Adah Kaleh

Tout comme l’ancienne et proche cité roumaine d’Orşova, érigée à l’emplacement de la colonie romaine de Tierna et qui marquait la fin de la voie trajane, prouesse technique et humaine taillée dans les rochers le long du fleuve par les armées romaines, la minuscule mais singulière île danubienne d’Adah Kaleh (1,7 km de long sur 500 m de large) fut recouverte en 1970 par les eaux d’un lac artificiel, conséquence de la construction du premier des deux imposants barrages/centrales hydroélectriques roumano-serbe des Portes-de-Fer, Djerdap I.

Cette île minuscule en forme de croissant au milieu du grand fleuve, formée par les sédiments d’un affluent de la rive gauche roumaine, la rivière Cerna, fut submergée par la volonté du dictateur roumain N. Ceauşescu qui ne voyait sans doute dans cette île « exotique » qu’un désuet et encombrant souvenir de la longue domination ottomane sur les principautés danubiennes de Moldavie et de Valachie. L’histoire de cette île remonte jusqu’à l’antiquité et à la mythologie grecque. Elle portait avant l’arrivée des turcs sur l’île au XIVe siècle encore, semble-t-il, son nom grec d’origine, Erythia. Hérodote la mentionne sous le nom de Cyraunis. Les chevaliers teutoniques la baptisèrent Saan. L’île répondit aussi aux noms de Ducepratum, l’île ville Ata / Ada, l’Ile forteresse, Ada Kale, Ada-i-Kebir, l’île d’Orsova, la Nouvelle Orsova, Karolina. Les Serbes la mentionnent sous le nom d’Oršovostrvo, les Hongrois la nomment Uj-Orsova sziget et les Roumains continuent à l’appeler de son nom turc Adah Kaleh (l’île fortifiée).

La vieille Orsova, la Nouvelle Orsova et les récifs en aval, dessin du XVIIIe siècle

Certains archéologues supposent que l’empereur Trajan lors de la guerre daco-romaine de 101-102, aurait traverser le Danube avec ses légions juste à l’endroit où se trouvait l’île, après avoir fait construire un pont de bateaux qui s’appuyait sur celle-ci. L’existence d’un canal de navigation pourrait confirmer qu’Adah Kaleh, de par sa position stratégique pour la défense de l’accès au canal, devait être déjà peuplée durant les Ier et IIe siècles après J.-C.1
Pour l’archéologue serbe Vladimir Kondic, la forteresse romaine de Ducepratum ou Ducis pratum, utilisée du IVe au VIe siècle, aurait été construite sur l’île.2
   Une légende populaire de la région des Portes de Fer raconte qu’Hercule a séparé des rochers au lieu dit « Baba Kaj » ouvrant de ce fait les gorges du fleuve qui s’écoule vers la mer Noire. Les Valaques croient à un être surnaturel qu’ils appellent Dzuna, terme ressemblant beaucoup au mot Danube. Dzuna habite dans les profondeurs des eaux, sort de l’eau pour se laisser porter par le vent quand il souffle et on entend alors la musique des flûtes. Vue de la falaise, l’île Ada Kaleh ressemblait énormément par sa forme à un dragon dont la tête plongeait dans les profondeurs de Danube. Et selon de nombreuses croyances populaires de la région des Portes de Fer, on croit que la carpe, à partir d’un certain âge acquiert des ailes et sort de l’eau pour se transformer en dragon, d’où probablement la légende d’un combat mystique entre le héros populaire serbe Novac et un terrible dragon de la région des Portes de Fer. Novac coupa la tête du dragon qui dégringola de la colline et abandonna une trace de sang de serpent formant la rivière Tcharna du côté de la rive gauche confluant avec le grand fleuve près de l’île Saan-Ada Kale. L’origine du mot Saan renvoie au sang en latin et roumain, d’où la légende que l’île a été créée soit à partir de la tête en sang du dragon, soit à partir de gouttes de ce sang versé à l’endroit où la rivière Tcharna [Cerna] se jette dans le Danube. »3
L’île est mentionnée sur une carte autrichienne de 1716 sous le nom de Carolaina.4 

Les avantages de l’emplacement stratégique de l’île permettant de contrôler la navigation sur le fleuve à un endroit où la largeur de celui-ci est restreinte en raison du relief traversé, sont remarqués par les armées de l’empire des Habsbourg qui, après avoir repoussé les Turcs au XVIIsiècle, la dote d’un dispositif de fortifications afin de se prémunir contre de nouvelles menaces ottomanes, transformant peu à peu l’île à chacune de leurs occupations, en une sorte de  « Gibraltar » de l’occident en Europe orientale.
Mais en 1739, suite au Traité de Belgrade entre l’Autriche et l’Empire ottoman, négocié avec l’aide de la France, l’île est rendue à la Sublime Porte ainsi que la Serbie et Belgrade. Elle sera difficilement reconquise par l’Empire autrichien en 1790 lors d’une nouvelle guerre austro-turque et demeurera par la suite ottomane jusqu’en 1918.

Ada Kaleh (Neu Orsova) sur la carte de Pasetti

Elle fut étonnement (volontairement ?) un des « oublis » des négociations du Congrès de Berlin (1878). Occupée de force par les armées austro-hongroises au moment de la Première guerre mondiale, Adah Kaleh devient officiellement un territoire roumain suite au Traité de Lausanne (1923). Les autorités roumaines d’alors en laissent la jouissance de l’île à la population turque insulaire tout en lui donnant un statut fiscal avantageux, statut qui encourage la contrebande. Elles la dotent en même temps de nouvelles infrastructures, construisent une école officiant en roumain et en turc, une église orthodoxe, une mosquée, une mairie, un bureau de poste, une bibliothèque, un cinéma, des fabriques de cigarettes, de loukoums, de nougats, des ateliers de couture et y installent même une station de radio !

Intérieur de la mosquée

La réputation grandissante de l’île lui permet d’attirer alors de nombreux visiteurs au nombre desquels le roi Carol II de Roumanie, des dignitaires du régime communiste et des curistes de la station thermale proche de Băile Herculane (Herkulesbad, les bains d’Hercule). On raconte aussi que des tunnels auraient également été creusés par des trafiquants de marchandises sous le fleuve depuis l’île vers la rive droite yougoslave. Les habitants y vivent de la fabrication de tapis, de la transformation du tabac, de la fabrication du sucre oriental rakat, d’autres produits non imposés, du tourisme et profitent sans doute aussi de divers trafics de marchandises.

Boite de lokoums « La favorite du sultan » d’Adah-Kaleh

Il ne reste qu’un peu moins d’un demi-siècle avant sa disparition définitive, rayée de la carte par la dictature communiste. Mais qui sait si Adah Kaleh dont le minaret de la mosquée réapparaît parfois en période de basses-eaux du Danube, comme pour rappeler sa présence silencieuse sous les eaux assagies par la construction du barrage, ne redeviendra pas un jour ce qu’elle fut autrefois.

Ada Kaleh, photo Rudolf Koller, 1931, collection Bibliothèque Nationale d’Autriche, Vienne

Informés du projet mégalomane les habitants turcs commencent à déserter « l’île sublime » bien avant le début des travaux du barrage. Certains choisissent de repartir en Turquie, d’autres s’installent dans la région de la Dobroudja, à Constanţa qui a conservé un quartier  turc ou à Bucarest, attendant vainement la réalisation de la promesse du gouvernement roumain d’être rapatriés avec le patrimoine d’Adah Kaleh sur l’île toute proche en aval de Şimian (PK 927). Mais le projet de second barrage en aval sur le Danube, près de Gogoşu, (PK 877) qui commence dès 1973 et dont le lac de retenu aurait du à son tour noyer cette terre d’accueil, décourage les habitants de s’y installer. Il reste encore aujourd’hui sur cette petite île abandonnée, au milieu d’une végétation abondante, des ruines de ce nouveau paradis turc perdu. D’autres îles des environs d’Adah Kaleh ont subi le même sort.

L’île de Şimian avec ses quelques vestiges mais sans le charme de sa soeur Adah Kaleh (PK 927), photo © Danube-culture, droits réservés

Quelques monuments et maisons furent malgré tout reconstruits à cet endroit mais l’architecture et l’ambiance insulaire ottomane unique des petits cafés, des ruelles pittoresques, de la mosquée à la décoration élégante, des bazars turcs d’Adah Kaleh, de ses ruelles pittoresques et de ses jardins parfumés disparurent à jamais dans les flots de la nouvelle retenue.

« Je me souviens encore de l’odeur du tableau Ada Kaleh quand je sautais de mon lit. L’île verte avec son minaret jaune pâle […] et la femme turque peinte au premier plan lévitait sur les profondeurs vert Nil du Danube […] Ma chambre était pleine jusqu’au plafond de cette odeur d’huile de lin et quand j’ouvrais la fenêtre, je le voyais littérairement se déverser et couler en cascades le long des cinq étages de façade rugueuse de notre immeuble en préfabriqué… (Cărtărescu, 2007 : 156).

Notes : 
1 Srdjan Adamovicz, « Ada Kaleh histoire et légende d’une Atlantide danubienne »
https://doi.org/10.4000/cher.13140
2 idem

3 idem
4 idem
5 Cartarescu Mircea « Ada Kaleh, Ada Kaleh (Vallée du Danube/Roumanie) », dans Last andLost, Atlas d’une Europe fantôme, sous la direction de Katharina Raabe et Monika Sznajderman. Traduit du roumain par Laure Hinckel, Éditions Noir sur Blanc 2007, p. 155-173, cité par Srdjan Adamovicz, dans « Ada Kaleh histoire et légende d’une Atlantide danubienne », opus citatum.

Eric Baude  pour Danube-culture, mis à jour mai 2023, © droits réservés

Au revoir Adah-Kaleh, photo de 1964

Adah Kaleh, 1964

Sources :
ADAMOVICZ, Srdjan, « Ada Kaleh histoire et légende d’une Atlantide danubienne »
https://doi.org/10.4000/cher.13140
LORY, Bernard, « Ada Kale », Balkanologie, VI-1/2, décembre 2002, p. 19-22. URL : http://balkanologie.revues.org/437
MARCU, P. « Aspects de la famille musulmane dans l’île d’Ada-Kaleh », Revue des Études Sud-Est Européennes, vol. VI, n°4, 1968, pp. 649-669
NORRIS, Harry T., Islam in the Balkan, religion and society between Europe and the Arab world, Columbia (S.C.) University of South Carolina Press, Columbia, 1993

ŢUŢUI, Marian, Ada-Kaleh sau Orientul scufundat (Ada Kaleh ou l’Orient englouti), Noi Media Print, Bucureşti, 2010
VERBEGHT, Pierre, Danube, description, Antwerpen, 2010

Au revoir les enfants, au revoir Adah Kaleh…

 Documentaires :
The Turkish Enclave of Ada Kaleh, documentaire de Franck Hofman, Paul Tutsek et Ingrid Schramme pour la Deutsche Welle (en langue anglaise)
https://youtu.be/pNOLbkE4524
Le dernier printemps d’Adah Kaleh (1968) et Adah Kaleh, le Sérail disparu (en roumain)
npdjerdap.org

 

Bǎile Herculane (Les Bains d’Hercule), station thermale renommée de Roumanie

Bǎile Herculane en 1824

   À une quinzaine de km d’Orşova, en remontant la vallée de la Cerna, un affluent de la rive gauche du Danube qui se jette dans celui-ci à la hauteur de la ville (PK 954) et forme avec le Danube une baie protégée des plus agréables, un petit lac et une promenade appréciée des habitants et des touristes, on découvre, presque de manière inattendue, dans un paysage montagneux assez sauvage des Carpates, une station thermale parmi les plus anciennes et les plus réputées de Roumanie : Bǎile Herculane (Les Bains d’Hercule).
L’endroit est fréquenté depuis l’Antiquité. Les Romains appréciaient déjà les vertus bienfaisantes des eaux sulfureuses, riches en sodium et en magnésium d' »Ad Aquas Herculis Sacras ».
Bǎile Herculane connut ses plus belles heures de gloire à la fin du XIXe et au-delà la première moitié du XXe siècles. Son architecture en témoigne. L’empereur François-Joseph et sa femme, l’impératrice Sissi qui aiment à se rendre à Baden, près de Vienne, la fréquentent tout comme de nombreux autres aristocrates.
La petite gare de Bǎile Herculane, un petit chef d’oeuvre d’architecture, fait partie des plus beaux bâtiments ferroviaires d’Europe orientale.

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La gare de la station thermale, sur la ligne Bucarest-Timişoara, avec son style néo-byzantin, photo © Danube-culture, droits réservés

« Tout à coup, sans la moindre préparation, une ville d’eaux incongrue et ornée, appelée les Bains d’Hercule, jaillit des profondeurs de cette vallée sauvage. Du stuc fin de siècle, on aurait pu croire qu’il provenait directement d’un pistolet à glaçage ; je découvrais des balustrades de terre cuite, des palmiers nains, des agaves acérés dans des urnes galbées, des coupoles bulbeuses, des toits de plomb s’achevant sur des arrêtes d’épinoche ; des portes doubles en verre révélaient des escaliers chantournés, endigués par des hortensias, allant se perdre dans les salles de cure où les robinets et les fontaines déversaient des eaux thérapeutiques. Souveraines contre toute une série horrifique de maux externes et internes, celles-ci avaient rendu l’endroit célèbre depuis l’époque romaine ; légats, centurions et tribuns militaires s’étaient vautrés ici, y avaient siroté pendant qu’Hercule et une demi-douzaine de dieux mineurs présidaient à leur bien-être, et la statue victorienne du musculeux héros vêtu d’une peau de lion, trônant au centre de la ville, montrait que la gloire passée était de retour. La bourgeoisie dolente d’Europe de l’Est, en crinoline et chapeaux en tuyau de poêle, sabretaches et chapkas, ou manches gigot et canotiers, hantait ce site ressuscité depuis plus d’un siècle.

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Le casino de Bǎile Herculane, photo © Danube-culture, droits réservés

À sa manière provinciale, l’endroit répondait parfaitement à la définition de la ville d’eaux, du casino ou de la villégiature. Des massifs circulaires, au centre en forme de coeur, pleins de bégonias et de cannas, jaillissaient du gravier comme un tapis industriel ; le jaune, l’écarlate, l’orange, le pourpre, le bleu pâle et le rouge brique étaient si aveuglement juxtaposés qu’on pouvait croire les fleurs artificielles, et l’herbe, un droguet de couleur verte. Un voyageur plus érudit aurait détecté une bouffée d’Offenbach et de Meyerbeer, un soupçon de Schnitzler, un écho de l’Empire austro-hongrois à son extrémité, encore renforcé par des colonnes trapues de plâtre blanc aux spirales alternées, arches lourdement moulurées, aux grands avant-toits : je découvrais le style roumain néo-byzantin dérivé des monastères de Moldavie et des palais du dix-septième , sous le règne de Constantin Brancovan de Valachie. C’était l’heure de la promenade après la sieste. Un orchestre jouait sous un kiosque enguirlandé, et une foule sereine venue de Bucarest ou de Craiova déambulait le long de la grand-rue, dans les jardins, sur le pont de la Cerna, pour rebrousser chemin à pas lents. Bruissant de commérages, s’exclamant en retrouvailles et en bienvenues, les curistes étaient d’une élégance ravageuse : talons vertigineux, parfums entêtants et maquillages éblouissants, escortés par des cheveux gommés à la Valentino et par les chaussures adéquates. Un saupoudrages d’officiers en bottes montantes, aux éperons tintinnabulants — arrivant de Turnu-Severin, je pense — ajoutait de brillants képis et tuniques à la scène multicolore. »

Patrick Leigh Fermor, Dans la nuit et le vent, À pied de Londres à Constantinople, Éditions Nevicata, Bruxelles, 2016

La triste rançon du progrès ou « Quelques réflexions à la table d’un café, entre le Kazan et les Portes de Fer » par Patrick Leigh Fermor.

« Le progrès a aujourd’hui immergé l’ensemble de ce paysage. Un voyageur assis à ma vieille table sur l’embarcadère d’Orşova serait obligé de l’envisager à travers un gros disque de verre monté sur charnière de cuivre ; ce dernier encadrerait une perspective de boue et de vase. Le spectateur serait en effet chaussé de plomb, coiffé d’un casque de scaphandrier et relié par cent pieds de tubes à oxygène à un bateau ancré dix-huit brasses plus haut. Parcourant un ou deux milles vers l’aval, il se traînerait péniblement jusqu’à l’île détrempée, au milieu des maisons turques noyées ; vers l’amont il trébucherait entre les herbes et les éboulis jonchant la route du comte Széchenyi pour discerner de l’autre côté du gouffre obscur les vestiges de Trajan ; et tout autour, au-dessus et en-dessous, l’abîme sombre baillerait, les rapides où se précipitaient naguère les courants, où les cataractes frémissaient d’une rive à l’autre, où les échos zigzaguaient le long des vertigineuses crevasses, étant engloutis dans le silence du déluge. Alors, peut-être, un rayon hésitant dévoilerait l’épave éventrée d’un village ; puis un autre, et encore un autre, tous avalés par la boue. Il pourrait s’épuiser à arpenter bien des jours ces lugubres parages, car la Roumanie et la Yougoslavie ont bâti l’un des plus gros barrages de béton et l’une des plus grosses usines hydroélectriques du monde entier, en travers des Portes de Fer. Cent trente milles du Danube se sont transformés en une vaste mare, qui a gonflé et totalement défiguré le cours du fleuve. Elle a supprimé les canyons, changé les escarpements vertigineux en douces collines, gravi la belle vallée de la Cerna presque jusqu’aux Bains d’Hercule. Des milliers d’habitants, à Orşova et dans les hameaux du bord de l’eau, ont du être déracinés et transplantés ailleurs. Les insulaires d’Ada Kaleh ont été déplacés sur une autre île en aval, et leur vieille terre a disparu sous la surface comme si elle n’avait jamais existé. Espérons que l’énergie engendrée par le barrage a répandu le bien-être sur l’une et l’autre rive, en éclairant plus brillamment que jamais les villes roumaines et yougoslaves, car, sauf du point de vue économique, les dommages causés sont irréparables. Peut-être, avec le temps et l’amnésie, les gens oublieront-ils l’étendue de leur perte.

D’autres ont fait mal, ou pis ; mais il est patent qu’on n’a jamais vu nulle part aussi complète destruction des souvenirs historiques, de la beauté naturelle et de la vie sauvage. Mes pensées vont à mon ami d’Autriche, cet érudit qui songeait aux milliers de milles encore libres que les poissons pouvaient parcourir depuis la Krim Tartarie jusqu’à la Forêt-Noire, dans les deux sens ; en quels termes, en 1934, avait-il déploré le barrage hydroélectrique prévu à Persenbeug, en Haute-Autriche : « Tout va disparaître ! Ils feront du fleuve le plus capricieux d’Europe un égout municipal. Tous ces poissons de l’Orient ! Ils ne reviendront jamais. Jamais, jamais, jamais ! »

Ce nouveau lac informe a supprimé tout danger pour la navigation, et le scaphandrier ne trouverait que l’orbite vide de la mosquée : on l’a déplacée pierre par pierre pour la reconstruire sur le nouveau site des Turcs, et je crois qu’on a soumis l’église principale au même traitement. Ces louables efforts pour se faire pardonner une gigantesque spoliation ont ravi à ces eaux hantées leur dernier vestige de mystère. Aucun risque qu’un voyageur imaginatif ou trop romantique croit entendre l’appel à la prière sorti des profondeurs ; il ne connaîtra pas les illusoires vibrations des cloches noyées comme à Ys, autour de la cathédrale engloutie : ou bien dans la légendaire ville de Kitège, près de la moyenne Volga, non loin de Nijni-Novgorod. Poètes et conteurs disent qu’elle disparu dans la terre lors de l’invasion de Batu Khan. Par la suite, elle fut avalé par un lac et certains élus peuvent parfois percevoir le chant des cloches. Mais pas ici : mythes, voix perdues, histoire et ouï-dire ont tous été vaincus, en ne laissant qu’une vallée d’ombres. On a suivi à la lettre le conseil goethéen : « Bewahre Dich von Raüber und Ritter und Gespentergeschichten », et tout s’est enfui.

Patrick Leigh Fermor,  « La rançon du progrès ou « Quelques réflexions à la table d’un café, entre le Kazan et les Portes de Fer », in Dans la nuit et le vent, À pied de Londres à Constantinople (1933-1935), remarquablement traduit de l’anglais par Guillaume Villeneuve, Éditions Nevicata, Bruxelles, 2016

https://editionsnevicata.be

Actualisé le 8 juin 2017

 

 

Le monastère orthodoxe de Sfânta Ana à Orşova dans les Portes-de-Fer

Ce monastère, construit entre 1936 et 1939, domine la ville et la baie d’Orşova (km 954, rive gauche) ainsi que le cours du Danube depuis le sommet de la Colline Moşului, littéralement « La Colline du vieillard ». La vue s’étend aussi sur les monts Mehedinţi appartenant au massif des Carpates, les Portes-de-Fer, le défilé du Cazan et les reliefs serbes balkaniques de la rive droite du fleuve.

L’église et la cour intérieure du monastère, photo © Danube-culture, droits réservés

C’est en 1916, pendant la 1ère guerre mondiale, que l’histoire de ce monastère trouve son origine. Le front se trouve alors dans cette région des Carpates et passe sur la Colline du vieillard. Pamfil Şeicaru (1894-1980) qui deviendra l’un des plus grands chroniqueurs et journalistes du milieu du XXe siècle, se bat avec les troupes de son pays contre les armées austro-hongroises. Il stationne sur cette colline qui surplombe la ville et le fleuve avec un compagnon d’arme, Petre Gavanescu. Les deux soldats auront la chance de sortir miraculeusement indemnes de l’explosion d’un obus à proximité pendant la bataille. En reconnaissance pour Dieu qui lui a sauvé la vie, Pamfil Şeicaru promet de faire construire un monastère sur ces lieux.

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Pamfil Şeicaru (1894-1980), photo droits réservés

Son souhait ne sera exaucé que bien plus tard, en 1936. Le monastère est réquisitionné en 1946 par le pouvoir communiste qui le transforme en restaurant et aménage les cellules des nonnes en chambres à louer ! Ce même régime communiste venait de condamner à mort en 1945 le journaliste roumain qui s’était enfui à l’étranger. Le monastère retrouve sa vocation religieuse en 1990, après la chute du régime du dictateur communiste N. Ceauşescu puis est rénové.

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Photo © Danube-culture, droits réservés

L’agencement des bâtiments est forme de « U » avec une église en bois typique de l’architecture roumaine orthodoxe et les cellules des moniales tout autour. On peut y admirer des iconostases, des fresques de grande valeur et jouir d’une vue exceptionnelle sur le paysage des Portes-de-Fer. Un verger et une petite vigne complètent les jardins.

Un musée est consacré au sein du monastère à Pamfil Şeicaru, à l’origine de la construction de ce monastère orthodoxe.

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Le jardin le verger, le rucher et la vue sur le Danube et les Balkans depuis le monastère, photo Danube-culture © droits réservés

Pour en savoir plus et suivre l’actualité des fêtes et des activités du monastère :
Mânăstirea Sfânta Ana Orşova :  www.facebook.com

Danube-culture, mis à jour, mars 2020, droits réservés

Le Monastère de Mraconia, gardien des « chaudrons danubiens »

Mraconia, Portes de Fer, Roumanie

Le monastère du ‘Lieu caché »

Un premier monastère orthodoxe fût construit aux XIIIe-XIVe siècles sur l’emplacement actuel de la petite commune roumaine de Dubova (Km 970, rive gauche), à une quinzaine de kilomètres d’Orşova, dans un lieu presque inaccessible, en contrebas de la route actuelle, d’où son nom de monastère de Mraconia ou monastère du « Lieu caché ». Il est placé sous la protection du prophète Élie. Le chroniqueur et protopope orthodoxe roumain Nicolae Stoica de Haţeg (1751-1833) raconte dans une chronique de 1829, que, par peur des Turcs et en particulier après la bataille de Varna et la prise en 1453 de Constantinople par les Ottomans, les moines du monastère de Mraconia cherchèrent refuge à Orşova. En 1523, le lieu de culte passe sous la juridiction de l’Evêché de Vârset, à l’initiative de Nicola Gârlisteanu, gouverneur militaire de la région de frontière Caransebeş-Lugoj. Faute d’un entretien véritable, les bâtiments s’altèrent au fil du temps. Il est pourtant toujours habité par des moines en 1788 mais subit de graves endommagements pendant le conflit austro-turc du fait de sa situation inconfortable aux frontières militaires de l’Empire autrichien et aux premiers postes des affrontements. En 1823, le sceau du monastère, portant une intéressante inscription en vieux-slavon est retrouvé dans les ruines. Une icône de la Vierge y est également découverte en 1853. Elle est exposée à Vienne, grâce à l’intervention d’un peintre bavarois.

Le monastère est reconstruit en 1931, l’église achevée en 1947. Suite aux travaux de construction du barrage, les bâtiments sont définitivement détruits en 1967 par le régime communiste et les ruines de ce lieu de culte disparaissent sous la surface des eaux du nouveau lac de retenue du premier barrage des Portes-de-Fer. On peut apercevoir leur sommet affleurer à la surface du fleuve pendant certaines périodes de basses eaux.

Le monastère orthodoxe de Mraconia

Le « nouveau » monastère orthodoxe de Mraconia photo © Danube-culture, droits réservés

Ce monastère traversa ainsi toutes les vicissitudes de l’histoire de cette région de l’Europe, depuis les pillages des envahisseurs, les conflits entre les empires, le paiement de lourds tributs aux occupants jusqu’à son engloutissement, comme sa proche voisine insulaire turque d’Adah Kaleh et la vieille ville d’Orşova.

L’archevêché d’Olténie prit en 1995 la décision de reconstruire le monastère à proximité des anciens bâtiments. Celui-ci se situe sur l’emplacement de l’ancien point d’observation et de guidage des bateaux naviguant sur le Danube (Km 965,5). Le paysage des Portes-de-Fer s’est métamorphosé par la main de l’homme.

Eric Baude pour Danube-culture, révisé juin 2019, © droits réservés

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