampfschiffahrts Gesellschaft » (Société bavaroise et wurtembergeoise de navigation à vapeur) inaugure en 1835 de son côté une liaison fluviale régulière entre Ratisbonne et Linz.

Le vapeur Louis Ier de la « Bayerische-Würtembergische Dampfschiffahrts Gesellschaft » (Société bavaroise et wurtembergeoise de navigation à vapeur)  le 16 octobre 1837 en aval du Pont de Pierre de Ratisbonne (Regensburg)

La navigation à vapeur danubienne va cohabiter encore jusqu’à la fin du siècle avec le transport des marchandises à bord de bateaux traditionnels à rames et avec une importante activité de transport du bois depuis le haut-Danube vers l’aval (radeaux) qui se prolongera jusqu’au début de la Seconde Guerre mondiale.

Radeau de transport de bois sur le Danube à la hauteur de Budapest, 1930

Vers 1850 la D.D.S.G. transporte environ 10% de ses marchandises sur le trajet entre Linz et Vienne, 41% entre Vienne et Budapest, 35% entre Budapest et Orsowa et les 14% restants en aval des défilés des Portes-de-Fer. Des ports du Bas-Danube de Galaţi et de Brǎila que les bateaux de mer peuvent rejoindre, non parfois sans de grandes difficultés à cause de la barre à l’embouchure du fleuve, partent de nombreux navires, principalement chargés de céréales. En 1851, 666 bateaux sont à destination de Constantinople, 616 de l’Angleterre, 275 de Trieste et Venise, et 70  des ports de la Méditerranée occidentale dont Marseille.

Carte du cours du Danube depuis Ulm jusqu’à son embouchure dans la mer Noire, ou Guide de voyage à Constantinople, sur le Danube avec indication de tout ce qui a rapport à la navigation des Pyroscaphes sur cette route, 1837

Le Traité de Paris est signé le 18 mars 1856. En vertu de l’article 16 de celui-ci une première commission internationale voit le jour, la Commission Européenne du Danube qui est chargée des travaux d’aménagement nécessaires, depuis Isaktcha (Isaccea, rive droite, mille 56,05), pour dégager les embouchures du Danube, ainsi que les parties de la mer y avoisinant, des sables et autres obstacles qui les obstruent, afin de mettre cette partie du fleuve et lesdites parties de la mer dans les meilleures conditions possibles de navigabilité pour tous les bateaux et favorisant l’exportation des ressources des pays du bas-Danube au profit de l’Europe occidentale et de la Turquie. Le mandat de la C.E.D. dont le siège est à Galaţi, qui n’était initialement que de deux ans, sera régulièrement étendu jusqu’à la fin des travaux puis il sera à nouveau prolongé à plusieurs reprises jusqu’en 1939 où la Commission Européenne du Danube disparaît sous la pression du régime nazi.

Pavillon de la Commission Européenne du Danube

Une nouvelle convention a été entretemps signée en 1921, après la première guerre mondiale pendant laquelle le Danube a lui-même été le théâtre d’affrontements tragiques. Une Commission Internationale du Danube (C.I.D.) est instituée, en complément de la Commission Européenne du Danube qui s’occupe du secteur Brăila-mer Noire. La C.I.D. prend en charge le fonctionnement de la navigation sur le reste du fleuve et des affluents correspondant. Elle est dissoute en 1940 à la conférence de Vienne. La navigation danubienne commerciale est quasiment totalement interrompue pendant la deuxième guerre mondiale.

Un des phares construits par la Commission Européenne du Danube à Sulina, aujourd’hui situé à plusieurs kilomètres du bord de la mer et transformé en musée de la C.E.D. Photo © Danube-culture, droits réservés

Une nouvelle commission internationale, la Commission du Danube dominée initialement par l’URSS et ses pays satellites, est établie à la suite de la Convention relative au régime de navigation sur le Danube, signée le 18 août 1948 à Belgrade. Elle a son siège à Budapest.
Ses compétences en terme de navigation s’exercent depuis cette date et s’étendent d’Ulm (Allemagne) jusqu’à Brǎila (Roumanie). Une administration roumaine du Bas-Danube, dit « Danube maritime », gère en complément, le secteur de Brǎila jusqu’à Sulina.

Navigation maritime sur le bras aménagé de Sulina, photo © Danube-culture, droits réservés

Un des nombreux bateaux de croisière sur le Danube, ici à la hauteur de Hainburg (Autriche). Ces bateaux de croisières représentent la majorité des navires qui circulent sur le Danube aujourd’hui, faisant de ce fleuve avec le Rhin le cours d’eau le plus fréquenté en Europe. Le nombre de passages de bateaux de croisière sur le le Danube est estimé à 3432 en 2023, en légère diminution par rapport à 2022, sources CCNR, photo Danube-culture, © droits réservés

Les enjeux environnementaux du Danube : un fleuve régulé, canalisé par les hommes sur une grande partie de son cours et une nature fragilisée
Les premiers tentatives de régulation du fleuve ont eu lieu dès l’époque romaine puis à la Renaissance (XVIe) mais c’est à partir de la fin du XVIIIe siècle que les grandes initiatives d’aménagement pour la navigation, la régulation du fleuve et la protection contre les inondations ont commencé. Elles vont s’amplifier et se poursuivre tout au long des deux siècles suivants avec pour conséquence, conjointement à l’industrialisation d’une partie des rives danubiennes, au développement économique et démographique des villes en particulier de Vienne, capitale de l’empire austro-hongrois et de Budapest, puis à la construction de nombreux et grands barrages à partir du milieu du XXe siècle sur les cours allemands et autrichiens du fleuve mais aussi plus récemment en Slovaquie (Gabčikovo) et en aval, à la hauteur des Portes-de-Fer (Djerdap I et II), une modification considérable de son cours entraînant la disparition, à quelques miraculeuses exceptions près, d’une grande partie des zones humides qui caractérisaient le fleuve dans ses parties hautes et moyennes tout comme une sévère réduction des habitats naturels et de son exceptionnelle biodiversité, la disparition ou la raréfaction préoccupante de certaines espèces de poissons dont l’emblématique esturgeon sur le Moyen et le Bas-Danube, victime à la fois d’une pêche incontrôlée et de braconnage et des obstacles obstruants ses routes migratoires. Le Danube est aujourd’hui le symbole des problématiques transfrontalières environnementales du continent européen auxquelles de nombreuses initiatives, pas toujours cohérentes, tentent de trouver une réponse durable. Le conflit entre la Russie et l’Ukraine pourrait également, dans un proche avenir, engendrer des conséquences néfastes importantes pour la zone septentrionale du delta du Danube voire au-delà (destruction de sites naturels, bombardement des villes ukrainiennes riveraines du bras de Chilia, pollutions diverses…).

Un « produit » de l’histoire humaine: le fleuve malade de l’Europe…
   « Aujourd’hui, le Danube est le fleuve malade de l’Europe, son cours jadis sinueux aujourd’hui corseté entre des voies navigables étroites, ses flots domptés par des dizaine de barrages, et son eau polluée par les effluents d’égouts, les métaux lourds, les hydrocarbures et les produits chimiques de synthèse. Certains […] travaillent avec acharnement à devenir les médecins qui sauront ramener le fleuve à la santé […]. Si ces aspirants guérisseurs peuvent nous ramener ce fleuve qui baigne tant de nations et de cultures et qui a une si longue histoire d’altérations d’origine humaine, alors vraiment, il reste un espoir pour toutes les rivières de la Terre. »
Ellen Won1

      Le Danube a été et est aujourd’hui, à l’image d’autres cours en Europe et dans le monde, considérablement impacté par la présence des hommes sur ses rives. Plus de 80% de la longueur du fleuve ont ainsi été aménagés et sévèrement régulés. Plus de 700 barrages et déversoirs ont aussi été édifiés le long de ses principaux affluents. Son cours a été raccourci de 134 km et sa largeur a été réduite jusqu’à 40% depuis le milieu du XIXe siècle. Certains de ses principaux affluents ont également, tel la Tisza ou la Drava, subi le même sort. Pendant cette même période la quantité de sédiments qui se dépose dans le delta du Danube s’est aussi effondrée, diminuant de plus de la moitié et provoquant des mutations irréversibles. Le réchauffement climatique impacte déjà également le débit du fleuve avec des conséquences considérables pour la navigation ainsi que pour la biodiversité malgré des efforts conséquents mais insuffisants de protection et de renaturation sur plusieurs endroits de son cours (Allemagne, Autriche, Slovaquie, Hongrie).
Ces chiffres illustrent à quel point les hommes ont métamorphosé le profil du fleuve avec la construction de barrages puis de centrales hydroélectriques, d’ouvrages de rectification du cours, de coupures de méandres, d’initiatives de protection contre les inondations et d’autres aménagements. Mais où est donc le Danube d’antan ?

Le barrage roumano-serbe Djerdap I, dans les Portes-de-Fer, a certes considérablement amélioré la navigation dans cette partie du fleuve autrefois problématique et offert une énergie hydraulique abondante. Ce fut toutefois au détriment d’un patrimoine culturel (disparition de l’île turque d’Adah-Kaleh) et environnemental d’exception et une des causes de la disparition des esturgeons en amont, photo © Danube-culture, droits réservés

Ce n’est que depuis les 30 dernières années que des efforts pour inverser la tendance et tenter de restaurer ou de préserver les espaces naturels ceux-ci ont été entrepris. Parmi les organismes les plus actifs, l’ICPDR/IKSD (The International Commission for the Protection of the Danube River, Commission Internationale pour la Protection du Danube) est une organisation internationale composée de 14 États coopérants et de l’Union Européenne. Issue de la Convention sur la protection du Danube, signée par les pays du Danube en 1994 à Sofia (Bulgarie), elle est active à partir de 1998. L’ICPDR est depuis devenu, malgré un manque de moyens, l’un des organismes internationaux les plus importants et les plus dynamiques en matière de gestion des bassins hydrographiques en Europe. Elle s’occupe non seulement du Danube lui-même, mais aussi de l’ensemble du bassin du fleuve, qui comprend ses affluents ainsi que ses ressources en eau souterraine.
   D’autre part une plate-forme scientifique internationale rassemble désormais les plus importantes réserves naturelles danubiennes de biosphère dont celle du delta et les principaux parcs nationaux de 9 des 10 pays riverains du fleuve (Ukraine exceptées). Scientifiques et chercheurs collaborent, dans le cadre d’initiatives transfrontalières, à l’étude et à la protection de l’environnement et mettent en place des projets pour la reconstitution de milieux naturels danubiens endommagés par l’homme.
Des actions en faveur de la biodiversité sont aussi initiées par des organismes internationaux comme le repeuplement du delta et du Bas-Danube roumain, bulgare et ukrainien par les esturgeons, une espèce menacée d’extinction ainsi que par des associations locales de protection de l’environnement. Mais de nombreux dangers et difficultés subsistent.


Le Danube, tout comme comme le Rhin et le Rhône, est désormais un produit de l’histoire humaine. Ce ne sont pas seulement les hommes qui se sont adaptés au fleuve mais aussi celui-ci qui a été considérablement transformé par l’action des hommes.

Le devenir du Danube d’ici à la fin du XXIe siècle : du berceau de la civilisation à son tombeau  ?
   Quel pourrait être le devenir du Danube comme celui d’autres grand fleuves européens (Rhin, Loire, Rhône, Elbe, Oder, Èbre, Pô…) du point de vue du réchauffement climatique ?
Le Danube et ses principaux affluents, pour certains encore largement pollués en aval de Budapest, fut longtemps soumis aux errances environnementales de l’ère industrielle. Il demeure par conséquent demeure un écosystème d’une très grande fragilité qu’il faudrait protéger avec une vigilance accrue, une collaboration internationale de plus grande envergure et une réelle cohérence dans des politiques européennes incompréhensibles qui détruisent son patrimoine environnemental d’un côté en tentant de le préserver de l’autre. Donner au fleuve un statut de personnalité juridique à l’instar d’autres fleuves dans le monde, pourrait améliorer la situation car de graves menaces pèsent incontestablement sur le fleuve : la baisse des précipitations, la baisse de l’apport des glaciers du fait de leur régression voire pour certains de leur disparition via les affluents alpins du Haut-Danube comme l’Inn, le Lech, l’Isar, la Traun…, impacteront considérablement le fleuve et son débit. À cela s’ajouteront l’augmentation des périodes d’étiages (quid alors de la navigation commerciale et touristique ?), des phénomènes d’évaporation et de réchauffement de l’eau du fleuve. Qu’en sera-t-il également des périodes de crue qui n’ont cessé de se répéter jusqu’à très récemment et de leur évolution ?
On ne peut par conséquent que s’interroger sur le futur du fleuve et s’inquiéter de son évolution face à la rapidité du changement climatique ainsi que des conséquences sur ce cours d’eau, ses affluents, son bassin versant, sa biodiversité et les populations riveraines. La sagesse voudrait sans doute que nous n’accroissions pas notre dépendance vis-à-vis du Danube voire même que nous la réduisions dès aujourd’hui.

Retour aux sources, parc du château des princes Furstenberg, Donaueschingen, photo © Danube-culture, Droits réservés

Un fleuve et un bassin multiculturels
   « Ce qui rend le Danube, avec ses pays et ses habitants, si attrayant, c’est justement la diversité qui s’est déployée sur un espace restreint : ni une nature intacte, ni une culture uniformément formatée. L’espace Danubien présente toujours à la fois une grande variété de nationalités, de religions, de langues, de niveaux différents de développement économique, de traditions qui ne se sont pas perdues et de nouveaux projets qui sont expérimentés ».
Karl Markus Gauss, « Ein Donauausflug von A bis Z », in Die Donau hinab, Bilder von Christian Thanhäuser, Text von Karl Markus Gauss, Innsbruck — Wien 2009

Le bassin danubien se caractérise d’abord et ce depuis l’antiquité, comme un territoire de nombreuses migrations et invasions, un espace habité en conséquence par des populations d’une très grande diversité ethnique ainsi que par la présence d’un magnifique patrimoine naturel et multiculturel.
De nombreuses langues sont parlées sur les rives du fleuve parmi lesquelles l’allemand, le slovaque, le hongrois, le serbo-croate, le roumain, le bulgare, le moldave, l’ukrainien, le russe, l’hébreu, le romani, le turc, le tchèque, le ruthène… Des centaines de dialectes locaux et régionaux symbolisent également l’extraordinaire et complexe mosaïque linguistique et culturelle du bassin danubien.
Plusieurs alphabets, latin, arabe, vieux-slavon et cyrillique cohabitent où cohabitèrent ensemble sur les rives du fleuve où à proximité.

Le Danube à Vienne depuis la rive gauche : un fleuve domestiqué et aménagé pour les loisirs, photo © Danube-culture droits réservés

Quatre capitales, trois de pays appartenant actuellement à l’Union Européenne, la dernière (Belgrade) d’un pays candidat à l’Union Européenne ont « fenêtre » sur le Danube : Vienne (Autriche), Bratislava (Slovaquie), Budapest (Hongrie) et Belgrade (Serbie).

La basilique archiépiscopale saint Adalbert d’Esztergom (rive droite, Hongrie), ville thermale au passé prestigieux, ancienne capitale hongroise, photo © Danube-culture, droits réservés

De nombreuses grandes villes et petites cités au patrimoine historique et culturel d’exception se tiennent sur les rives du fleuve ou proches d’elles ou encore sur son ancien cours et toujours en lien avec lui parmi lesquelles Donaueschingen considérée comme la source officielle du Danube, Ulm, Günzburg, Lauingen, Höchstadt, Donauwörth, Neuburg, Ingolstadt, Kelheim,  Regensburg, Straubing, Vilshofen, Passau (Allemagne), Aschach, Linz,

Le Danube à la hauteur de Linz, capitale de la Haute-Autriche, photo © Danube-culture, droits réservés

Enns, Grein, Ybbs, Persenbeug, Spitz, Melk, Dürnstein, Krems, Klosterneuburg, Tulln, Vienne, Hainburg (Autriche), Bratislava, Gabčikovo, Komárno, Šturovo (Slovaquie), Komárom, Esztergom, Szentendre, Budapest, Ráckeve, Dunaújváros, Dunaföldvár, Kalocsa, Szekszárd, Baja, Mohács (Hongrie), Apatin, Vukovar (Croatie), Novi Sad, surnommée « l’Athènes serbe », Belgrade, Kladovo (Serbie), Orşova, Drobeta-Turnu Severin, Brăila, Galaţi, Tulcea, Sulina (Roumanie), Vidin, Ruse, Tutrakan, Silistra (Bulgarie), Reni, Ismaïl, Vilkovo (Ukraine) pour ne citer que quelques-unes d’entre elles.

Le bastion des pêcheurs d’Ulm (rive gauche) sur le Haut-Danube, point de départ de nombreux d’émigrants souabes au XVIIIe siècle, photo © Danube-culture, droits réservés

Le delta du Danube ou l’apothéose du fleuve : un univers peuplé depuis l’Antiquité, un monde à part, une histoire singulière, une biodiversité extraordinaire, un espace menacé à sanctuariser

Ancienne carte du delta du Danube de Rigas Vélestinlis (vers 1757-1798) ou Rigas le Thessalien, écrivain, philosophe, poète et patriote grec, une des plus importantes figures de la Renaissance culture grecque. Arrêté et accusé de conspiration contre l’Empire ottoman, il fut étranglé dans la tour Nebojša à Belgrade avec sept de ses compagnons et son corps jeté dans le Danube.

« Le delta du Danube est l’ultime et le plus extraordinaire cadeau que le grand fleuve fasse au continent avant que ses flots ne s’unissent à ceux de la mer Noire. »
Eugen Panighiant 

   Le delta2 (ce mot vient de la lettre grecque delta qui signifie « en forme de triangle ») du Danube qui est précisément, comme de nombreux deltas, en forme de triangle, est l’un des plus jeunes et des plus actifs écosystèmes du continent européen.

Carte hydrographique du delta du Danube, lithographie, Carol Göbl éditeur, 1912

Les trois bras actuels principaux du fleuve et une multitude de bras secondaires irriguent aujourd’hui le territoire deltaïque : le bras septentrional roumano-ukrainien de Chilia (Kilia, 116 km de long), le bras médian dit de Sulina (63 km) qui draine l’essentel de la navigation depuis son aménagezment par la Commission Européenne du Danube et le bras méridional de Saint-Georges, (Sfântu Gheorghe, 109 km), forment, avant de se « jeter » dans la mer Noire (la déclivité du delta d’ouest en est n’est que de 0,006% !), un exceptionnel territoire alluvionnaire en constante progression vers la mer. Sa superficie s’étend sur 580 700 ha dont 459 000 ha se situent en Roumanie et 121 700 en Ukraine. Ces chiffres doivent être toutefois considérés comme une situation à une date donnée (1993) car de par ses importants apports alluvionnaires, le fleuve contribue à étendre la surface de son delta et à en modifier la géographie. Cette géographie mouvante entraîne des contestations des frontières établies comme l’a illustré un différent récent entre l’Ukraine et la Roumanie. Ses processus géomorphologiques, écologiques, biologiques sont dépendants de la qualité de l’eau du Bas-Danube. Ce paysage unique qui n’a cessé d’être modelé par le fleuve dès 16 000 ans avant J.-C., est habité par les hommes depuis l’Antiquité. 

Le Pélican, oiseau emblématique du delta du Danube a bien failli disparaître. Aujourd’hui pélicans blancs et frisés sont protégés mais leur nombre a considérablement diminué depuis le début du XXe siècle, photo droits réservés

   Le delta du Danube, avec son dense réseau de canaux qui relie plus d’une centaine de lacs et de limans peu profonds (6 m maximum), est d’abord considéré comme « le royaume de l’eau ».

Pêche dans le delta sur le bras de Sfântu Gheorghe (Saint-Georges), photo © Danube-culture, droits réservés

   Ce territoire à 80 % aquatique fascine les scientifiques et les historiens depuis longtemps. On trouve déjà sa mention dans les oeuvres de nombreux écrivains, historiens, philosophes, géographes de l’Antiquité comme Hérodote, Erasthotène (176-194 av. J.-C.), Strabon, Ptolémée, Pline l’ancien, Tacite…

Une lotca/lotka, bateau traditionnel et symbole du delta, photo © Danube-culture, droits réservés

   Les premières investigations géomorphologiques connues, sont celle du grand géographe français Élysée Reclus (1830-1905) puis l’oeuvre de scientifiques roumains comme Grigore Antipa (1867-1944) en 1912 et 1914, Constantin Brătescu (1882-1945) en 1922, Gheorghe Vâlsan (1885-1935) et d’autres chercheurs roumains après la Seconde Guerre mondiale, recherches souvent associées à des programmes d’exploitation des ressources du delta comme la faune piscicole, les roseaux…
   La première réserve naturelle dans le delta est créée grâce aux efforts de Grigore Antipa et de quelques autres scientifiques et concerne la forêt primaire de Letea (1938).

Un chacal dans la forêt primaire de Letea, delta du Danube, photo © Danube-culture, droits réservés

   Les autres précurseurs scientifiques de la protection l’environnement qui alerteront sur la fragilité du écosystème deltaïque, dès la fin des années cinquante, verront leur travail et leurs articles censurés par le régime communiste. Il faut attendre la chute de cette dictature pour que soit que soit inaugurée la réserve de biosphère (1990), le site Ramsar et que le delta fasse l’objet d’un classement au patrimoine mondial de l’Unesco.

Le delta du Danube, la surface couverte de roseaux (en marron), paradis des oiseaux et ses dépôts d’alluvions dans la mer Noire : un paysage en permanente évolution, photo prise le 26 février 2021 par le satellite Copernicus, European Union, Copernicus Sentinel-2 imagery

   Le delta du Danube est le second plus grand delta d’Europe après celui de la Volga. Riche de 1 700 espèces végétales, d’environ 3 450 espèces animales, de 400 lacs intérieurs et d’une roselière de 2 700 kilomètres carrés, ce territoire bénéficie depuis quelques années de programmes de « reconstruction écologique » et appartient désormais au réseau mondial des Réserves de Biosphère de l’Unesco. Sa protection est devenue transfrontalière dès 1998, la partie située sur le territoire ukrainien du delta, au nord, étant entrée dans la réserve de biosphère.

Réserve de biosphère du delta du Danube, sources ARBB

   Pour la seule Roumanie, 18 sites (soit 8 % de la surface du delta) sont classés en zones de « protection stricte ». Toute activité et présence humaine y sont en principe interdites. Dans les zones dites « tampons » (38,5 % du delta), les activités des habitants et le tourisme sont tolérés lorsqu’ils respectent l’environnement ce qui n’est pas toujours le cas pendant la période estivale. Enfin, 52,7 % du delta restent ouverts au développement économique mais sous le contrôle de l’administration chargée de la gestion de la réserve (ARBB). La partie roumaine du delta roumain est placée sous l’autorité administrative d’un gouverneur.

Delta du Danube, photo droits réservés

Au delà du delta la fin du Danube ?

Danube_delta_Landsat_2000

Apothéose d’un fleuve : photo du delta du Danube prise par le satellite Landsat en 2000

Pas vraiment puisque les eaux du Danube, à l’instar de celles des autres grands fleuves de la mer Noire (Dniepr, Boug, Dniestr et Don), plus denses que ses propres eaux, poursuivent leur route sous-marine : un fort courant d’eau saumâtre situé à environ vingt-cinq mètres de profondeur et passant au large de Constanţa et des plages bulgares, avance vers le détroit des Dardanelles et la Méditerranée. Un canyon principal et des canyons secondaires dessinés par le fleuve sur le fond de la mer Noire et les courants sont visibles sur des photos satellites.

La station météo sur la digue du chenal du Danube en aval de Sulina et les vagues noires qui charrient les alluvions du fleuve contribuant à étendre la superficie du delta de plus de quatre mètres par an, photo © danube-culture, droits réservés

Notes :
1 Ellen Won, A world of rivers, Environnemental Change of Ten of the World’s Great Rivers, Chicago/Londres, University of Chicago Press, 2011, p. 104
Cité dans Martin Schmid, Severin Hohensinner, Gertrud Haidvogl, Christoph Sonnlechner, Friedrich Haurer, Verena Winiwarter, « Des sources aux données et des méthodes aux pratiques, Ce que le Danube nous apprend sur l’écriture interdisciplinaire de l’histoire de l’environnement », in Écrire l’histoire environnementale au XXIe siècle, Sources, méthodes, pratiques, Sous la direction de Stéphane Frioux et Renaud Bécot, Collection « Histoire », Presses Universitaires de Rennes, Rennes, 2022, p. 131

2 Le delta est une forme de relief littoral plus ou moins saillante vers le large et résultant de l’accumulation des matériaux apportés par un fleuve à son embouchure; la saillie peut n’être que relative, comme lorsque le delta occupe un fond de baie. L’avancée de la ligne de rivage est elle-même associée à une saillie des formes sous-marines construite par l’accumulation des matériaux en avant du relief émergé. Cette accumulation, en pente faible et limitée par un talus, constitue la plate- forme deltaïque. C’est l’ensemble des formes émergées (delta strico sensu ou plaine deltaïque) et des formes immergées qui constituent l’intégralité du relief deltaïque (Moore G.F. et Asquith D.G., 1971).

Eric Baude pour Danube-Culture, mis à jour janvier 2025, © droits réservés

Coucher de soleil sur le Danube à la hauteur Zebegenyi (Coude du Danube, Hongrie), photo Danube-culture © droits réservés

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Voyage par bateau à travers les tourbillons de Grein et de Struden

   Peu de temps après l’édition du premier guide de voyage sur le Rhin en 1828 publié par Karl Baedecker (1801-1859), guide intitulé Rheinreise von Mainz bis Köln. Historisch, topographisch, malerisch bearbeitet vom Prof. Joh. Aug. Klein. Mit zwölf lithographirten Ansichten merkwürdiger Burgen ec. in Umrissen. Koblenz, bei Fr. Röhling, apparaissent parmi les premiers guides de voyage de navigation fluviale sur le Danube, les ouvrages publiés par la compagnie autrichienne D.D.S.G., (Société de Navigation à vapeur sur le Danube). Cette compagnie venait d’être fondée en 1929 à Vienne par un groupe d’hommes d’affaires entreprenants et décidés à faire de la navigation sur le fleuve une activité économique lucrative austro-hongroise en transportant passagers, marchandises diverses parmi lesquels des ressources premières comme le charbon ou le bois. La D.D.S.G. sera elle-même propriétaire de mines de charbons et de lignes de chemin de fer pour amener ce minerai jusqu’au fleuve. Elle assurera par ailleurs, en complément du transport de passagers également un service postal. Ces publications annuelles et remises à jour de la D.D.S.G. (guide touristique des grandes villes et des curiosités, description du confort des bateaux, restauration, horaires, tarifs …) vont paraître pendant une longue période et faire référence dans leur domaine mais ne pourront éviter la concurrence d’autres publications comme celles d’Alexander F. Heksch.  

Le château-fort de Hausstein et les tourbillons de Pain, gravure de  Georg Matthäus Vischer (1628-1696), in  « Topographia Austriae superioris modernae », 1674 

Voici un extrait du guide (en allemand) de la D.D.S.G. Le Danube, de Passau jusqu’à la mer Noire, publié à Vienne en 1913, c’est-à-dire au crépuscule de la plus belle période de la navigation à vapeur sur le fleuve et son passage consacré à la description du Danube et de la région danubienne de la Strudengau, aujourd’hui aux frontières des Land de Haute-Autriche et de Basse-Autriche.

Le Danube près de Steyregg (en face de Grein) 1721, détail, sources : ÖNB/KAR AB 356

Ce « sas » ou défilé de la Strudengau, auparavant légendaire et redouté pour ses difficultés de navigation et connu pour ses paysages de caractère austère qui renforçaient la puissante et angoissante impression que causaient ces tourbillons sur les voyageurs, comme beaucoup loin en aval et dans des paysages encore plus grandioses et sauvages qu’étaient et que sont encore ceux des Portes-de-Fer, a fait lui-même l’objet de nombreux récits et a inspiré en particulier les poètes et les écrivains des époques Biedermeier et romantique parmi lesquels le poète, essayiste et romancier prussien Joseph von Eichendorff (1788-1857) qui fera lui-même l’expérience de la traversée de ces rapides lors d’un voyage en bateau vers Vienne.

L’île de Wörth avec sa croix et les « Strudl » (tourbillons), à gauche le passage de « Hess Gang » (Hößgang), Le Danube près de Steyregg 1721, détail, sources : ÖNB/KAR AB 356

   « Dès la sortie de Grein (rive gauche), l’image du fleuve se modifie considérablement. Son lit se rétrécit et de gros rochers granitiques semblent vouloir fermer le chemin au milieu de l’eau. Nous dépassons le ruisseau de Grein. L’eau indisciplinée rugît furieusement sur une courte distance puis s’écoule à nouveau paisiblement. Des forêts épaisses et d’antiques rochers grisâtres confèrent à la région un caractère particulièrement sombre.
   Aux alentours de Rabenstein apparaît l’île de Wörth, légendaire et d’une taille imposante, à la fois sauvage et romantique, habitée par les Celtes dès le IIe siècle ap. J.-C.. Les Romains y édifièrent une forteresse par la suite et l’île abrita encore au Moyen-âge, la citadelle d’un chef d’une troupe de brigands. Une haute croix de pierre, dite « Croix de Wörth » se dresse au sommet de l’éperon rocheux le plus élevé de l’île.

   Au niveau de l’île de Wörth le fleuve ouvre un bras secondaire et peu profond, dit  de « Hößgang », bras longeant la rive droite et après un cours trajet venant rejoindre à l’extrémité de l’île le bras principal semé de rochers transversaux. Dans une course déchaînée, le fleuve gronde maintenant sur les écueils. Nous sommes arrivés au niveau des dangereux tourbillons de Struden, si redoutés autrefois. En raison des travaux de régulation commencés pendant le règne de Marie-Thérèse et qui se sont poursuivis jusqu’à récemment, ce passage n’est plus désormais dangereux pour la navigation des bateaux à vapeur. Pendant  la  traversée de ces anciens tourbillons le navire a pris le cap le plus court vers le château-fort de Werfenstein. Cet édifice qui aurait été été bâti par l’empereur Charlemagne, appartient maintenant à un scientifique qui poursuit des travaux sur la théorie des races, Jörg Lanz von Liebenfels1. Le propriétaire a transformé le sommet du rocher du château en un sanctuaire dédié à l’armanisme2. La visite du château-fort est autorisée sur demande auprès de M. Hans Kuhn, responsable du marché, à Struden n° 28.

   Nous contemplons au dessous du château-fort le petit hameau de Struden. Il n’y a pas si longtemps un bloc rocheux élevé, le « Hausstein », se dressait encore dans le fleuve à cet endroit et l’eau, acculée contre la pierre, rebondissait sur les rochers pour aller former dans un chaudron de granit creusé par le Danube un puissant tourbillon qui rendait avec ses mouvements circulaires la navigation aussi dangereuse que le précédent. Ce tourbillon a été transformé après les travaux de dynamitage du rocher de Hausstein (1874-1954) en un passage rapide mais sans danger. À peine le navire a-t-il franchi celui-ci que nous pouvons apercevoir Grein.

Struden. Motif de Saint-Nicolas. Le village de Saint-Nicolas avec avec sa jolie petite église. Magnifique vue sur les tourbillons du Danube et la tour d’observation du « Schweiger ». Au confluent du ruisseau de Sarming, le petit bourg de Sarmingstein avec les ruines du monastère de Säbnich. Le paysage est très pittoresque à la hauteur du Mühlbach. Au-dessous de Sarmingstein, Hirschenau et à droite la halte de Freyenstein.
Au sommet de la colline, les ruines  du château-fort à cinq tours de Freyenstein, autrefois à l’époque des Kuenringer3  
l’un des plus grands châteaux-forts d’Autriche.

Château-fort de Freyenstein (rive gauche), gravure de Matthäus Merian l’Ancien (1593-1650), 1649

Extrait du guide de voyage « Die Donau von Passau bis zum Schwarzen Meer, Erste .K.K. Priv. Donau-Dampfschiffahrtsgesellschaft, Wien, Jahr. 1913″

Notes :
1 Jörg Lanz von Liebenfels (1874-1954), Adolf-Joseph Lanz, personnage sulfureux, était un moine cistercien défroqué d’origine viennoise, devenu théoricien et fondateur de la revue racialiste et eugéniste Ostara. Ses théories raciales inspireront A. Hitler qui lui rendra, selon Jörg Lanz von Liebenfels, visite sur son île Danubienne de Wörth afin de se procurer des numéros de la revue Ostara qui lui manquait.
L’Armanisme est une théorie développée par le pangermaniste Guido List dit « Guido von List » (1848-1919), écrivain occultiste (à partir de 1902) soutenu par les théosophes viennois, qui réalise pour la première fois la fusion de l’occultisme et de l’idéologie pangermaniste. L’armanisme postule que l’Allemagne antique était une civilisation supérieure dont la religion originelle, comprenant renaissance et déterminisme karmiques, s’exprimait sous deux formes : une forme exotérique (accessible à tous) qui était le wotanisme  et une forme ésotérique (réservée à des initiés) qui était l’armanisme. Les « Armanen » étaient, dans cette théorie, un légendaire groupe de prêtres-rois de l’ancienne nation ario-germanique, adorateurs du dieu-soleil (source Wikipedia)
3 Ancienne dynastie de ministériaux autrichiens (XIIe-XVIe)

Les ruines du château-fort de Werfenstein et l’île et de Wörth au temps de la navigation à vapeur

Danube-culture, © droits réservés, mis à jour décembre 2024

Sulina, kilomètre zéro

Le voyage sur le Danube existe-t-il vraiment ?

La navigation danubienne s’apparente, d’amont en aval, au règne mystérieux de la soustraction ! Ce qui est parcouru est effacé, évanoui, perdu. Les kilomètres, après avoir été de fidèles compagnons de cette soustraction, du moins en avons-nous eu l’impression, laissent, peu avant le delta, la place aux milles maritimes, autres repères qui sont de règle pour la navigation sur cette partie du Bas-Danube et qui vont du port de Brǎila (rive gauche) à celui de Sulina. Oubliée aussi ou presque la vitesse (souvent associée au bruit) dès les portes du delta franchies, où celle-ci paraît, quand elle se fait entendre, sur l’eau (les barques et les vedettes de transport sont munies de puissants et bruyants moteurs), sur les berges, les plages, sur les pistes sableuses et poussiéreuses, dans les quelques rues carrossables de Sulina pendant la saison estivale et de certains villages reliés à la terre ferme (les 4×4 se sont aussi invités sur la scène du delta depuis quelques années), d’une modernité incongrue voire vulgaire, kitsch qui ne sied guère à ce singulier environnement d’eau, de sable et de roseaux. Si vous êtes pressés, ne comptez pas sur le delta pour partager votre impatience. Allez donc voir ailleurs !
   Puisqu’il ne reste plus maintenant, à cet endroit, sur le fleuve, rien d’autre que des distances en ruine avant l’au-delà fluvial, le voyage sur le Danube existe-t-il vraiment ?
   Étrange périple dont n’ont guère conscience les croisiéristes. Périple aux allures d’une dérive vers le néant après tant d’efforts dépensés à trouver un chemin. Le Danube s’évertue lentement mais imperturbablement, inexorablement, à défaire, à décomposer soigneusement, avec une infinie et invisible patience, tout voyage organisé, prémédité : la réalité de plus en plus décalée depuis l’invention par la Commission européenne du Danube du point zéro à Sulina, le rendez-vous  laborieux avec la mer Noire ou du moins repoussé de plus en plus loin comme s’il ne devait pas avoir lieu maintenant mais plus tard ce dont témoignent les vieux phares aveugles, rouillés, hors service et perdus dans leur propre dérive, certes en apparence immobiles. Cette rencontre du moment présent, du maintenant, de l’ici et du nulle part, désintègre d’abord le souvenir même des jours et des nuits souvent blanches d’avant le départ et l’(in)certitude des heures de navigation, de la traversée de grandes villes aux monuments et bâtiments relevant  à la fois du meilleur et du pire de l’histoire humaine, aux quais longilignes et monotones, du rythme des confluences où les eaux ont quelquefois du mal à se mêler, de canaux imposants, d’anciens signaux de navigation, inutiles désormais et de plus en plus recouverts par la végétation, d’embarcadères désuets, de bajoyers de gigantesques écluses qui ferment l’horizon pendant la mise à niveau vers l’aval ou l’amont puis s’ouvrent brièvement vers l’horizon, vomissent comme à regret de lourds convois et des péniches chargées et se referment à nouveau. Rien n’était déjà établi avant d’entreprendre le voyage depuis le lointain amont, mais là, arrivé dans le delta, tout le paysage s’ingénue à flotter, à vaciller inlassablement vers l’horizontal, nuages, îles, forêts, roseaux, oiseaux, rives (mais où sont les rives ?), tout sur l’eau et autour de l’eau s’enfuit, dérive sans fin. Les eaux emportent tout. Peut-on trouver plus abstrait que la réalité des souvenirs dans cet univers horizontal à la fois mouvant et pourtant apparemment si immobile ? Le temps deltaïque est, semble-t-il, l’allié de l’oubli, de la désintégration et peut-être aussi, pour combien d’années encore, le dernier refuge continental de la lenteur.
   Seul le ciel frissonne et nous donne raison d’attendre un coucher de soleil imminent. Les mouvements sur les infimes langues de terre vacillantes, dans ces confins labyrinthiques d’eaux, de canaux, de roseaux, d’oiseaux et encore d’eaux, sont devenus imperceptibles ; ces peuples des « eaux-delà », dont tout l’art consiste à se dérober aux inquisiteurs et aux habitants eux-mêmes. Il n’y a plus ni aval, ni amont, ni sources, ni même delta, il n’y a que le fleuve immense sur lequel dérivent des pélicans blancs.

Eric Baude, Sulina, delta du Danube

le Danube à Sulina, photo Danube-culture, © droits réservés

Le delta du Danube et Sulina

   « Au voyageur fatigué du ciel et de l’eau, les bouches du Danube s’annoncent par un misérable village massé autour d’un dôme d’or, et qui semble flotter sur la mer. Plus loin Sulina paraît dans le même accroupissement au ras des flots. La ville est bâtie sur le sable, au milieu de roseaux verts et jaunes, et son peuple ne trouve d’ombre que celle de ses maisons. L’idée qui s’impose est celle d’une ville morte, roulée par le Danube et repoussée par la mer. La plaine et la mer se confondent, comme se confondent la plaine et le ciel. Il semble qu’il n’y ait de réel que le bateau immobile et Sulina qui se balance.
   De plus près, la ville montre un visage propre, une beauté médiocre de campagnarde et de pêcheuse. Elle voudrait s’égayer de quelques notes vives d’habits militaires comme de l’or de son dôme, mais l’immense cadre gris la rapetisse et l’éteint. Les mâts et les vergues des vaisseaux rangés au quai lui font un semblant d’avenue plantée d’arbres secs mais bientôt le regard se détourne d’elle pour interroger la grande route d’un Danube jaune et lourd.
   Le fleuve dessine deux ou trois larges courbes, puis devient un grand canal boueux tout bêtement droit, que double la ligne sèche du chemin de halage. Le long de ses berges, çà et là, se dressent, comme des bornes, des huttes au seuil desquelles brillent de beaux pieds nus. Aucun arbre d’abord, puis, comme une espérance, ils viennent un à un, et se massent enfin en petits groupes dans de petits jardins. Des barques en formes de pirogue où des hommes en bonnet de fourrure pagayent, sillonnent la pesanteur de l’eau silencieuse. Par endroits tremblent les ailes d’un moulin à vent.
   L’arrière pays n’est qu’un champ de roseaux semé d’étangs bleus qui s’ouvrent sur le fleuve jaune, et au bord desquels courent de petits chevaux, crinières battantes. La vie humaine se resserre dans un espace de vingt mètres au delà des berges, le long de la rangée des arbres verts. À quelques pas des pirogues tirées à terre et presque couchées sur les seuils, de petites maisons blanches, percées d’étroites fenêtres, s’échelonnent, posées sur le sable, et couvertes de toits de chaume quadrangulaire au milieu de minuscules jardins carrés. Puis vingt croix irrégulièrement dispersées parmi les touffes d’ajonc, comme un troupeau de bêtes immobiles, un héron au milieu d’une flaque bleue, un serpent qui traverse le fleuve… »

Pierre Dominique, « Le Danube », Les Danubiennes, Bernard Grasset, Paris, 1926

  « Cinq heures après avoir quitté Tulcea, le bateau était maintenant presque vide. Dans la réverbération du soleil couchant, eau grise et ciel se confondaient. Se sont dessinés enfin une tour, une grue, quelques immeubles du genre HLM : Sulina, bourgade du bout du fleuve. Et plus loin encore, une ligne sombre : la mer Noire.
La Commission européenne instituée par le Traité de Paris du 30 mars 1856 pour améliorer la navigabilité des embouchures du Danube a construit ces digues et ce phare achevés en novembre 1870. Les Puissances signataires du Traité ayant été représentées successivement par … » suit la liste des noms des mandataires de « l’Autriche-Hongrie, la France, la Grande-Bretagne, la Prusse et la Confédération d’Allemagne, la Sardaigne et l’Italie, la Turquie ». Cette plaque apposée sur une maison carrée en pierre grise qui abrite encore la capitainerie du port ne pourrait mieux évoquer le sort des peuples de la région et légitimer leur sentiment d’avoir été constamment dépossédés de leur histoire. On y trouve en effet deux absents. La Russie — elle venait de perdre la guerre de Crimée et donc de dire temporairement adieu à ses visées sur l’au-delà du fleuve — et surtout cette Roumanie qui n’était encore ici, en 1856, que la Valachie : la seule population présente sur ces confins n’a pas eu à participer aux décisions des cours européennes qui l’intéressaient au premier chef…

L’ancien palais de la Commission Européenne du Danube, au bord du fleuve, photo prise de l’ancien phare de Sulina, photo Danube-culture, droits réservés

Au-delà s’étendait un no man’s land de dunes, de canaux et d’étendues d’eau croupie, de poutrelle et de blocs de béton dont on ne comprenait pas la destination première. Et au-delà, encore, la mer, qui plus que Noire méritait le nom de Morte, tant le battement mécanique de ses vagues huileuses et sombres imitait maladroitement la respiration marine. « Beach ! » nous ont crié des jeunes filles. Elles ont disparu derrière des ronciers et nous ne les avons pas revues. Nous avons traversés le cimetière des Lipovènes. Qui sont les Lipovènes ? Une secte de Vieux Croyants persécutés en Russie et venus peupler ce rivage il y a cents ans. Mais encore ? La sage théorie de Klavdij selon laquelle, en voyage, on ne peut prétendre tout savoir et tout apprendre, qu’il faut laisser leur part d’autonomie et de mystère aux histoires que l’on croise, avait décidément du bon — surtout pour nous voyageurs à bout de souffle, qui avions l’impression d’être arrivés sur la fin d’un monde.

Photo Danube-culture, droits réservés

Des coques de bateaux échoués émergeaient des champs qui masquaient les eaux. Le soir tombait, c’était l’heure où la lumière qui s’enfuit exalte la passion photographique de Klavdij. Une proue noire se dressant très haut, nue, lui a fait oublier le temps, l’endroit, toute autre repère que cette forme enfoncée comme un coin géant dans le ciel, solitaire, lyrique, incarnant à la fois la désolation infinie et la pérennité du passage des hommes. Il l’a photographié longuement, puis a sauté d’une épave échouée en pleine terre à l’autre avec une frénésie qui lui a fait négliger ce que, moi, j’apercevais au loin : au sud, d’une haute tour de radiophare, nous parvenaient de soudains miroitements ; au nord se dessinaient, j’en étais certain, les tourelles et les mâts gris de bateaux de guerre accostés au ras de l’horizon, et il en émanait d’identiques éclairs rapides : il n’y avait pas de doute, nous étions observés, uniques humains sur ce Finistère. J’ai fini par repérer la silhouette d’un homme, non, de plusieurs, qui nous suivaient à la jumelle. Pour la première fois, j’ai senti monter une sourde angoisse et j’ai fini par la faire, un petit peu, partager à Klavdij, l’arrachant à un sentiment de plénitude dans son travail qu’il avait rarement vécu avec autant d’intensité depuis le début du voyage.

Entre Danube et mer Noire : la station météo, digue méridionale du chenal du bras de Sulina, photo Danube-culture, droits réservés 

Au bout d’un canal impossible à traverser, c’était enfin la jonction du fleuve et de la mer. En face, très loin, la côte ukrainienne. Du haut d’un mirador, un homme en civil, armé, nous a hélés avant de descendre. D’autres, boueux et hirsutes, sont sortis d’une cabane, se sont approchés, nous ont tendu la main qui ne tenait pas une bouteille de bière : « Ostarojno ! Granitsa ! Opasnïe ! — Attention, frontière, dangereux ! » presque mot pour mot et dans la même langue les paroles que nous avions entendues, il y avait plus d’un mois, au soir de notre arrivée dans le port de Durrës… Étaient-ils gardes frontières, roumains ou ukrainiens, étaient-ils pêcheurs ou contrebandiers, lipovènes ou tsiganes ? L’homme à la Kalachnikov a insisté pour nous ramener en barque à Sulina. Nous avons refusé avec l’obstination du désespoir, pour rebrousser chemin vers l’ouest. Longtemps, sans oser nous retourner, nous avons senti leurs regards nous suivre. Peut-être étions-nous arrivés ici aux bords d’une Europe, encore une autre qui s’affirmait d’emblée, celle-là, abruptement inconnue. »

François Maspero, Klavdij Sluban, Balkans-Transit, Éditions du Seuil, Points aventure, 1997 

Sulina, rive gauche, photo Danube-culture, droits réservés

   « Pendant deux heures, la chaloupe a descendu un petit canal bien serré dans ses murs de roseaux. La nuit est tombée, et Sulina ne s’est dévoilé qu’au dernier moment, à la lueur de ses rares lampadaires.
Débarquer de nuit à Sulina est propice aux fantasmes, aux sourdes appréhensions des villes portuaires qui ne montrent d’elles-mêmes qu’une rangée de hangars endormis, silhouettes fantastiques de bâtiments mystérieux. Il faut d’abord enjamber des chalutiers amarrés les uns aux autres avant de parvenir au quai obscur, plein d’ombres furtives et de chiens énervés. Mieux vaut attendre la lumière du jour pour dissiper ces peurs irrationnelles. Mais même de jour, Sulina reste peuplée de fantômes… »

Sulina en 1846, une vingtaine d’années avant que la Commission Européenne du Danube ne commence ses travaux. Le vieux phare se situe encore à l’embouchure (rive droite), le cimetière est au bord de la mer et sur la piste qui mène au bras et au village de Sfântu Gheorghe. Sur la rive gauche se trouve l’établissement de quarantaine. La légende précise que Sulina est entièrement construite en bois.

   « Il y a cent ans, le vieux phare était encore au bord de la mer. Trois ou quatre kilomètres de lande le dépassent maintenant, sédiments que le Danube n’en finit pas de drainer et qu’il dépose là avant de finir sa course. Un vaste terrain vague, cimetière d’épaves et d’installations portuaires dont il ne reste que les socles de béton. Tout au bout se dresse un mirador désaffecté. La vue, de là-haut, est imprenable. Sur Sulina, à l’ouest, devenue miniature. Sur l’immense courbe de la plage qui disparait vers le sud. Sur les côtes de l’Ukraine, que l’on devine loin au nord. Sur le Danube qui se perd en mer, vers l’est, un temps prolongé par de longues digues qui s’étirent et s’étiolent jusqu’au nouveau phare, au large. Et sur cette lande, juste au pied, qui émerge à peine des eaux, piquée de buissons penchés par les vents, langue de sable qui marque le point le plus oriental de Roumanie, assurément la limite d’une Europe, et qui s’enfonce comme une pointe dans les eaux de la mer Noire. »

Guy-Pierre Chaumette, Frédéric Sautereau, « Sulina, au bout d’une Europe, vit hors du temps », Lisières d’Europe, De la mer Égée à la mer de Barents, voyage aux frontières orientales, , Autrement, Paris, 2004

Eric Baude, © Danube-culture, mis à jour juin 2024

Sulina et la Commission Européenne du Danube

Sulina dans l’histoire européenne…

   L’histoire de Sulina et de la Dobroudja est liée à la présence dans l’Antiquité des tributs gètes et daces puis des comptoirs grecs, des empires romains ( province de Mésie), byzantin, bulgare, des nombreuses péripéties de l’histoire des principautés valaques et moldaves, du despotat de Dobroudja, des Empires turcs et russes et de la création du royaume de Roumanie ainsi que de ses querelles territoriales avec la Bulgarie. Si ces différents roumano-bulgares ont été heureusement résolus depuis, il reste encore par contre à démêler un certain nombre de litiges territoriaux entre l’Ukraine et la Roumanie qui se partagent un delta du Danube à la géographie en évolution permanente, les rives de cette partie européenne de la mer Noire et des eaux territoriales.
Sulina se situe aujourd’hui aux frontières orientales de l’Union Européenne.


Le nom de Selinas ou Solina, à l’entrée du bras du fleuve du même nom est déjà mentionné dans le long poème épique «L’Alexiade» d’Anna Commène (1083-1148), princesse et historienne byzantine. Dans le second Empire Bulgare au XIIIe siècle, le village est un petit port fréquenté par des marins et des commerçants génois qui passera sous le contrôle du Despotat de Dobrodgée, lui-même placé sous la protection de la Valachie en 1359. Sulina devient ottomane et à nouveau valaque en 1390 jusqu’en 1421 puis  possession de la principauté de Moldavie. Un document de juillet 1469 mentionne que « la flotte de la Grande Porte était à Soline », avant l’attaque de Chilia et de Cetatea Alba. Conquise avec la Dobrogée par les Ottomans en 1484 elle prend le nom le nom de «Selimya». Elle reste turque (ottomane) jusqu’au Traité d’Andrinople (1829) qui l’annexe à l’Empire russe. Le delta du Danube appartiendra à celui-ci de 1829 à 1856. La Convention austro-russe conclue à Saint-Pétersbourg (1840) est le premier document écrit de droit international qui désigne Sulina comme port fluvial et maritime. Cette convention jette les bases de la libre navigation sur le Danube. Malgré ses promesses, la Russie n’effectue aucun travaux d’entretien pour facilité la navigation fluviale sur le Bas-Danube et dans le delta afin de ne pas nuire à son propre port d’Odessa, situé à proximité sur la mer Noire. Sulina redeviendra une dernière fois turque après la Guerre de Crimée et le Traité de Paris (1856) du fait du retour des principautés de Valachie et de Moldavie dans l’Empire ottoman qui gardent toutefois  leurs propres administrations, le sultan ne faisant que percevoir un impôt sans possibilité d’ingérence dans les affaires intérieures.

Le nombre de navires de commerce anglais de haute mer qui entrent dans le Danube par le bras de Sulina est passé entretemps de 7 en 1843 à 128 en 1849, prélude à l’intensification du trafic qui transitera par ce bras après les aménagements conséquents de la Commission Européenne du Danube quelques années plus tard.
La population de Sulina se monte au milieu du XIXe siècle alors à environ 1000/1200 habitants qui vivent modestement  y compris les Lipovènes, pour la plupart de la pêche, de différents trafics et profitent également des nombreux naufrages de bateaux à proximité. Le seul aménagement existant est le phare construit par les Turcs en 1802. Les terres marécageuses qui entourent le village ne sont pas propices au développement du village.    Le traité de Paris engendre la création la Commission européenne du Danube (C.E.D.). Cette commission est composée de représentants de Grande-Bretagne, de France, d’Autriche, de la Prusse puis d’Allemagne, de Sardaigne puis d’Italie, de Russie et de Turquie et a pour mission d’élaborer un règlement de navigation, de le faire respecter et d’assurer l’entretien du chenal de navigation. Le Danube devient un lien important entre l’Europe de l’Ouest et l’Europe de l’Est. Parallèlement le chemin de fer se développe. Les voies convergent vers les ports du Bas-Danube comme ceux de Brăila et Galaţi où accostent de nombreux cargos internationaux. Sulina obtient le statut avantageux de port franc.

M.-Bergue, Sulina, port turc sur un bras du Danube à son embouchure, 1877

Quelques années après la création de la création de la C.E.D., la ville s’est développée le long d’une rue, de façon assez anarchique. On commence à voir apparaître quelques rues transversales. Les seuls aménagements effectués sont les deux digues destinées à éviter l’ensablement naturel du Delta et assurer l’accès des gros bateaux. La digue Sud a commencé à modifier l’aspect de l’embouchure. Les quais n’existent pas encore. La ville est avant tout une infrastructure dédiée au commerce. Le développement se fait sans aucun lien avec le territoire environnant (marécages), ni avec le reste du pays. C’est aussi à cette époque que se développe, en parallèle d’une expansion économique considérable due aux travaux d’aménagement de ce bras du Danube, à l’installation de la C.E.D. sur le Bas-Danube avec son siège à Galaţi, à la construction d’infrastructures (ateliers, hôpital…) et à la présence d’une partie de son personnel technique à Sulina, le concept d’Europe unie qui se manifeste par un esprit de tolérance et de coexistence pacifique multiethnique.

Selon un recensement de la fin du XIXe siècle le port et la ville sot alors peuplés de 4889 habitants parmi lesquels on compte 2056 Grecs, 803 Roumains, 546 Russes, 444 Arméniens, 268 Turcs, 211 Austro-Hongrois, 173 Juifs, 117 Albanais, 49 Allemands, 45 Italiens, 35 Bulgares, 24 Anglais, 22 Tartares, 22 Monténégrins, 21 Serbes, 17 Polonais, 11 Français, 7 Lipovènes, 6 Danois, 5 Gagaouzes, 4 Indiens et 3 Égyptiens ! Ont été également recensés sur la ville 1200 maisons, 154 magasins, 3 moulins, 70 petites entreprises, une usine et un réservoir pour la distribution d’eau dans la ville dont la construction a été financée par la reine des Pays-Bas venue elle-même en visite à Sulina, une centrale électrique, une ligne téléphonique de Tulcea à Galaţi, une route moderne sur une longueur de 5 miles, deux hôpitaux et un théâtre de 300 places.

L’hôpital de Sulina construit par la C.E.D., photo Danube-culture © droits réservés

Le nombre d’habitants variera entre les deux guerres de 7.000 à 15.000, variation due aux emplois liés aux productions annuelles de céréales qui étaient stockées au port de Sulina et chargées sur des cargos pour l’exportation, en majorité pour l’Angleterre. Ces activités commerciales engendrent l’arrivée d’une main d’oeuvre hétérogène de toute l’Europe y compris de Malte.

Le système éducatif éducatif est assuré par 2 écoles grecques, 2 roumaines, une école allemande, une école juive, plusieurs autres écoles confessionnelles, un gymnase et une école professionnelle pour filles ainsi qu’une école navale britannique. Les monuments religieux sont au nombre de 10 : 4 églises orthodoxes (dont 2 roumaines, une russe et une arménienne), un temple juif, une église anglicane, une église catholique, une église protestante et 2 mosquées.

9 bureaux ou représentations consulaires ont été ouverts : un consulat autrichien, les vice-consulats anglais, allemand, italien, danois, néerlandais, grec, russe et turc. La Belgique dispose d’une agence consulaire. Les représentants consulaires fondent un club diplomatique.

   D’importantes compagnies européennes de navigation ont ouvert des bureaux  et des agences : la Lloyd Austria Society (Autriche), la Deutsche Levante Linie (Allemagne), la Compagnie grecque Égée, la Johnston Line (Angleterre), la compagnie Florio et Rubatino (Italie), la Westcott Line (Belgique), les Messageries Maritimes (France), le Service Maritime Roumain… Les documents officiels sont rédigés en français et en anglais, la langue habituelle de communication étant le grec. Une imprimerie locale édite au fil du temps des journaux comme la «Gazeta Sulinei»,le «Curierul Sulinei»,le «Delta Sulinei» et les «Analele Sulinei»…


Les activités économiques déclinent avec la Première Guerre Mondiale et reprennent à la fin du conflit, la Roumanie ayant obtenue la Transylvanie et la Bessarabie. Les empires autrichiens et ottomans ont disparu.  Après quelques années favorables Sulina connaît une sombre période avec la perte de son statut de port franc en 1939 et avec la dissolution de la C.E.D. voulue par l’Allemagne. Les représentations consulaires ferment. Devenue objectif stratégique la ville est bombardée par les Alliés le 25 août 1944, bombardements qui conduisent à la destruction de plus de 60 % des bâtiments.

Cimetière multi-confessionnel de Sulina, photo Danube-culture © droits réservés

Une nouvelle Commission du Danube est créée à Belgrade en août 1948. Cette institution succède à la Commission Européenne du Danube instaurée par le Traité de Paris de 1856 et à la Commission Internationale du Danube. Le Danube est toutefois coupé en deux blocs comme le continent européen. De plus la construction pharaonique du canal entre Cernavodă et Constanţa imposée par les dirigeants communistes et qui ne sera achevé qu’en 1989, permettra aux navires de rejoindre directement la mer Noire par Constanţa en évitant Sulina et le delta du Danube.

Le palais de la Commission Européenne du Danube, occupé aujourd’hui par l’Administration Fluviale Roumaine du Bas-Danube, photo Danube-culture, © droits réservés

Le même régime communiste roumain d’après guerre tentera également d’effacer les souvenirs de la longue présence (83 ans) de la Commission Européenne du Danube dans la ville. Le patrimoine historique de la C.E.D. est heureusement aujourd’hui en voie de rénovation grâce à des fonds européens.

Maison du marin et écrivain Jean Bart, photo Danube-culture © droits réservés

   Le recensement de 2002 établissait le nombre d’habitants à à 4628 habitants soit un déclin de 20% de la population au cours des 12 dernières années, déclin du au marasme de la vie socio-économique de l’ancien port-franc, au manque de dynamisme politique local malgré une fréquentation touristique en hausse.

Sources :
voci autentico româneşti
https://www.voci.ro/

La Nabada d’Ulm : une grande fête nautique danubienne !

    Selon la tradition, le maire d’Ulm prête également ce jour-là devant les habitants de la ville le serment d’être un édile honnête et impartial dans la gestion de la cité, tant pour les pauvres que pour les riches. La Nabada commence l’après-midi à 16h.

L’édition 2023 de la Nabada d’Ulm, une des fêtes danubiennes les plus populaires du cours du fleuve, photo droits réservés

Nabada est un mot du dialecte souabe pour « hinunter » (vers le bas, vers l’aval). Et l’on vient aussi de très loin pour admirer ce carnaval aquatique qui met en scène toutes sortes de drôles embarcations animées à thème ou non, musicales… qui descendent alors le Danube sur un parcours de 7 km.

Le Danube fait partie intimement de l’histoire fluviale de la ville avec  ces deux petits affluents, l’Iller (147 km) et la Blau (22, 3 km) dont le nom ne provient pas comme on pourrait le croire de la couleur bleue (blau en allemand) mais vraisemblable du mot celte Blava, deux  rivières qui se jettent dans le fleuve à cet endroit, cette dernière traversant joyeusement le bastion des pêcheurs (Fischerbastei). 

Le bastion des pêcheurs d’Ulm sur la rive gauche du Danube, photo Danube-culture © droits réservés

    Ulm et le Danube c’est d’abord ce bastion historique des pêcheurs, aujourd’hui haut-lieu touristique sur la rive gauche du Danube, en contrebas de la cathédrale miraculeusement épargnée par les bombardements pendant la deuxième guerre mondiale et dont la flèche est la plus haute du monde (161,53 m).

La nef centrale de la cathédrale d’Ulm, photo © Danube-culture, droits réservés

   Le Danube souabe ce sont aussi les fameux « Ulmer Schachtel » dénommés en français « boites d’Ulm », ces coches d’eau construits sur le modèle des « Zille » viennoises dont on trouve une représentation sur la façade sud de l’Hôtel de ville, embarcations de transport en bois à fond plat, et destinées en principe à ne servir que pour un voyage aller (le bois pouvait être alors revendu sur le lieu d’arrivée ou servir de matériel pour la construction de maisons et autres bâtiments).

Un « Ulmer Schachtel » (boîte d’Ulm), fresque peinte sur la façade sud de l’Hôtel de ville, photo Danube-culture © droits réservés

De nombreux colons souabes, les Donauschwaben, descendirent le fleuve sur ces embarcations à la rencontre de leur destin pour s’installer au XVIIIe et XIXe, en plusieurs vagues successives (3 importantes vagues au XVIIIe soit environ 150 000 colons sur des territoires danubiens souvent marécageux des confins de l’Europe centrale et de l’Europe orientale, territoires reconquis au détriment de l’Empire ottoman soit par l’Empire autrichien (Banat, Batchka, Syrmie…), soit par l’Empire russe (Bessarabie, Dobroudja). Dans un tragique retournement dont l’histoire des hommes a le secret, un grand nombre de leurs descendants, fuyant les armées soviétiques, referont au XXe siècle, à la fin de la seconde guerre mondiale, le trajet en sens inverse jusqu’en Souabe pour les plus chanceux d’entre eux. Une visite au passionnant Musée central des Souabes du Danube d’Ulm permet de mieux comprendre leur épopée. 

Enseigne dans le bastion des pêcheurs, photo © Danube-culture, droits réservés

La ville d’Ulm fête encore le Danube avec de célèbres joutes nautiques, le Fischerstechen, une manifestation dont l’origine remonte au XVe siècle voire au Moyen-âge. Elle se déroule sur le fleuve tous les quatre ans, les deux dimanches précédent le lundi du serment. 16 équipages déguisés avec des costumes historiques défilent dans la ville puis s’affrontent à l’aide de lances en bois sur des « Zille » sous le regard amusé des spectateurs. Baignade dans le Danube pour les participants garantie sauf pour le vainqueur !  La dernière édition a eu lieu en 2017 et la prochaine édition du Fischerstechen se déroulera le 18 juillet 2021. On s’y retrouve ?

Eric Baude pour Danube-culture © droits réservés, mis à jour juillet 2024

Le Fischerstechen d’Ulm en 2017, photo droits réservés

Pour séjourner et visiter Ulm :
Office du Tourisme d’Ulm (très courtois et efficace) :
https://tourismus.ulm.de
tourismus-region-ulm.de
www.ulmer-schifferverein.de
schwoermontag.com
(en allemand)

Musée central des Souabes du Danube (Donauschwäbisches Zentralmuseum Ulm) :
www.dzm-museum.de

Bastion des pêcheurs, photo Danube-culture © droits réservés

L’axe fluvial Rhin-Danube : mythes et réalités

   Cette vision comporte à la fois une dimension mythologique et une base objective. Le Rhin et le Danube sont deux fleuves très différents qui ont connu des histoires distinctes et entre lesquels les échanges restent limités. La relation Strasbourg – Mer Noire relève davantage du trajet imaginaire que de la réalité logistique. Mais le canal reliant ces deux fleuves est une réalité tangible autant qu’un lien symbolique ; les potentialités de la navigation intérieure européenne se concentrent pour 90 % sur ces deux grands fleuves qui se trouvent de plus en plus unis par des problématiques semblables.
Ces éléments contradictoires méritent d’être démêlés: entre construction géopolitique et pragmatisme de terrain quel est le contenu effectif du « corridor » Rhin-Danube et quelle signification celui-ci peut-il avoir pour Strasbourg dans l’Europe des Transports ? Voilà les quelques questions que la présente étude va tenter d’éclairer.1) Le facteur historique
Le Rhin comme le Danube ont une longue et riche histoire, mais il serait vain de remonter trop loin dans le passé dans le souci d’en éclairer les évolutions actuelles. L’histoire moderne des deux fleuves commence au XIXe siècle. Cette histoire est marquée dans les deux cas par une compétition des grandes puissances, laquelle n’a pas empêché la lente affirmation de principes essentiels relatifs à l’utilisation des voies navigables. Mais les rythmes ont été très différents pour le Rhin et le Danube.

Le Rhin entre dès le début du XIXe siècle dans la modernité avec deux changements fondamentaux :
– l’avènement de la « banane bleue », une zone de fort développement économique entre Bâle et Rotterdam dont le Rhin deviendra l’axe de transport privilégié ;
– la transformation du Rhin en fleuve international avec l’occupation par la France de la rive gauche3.

Cette évolution s’exprimera d’abord dans la Convention de l’octroi du Rhin de 1804, fondement de la modernisation de cette voie d’eau, confiée dès ce moment à une administration centrale ayant son siège à Mayence4. Le Congrès de Vienne confirmera cette orientation et lui donnera son soubassement philosophique : le principe de liberté de navigation sur les fleuves internationaux.

Le XIXe siècle sera consacré à la mise en œuvre progressive, difficile, mais constante de ce principe de liberté de navigation :
–  mise en place d’une réglementation uniforme pour les bateaux et les équipages sur l’ensemble du Rhin de Bâle à Rotterdam,
–  garantie de l’égalité d’accès et de traitement pour les usagers de cette voie d’eau,
–  suppression des péages et droits de navigation,
–  élimination des obstacles physiques à la libre navigation par l’aménagement du chenal navigable en vue de son utilisation par des bateaux modernes et le développement des infrastructures portuaires,
–  intégration du transport rhénan dans un système économique global et équilibré5.

Dès le milieu du XIXe siècle le Rhin était ainsi devenu un axe de circulation international, extrêmement actif et hautement internationalisé. À partir de 1815, il avait été doté d’un organe de gestion qui allait progressivement affirmer son efficacité, la Commission Centrale pour la Navigation du Rhin, laquelle a, en quelque sorte, façonné cette voie d’eau au plan physique, juridique et économique. Cette institution dont le siège est installé à Strasbourg depuis 19206 a su traverser les trois guerres franco-allemandes sans troubles majeurs, offrant ainsi au Rhin une histoire linéaire7, certes marquée de nombreuses crises, mais sans rupture jusqu’au seuil du XXIe siècle. De la Suisse jusqu’à son embouchure, le Rhin sera profondément transformé, régulé8, canalisé, non seulement pour constituer une voie navigable de plus en plus performante, mais aussi pour produire de l’énergie électrique, pour protéger contre les inondations, pour servir à l’irrigation, pour fournir de l’eau potable, etc.9
   Alors que la batellerie a été profondément affectée dans tous les pays européens par une crise profonde à compter des années 1970, la navigation rhénane a surmonté cette crise sans trop de difficulté pour s’affirmer au début du XXIe siècle comme un des axes fluviaux les plus développées du monde10.
L’histoire du Danube est bien plus troublée. Son histoire moderne ne commence qu’en 185611, – soit un demi-siècle après celle du Rhin -, avec le Traité de Paris qui, comme pour le Rhin, consacre le principe de la liberté de navigation en faisant référence aux mêmes principes de l’Acte final du Congrès de Vienne que ceux qui ont marqué le Rhin, à savoir la liberté de navigation, et en recourant, comme pour le Rhin, à la création d’un organe de gestion, la Commission Européenne du Danube, chargée d’organiser cette libre circulation dans la partie inférieure du Danube. Cette Commission aura même des fonctions beaucoup plus importantes que la Commission du Rhin puisqu’elle réalisera elle-même et financera directement par des emprunts et des péages, les travaux d’aménagements dans les bouches du Danube. Cependant, le Traité de Paris de 1856 n’arrivera pas à fonder l’unité de régime : à côté de la Commission européenne du Danube pour la partie inférieure du fleuve, une autre Commission des riverains, au fonctionnement plus chaotique est créée pour la partie supérieure du Danube. Malgré le Traité de Paris de 192112 qui confirme le rôle de la Commission européenne du Danube, des régimes distincts diviseront ainsi le Danube en 3 ou 4 sections distinctes jusqu’à la seconde guerre mondiale, expression des conflits d’influence des « puissances » concernées. Malgré une activité de navigation non négligeable et divers travaux d’aménagements13, le Danube restera en retrait sur l’intense activité caractérisant le Rhin. Le Danube est aussi pour une bonne part demeuré un fleuve naturel sinon sauvage14.

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale une nouvelle commission sera instituée par la Convention de Belgrade de 1948. Le régime est unifié mais sous la conduite de l’Union soviétique et du Comecon, en excluant les Etats non communistes, même ceux qui sont parties prenantes à la navigation danubienne : l’Autriche15  l’Allemagne16, et en écartant de façon générale toutes les puissances occidentales. Cette Commission du Danube ne sera qu’un instrument au rôle limité17 aux mains du pouvoir soviétique.

La période actuelle s’ouvre pour le Danube avec la chute du mur der Berlin. Il traverse d’abord une série de crises : crise yougoslave avec les bombardements de l’OTAN sur le pont de Novi Sad dont les débris ont bloqué la circulation fluviale pendant plusieurs années, crise économique due à l’effondrement du système soviétique et de l’économie planifiée, crise sectorielle du fait d’une privatisation anarchique des anciens armements d’États dans les pays danubiens. La navigation danubienne, qui représentait quelque 90 M de tonnes en 1980, tombe à seulement quelques millions de tonnes à la fin des années 1990.

Aujourd’hui le système danubien tente de se réorganiser. La Commission du Danube s’est ouverte à de nouveaux membres et l’on envisage de réviser ses statuts. L’intégration de la plupart de ses Etats membres dans l’Union européenne modifie en profondeur son fonctionnement. Mais le Danube reste encore un axe fluvial en devenir : il faut reconstituer les flux de transport, renouveler les flottes, aménager le chenal de navigation, moderniser les infrastructures, redéfinir le cadre réglementaire.

Ce rapide survol permet de constater que si le Rhin et le Danube connaissent des principes communs (liberté de navigation – gestion par une organisation internationale), la réalité de leur histoire a été très différente et leur degré de développement apparaît hétérogène. Les deux fleuves ont connu des histoires totalement distinctes relevant d’espaces géopolitiques profondément dissemblables. Jusqu’à une période récente, il n’y a guère eu de relation entre eux.

2) Le canal Rhin-Main-Danube
L’histoire de cette relation commence sérieusement avec la réalisation du canal à grand gabarit Rhin-Main-Danube. La construction de ce canal n’a cependant en rien été l’expression d’une action commune des autorités rhénanes et danubiennes. Cela a été un projet allemand perçu au départ plutôt avec méfiance dans les deux bassins qu’il entendait mettre en relation.

Conçu dans les années 1920, ce canal a été mis en service en 1992. Entre le début et la fin des travaux les contextes économique, technologique et géopolitique se sont modifiés à plusieurs reprises de façon radicale. Les types de transport réalisés sur ce canal (type de marchandises, destination, caractère des bateaux, etc.) sont profondément différents de ceux envisagés, il y a encore moins de 20 ans c’est-à-dire avant le chute du mur de Berlin.

Au début des années 1980, on craignait encore que le canal permette « l’invasion » du système rhénan par des flottes d’Europe de l’Est subventionnées dans le cadre d’un système d’économie d’Etat. Devant cette crainte, la Commission Centrale pour la Navigation du Rhin a modifié l’Acte de Mannheim de 1868, qui constitue encore aujourd’hui son fondement juridique, pour limiter la liberté de navigation et en réserver la jouissance complète aux seuls bateaux des Etats riverains et de la Communauté européenne18. A cette époque, encore peu éloignée, la constitution d’un axe Rhin-Danube apparaissait non comme une promesse de collaboration mais plutôt comme une occasion de conflit.

La construction du canal a suscité aussi de vives critiques en Allemagne même tout au long de la longue histoire de sa construction. La rentabilité de l’opération a été fortement contestée19. Malgré les efforts déployés pour intégrer l’ouvrage dans le paysage, les contestations relatives aux atteintes à l’environnement20 ont été très vives et continuent de bloquer l’aménagement du Danube sur le secteur Straubing-Vilshofen empêchant les investissements déjà réalisés de produire leur pleine efficacité.

La construction du canal fut aussi marquée par une discussion complexe sur le statut juridique que devrait prendre cette voie d’eau : le Traité de Versailles avait prévu21 que dans le cas de la construction d’une liaison à grand gabarit, celle-ci devait recevoir un statut international et être soumise à une administration spéciale. Mais l’Allemagne a considéré que cette disposition était caduque et qu’il était légitime que cet aménagement relève exclusivement de son droit national tout en étant ouvert à la circulation internationale. Cette discussion a perdu son importance avec la généralisation par le droit communautaire des règles de libre circulation.

Aujourd’hui le canal est réalisé et est reconnu comme une réalisation d’importance européenne. Bien qu’il fonctionne dans un cadre économique et politique tout différent de celui connu au moment de sa construction, les prévisions de trafic ont été atteintes et même dépassées. La chute du mur de Berlin a fait disparaître les économies planifiées et le canal est apparu comme un trait d’union providentiel entre deux marchés fluviaux soumis aux mêmes principes de l’économie de marché et de la libre concurrence.

Autrefois redouté comme une source de perturbation, le canal est ainsi devenu le symbole d’un changement de paradigme : au lieu d’avoir des bassins fluviaux séparés, connaissant chacun son économie propre, on allait voir se constituer un réseau européen unifié de la navigation intérieure de la Mer du Nord à la Mer noire. La jonction à grand gabarit entre le Rhin et le Danube a donné lieu depuis 10 ans à une abondante littérature expliquant que la navigation intérieure européenne se trouvait radicalement transformée du fait de cette nouvelle infrastructure, la possibilité étant désormais ouverte de relier les ports rhénans aux ports danubiens.

En réalité cependant, malgré l’importance incontestable de cette liaison, les principaux flux traditionnels, caractérisant la navigation intérieure n’ont pas été remis en cause. Sur un total d’environ 400 M de tonnes circulant sur les voies navigables européennes, il n’en est pas plus de 10 qui transitent à travers le canal Main-Danube, dont peut-être la moitié, corresponde à un trafic interbassin22. On peut donc estimer à 5 millions de tonnes la quantité de marchandises qui transitent entre le bassin rhénan et le bassin danubien23. En terme de flotte, cela signifie que les bateaux danubiens accédant au Rhin équivalent à moins de 2 % de la flotte rhénane24 tandis que les bateaux rhénans utilisant le Danube correspondent à 15 % environ de la navigation danubienne.

Cette situation n’évoluera pas rapidement de façon fondamentale car l’essentiel des trafics rhénans sont des trafics Nord-Sud reliant les ports de mer « ARA » (Amsterdam, Rotterdam, Anvers) à leur Hinterland. Les relations transversales entre bassins fluviaux vont certes se développer, mais elles resteront de moindre ampleur : dans le cas d’une utilisation maximale, le canal Main-Danube permettra une transition d’environ 15 MT à comparer avec les 300 MT transportées sur le Rhin.

Pour Strasbourg, la liaison vers le Danube a eu des incidences surtout au niveau du trafic des bateaux de passagers, en raison des croisières Strasbourg-Vienne-Budapest organisées entre autre par la Compagnie alsacienne Europe-Croisière [CroisiEurope]. Par contre, la seule compagnie française encore active sur le Rhin, la CFNR n’a guère d’activité en direction du bassin danubien25. Les transports fluviaux entre la France et le bassin danubien, déjà faibles, se sont encore réduits entre 2000 et 200526. Par contre, ils se sont développés par les Pays-Bas.

Si les échanges de marchandises entre les deux bassins restent modestes, l’intégration se manifeste cependant encore sur d’autres plans. Celle qui est la plus remarquable concerne la circulation des travailleurs : le bassin rhénan, en particulier, et la batellerie occidentale en général connaissent une pénurie de main d’œuvre. Celle- ci est compensée par l’emploi de personnel venant d’Europe centrale et orientale : tchèques, slovaques, hongrois, roumains, bulgares ou ukrainiens. Combien sont-ils et quelle est leur situation juridique exacte ? On ne le sait pas mais on s’accorde à considérer cette présence comme significative. En règle générale, les travailleurs ressortissants des Etats nouvellement adhérents ne disposent pas encore de la liberté d’établissement ; mais chaque Etat a son régime propre d’aménagements en matière d’emploi du personnel étranger. De surcroît, s’agissant d’une activité qui est largement internationale, les contrôles sont difficiles : par exemple, dans quelle mesure la police allemande peut-elle vérifier les conditions d’emploi d’un ressortissant roumain travaillant à bord d’un bateau suisse ?

Si les travailleurs migrent de l’Est vers l’Ouest, le capital et les bateaux migrent plutôt de l’Ouest vers l’Est. De plus en plus fréquemment des bateaux sont achetés en Europe de l’Ouest pour être réutilisés sur le Danube27.

Il n’est donc pas faux de dire qu’un marché unique de la navigation intérieure est en train de se constituer entre le Rhin et le Danube.

3) La dimension « axiale » de la liaison Rhin-Danube

Peut-on pour autant parler à bon droit d’un « axe » fluvial Rhin-Danube ?

Même si ce terme est entré dans l’usage commun28, il doit être interrogé. Qu’entend-on au juste par axe de communication ?

On connait certes l’exercice consistant à dessiner des lignes de forces, des zones et des points centraux sur des cartes, afin de mieux expliquer les courants sous- jacents. Les techniciens de l’aménagement du territoire ont emprunté ces représentations aux géographes pour structurer l’espace en axes et en centres de niveaux hiérarchiques variables.

Le Rhin constitue un objet privilégié pour ce genre d’exercice29. Les réseaux hydrographiques en général ont souvent servi de référence pour de telles constructions, en particulier dans la géopolitique allemande30. Les fleuves apparaissent comme des « épines dorsales » assurant la structuration des espaces.

S’agissant de l’Europe médiane, il est possible d’esquisser une « échelle navigable »31 dont la base Nord-Sud serait constituée par le couloir rhénan et les « barreaux » correspondraient d’une part au couloir du Mittellandkanal récemment rénové et destiné à se prolonger vers la Pologne et d’autre part au couloir « Main- Danube ». A terme, ces deux couloirs pourraient s’appuyer sur un autre axe Nord Sud à savoir la liaison Elbe-Oder, elle-même prolongée par un canal Danube-Oder envisagé dès le début du XXe siècle et dont la réalisation est encore régulièrement évoquée de nos jours32. La construction du canal Main-Danube apparait ainsi comme s’intégrant dans un effort séculaire de la Prusse puis de l’Allemagne de réaliser des liaisons Est-Ouest pour contre-balancer les orientations Nord-Sud des principaux cours d’eau allemands. Avec l’unification allemande, cette préoccupation a retrouvé toute sa force.

Ainsi, M. Barrot, Commissaire européen chargé des Transports, y a fait référence récemment lors d’une audition par le Parlement européen, évoquant la volonté des institutions communautaires d’améliorer lest transports transeuropéens                  » notamment sur l’axe Rhin- Danube appelé à constituer dans l’Union élargie une voie de transport privilégiée pour le fret ».

Incontestablement, l’élargissement de l’Union européenne, son recentrage vers l’Est et la volonté de celle-ci de mieux maîtriser le développement des transports par la définition de « réseaux européens de transport »33 et la détermination de corridors de transports le Danube constitue l’un des éléments,34 ont renforcé l’attention sur l’axe Rhin-Main-Danube, qui correspond à cette réorientation Est-Ouest des courants d’échange au sein de l’Europe. Dans la conception d’une restructuration du nouvel espace européen, la voie navigable Rhin-Main-Danube apparaît ainsi comme un facteur fort d’intégration35.

Ce recentrage désavantage la position de la France, mais pourrait, relativement renforcer celle de l’Alsace et de la Moselle36 si celles-ci savent exploiter la carte de l’Europe médiane. La faible participation de Strasbourg et de l’Alsace au développement de l’axe Rhin- Danube constitue une illustration d’une utilisation suboptimale de cette région de son ouverture à l’Europe médiane37.

La pertinence du couloir Main-Danube peut apparaître comme encore renforcée dans la mesure où il est complété par des liaisons autoroutières et ferroviaires. En effet, dans une optique de structuration des territoires, les différents modes de transport sont complémentaires plus que concurrentiels38.

Il reste39 que la voie navigable n’exerce plus la même force structurante qu’au XIXe siècle où l’industrie était étroitement dépendante de transports pondéraux (le charbon, l’acier) et où on ne disposait pas des facilités technologiques et énergétiques qui permettent aujourd’hui d’échapper aux voies de communication naturelles. S’il est vrai que le transport fluvial est le plus économe en énergie et théoriquement le moins cher, la compétitivité de la voie navigable s’affirme difficilement en raison des contraintes qui lui sont propres40.

Les réseaux transeuropéens (RTE) de transport, d’énergie et de télécommunication ont, en ce qui concerne l’aspect transport (TEN-T) fait l’objet d’un plan d’actions prioritaires adoptées par une décision mise à jour en 2004 (voir COM (2007) 32 du 31.01.2007 sur les 30 projets prioritaires retenus, deux concernant la navigation fluviale Transport european networks. Dans cette volonté de tracer des axes et des corridors, la Commission renoue dans une certaine mesure, avec les traditions de la géopolitique classique.

La voie fluviale doit s’articuler sur un ensemble d’autres fonctions (centres multimodaux), complémentarités avec d’autres activités (production d’énergie hydraulique) et suppose une étroite interaction entre les acteurs de la voie d’eau et les acteurs de la terre. Cette symbiose est encore à construire pour que la liaison Main- Danube puisse véritablement s’affirmer comme un « axe ».

Il faut aussi que sur le plan des règles applicables au transport fluvial, l’harmonisation des régimes soit réalisée. Cet objectif est déjà réalisé pour une grande part.

4) L’unification des réglementations et la coopération entre les deux Commissions fluviales du Rhin et du Danube

Très fréquemment, on entend que l’un des obstacles les plus importants à l’intégration des bassins rhénan et danubien tiendrait à la différence des régimes juridiques applicables et notamment à l’existence de droits fluviaux très différents, celui du Rhin d’une part fondé sur l’Acte de Mannheim et celui du Danube d’autre part fondé sur la Convention de Belgrade. Personne ne conteste l’utilité d’un rapprochement des règles juridiques applicables sur le Rhin et le Danube afin de donner à ce marché en cours d’intégration un cadre approprié au plan du droit.

Cependant, beaucoup de progrès ont été faits ces dernières années à cet égard. En réalité, l’harmonisation juridique est déjà très largement réalisée. La coopération entre la Commission Centrale pour la Navigation du Rhin et la Commission européenne y a contribué de manière utile. Mais les progrès essentiels de l’harmonisation se sont réalisés par d’autres voies.

Depuis la fin des années 1980, les échanges se sont développés entre les secrétariats des deux Commissions. Un échange de lettres à eu lieu pour officialiser ces contacts. En juin 2001, une rencontre solennelle des deux Commissions a été organisée à l’occasion de la signature de la Convention CMNI relative au contrat de transport de marchandises en navigation intérieure, convention dans l’adoption de laquelle la CCNR a joué un rôle décisif et à laquelle la Commission du Danube a apporté son appui.

Les deux Commissions sont conscientes qu’elles ont un rôle important à jouer dans le rapprochement des deux bassins. On peut parler d’un approfondissement constant des échanges à leur niveau. Les échanges entre Strasbourg et Budapest41 sont devenus réguliers, même si chacune des deux organisations a gardé son style propre, et si l’intégration pourrait encore connaître des avancées.

Les difficultés au rapprochement tiennent à divers aspects :
la profonde différence entre la navigation rhénane, une des plus évoluées du monde, et la navigation danubienne, nettement moins avancée et en voie de recomposition après les crises des années 1990 ;

les divergences d’approche des deux Commissions : la CCNR a pu développer une législation uniforme pour l’ensemble du Rhin, pour laquelle elle dispose de la compétence exclusive dans le cadre d’un pouvoir réglementaire propre ; la Commission du Danube ne dispose que d’un pouvoir de recommandation, si bien que la réglementation reste variable selon les pays (avec cependant l’obligation pour chaque Etat riverain de reconnaître l’équivalence des autorisations délivrées par les autres Etats). L’absence de pouvoir réglementaire propre est considérée de façon générale comme les causes de l’efficacité limitée de la Commission du Danube :

la moindre intégration politique, économique et culturelle du bassin danubien par rapport au bassin rhénan. Beaucoup plus vaste (Le Danube a une longueur de 2850 km, dont 2440 navigables par rapport au Rhin, qui de Bâle à Rotterdam ne comporte que 1326 km dont 883 navigables) ; le Danube unit des régions aux caractéristiques géographiques et culturelles très diverses, alors que le Rhin relie des pays ayant sensiblement les mêmes références sociales, culturelles et économiques.

L’échange s’est exprimé notamment par le fait que 5 pays danubiens sont devenus observateurs auprès de la CCNR et 2 pays rhénans observateurs auprès de la CD sans oublier la position de l’Allemagne, membre des deux Commissions. La France de son côté a sollicité le statut de membre à la Commission du Danube42. Par ailleurs, un groupe de travail commun a été créé entre les deux Commissions en ce qui concerne le rapprochement des législations en matière de titres de conduite (appelés patentes sur les deux fleuves). Un travail minutieux de comparaison a été fait entre les réglementations applicables sur les deux fleuves. Sur certains plans, ces réglementations sont de plus en plus proches. Sous différentes formes, une reconnaissance réciproque des certificats de conduite est assez fréquente mais pas encore générale43.

En fin de compte, la réglementation rhénane a acquis une position « pilote » au niveau de toute l’Europe. Elle est imitée par d’autres Etats, par la Communauté européenne et par la CEE-ONU44. La Commission du Danube n’a souhaité reconnaître une filiation directe entre sa réglementation et celle du Rhin et préfère se référer aux recommandations de la CEE-ONU, laquelle s’inspire cependant directement de la réglementation rhénane.

En fait l’unification réglementaire entre le Rhin et le Danube n’a pas été réalisée par les deux Commissions fluviales mais grâce au développement de la Communauté européenne.

Celle-ci a accepté dans les dernières années de reprendre une bonne part des réglementations rhénanes et de les rendre applicable au plan européen. Ainsi, en matière de prescriptions techniques pour les bateaux, la nouvelle directive adoptée fin 2006 s’aligne en ce qui concerne les voies navigables les plus importantes, sur les règles valables pour le Rhin. Ce sont ces dernières règles qui s’appliquent aux États de la Communauté et donc aussi à la plupart des Etats danubiens, lesquels sont entre- temps devenus membres de l’Union européenne. C’est par ce biais que les mêmes règles sont désormais applicables sur le Rhin et sur le Danube45. Le même procédé fonctionnera pour le règlement des marchandises dangereuses (ADN) lorsqu’en 2009 aura été adoptée une directive concernant cette matière.

Quelle organisation future pour les systèmes fluviaux rhénans et danubiens ? Les progrès de l’intégration communautaire en matière de navigation intérieure conduisent à s’interroger sur l’avenir des Commissions fluviales et sur les caractéristiques futures de la gestion de l’axe Rhin-Danube. Les deux réseaux Rhin et Danube et leur canal de jonction représentent le cœur du système de la navigation intérieure européenne. Il est, dès lors, cohérent que ces éléments essentiels ne soient pas gérés de plus en plus étroitement au niveau communautaire. Mais cela doit se faire au détriment de l’initiative des Commissions fluviales dont le rôle historique apparaît ainsi comme dépassé aux yeux de certains observateurs ?

Les acteurs de la navigation intérieure européenne veulent échapper au dilemme en concevant un système de gestion de la navigation intérieure qui soit à la fois unifié et décentralisé, intégré au plan communautaire et appuyé sur les commissions fluviales. En effet, les milieux de la navigation rhénane et danubienne aspirent à la fois à l’unité et à la sauvegarde de ces institutions séculaires qui ont accompagné le développement des deux grands fleuves européens depuis le XIXe siècle.

L’axe Rhin-Danube illustre que les commissions fluviales ne peuvent suffire à maîtriser des processus d’ampleur européenne. Mais seul un contact étroit avec les acteurs du terrain, comme le pratique la Commission Centrale pour la Navigation du Rhin, permet de connaître les vrais problèmes et de trouver leur solution. L’avenir sera donc celui-ci d’une étroite collaboration entre les instances communautaires et les deux Commissions fluviales.

Les explications qui précèdent montrent que l’axe Rhin-Danube est une réalité, dont l’importance va certainement croître dans les années à venir. Mais cette réalité garde une importance plutôt marginale pour Strasbourg qui ne profite guère des potentialités offertes par cette voie de communication pour développer de nouvelles solidarités économiques avec l’Europe médiane.

Avec la redécouverte du transport fluvial qui s’imposera dans les années à venir, sous l’effet combiné de la saturation des routes et de la nécessité de privilégier des modes de transports moins polluants, cette situation pourrait bien être appelée à changer.

Jean-Marie Woehrling, ancien Secrétaire Générale de la Commission Centrale pour la Navigation sur le Rhin, Documents et articles sur l’histoire de la CCNR, www.ccr-zkr.org

Notes :
1 Donc en laissant à part les grands fleuves d’Ukraine et de Russie, notamment le Don et la Volga.
2  Voir le Monde diplomatique, janvier 1993 Philippe Rekacewicz.
3 Auparavant le Rhin était d’une part essentiellement allemand et fondamentalement émietté en une multitude de régimes particuliers.
4  A Strasbourg, existait semble-t-il (selon une étude réalisée par Mr Roger Lévèque sur la vie de Jean-François Honoré Merlet http://perso.orange.fr/roger.leveque/magistrat.html) un « magistrat du Rhin » créé par décret du 27 octobre 1808 « chargé de l’examen et de la décision de toutes les questions relatives à la conservation de la rive gauche du Rhin depuis Huningue jusqu’à la frontière du Royaume de Hollande et de la conservation de la rive droite du fleuve à Kehl, Cassel et autres territoires appartenant à l’Empire ».
5 Le Fameux « capitalisme rhénan » s’exprime de manière illustrative dans la gestion du Rhin, laquelle est caractérise par une bonne collaboration de l’ensemble des acteurs concernés: bateliers, chargeurs, constructeurs, assureurs, opérateurs, etc…
6 Dans l’ancien palais impérial allemand édifié dans les années 1880 et devenu « Palais du Rhin » après la 1ère Guerre Mondiale en l’honneur de la Commission Centrale.
7 Malgré l’alternance des forces dominantes : la France jusqu’en 1814, la Prusse puis l’Allemagne unie jusqu’en 1918, à nouveau la France en 1920 ; depuis la seconde guerre mondiale une situation plus équilibrée a marqué l’avènement de l’idée européenne.
8 Le Rhin supérieur (entre Alsace et Bâle) a été « corrigé » selon les plans de l’ingénieur badois Tulla en application d’une Convention franco-badoise de 1840.
9 Sur cette histoire, voir le numéro spécial de la Revue d’Allemagne Janvier-Mars 2004 ; Le Rhin : un modèle ?
10 Il faut dire cependant que la part de la France dans les flottes rhénanes a fortement baissé. Une seule compagnie est encore active sur le Rhin au plan du transport de marchandises, la CFNR et une société de bateaux de passagers, Eurocroisière. Au total, le pavillon français représente 1 % de la flotte rhénane.
11 Au XVIIIème, c’est sur des bateaux ou radeaux danubiens qu’ont émigré les Alsaciens et Lorrains qui ont formé les colonies de « Banates » dans des territoires appartenant aujourd’hui à la Serbie et à la Roumanie, voir Pierre Gonzalvez, l’étonnant destin des Français du Banat, Autoédition, Sorgues, 2003.
12 Ce n’est pas par hasard que les grands Traités relatifs au Danube portent le titre de « Traité de Paris ». Pour la France, la navigation danubienne a été une préoccupation diplomatique d’importance, même si les implications économiques sont toujours restées limitées. La France était membre de la Commission du Danube jusqu’à la 2ème Guerre mondiale. Elle a entretenu sur le Danube une flotte sous pavillon français tout au long du XIXe siècle (58 bateaux sous pavillons français, sur le Danube en 1880) et du XXe siècle (à partir de 1922 à travers la SND puis de la CFND, Compagnie française pour la Navigation du Danube, maintenue en activité jusque dans les années 1990. Cette flotte avait une importance économique non négligeable entre les deux guerres (en 1939, avec 85 unités représentant 7 % de la flotte danubienne) mais n’avait plus qu’un caractère symbolique sous le régime communiste. Paradoxalement, la CFND a été liquidée au moment où le marché danubien a été de nouveau libéralisé au début des années 1990. Le dernier bateau de cette compagnie, le remorqueur « Pasteur » a été rapatrié à Strasbourg et fait partie désormais du Naviscope, le musée strasbourgeois de la navigation fluviale.
13 On citera notamment les importants travaux aux « portes de fer » (actuelle frontière entre la Serbie et la Roumanie) engagés dès le XIXe siècle mais qui ont pris leur dimension actuelle entre 1964 et 1972 et au secteur de Gabcikovo-Nagymoros sur le secteur danubien de la Slovaquie dans les années 1980.
14 Avec un delta encore largement naturel malgré les travaux effectués sur certaines branches et canaux.
15 Celle-ci y aura cependant accès en 1965.
16 Elle deviendra membre en 1998.
17 Même si elle a pu jouer un rôle utile dans le traitement d’un certain nombre de problèmes techniques.
18 Il s’agit du « protocole additionnel n° 2 », d’octobre 1979 qui réserve le libre cabotage rhénan (c’est-à-dire un transport entre deux ports situés sur le Rhin) pour les bateaux relevant des Etats rhénans et communautaires. Les autres bateaux doivent à cette fin recevoir préalablement un accord de la CCNR. Par ailleurs, pour les bateaux non rhénans et non communautaires, les « trafics d’échanges » (entre un port du Rhin et un port extérieur au Rhin) se réalisent sur la base d’accords entre les Etats concernés. Ces dispositions ont largement perdu leur portée car la plupart des Etats concernés sont désormais membres de la Communauté.
19 Le professeur Eugen Wirth a parlé au sujet du projet de « victoire de la déraison ». Le coût de cette liaison (2 à 3 Milliards d’Euros) n’a cependant pas de caractère extravagant.
20 Un quart des dépenses totales a été consacré à de telles mesures d’insertion. Par exemple des « bassins d’épargne » ont été réalisés pour économiser l’eau à l’occasion des éclusages.
21 article 331 à 358, 353 et 395.
22 C’est-à-dire distinct des échanges réalisés au sein du secteur Main-Canal-Haut Danube.
23 Si la montant total des marchandises transportées sur le Rhin par des bateaux danubiens est faible (environ 1,5 MT), il est cependant nettement en croissance (durablement de 2001à 2006).
24 En augmentation légère (4 %) entre 2000 et 2006
25 Cette société avait autrefois une filiale sur le Danube, la CFND, (évoqué précédemment note 12) mais celle-ci a été liquidée.
26 Du fait de la réduction de certains échanges dans le secteur automobile. Les échanges avec le bassin danubien sont quasiment insignifiants pour le Port de Strasbourg.
27 La plus grande flotte autrichienne, la DDSG vient d’être rachetée par un armement serbe.
28 Ainsi, M. Barrot, Commissaire européen chargé des Transports, y a fait référence récemment lors d’une audition par le Parlement européen, évoquant la volonté des institutions communautaires d’améliorer lest transports transeuropéens « notamment sur l’axe Rhin- Danube appelé à constituer dans l’Union élargie une voie de transport privilégiée pour le fret ».
29 Voir par exemple le document « axe rhénan » présenté sur la page web www3-ac- clermont.fr/hgc/spic/img/pp/europe-rhenane.ppt ; voir aussi le thème de l’ »Europe rhénane », typiquement français et popularisé par E. Juillard (l’Europe rhénane, géographie d’un grand espace, 2ème édition, Paris, A. Colin 1970).
30 Par exemple, pour Erich Obst les réseaux hydrographiques sont des facteurs importants pour l’intégration territoriale. Ils peuvent contribuer à expliquer les différences de constitution des structures étatiques française et allemande (Zeischrift für Geopolitik 1928).
31 C’est une idée développée notamment par Gérard Dussouy : Politique des voies navigables et intégration territoriale du Mercosur et de l’Union européenne (AFRI 2004)
32 pour un coût d’environ 5 Milliards d’Euros, Voir Doc 10730 du 21.10.2005 de l’assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, Rapport de Mr Marton Braun.
33 Les réseaux transeuropéens (RTE) de transport, d’énergie et de télécommunication ont, en ce qui concerne l’aspect transport (TEN-T) fait l’objet d’un plan d’actions prioritaires adoptées par une décision mise à jour en 2004 (voir COM (2007) 32 du 31.01.2007 sur les 30 projets prioritaires retenus, deux concernant la navigation fluviale Transport european networks. Dans cette volonté de tracer des axes et des corridors, la Commission renoue dans une certaine mesure, avec les traditions de la géopolitique classique.
34 Le corridor VII correspondant au Danube est le seul corridor fluvial d’importance trans-européenne.
35 Gérard Dessouy, précité
36 Dans l’attente d’un nouveau raccordement du bassin parisien au réseau fluvial européen par la réalisation d’un canal suisse Nord
37 Raymond Woessner (« En Alsace, le transport fluvial à l’épreuve de la coopération transfrontalière ») relève que les responsables français ne participent guère à la culture rhénane, qui aurait permis de mieux exploiter les potentialités de l’Europe médiane. Le terme de « façade rhénane » souvent utilisé en Alsace illustre bien cette attitude statique sinon défensive.
38 L’existence de la voie fluviale Main-Danube est un excellent stimulant en faveur d’une modération compétitive des tarifs des autres modes de transport. Voir l’étude très complète sur le canal Main Danube de Bernd H. Kortschak, Rhein-Main-Donau-Kanal : Ein Traum ist Wirklichkeit, Der Donauraum (Zeitschrift des Instituts für den Donauraum und Mitteleuropa) 1999 n° 3).
39 Moitié moins cher que le fer et six fois moins cher si l’on ne prend que les seuls frais de transport en compte, à l’exclusion des frais de transbordement.
40 Le transport fluvial est presque toujours un transport intermodal qui dépend d’autres modes complémentaires.
41 Siège actuel de la Commission du Danube (ce siège était initialement fixé à Odate en Roumanie)
42 Ce statut lui sera attribué probablement lors de la prochaine révision de la Convention de Belgrade.
43 La CCNR reconnaît les patentes de plusieurs Etats danubiens et ceux-ci reconnaissent assez souvent les patentes rhénanes. Mais il n’y a pas encore de règle générale et de plus sur chacun des deux fleuves, on exige des connaissances effectives des conditions de navigation (Streckenkenntnisse).
44 La Commission Economique pour l’Europe dont le siège est à Genève et dont le Comité des Transports Intérieurs a développé un certain nombre d’accords paneuropéens en matière de transports.
45 Même si sur le Rhin, elles ont le titre de règles rhénanes (« règlement de visite des bateaux du Rhin ») et sur le Danube celui de règles communautaires (pris en application de la directive 2006/87).

 

 


 

Le canal de Sip (Portes-de-Fer)

    Le canal de Sip permettait d’éviter le banc rocheux de Prigada au milieu du fleuve. Les puissantes locomotives à vapeur de la voie de chemin de fer vinrent par la suite en aide aux remorqueurs pour haler les convois dans ce passage parmi les plus difficiles de tout le Danube. 

Le roi Alexandre Ier de Serbie (1876-1903) et son épouse la reine Draga (1861 ?-1903) lors de l’inauguration du canal de Sip

   En raison d’erreur de calculs et malgré l’ampleur des travaux, il s’avéra que ce canal long de 2133 m, large de 73 m et profond de 3, 90 m (3 m par période de basses-eaux), ne permettait pas de régler définitivement le problème de la navigation à cet endroit.

Le vapeur  Ferenc József  (François-Joseph) de la compagnie hongroise de navigation M.F.T.R. dans le canal de Sip lors de l’inauguration, le 27 septembre 1896, photo http://orsova.xhost.ro/_sgg/f10000.htm

Un fort courant imprévu pouvant atteindre une vitesse de 18 km/heure s’engouffrait entre les digues. Aussi il fut nécessaire, dès 1899, de faire appel à un puissant remorqueur à vapeur, le Vaskapu (Portes-de-Fer), construit spécifiquement à cet effet et qui tirait les convois vers l’amont à l’aide d’un câble s’enroulant sur un treuil.

   Une première voie ferrée, longue de 1800 m, est construite le long du canal en 1916 pendant la première guerre mondiale par les armées d’occupation allemandes et exploitée jusqu’en 1918 puis démontée par ces mêmes armées pendant leur retraite en 1918. Elle est ensuite réinstallée par le gouvernement serbe et étendue à une longueur de 2 630 m après la fin du conflit (les sources diffèrent sur la longueur totale de la voie ferrée). Onze locomotives roulant sur une voie à écartement standard servent alors à haler les convois vers l’amont dans le canal en appui  de remorqueurs. Aux locomotives est attelé un wagon plateforme avec un « tambour » sur lequel s’enroule ou se déroule suivant la manoeuvre un câble de halage actionné par un opérateur. Ce système de traction est ensuite exploité par la compagnie de bateaux à vapeur autrichienne D. D. S. G. dans les années trente.

Traduction de la légende : Alter Schiffahrtsweg : ancienne route fluviale, T-T (Treidelbahn) voie du chemin de fer de halage, D (Dampfer) : remorqueur, LW (Lokomotive und Treidelwagen) : locomotive et  wagon de halage, S1 S2 (Schlepper ?) : barges, H (Heizhaus und Werkstätte) : chaufferie et ateliers, K (Wohnhaus und Kommandant) : logement et commandant, sources iconographique Wikipedia

Pendant la construction du canal de Sip (1890-1896)

  Le canal de Sip fut un passage hautement stratégique pour le régime nazi pendant la seconde guerre mondiale. Une grande partie des exportations de pétrole roumain vers l’Allemagne remontait le Danube et transitait par les Portes-de-Fer.

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  Après le coup d’État du mois de mars 1941 qui renversa la régence et le gouvernement pro-allemand yougoslave, signataire du pacte tripartite, les armées de ce pays, face à une menace imminente d’invasion allemande, préparèrent activement le blocage du canal de Sip. Elles prévoyaient de couler des péniches tirées par un remorqueur remplies de béton ainsi que de détruire la voie ferrée et les autres installations. Mais Hitler décida d’anticiper l’invasion du royaume de Yougoslavie. Des soldats allemands, déguisés en civil traversèrent le Danube. Leur objectif était de détourner l’attention des militaires yougoslaves préposés à la garde du canal avec l’organisation d’une fête dans la commune de Kladovo dont le maire était un indicateur du régime nazi. Les militaires yougoslaves furent pris au piège et massacrés. Les soldats allemands désamorcèrent ensuite les explosifs. Le remorqueur yougoslave se mit malgré tout en route mais face aux tirs allemands, dut abandonner prématurément les péniches qu’il tractait et les coula sans qu’elles obstruent l’entrée du canal et empêchent les bateaux d’y pénétrer. Le chemin de fer du canal fut remis en service après la seconde guerre mondiale et exploité par la Yougoslavie jusqu’en 1969.

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   Les capitaines des bateaux remontant le Danube transmettaient leurs instructions au commandant du chemin de fer et aux mécaniciens des locomotives. Ceux qui refusaient de faire appel à leur service étaient rares et se voyaient menacer de ne pas être rembourser d’éventuels dommages ou perte de cargaison en cas d’accident par les compagnies d’assurance.
   Épilogue de cette aventure technique étonnante la mise en eau en 1969, six mois plus tôt que prévu, de la retenue de la centrale hydroélectrique de Djerdap I (PK 943) mit un terme définitif aux activités du canal de Sip et du halage par locomotives et remorqueurs associés. Les digues, la voie ferrée, les installations et deux des magnifiques locomotives des Chemins de Fer yougoslaves, construites par les usines berlinoises Borsig en 1930, disparurent définitivement au fond de l’eau sans que personne ne songea à sauver ces superbes machines à vapeur de la noyade.   

   « Sur la photo (document Guy Matignon) la locomotive est ornée de l’étoile rouge, nous sommes sur la rive droite du Danube, en Yougoslavie (Serbie). Rien ne nous indique à quoi sert la seconde voie. Aucune ligne ferroviaire utilisait ce bref tronçon qui n’était de toutes façons pas raccordé au reste du réseau yougoslave.

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Hypothèse :
   La locomotive ne travaille que dans un seul sens, de l’aval vers l’amont. La section équipée ne mesure que trois kilomètres, là où c’est nécessaire. Il n’y a pas de dispositif de retournement aux extrémités et de toutes façons il n’y a évidemment pas besoin de traction en descendant le courant. Donc les machines refoulent haut-le-pied en utilisant la seconde voie pour croiser les autres locomotives. Au loin, en avant des deux bateaux, on devine deux objets sur la voie. Serait-ce deux autres équipages de remorquage ?
   On remarquera sur la locomotive des écrans pare-fumée qui permettent de penser que ce matériel était sans doute initialement ou également destiné à un autre usage car ces écrans n’ont d’intérêt qu’au delà d’une certaine vitesse, inimaginable en traction de bateaux. Selon la liste des locomotives employées pour le halage des bateaux dans le canal de Sip, plusieurs types de machines, des loco-tender comme les lourdes locomotives 150 équipées de ces écrans pare-fumée ont été en service de halage dans les Portes-de-Fer. »

Sources :
« Sipska lokomotiva i locovi na Dunavu », www.kulturakladovo.rs
Краљевина Југославија у Међународној дунавској комисији, каталог изложбе, Архив Југославије, Београд, 2016, Јелена Ђуришић (Kingdom of Yugoslavia in the International Danube Commission, exhibition catalogue by Jelena Đurišić) Archive of Yugoslavia, Belgrade, 2016
Zimmermann, Maurice, La navigation du Danube et le canal des Portes de Fer, In: Annales de Géographie, t. 8, n°40, 1899. pp. 375-376
https://www.persee.fr/doc/geo_0003-4010_1899_num_8_40_6132

Danube-culture, © droits réservés, mis à jour novembre 2023

L’équipage du Ferenc József (M.F.T.R.) lors de l’inauguration du canal de Sip

Hans Christian Andersen (II) : Sur le Danube de Cernavoda à Vienne (1841) 

   Ce récit de voyage est un bazar poétique immense foisonnant d’impressions multiples d’un long périple accompli avec toutes sortes de moyens de locomotion qui le mène depuis la capitale danoise à travers l’Allemagne, le Tyrol, l’Italie (Rome, Naples, la Sicile), Malte, les Cyclades, Smyrne, Athènes, Le Pirée, Syros, le détroit des Dardanelles, la mer Noire (« l’Hellespont des anciens ») et la mer de Marmara.
Après son séjour dans la capitale ottomane où il est arrivé à bord d’un bateau militaire français, le Ramsès2 sur lequel il croit mourrir en raison d’une tempête, vient le moment du départ et d’un voyage de retour lui offrant l’occasion d’entreprendre, après il est vrai beaucoup d’hésitations dues aux informations sur les guerres et les révoltes qui secouent les pays des Balkans sous domination ottomane, son périple danubien :
« Tous les dix jours un bateau part de Constantinople, traverse la mer Noire jusqu’au Danube pour atteindre finalement Vienne, mais étant donné les circonstances présentes, on pouvait craindre qu’à force de reporter ce voyage on finisse par ne plus pouvoir l’entreprendre du tout et je me demandais si je n’allais pas être contraint de rentrer en passant par la Grèce et l’Italie. Dans l’hôtel où je résidais, il y avait deux Français et un Anglais. Nous avions convenu de prendre ensemble le bateau pour Vienne, mais ils abandonnèrent complètement cette idée et choisirent de rentrer chez eux en passant par l’Italie ; ils considéraient que faire le voyage par le Danube, en ce moment, était une entreprise complètement folle ; d’ailleurs « les autorités », comme ils disaient, les avaient confirmés dans leur certitude que les émeutiers Bulgares n’auraient guère de respect pour le drapeau autrichien et que, même si nous n’étions pas assassinés, nous aurions à faire face tout de même à de nombreux désagréments.
Je confesse que je passai une nuit très agitée et très pénible sans pouvoir me déterminer. Si je décidais de partir en bateau, il fallait que j’embarque le lendemain soir ; d’être ainsi partagé entre la peur des innombrables dangers qui, aux dires de tous, se préparaient, et mon désir brûlant de voir quelque chose de nouveau et d’intéressant, me rendait complètement fébrile… »4

Le vapeur « Stamboul » de la D.D.S.G.

   Avant de partir, il reçoit la nouvelle inquiétante que le Stamboul, vapeur autrichien et fleuron de la LLoyd Austria, construit à Trieste en 1838, vient de faire naufrage dans la mer Noire. C’est sur le Ferdinand Ier de la compagnie impériale royale de navigation à vapeur sur le Danube (D.D.S.G.) qu’Andersen inaugure son périple de retour : « C’était le vapeur Ferdinand Ier qui devait m’emporter sur le Pont Euxin ; le navire était bien aménagé et le confort était bon… »5 L’écrivain remontera ensuite le fleuve jusqu’à Vienne sur trois différents bateaux de la même compagnie : L’Argo de Czerna-Woda à Orşova, ville frontière de l’Empire ottoman avec l’Empire autrichien où il sera, comme les autres passagers, mis dix jours en quarantaine. Le trajet d’Orşova à Drencova se fait à terre en raison des difficultés de navigation dans ce passage du défilé des Portes-de-Fer, à cheval ou en voiture sur la rive gauche.

Le vapeur Galathea (1838-1898), collection du Musée hongrois des sciences, des technologies et des transports, Budapest

   Puis le Galathea emmène les passagers de de Drencova à Pest et enfin le Maria-Anna de Pest à Vienne. Dans deux notes de chapitres ultérieurs6 l’écrivain voyageur donne des détails sur le voyage par bateau de ou vers Constantinople : « Tous les quinze jours on peut, grâce aux vapeurs autrichiens se rendre de Constantinople à Vienne en passant par la mer Noire et le Danube. Deux itinéraires sont possibles. L’un passe après la mer Noire, par Donau-Mundingen pour atteindre Galatz7 où l’on est retenu une semaine en quarantaine ; de là on navigue [sur le Danube]  en suivant la côte de la Valachie8 — mais celle-ci est tout à fait plate et les villes y sont rares — jusqu’à Orsova où une autre quarantaine plus courte, nous attend.

Orşova la vieille, au second plan Neu-Orsova (l’île turque d’Adah-Kaleh) vers 1830

   L’autre itinéraire et celui que je choisis, est de loin plus intéressant. On ne passe pas par Donau-Mundingen [les embouchures du Danube ou les bras du delta]  mais on débarque à Constantza9 d’où l’on gagne par voie de terre le Danube, à Czerna-Woda en un jour de voyage. On s’épargne ainsi trois jours de navigation entre Mundingen et Czerna-Woda au cours desquels il n’y a rien à voir que des étendues de marais, des joncs et des roseaux. Ce trajet présente en outre l’avantage que le bateau longe la rive gauche du fleuve, là où la côte est la plus variée ; on débarque ainsi dans une foule de villes bulgares plus grandes et l’on peut se promener dans les forêts naturelles de Bulgarie. et Czerna-Woda. À Orsova, on est mis en quarantaine pour dix jours puis le voyage se poursuit en direction de Pest puis de Vienne. »10

La douane entre l’Empire Ottoman et l’Empire Autrichien à Orşova la vieille, gravure d’A. F. Kunike (1777-1838), 1824

En ce qui concerne la durée et le coût « le voyage de Constantinople à Vienne — quarantaine déduite — dure en tout 21 jours11 et est extrêmement fatiguant ; il en coûte, en première classe 100 florins, en seconde classe 75 et 50 pour voyager sur le pont (un florin vaut, comme on sait, 5 marks et 8 schillings). De Vienne à Constantinople, dans le sens du courant, le voyage ne prend que 11 jours. Le coût est par conséquent plus élevé [sic !], soit 125 florins en première classe, 85 en seconde classe et 56 sur le pont. »12
En lisant la description de Constanţa on ne peut s’empêcher de rapprocher son récit de celui des « Tristes » du poète romain Ovide13 se lamentant sur son exil loin de Rome dans ces terres à l’extrémité de l’Empire romain : « À proximité de la ville subsistaient des vestiges non négligeables du mur de Trajan qui devait s’étendre de la mer Noire jusqu’au Danube ; si loin que portait le regard, on ne voyait que la mer Noire ou une immense steppe, pas une maison, pas la moindre fumée d’un feu de berger, pas de troupeau de bétail, aucune trace de vie nulle part ; partout, rien qu’un champ vert à l’infini… » Les voyageurs qui ont débarqué à Constanţa, après une nuit dans une auberge de la D.D.S.G., traversent la grande plaine monotone en direction de Czerna-Voda (Cernavoda), port sur le Danube d’où il   embarquent à destination de Vienne sur le vapeur Argo de la D.D.S.G. : « Le Danube avait débordé, inondant la prairie. l’eau clapotait sous les sabots des sabots. Le drapeau autrichien flottait sur le navire Argo qui nous faisait signe d’approcher comme si nous étions là chez nous. À l’intérieur, il y a une salle avec des miroirs, des livres, des cartes de géographie et des divans à ressorts, la table était mise on y avait posé des plats fumants ainsi que des fruits et du vin. À bord, tout était pour le mieux ! La remontée du Danube commence sous les bons auspices d’un vieux capitaine dalmatien Marco Dobroslavich. : « Il était trois heures de l’après-midi lorsque commença notre voyage sur le Danube. L’équipage, à bord, était italien. Le capitaine, Marco Dobroslavich, un Dalmatien, un vieux bonhomme, excellent, plein d’humour nous devint rapidement très cher à tous. Il rudoyait ses matelots qui pourtant, au fond d’eux-mêmes, l’aimaient bien ; ils avaient l’air de s’amuser sincèrement lorsqu’il s’en prenait à eux car il avait toujours en même temps un trait d’esprit qui faisait avaler la volée de bois vert. Au cours des trois jours et des trois nuits que nous avons passé à bord avant d’atteindre la frontière militaire, nul se montra plus efficace de meilleur humeur que notre capitaine. Au milieu de la nuit, lorsque la navigation était possible, on l’entendait crier de sa voix impérieuse, toujours sur le même ton, toujours prêt pour une bourrade et une bonne blague, et à table, au déjeuner, c’était un hôte jovial et débonnaire. Il était vraiment la perle de tous les capitaines du Danube à qui nous avons eu affaire. Les autres, au contraire, se montrèrent de moins en moins aimables et nous nous sentîmes de moins en moins à l’aise, ce qui eut pour effet naturel de resserrer les liens entre passagers de différentes nations. Cependant, au fur et à mesure qu’on se rapprochait de Pest et de Vienne, le nombre de gens à bord augmentait de façon telle que plus personne ne s’intéressait aux autres. Chez notre père Marco, en revanche, nous nous trouvions aussi bien que dans une pension de famille… »

Eric Baude, © Danube-culture, mis à jour juin 2023, droits réservés

Notes :
1 Georg Nygaard, H.C. Andersen og København, Foreningen « Fremtiden », Copenhague, 1938, p. 173, cité par Michel Forget dans H. C. Andersen, Le bazar d’un poète,  «Présentation», domaine romantique, José Corti, Paris, 2013, note en page 15
2 Andersen a d’abord embarqué sur le vapeur français l’Eurotas au Pirée puis change de bateau à Syros.
3 Andersen semble être resté à Constantinople jusqu’au mois de mai.
4 « Visite et départ » H. C. Andersen, Le bazar d’un poète, domaine romantique, José Corti, Paris, 2013, p. 282
5 Idem, p. 285
6 De « Czerna-Woda à Rustzuk », H. C. Andersen, Le bazar d’un poète, domaine romantique, José Corti, Paris, 2013, note p. 307
7 Les embouchures du Danube, en fait le bras de Sulina. La D.D.S.G. a inauguré le trajet de Vienne à Sulina en 1834. Galatz (Galaţi), port danubien et capitale de la Moldavie du sud.
9 En fait il s’agît de la rive droite et non pas de la rive gauche sur laquelle se trouve les villes bulgares.
10 Andersen semble confondre la Dobrodgée avec la Valachie.
11 soit 31 jours avec la quarantaine !
12 « De Czerna-Woda à Rustzuk, Au fil du Danube, de Pest à Vienne », in  H. C. Andersen, Le bazar d’un poète, domaine romantique, José Corti, Paris, 2013, note p. 356.
13 Le poète romain Ovide est relégué en exil sur une île de la Scythie mineure à Tomis (vraisemblablement Constanţa) par l’empereur Auguste à l’automne de l’an 8 après J.-C.. Il aurait été condamné en raison de l’un de ses poèmes et d’une pratique de divination. Ovide mourra en 17 ou 18. 

Sources :
 H. C. Andersen, Le bazar d’un poète, traduction et présentation Michel Forget,  domaine romantique, José Corti, Paris, 2013

H. C. Andersen, « Retour au théâtre et voyage en Orient », Le conte de ma vie, traduit du danois par Cécile Lund, Paris, Éditions des Belles Lettres, 2019, pp. 128-133 

Budapest en 1840

La Commission du Danube

Les objectifs fondamentaux de l’activité de la Commission du Danube sont d’assurer et de développer la libre navigation sur le Danube pour les bateaux marchands battant pavillon de tous les Etats en conformité avec les intérêts et les droits souverains des Etats parties à la convention de Belgrade, ainsi que de resserrer et de développer les liens économiques et culturels de ces Etats entre eux et avec les autres pays.

Pays membres de la Commission du Danube : Allemagne, Autriche, Bulgarie, Croatie, Hongrie, Moldavie, Roumanie, Fédération de Russie, Serbie, Slovaquie et Ukraine. Pays observateurs : France, Italie, Pays-Bas et Turquie. Il est à noter que parmi les membres de la Commission du Danube, la Fédération de Russie (ex U.R.S.S.) n’a plus actuellement de territoires riverains du Danube suite à la proclamation de l’indépendance de l’Ukraine en 1991. Parmi les pays observateurs, seule la Turquie (ex empire ottoman) a intégré (occupé) une partie du Danube (Bas-Danube) du XVIe à la fin du XIXe siècle.

Le siège de la Commission du Danube à Budapest, Benczúr utca 25, photo © Danube-culture, droits réservés

La Commission du Danube se fonde pour exercer ses activités sur une riche expérience historique en matière de réglementation de la navigation sur les fleuves internationaux européens et sur les meilleures traditions des commissions fluviales internationales, notamment la Commission Européenne du Danube instituée par le Traité de Paris de 1856.

Les perspectives de l’activité de la Commission du Danube sont liées à la mise en place en Europe d’un système unitaire de navigation des voies d’eau intérieures. Ceci étant, les directions prioritaires de l’activité de la Commission du Danube sont d’unifier les principaux documents normatifs nécessaires pour naviguer sur le Danube et sur d’autres secteurs du système unitaire de navigation, d’assurer la reconnaissance réciproque de ces documents, de contribuer à l’amélioration des conditions de navigation et à l’augmentation de la sûreté de la navigation et de créer d’autres conditions nécessaires de l’intégration du Danube dans le système européen en tant que voie de transport majeure.

Pour assurer une telle intégration, la Commission s’emploie activement à agir de concert avec des autorités compétentes internationales s’occupant de divers aspects du transport par voie d’eau intérieure, telles la Commission économique pour l’Europe de l’ONU, la Commission Centrale pour la navigation du Rhin, la Commission européenne, etc.

Bibliothèque de la Commission du Danube à Budapest (photo droits réservés)

Bibliothèque de la Commission du Danube à Budapest, photo © Danube-culture, droits réservés

Pour augmenter le rôle de la Commission du Danube dans le cadre la coopération internationale en matière de navigation intérieure, les états faisant partie de la Convention de Belgrade travaillent à la modernisation de la Commission en lui conférant des attributions complémentaires et de nouvelles fonctions, de même que l’augmentation du nombre de ses membres. La France, la Turquie et l’Union Européenne ont d’ores et déjà manifesté le souhait de devenir membres de la Commission du Danube renouvelée. Cette ouverture pourrait se concrétiser par l’achèvement de la révision de la convention actuellement en cours.

Dispositions fondamentales relatives à la navigation sur le Danube
https://www.danubecommission.org › uploads › doc › 2018 › DFND_2018_fr.pdf

Commission du Danube :
www.danubecommission.org
Adresse : Benczúr utca 25, 1068, Budapest, Hongrie
Téléphone : +36-1-461-80-10 – Fax : +36-1-352-18-39
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Danube-culture, mis à jour juin 2023

Un Fribourgeois sur le Danube hongrois dans les années 1880

   « À l’embouchure de la Raab1, le Danube ralentit encore son cours ; il s’arrondit et présente aux yeux le splendide aspect d’un golfe tranquille. Sur sa rive droite, du côté du mont Pannonien2, des plaines dessinent le damier fertile de leurs champs et de leurs moissons ; de jolis villages entrevus à travers les arbres appliquent avec une finesse de dentelle leurs petites maisons blanches sur le velours des prairies montantes ou le bleu satin du ciel. La ville de Raab3, au pied de sa colline, ressemble à une grande aquarelle qui sèche au soleil ; et le couvent du mont Saint-Martin4 se détache avec une teinte fauve de vieille majolique5 sur son socle de rochers festonné de pampre. Sur l’autre rive, des troupeaux de boeufs passent, conduits par un paysan hongrois au vaste chapeau noir, à la pelisse brodée, aux pantalons blancs qui descendent en franges à la hauteur de la botte. Les îles que forme ici les fleuve se divisent entre elles en plusieurs îlots, que relient des canots naturels ou creusés à main d’homme. Des oiseaux aquatiques, au plumage étincelant comme un écrin de pierreries, se jouent à l’ombre argentée des saules ou autour des roseaux qui se dressent avec une raideur de lance ; des hérons mélancoliques, perchés sur leurs hautes jambes comme sur des échasses, se tiennent au bord de l’eau, dans une immobilité de bête empaillée, attendant le poisson qui ne vient pas ; des hirondelles habituées à nicher sur les berges volent en poussant de joyeux cris d’écoliers en vacances, et s’égrènent dans l’air comme des colliers de perles noires.
    Les vapeurs et les embarcations qui descendent la Raab jusqu’au Danube, les magnifiques steamers de la compagnie de navigation austro-hongroise6 qui  se croisent là comme en pleine mer, les remorqueurs, les grandes barques, les schloppes7, les radeaux8 qui passent, donnent au fleuve une vie et une animation qu’il n’a point dans sa partie supérieure, hérissée d’entraves. Et c’est aussi à partir de Presbourg9 et de l’embouchure de la Raab qu’on rencontre ces pittoresques villages flottants10 échelonnés le long des rives, et composés de moulins fixés sur deux bateaux rattachés l’un à l’autre par des chaînes. La roue, mise en mouvement par le courant, tourne au milieu avec un gai clapotis. L’hiver, les moulins sont ramenés à la rive et démontés jusqu’au retour du printemps.

   Des familles entières vivent ainsi sur l’eau une partie de l’année, ne venant à terre que pour livrer leur mouture ou chercher des provisions et du blé. Pendant que nous étions arrêtés à Gönyö10. Notre vapeur avait repris sa marche ; nous glissions sans bruit et sans secousse, avec une vitesse d’oiseau, comme si nous avions été emporté par des ailes. À droite et à gauche, les rives, vastes plaines qui furent les champs de bataille des éléments avant de servir de champs de bataille à l’humanité, fuyaient dans des perspectives infinies… »

Victor Tissot, « La ville de Raab (XXI) », in Voyage au pays des Tsiganes (La Hongrie inconnue), E. Dentu éditeur, Librairie de la Société des Gens de Lettres, Paris,  Deuxième édition, Paris, 1880, pp. 434-436

Notes :
1 En hongrois Rába, affluent de la rive droite du Danube d’une longueur de 250 km qui prend sa source en Autriche dans le Land de Styrie et qui se jette dans le Danube Mosoni ou Petit Danube à la hauteur de la ville hongroise de Györ qui portait autrefois également le nom de Raab.
2 Massif du Bakony au nord du lac Balaton
3 Győr
4 L’abbaye bénédictine de Pannonhalma, fondée en 996, classée au patrimoine mondial de l’Unesco
5 Faïence italienne de la Renaissance initialement inspirée de la céramique hispano-mauresque. Le terme désigne aussi les faïences européennes primitives exécutées dans la tradition italienne, sources Larousse
6 Les bateaux à vapeur de la D.D.S.G. (Compagnie de Navigation à Vapeur sur le Danube)
7 Schlepper, remorqueurs à vapeur
8 Flösser, en français radeau, assemblage de troncs d’arbres manoeuvrés par un équipage qui descendaient le Haut-Danube et quelques-uns de ses affluents (Isar) vers Linz ou Vienne. 
9 Bratislava
10 Des bateaux-moulins, très nombreux sur le Danube hongrois à cette époque.
11 Gönyű, port de commerce et autrefois de pêche sur le Danube de Győr.

Eric Baude © Danube-culture, novembre 2022

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