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Paul Lancrenon et le Danube
D’autres aventuriers et sportifs expérimentés ont entrepris avant Paul Lancrenon des descentes de fleuves et de rivières avec ce type d’embarcation légère et instable qui devient à la mode à cette époque comme en témoignent les peintures de Gustave Caillebotte (1848-1894) : Sir Walter Simpson et Robert-Louis Stevenson (1850-1894) 1876, voyagent en 1876 une quinzaine de jours avec leurs périssoires « La Cigarette » et « l’Aréthuse », d’Anvers en Belgique à Pontoise (Robert-Louis Stevenson tirera de cette épopée un récit intitulé « An Inland Voyage » ou « En canoë sur les rivières du Nord », 1878), Emile Tanneguy de Wogan (1850-1907) parcourt le Haut-Danube de ses sources jusqu’à Ulm en 1887.
Paul Lancrenon
Faisant partie des « nouveaux officiers républicains » qui sont formés à l’École Polytechnique, Paul Lancrenon choisit ensuite l’École d’application de l’Artillerie et du Génie de Fontainebleau. En 1896, son chef d’État-Major le décrit comme un « officier modeste et consciencieux, chez qui on trouve une vigueur physique extraordinaire et une grande puissance de travail ».
Paul Lancrenon conçoit et fait construire successivement cinq périssoires dont les quatre dernières, fabriquées par Alphonse Tellier à Paris, sont démontables à la façon des bateaux de course à l’aviron. Avec sa première, Vagabonde I, il fait des essais dès 1882 sur la Loire, la Maine et la Sarthe alors qu’il est capitaine au 2e régiment de pontonniers d’Angers. Avec Vagabonde II, il descend la Saône et le Rhône l’année suivante, puis l’Yonne et la Seine (1884). En juillet 1889, il navigue sur le Haut et Moyen Danube. Son récit lui vaudra d’être proposé à l’Ordre des Palmes académiques.
Paul Lancrenon en Géorgie, 1891
En 1891, il parcourt l’Europe au cours d’un congé de six mois. Parti cette fois de Belfort à vélo, son nouveau périple le mène jusqu’en Russie naviguant ensuite sur la Volga avec Vagabonde III. Renvoyant par chemin de fer sa périssoire en France, son voyage de retour effectué à cheval lui fera traverser l’Azerbaïdjan, la Géorgie, la Moldavie, la Roumanie et l’Empire austro-hongrois. Il descend cinq ans plus tard le cours du Rhin.
Nommé Général de brigade en décembre 1914, Paul Lancrenon participe aux combats devant Verdun et dans le nord de la Somme. En récompense de sa brillante conduite et de son attitude au feu, il est nommé général de division en septembre 1917. Placé en janvier 1918 dans la section de réserve en tant qu’inspecteur adjoint des effectifs du territoire en Afrique du nord, il n’occupera cette fonction que quelques mois car il sera relevé de son poste pour raison de santé. Il meurt le 10 juillet 1922 à l’hôpital du Val-de-Grâce des suites d’une maladie contractée au front. Sa veuve devra attendre jusqu’en 1925 pour que le statut de « mort pour la France » lui soit accordé.
Son fonds photographique constitué de plus de quatre mille clichés, propriété de l’État depuis 1987, est conservé aux archives photographiques.
Vagabonde III a été acquise par le port-musée de Douarnenez qui l’a restauré et l’expose depuis 2005.
www.port-musee.org
Vagabonde III (à gauche), la périssoire démontable en bois de Paul Lancrenon. Elle a recouvré une toile de pont conforme à son aménagement d’origine lors de sa restauration en octobre 2005. Composée de deux parties assemblées par des ferrures simples, la périssoire peut se replier afin de pouvoir être transportée par train en un colis de 3m de long et de 23 kg. Les coffres servent au rangement des affaires de Paul lancrenon qui est assis dans le « cokpit » pour pagayer. Un balancier et deux flotteurs viennent améliorer la stabilité relative de l’embarcation. Photo Adrien Clémenceau, droits réservés
Vagavonde III : le « cokpit », photo Adrien Clémenceau, droits réservés
Paul Lancrenon, Trois mille lieues à la pagaie, de la Seine à la Volga, chapitre VIII, « Le Danube », Paris, Librairie Plon, 1898
« La beauté des eaux est dans leur course même, elle est dans l’onde muette en son dormant, sournoise en son remous, bruyante en son rapide, chantante en son écluse. Elle est dans tout ce qui n’est point la rivière, dans les coteaux qui se la renvoient, toujours flexible, courbée et recourbée comme l’onduleux serpent, dans la prairie qui suit ses contours, dans la forêt qui s’y mire, dans la ville qui s’y penche dans les tours caduques, les châteaux dépéris, les cathédrales vieilles et fatiguées qui la voient passer éternellement jeune. »
J’ai pensé plus d’une fois à cette description d’Onésime Reclus1 en descendant le Danube. Il m’avait attiré, comme autrefois le Rhône. Les tourbillons du Virbel2 et les Portes de Fer jouaient dans mes rêves le même rôle que le pont Saint-Esprit ou le pont d’Avignon à l’époque où je naviguais timidement sur la Loire. À Belfort, pendant mes longues soirées d’hiver, je traduisais le grand et intéressant ouvrage de Heksch3 sur le beau Danube bleu et, au printemps, j’allais à Paris demander conseil à Monsieur de Wogan4, qui avait descendu ce fleuve en canot de papier, depuis sa source jusqu’à Ulm. Il me laissa entrevoir quelques culbutes dans la traversée du Jura souabe et, désirant, pour aller loin, ménager ma monture, je décidai de commencer là où il avait fini.
Le guide sur le Danube de Regensburg à Sulina d’Alexander Franz Heksch, Wien, A. Hartleben, 1880
Jeudi 4 juillet. — Ulm, ville très ancienne, autrefois très prospère, forteresse célèbre que se partage le Wurtemberg et la Bavière, était, au moyen-âge, le centre du commerce entre la vallée du Danube et celles du Neckar et du Rhin, entre l’Allemagne, la Suisse et la France mais « l’argent d’Ulm ne gouverne plus le monde. » Ses rues sont pleines de soldats ; sa cathédrale fameuse, son vieil hôtel de ville, ses maisons à pignon, ses nombreuses tanneries sont protégées contre les inondations du Danube par une chaussée de briques d’où la vue s’étend à la fois sur la ville et sur le fleuve.
Ulm depuis le Danube, gravure de 1880
C’est là, sur la grève, que je m’embarquais sous un soleil ardent. Je ressentais cette émotion qui me saisit toujours au début d’un voyage ; je regardais le Danube dont l’eau jaune gonflée par des pluies récentes se mêlait lentement à l’eau plus claire des neiges des Alpes amenées par l’Iller et je me demandais quel serait le terme de ma navigation. Serait-ce la mer Noire, ou un banc de graviers aux environs d’Ulm après une honteuse culbute ?
Déjà j’avais traversé la ville et je regardais les manoeuvres des pontonniers bavarois quand une sensation étrange m’envahit. C’était un froid subit sous le haut soleil de juillet. Vagabonde, altérée et disloquée par les secousses d’un long voyage en chemin de fer, buvait l’eau du Danube ; je la sentais s’alourdir et se dérober sous moi. À force de pagaie et au grand étonnement des pontonniers, qui ne s’expliquaient pas cette fuite subite et précipitée, je lançais Vagabonde sur la rive, et j’abordais au moment où j’allais couler. Une demi-heure plus tard je reprenais mon voyage après avoir enduit de suif toutes les coutures de mon embarcation, que l’humidité devait bientôt rendre étanche.
Bien que le Danube soit considéré comme navigable à partir d’Ulm, on peut descendre jusqu’à Ratisbonne, c’est-à-dire pendant deux cent kilomètres, sans rencontrer de bateau à vapeur ni même de chaland. Le fleuve, dans cette région, n’offre aucun intérêt ; il court rapide et par grandes courbes au milieu de marais à demi desséchés, que les habitants appellent « Moos » ou « Ried ». Une digue basse, couverte de saules, isole le voyageurs du reste du monde. Sur la rive gauche et jusqu’à la frontière d’Autriche, de grands poteaux noirs indiquent la distance kilométrique à partir d’Ulm. De loin en loin, les deux rives sont reliées par des ponts de bois, dont le tablier, inégal et usé, repose sur palées irrégulières. Le Rhône a des ponts suspendus, le Rhin des ponts de bateaux, le haut Danube des ponts de pilotis.
Le seul point intéressant de cette région est Lauingen, l’antique Lavinia des Romains dont le vieux château attire de loin les regards. C’est là que naquit, vers l’an 1200, Albert le Grand5, qui fut provincial de l’ordre des Dominicains, professeur de saint Thomas d’Aquin et évêque de Ratisbonne. Une légende allemande raconte qu’il vint tout jeune à Paris et s’éprit follement de la fille du roi de France. par de noirs artifices, il se rendait invisible, l’emportait toutes les nuits dans sa maison, et la rapportait ensuite dans le palais de son père. la jeune fille confia sa peine à sa mère. Le roi pour découvrir le séducteur, fit peindre en blanc toutes les maisons de la ville, donna à sa fille un vase plein de couleur rouge, lui prescrivit de plonger rapidement ses deux mains lorsque son invisible amant reviendrait, et de marquer ainsi la maison de ce dernier. La princesse suivit ce conseil, et le lendemain matin, le roi courant par les rues, reconnut la maison et la fit cerner. On surprit Albert, qui naïvement s’excusa sur la jeunesse et l’ardeur de son coeur. Le roi, irrité, ne voulut pas entendre parler de grâce et condamna Albert. Celui-ci tira d’un étui un peloton de fil très fin, le mit dans sa bouche et disparut, rapide comme le vent. Le roi s’écria alors : « Ma chère enfant est chaste pieuse, je le vois bien à ce prodige. » Albert s’en fut à Ratisbonne ; touché de repentir, il brûla ses livres de magie, et devint un bon chrétien.
Le Danube passe ensuite à Hochstaedt, dont l’hôtel de ville garda longtemps les drapeaux enlevés par le prince Eugène et Marlborough au maréchal de Tallard et au prince électeur de Bavière6. Après la seconde bataille d’Höchstädt-Blenheim en 18007, ces trophées furent apportés à Paris.
Vendredi 5 juillet. — Je pars de bonne heure de Donauwoerth avec l’intention d’aller coucher à Ratisbonne, après une étape de cent trente-quatre kilomètres. La couleur de l’eau, qui s’éclaircit subitement, m’indique seule le confluent du Lech. Plus loin, le fleuve coule entre le coteau escarpé que couronne la chapelle de Steppbourg et les hauteurs d’Oberhausen, où l’officier La Tour d’Auvergne tomba en 1800 avec son colonel et vingt-sept officiers de son régiment.
Au point où les collines s’abaissent, voici Neubourg et son château. Le bruit de l’eau qui écume à gauche sur une digue, m’arrache à ma contemplation. Un courant irrésistible me saisit, et je passe sous le pont comme une flèche. J’évite heureusement les entonnoirs qui s’ouvrent à ma gauche, en passant à travers les vagues, où Vagabonde saute comme un bouchon de liège. J’aborde un peu mouillé en réfléchissant que, plus loin, je pourrai trouver de plus dangereux passages.
À Ingolstadt, je regarde les pontonniers bavarois qui remontent lentement à la gaffe en chantant, quand un choc m’arrête brusquement. Un de mes flotteurs s’est heurté à une grosse pierre, et la charnière achetée au Mas d’Agenais vient de se briser. Par bonheur, sur la grève, au pied des remparts de briques, se promène un brave homme qu’une ombrelle protège de l’ardeur du soleil. Il s’approche, je lui explique, non sans peine, le cas dans lequel je me trouve. Aussitôt, il prend sous son bras les deux parties séparées du balancier et s’en va vers la ville. Une demi-heure plus tard, le mal était réparé. Il s’était ému aussi en me voyant manger du biscuit emporté de Belfort, boire l’eau trouble du Danube, et m’apportait du pain à l’anis, du jambon et de la bière. J’exprime à ce brave Bavarois toute ma reconnaissance, et je file rapidement après un dernier salut de la pagaie. Les pontonniers se reposent. Sur la rive et sous le soleil ardent, je n’aperçois plus qu’un sous-officier de haute taille monté sur un bicycle immense. Aux bruits de la ville a succédé le silence de la plaine déserte.
À l’horizon apparaît une ligne de hauteurs, et je cherche vainement le passage où le fleuve va s’engager. Après un coude brusque, j’admire l’abbaye de Weltenburg, qui, dans un site ravissant, après la place d’un temple de Minerve. Presque aussitôt après, le Danube pénètre dans une gorge étroite entre deux rochers à pic. Pendant quelques minutes toute végétation, toute trace du passage de l’homme disparaissent, et je ne vous plus que la falaise blanche, l’eau jaune et le ciel bleu.
Après un nouveau coude, la gorge élargit ; les rochers prennent les formes les plus bizarres et me rappellent la vallée si pittoresque du Tarn. Au fond du défilé apparaît un temple de forme circulaire, entouré de colonnes et orné de statues. C’est le temple de la Libération, élevé en 1863, cinquante ans après la bataille de Leipzig. Au pied de la colline et près de la petite ville de Kelheim, l’Altmühl se jette dans le Danube. Par le canal Louis, elle me conduirait à Nuremberg et à Bamberg, dans la vallée du Main, puis dans celle du Rhin. Par cette voie, le comte Széchenyi se rendit, en 1867, de Budapest à Paris, en trente-deux jours, sur un bateau à vapeur.
À Abach (Bad Abbach), au pied d’un rocher, deux lions de pierre se regardent et semblent se demander pourquoi on les a placé là. Une inscription pompeuse apprend, au passant étonné, qu’un duc de Bavière a fait sauter un rocher pour améliorer la route.
Le Danube coule au pied de coteaux escarpés jusqu’au confluent de la Naab aux eaux sombres. La vallée s’élargit, et les deux flèches de la cathédrale de Ratisbonne apparaissent au loin.
Ce n’est pas sans émotion que j’ai pénétré dans l’antique cité. De grands barrages contraignaient l’eau du Danube à passer sous les roues de nombreux moulins ou sous les arches étroites et entre les piles énormes du vieux pont bâti au douzième siècle (Steinbrücke). Il était presque minuit lorsque je m’engageais sous ce pont dangereux. Les Lyonnais qui passèrent là dans une yole, quelques années auparavant, en ont laissé la description suivante : « Les eaux du fleuve se précipitent avec le fracas d’un torrent, écumant moins encore par suite de la rapidité du courant qu’à cause d’une chute de plus de quatre mètres sur un parcours d’à peine vingt mètres.
« Notre canot, emporté par ce rapide, file comme une flèche, dépassant en un clin d’oeil cette arche que nous appellerons marinière par euphémisme, mais qu’aucun bateau ne saurait remonter ».
Une foule énorme se pressait sur le pont et sur les quais, et je me rassurais en pensant que quelqu’un se dévouerait bien pour me retirer du Danube si ses flots m’arrachaient à mon frère bateau. Au-delà des remous blancs d’écume, j’aborde dans la cale d’une usine, à côté de grands bateaux de tôle qui m’annoncent le commencement de la navigation sur le fleuve.
Samedi 6 juillet.— Ratisbonne vante à juste titre sa cathédrale, dont j’ai admiré les vieux et superbes vitraux et le puit finement sculpté.. Les bonnes femmes qui prient ont à leurs pieds de grandes auges remplies de sciure de bois, mobilier que je n’avais trouvé dans aucune église de France. Les sombres cachots de l’Hôtel de ville sont remplis d’instruments de torture dont la variété fait frémir. Les rues étroites de la vieille ville, ses hautes maisons à pignon lui donnent un caractère très particulier.
Je vais retrouver Vagabonde. Cachée derrière les arbres de la rive, la fille du contremaître de l’usine, qui m’a vu aborder la veille, regarde mes préparatifs de départs, puis, quand elle vous au milieu du Danube, elle se montre et m’envoie de la main un gracieux salut.
Je ramais depuis quelque temps déjà, mais ma pensée était encore à Ratisbonne et s’était arrêtée à je ne sais quelle époque de sa longue histoire, lorsque des cris aigus me firent tressaillir. Un oiseau tout jeune se débattait au milieu du fleuve et cherchait à gagner mon bateau, dernière planche de salut. J’aborde un quart d’heure plus tard à Donaustauf, et j’abandonne mon compagnon de voyage, qui ouvre contre moi un bec menaçant et fait preuve de la plus noire incertitude.
Donaustauf et le Walhalla, gravure, vers 1850
Je monte à la Walhalla. Ce temple, célèbre dans toute l’Allemagne, s’élève au sommet d’une colline boisée d’où la vue s’étend au-dessus de la plaine immense et riante du Danube jusqu’aux premières crêtes des Alpes. Un historien allemand en raconte ainsi l’origine : « C’était au commencement de l’année 1807, à l’époque du plus grand abaissement de l’Allemagne, au jour où Napoléon, à la tête de ses peuples latins, entrait triomphant à Berlin. Le prince Louis de Bavière, alors âgé de vingt ans, profondément ému des insultes faites à la patrie commune, conçut la pensée sublime d’opposer à la comédie passagère des triomphes de l’étranger la gloire immortelle et universelle de l’épopée germanique tout entière, et d’élever un monument dont la vue et l’idée enflammeraient le courage de ses compatriotes opprimés et les décideraient à secouer le joug. »
La Walhalla repose sur un soubassement de blocs de pierres énormes, dont la construction a exigé neuf années de travail. La première pierre du temple proprement dit fut posée en 1830 ; il ne fut achevé qu’en 1842. Il a la forme d’un temple grec ; les marbres et les dorures ont été employés avec plus de profusion que de goût. L’Allemand se découvre et garde un silence religieux dans ce sanctuaire, où l’on ne peut pénétrer qu’après avoir entouré ses chaussures de vastes chaussons de feutre rangés en bataille près de la porte.
Louis de Bavière ne fut pas exclusif dans le choix de ses grands hommes. Maurice de Saxe, « maréchal de France », dont ses compatriotes n’eurent pas trop à se louer, s’y rencontre avec Catherine de Russie, avec Clovis, avec la prêtresse Véléda, avec les rois des Ostrogoths, des Visigoths, des Vandales et des Lombards.
De Ratisbonne jusqu’aux environs de Passau, le Danube serpente et s’attarde dans une vaste plaine que dominent les hauteurs de la forêt de Bavière, dont le profil lointain me rappellent les Vosges.
À Straubing, une tempête me retient moment près du pont, au pied de la caserne haute, sombre et vieille. Aux barreaux d’une fenêtre s’appuie un soldat qui pêche à la ligne, non pas dans le Danube, mais sur le chemin de halage. La tempête a éloigné les promeneurs indiscrets, et un gamin attache un paquet à la longue ligne que le pêcheur amène avec précaution.
Dans le cimetière de Straubing s’élève une vielle chapelle bâtie en souvenir d’Agnès Bernauer. Elle était fille d’un barbier ; sa beauté surprenante l’avait fait nommer « l’Ange d’Augsbourg » et causa son malheur. Albert, fils du duc Ernest de Bavière, venait de perdre sa fiancée, Élisabeth de Wurtemberg, qui s’était enfuie en compagnie d’un chevalier étranger. Il vit Agnès et l’aima ; mais craignant la colère de son père, il se retira avec elle au château de Vohbourg, sur le Danube, et l’épousa secrètement. Le duc Ernest, croyant à une inclination passagère et ignorant le mariage de son fils, lui choisit pour épouse la fille du duc de Brunswick. Albert refusa. Sur ces entrefaites, un tournoi se donna à Ratisbonne. Lorsque Albert arriva, l’entrée lui fut interdite, et un héraut annonça au peuple assemblé que tout chevalier qui avait pris en dehors du mariage la femme ou la fille du prochain, avait failli à l’honneur et serait exclu du tournoi. Albert se retira furieux, après avoir déclaré qu’Agnès était sa femme devant Dieu et devant les hommes. Il bâtit pour elle, à Straubing, un château splendide et l’entoura de tout l’éclat dû à une future duchesse de Bavière. Cependant le duc Ernest, qui n’avait d’autre héritier qu’Albert, craignit que les enfants d’Agnès ne fussent pas reconnus par l’empereur romain germanique et par le peuple. Il résolut de faire périr la jeune femme. Profitant d’une absence d’Albert, il s’empara du château de Straubing et fit juger Agnès, en l’accusant d’avoir ensorcelé l’héritier des ducs de Bavière et de l’avoir entraîné à une action déshonorante. Elle fut condamnée, liée et précipitée du pont de Straubing dans le Danube, le 12 octobre 1435. Le peuple, qu’Agnès avait comblé de bienfaits, n’osa pas protester. Cependant, l’infortunée flottait sur l’eau et allait toucher le rivage, lorsque l’un des bourreaux enroula une perche autour de ses longs cheveux et la maintint sous l’eau jusqu’à ce qu’elle rendit le dernier soupir. Elle fut ensevelie secrètement, et le duc Ernest rentra triomphant à Munich.
Albert apprit la mort d’Agnès, il tomba privé de connaissance, puis jura de tirer une vengeance terrible de son père et des bourreaux. La guerre civile éclata avec une fureur sauvage et dura longtemps. Enfin l’empereur s’interposa ; le duc Ernest, touché de repentir, fit bâtir une chapelle en l’honneur d’Agnès et célébrer solennellement le jour anniversaire de sa mort. Albert épousa Anna de Brunswick.
Je fus accueilli ce jour-là par de braves gens dans le pauvre village de Mariaposching (rive gauche). Dans la chambre d’honneur que me donna l’aubergiste, les images pieuses se mêlaient aux grossières caricatures du Kikeriki, journal satirique de Munich.
Dimanche 7 juillet.— Avant de partir, je cause avec la maîtresse de la maison. Elle s’étonne de me voir naviguer seul, si loin de la France, sur une planche si fragile, et me tend la main en me disant qu’elle priera pour moi tout à l’heure à la grand’ messe. Aurais-je pu trouver dans ma patrie un accueil plus touchant dans sa simplicité que l’accueil fait ici à un Français, presque un ennemi ?
Dans la plaine de Deggendorf se dresse le Natternberg, montagne isolée dont l’origine est expliquée par le peuple beaucoup plus facilement que par les géologues. D’après la légende, le Natternberg est venu d’Italie. Le diable, qu’irritait la piété des habitants de Deggendorf, voulut les anéantir tous d’un seul coup. Il alla chercher en Italie une montagne pour la jeter dans le Danube et créer ainsi une inondation qui détruirait ses ennemis. Il était dans les airs et déjà tout près de Deggendorf, quand retentit la cloche de l’abbaye de Metten. Le diable épouvanté laissa choir la montagne au milieu de la plaine.
À Deggendorf (rive gauche), jolie petite ville assise entre le fleuve et de riants coteaux, la foule se presse dans la vaste église, trop petite cependant pour les nombreux fidèles. Le style et la profusion des dorures révèlent déjà l’influence italienne, bien plus accusée encore à Passau et Linz. Dans la rue, des officiers bavarois de haute taille, serrés dans leur tunique bleu clair, me regardent longuement en passant près de moi.
Dans la campagne et sur les bords du Danube, un murmure doux et monotone me poursuit longtemps. Ce sont les paysans qui reviennent de la messe et chantent des cantiques.
Un peu en aval de Deggendorf, l’eau blanche de l’Isar, rivière de Munich, arrive au Danube. Ma vitesse de marche, qui n’était que de neuf kilomètres à l’heure, s’lève brusquement à onze kilomètres.
À Pleinling (Vilshofen, rive droite), le fleuve change complètement de caractère et coule en ligne droite dans une étroite vallée. Des écueils, autrefois dangereux, barrent la moitié de son lit : le fleuve écume, puis se calme avant d’atteindre Passau.
Passau, photo O. Böhm
Passau La « Coblence bavaroise » est bâtie au confluent de l’Inn, du Danube et de l’Ilz. L’étroite arête rocheuse qui sépare ces deux dernières rivières, est dominée par la citadelle d’Oberhaus, qui n’est plus qu’une caserne, et où l’étranger vient admirer le panorama des Alpes. Je suis resté longtemps là sur le bord du précipice, au coucher du soleil, contemplant la ville assise à mes pieds et le Danube qui mêle lentement son flot jaune à l’eau blanche de l’Inn, aussi large, aussi profond que lui, et absorbe immédiatement l’eau sombre de l’Ilz. Un sentier ravissant, tracé au milieu des rochers et des arbres, me ramène à la ville par une pente rapide.
L’histoire de Passau, fondée par les Romains, souvent dévorée par les incendies, visitée par les tremblements de terre, ravagée par la guerre, m’a moins intéressé qu’une de ses légendes, l’étonnante chevauchée de Charlemagne à son retour de Hongrie. Au moment de partir pour la Valachie, où il allait convertir les païens, il avait promis à sa femme de revenir avant dix ans ; au bout des ce temps, elle pourrait considérer sa mort comme certaine. Il devait, d’ailleurs, lui envoyer son anneau par un messager fidèle dont la parole mériterait toute confiance.
Neuf ans s’étaient écoulés. Le pillage et l’incendie désolaient les provinces du Rhin. Les seigneurs se réunirent à Aix-la-Chapelle et supplièrent la reine de choisir une autre époux qui pût ramener la paix dans ce pays si troublé. La reine, après bien des hésitations, céda à leurs instances et promit d’épouser, tous jours plus tard, un roi très riche. Le Seigneur , qui ne pouvait tolérer pareille chose, dépêcha un ange à Charlemagne au fond de la Hongrie. « Comment s’écria l’empereur, pourrais-je faire en trois étapes un voyage qui exige au moins cent cinquante jours de route ? » L’ange lui répondit que le cheval de son secrétaire le transporterait le premier jour à Raab et le second à Passau.
Ainsi fut fait. mais il était impossible d’aller plus loin avec la même monture ; Charlemagne en chercha une autre à Passau. Il trouva seulement un poulain que l’aubergiste, son maître, ne voulait pas lui confier parce qu’il n’avait jamais été sellé ni bridé, et que l’empereur était trop lourd pour le pauvre animal.
L’affaire se conclut cependant, et le troisième jour, à la tombée de la nuit, Charlemagne arriva à Aix-la-Chapelle. Il va tout droit à la cathédrale, qu’on ornait pour la cérémonie du lendemain, s’assied sur le trône sacré réservé à l’empereur, tire son glaive et le pose sur ses genoux. les enfants de choeur, saisis d’épouvante à l’aspect de cet homme à la longue barbe grise, s’enfuient ; l’évêque accourt et reconnaît son maître. Le bruit du retour de l’empereur se répand dans la ville ; les invités la noce s’enfuient au plus vite, et, sur la demande de l’évêque, Charlemagne pardonne à la reine.
Lundi 8 juillet.— La vallée du Danube se resserre et ne livre plus passage qu’au fleuve et à la route. Les villages se font plus rares, les ruines et les châteaux plus nombreux. L’un deux couronne le rocher de Krempelstein, qui tombe à pic dans le fleuve.
Je passe rapidement à Engelhartzell (rive droite), lorsque des tirs énergiques se font entendre sur les deux rives. On me fait signe d’aborder. Ce n’est pas chose facile, et je dérive longtemps avant d’être cueilli par un douanier autrichien. Je le suis, pieds nus et sans autre vêtement que ma chemise et mon pantalon relevé jusqu’aux genoux, et je fais mon entrée à la douane dans cette tenue sommaire. Un sourire aimable m’y attend, et le chef de bureau me demande trente pfennigs pour entrer en Autriche. Quarante centimes, c’est peu, et je songe aux douze francs que j’ai payé pour pénétrer en Suisse, et qu’on m’a, d’ailleurs, rendus à la sortie ; c’est beaucoup, en comparaison de l’Allemagne, où je n’ai payé aucun droit d’entrée.
À Wesenufer (Haute-Autriche, rive droite), je déjeune de pain et de bière dans une grande salle d’auberge, coquette et riante comme le paysage qu’on admire de ses fenêtres. Aux braves gens du pays qui s’assemblent, je demande des renseignements sur le coude d’Au, qu’on m’a signalé comme dangereux. Ils me rassurent et je repars. Le fleuve se fraye bruyamment un passage dans la gorge sauvage, profonde de quatre cents mètres. À côté de moi glissent des radeaux qui viennent de l’Inn. On n’entend plus que le bruit du fleuve qui écume sur les rochers de la rive, et les cris des matelots que renvoie l’écho de la forêt. Puis le fleuve se calme ; à un coude et sur une crête escarpée apparaît le château de Neuhaus, qu’on aperçoit d’aval pendant dix kilomètres au moins. Les paysans révoltés y barrèrent le fleuve par une chaîne de fer que les troupes impériales rapportèrent triomphalement à Vienne.
À Aschach (rive droite), changement de décor brusque et complet. Le Danube se répand dans une vaste plaine parsemée d’îles où domine la pâle et grise verdure du saule. La navigation, très difficiles pour les bateaux à vapeur, s’améliore peu à peu par la construction de digues submersibles qui courent d’une île à l’autre, pareilles à celles du Rhône.
À l’extrémité de la plaine, le courant, très mauvais, m’empêche d’admirer à loisir le splendide château d’Ottensheim (rive gauche). La vallée se resserre de nouveau, mais sans reprendre le caractère sauvage et grandiose qu’elle avait aux environs de Passau ; puis, là, où les collines s’abaissent, se vois s’élever les tours massives de Linz. Assise comme Ratisbonne sur les deux rives du fleuve, et en grande partie sur la rive droite, elle ne ressemble guère à la vieille cité bavaroise. C’est une ville d’apparence toute moderne : au lieu d’un vieux pont de pierre, elle a un grand pont métallique ; au lieu d’une cathédrale, une église qui se bâtit lentement. Il règne à Linz une gaieté inconnue en Bavière ; les femmes sont plus alertes dans leurs toilettes claires, les officiers moins raides dans leur allure. Il me semble que je respire moi-même plus librement, loin de l’Allemagne où j’ai cependant trouvé partout bon accueil.
Le port de Linz (Haute-Autriche) vers 1900
À six heures et demie du soir, je quitte Linz ; je dois faire encore vingt-deux kilomètres pour gagner Mauthausen (rive gauche), seul tête possible en aval de Linz. Je presse l’allure de Vagabonde sur le fleuve solitaire déjà envahi par la nuit et, après un passage houleux au confluent de l’Enns, j’aborde à Mauthausen. La foule s’assemble, on porte Vagabonde en triomphe dans le grand couloir de l’hôtel, et on me donne une chambre immense où cinquante personnes auraient pu danser à l’aise. Des larges fenêtres, j’ai regardé longtemps le fleuve qui brille sos les rayons de la lune et bat de sa houle le rocher du vieux et pittoresque château de Pragstein, j’ai rêvé longtemps aux paysages grandioses ou charmants qui se sont succédés aujourd’hui sur mon chemin, et je regrettais de les trouver plus beaux que ceux des fleuves de France.
Mardi 9 juillet. — Mauthausen était autrefois un de ces postes de douane que les villes et les seigneurs établissaient en si grand nombre sur le Danube. Du confluent de l’En jusque’à Vienne, c’est-à-dire sur un parcours de cent quatre-vingt-dix kilomètres, on n’en contait pas moins de soixante-dix-sept. En fait de douanes, j’aurais bien payé d’un baiser, la gracieuse enfant, fille du propriétaire de l’hôtel, qui hier soir écoutait si attentivement le récit de mon voyage, et qui ce matin a voulu, malgré son frère, porter avec moi Vagabonde jusqu’au Danube. Je n’ai pas osé.
Sous le ciel bleu comme la veille, le courant m’emporte avec une vitesse de quinze kilomètres à l’heure, la plus grande que j’ai obtenue sur le Danube.
Sur un rocher que ronge le fleuve, apparaît le beau château de Wallsee. Bâti au temps de Rodolphe de Habsbourg, il fut l’une des forteresses les plus puissantes du moyen âge et appartient maintenant au prince de Saxe-Cobourg-Gotha. De sa haute tour, le regard s’étend au-delà du parc immense et de la plaine parsemée de villages, jusqu’aux environs de Linz et aux plus hauts sommets des Alpes autrichiennes.
Le chateau de Wallsee, dessin de L. Gentil, capitaine d’artillerie d’après les photographies et les documents de l’auteur
La légende raconte qu’une tribu païenne de hardis pêcheurs s’était établie, il y a bien des siècles, sur le rocher de Wallsee. Ils recueillaient les épaves du Danube, et souvent même attiraient sur les écueils les bateaux qui passaient. Un moine parvint à les convertir, à l’exception d’un seul, le plus âgé de tous. Celui-ci accablait d’injures le moine étranger qui lui avait enlevé son autorité sur la tribu. Un jour, il aperçut du haut du rocher des débris qu’emportait le fleuve. Il se précipita dans son bateau, au-devant de cette proie, et reconnut alors le cadavre de son fils qu’il attendait au retour d’un long voyage. On ne revit plus le vieillard à la barbe blanche, que le fleuve emporta sans doute avec son fils.
Le Danube passe ensuite près du château d’Ardagger (rive droite), où l’empereur Conrad s’arrêta en 1147 avec l’armée qu’il conduisit en Palestine. Il y fit ses préparatifs pour passer le Wirbel et le Strudel, alors si redoutés. Le fleuve s’engage dans une gorge extrêmement pittoresque, se précipite avec fureur sur les rochers qui protègent la petite ville de Grein, puis se calme et semble se recueillir avant de tenter un nouvel effort. Une masse de rochers apparaît au milieu du fleuve. Je file à droite sur le gravier, où une embarcation aussi légère que a mienne peut seule s’engager à cause du peu d’eau qu’on y trouve. Puis je débarque dans l’île, et je vais reconnaître le fameux Strudel, où se brisèrent autrefois tant de bateaux. Des travaux considérables y ont été exécutés, les écueils ont disparu en grande partie, et le Strudel n’est plus qu’une passe très étroite où le courant est très rapide.
Un sifflement aigu m’annonce l’arrivée du bateau à vapeur qui descend chaque jour de Passau à Vienne. Il m’apparaît tout à coup, marchant à toute vitesse, entre les ruines du château de Werfenstein, qui domine l’île, et la vieille tour de Haustein, que porte une énorme rocher de la rive gauche. Un brusque coup de barre jette quelques secondes plus tard le bateau à vapeur du côté du bourg de Saint-Nicolas (Sankt-Nikolaus en Strudengau), rive gauche, et il disparaît subitement dans un coude du fleuve. Plus heureux que les passagers, j’ai contemplé longtemps ce site sauvage, où de hardis brigands avaient élu domicile au moyen âge. le Wirbel, tourbillon très dangereux qui faisait suite au Strudel, a disparu comme lui ; ce n’est plus, du moins, qu’un fort rapide.
Le Danube s’élargit et se calme. Sa vallée baignée de lumière me paraît ravissante. À Sarmingstein (rive gauche), d’immenses carrières de granit ouvertes à la base de la montagne fournissent à Vienne ses pavés. À la fin de la gorge, où se succèdent les châteaux modernes ou ruinés, apparaît le plus intéressant de tous, celui de Persenbeug (rive gauche), où la comtesse Richilde offrit en l’an 1050 l’hospitalité à l’empereur Henri III.
Le château de Persenbeug, dessin de L. Gentil, capitaine d’artillerie d’après les photographies et les documents de l’auteur
Ils se rendaient tous les deux dans la salle du festin, accompagnés d’une suite nombreuse, quand le sol s’effondra sous leurs pieds. Ils furent précipités dans la salle de bain creusée dans le rocher, sous le château. L’empereur se releva légèrement blessé, mais la comtesse et l’archevêque de Wurzburg furent plus gravement atteints et moururent quelques jours plus tard. L’empereur, très ému de cet accident, donna le château à l’abbaye d’Ebersberg ; il appartient maintenant à l’empereur d’Autriche.De nouveau le Danube coule en plaine. Après Pöchlarn (rive droite), illustré par les chants des Nibelungen, voici les deux énormes tours carrées du château de Weiteneck, si fières sur leur rocher escarpé et isolé au bord du Danube, puis sur l’autre rive la fameuse abbaye de Melk (rive droite). Le château féodal, repaire de cruels bandits, est tombé ; la puissante abbaye est toujours debout. De bien loin, son rocher de granit, sa façade immense, son dôme et ses deux tours attirent le regard. Je laisse Vagabonde sur la rive, et je parcours toute l’abbaye sans être arrêté, ni même interrogé. Après avoir traversé la chapelle où l’or et marbre ont été employés avec profusion, j’admire longuement le panorama merveilleux de la terrasse, d’où la vue s’étend au loin sur les tours de Weiteneck et sur les grandes îles du Danube étincelant sous le soleil.
Tout près de Melk, le Danube se heurte aux écueils du château de Schönbühel (rive droite), puis, quittant la plaine riante, s’engage dans l’étroite vallée de la Wachau, célèbre par ses légendes et par son histoire, moins sauvage, mais aussi belle que la gorge de Passau.
Sur un éperon escarpé et boisé qui domine le Danube de trois à quatre cents mètres, se dressent les ruines d’Aggstein (rive droite). Une étoile saillie rocheuse, sur laquelle un homme pouvait à peine s’asseoir, s’avançait à l’extrémité du château au-dessus de l’abîme. Une porte basse conduisait à ce «jardin des roses». C’est là que, d’après la légende, le sire de Schrenckenwald faisait amener ses victimes, ne leur laissant d’autre alternative que de périr de faim ou de tomber dans l’abîme. Un jour, un prisonnier descendait par miracle dans le précipice, appela le peuple à la vengeance, surgit Aggstein et livra au bourreau le sire de Schrenckenwald. Une autre seigneur d’Aggstein, de la fière et cruelle famille des Kuenring, brava longtemps la puissance des ducs d’Autriche. Pour en venir à bout, il fallut recourir à une ruse imitée des Grecs. Un jour, le seigneur d’Aggstein, sans défiance, empara, selon son habitude, d’un bateau qui descendait le Danube et voulut faire en personne l’inventaire des richesses déposées dans la cale. Il y trouva des hommes armés qui s’y étaient cachés et qui le retirent prisonnier. Il dut s’humilier et demander grâce.
La forteresse d’Aggstein, dessin de L. Gentil, capitaine d’artillerie d’après les photographies et les documents de l’auteur
Au pied du rocher d’Aggstein, l’eau calme du Danube me renvoie l’image du clocher d’Aggsbach (rive droite) surmonté d’un coq d’airain dont la tête est percée d’une flèche. Le seigneur d’Aggsbach avait une fille d’une grande beauté dont les sires de Spitz et d’Aggstein briguaient la main. Le père et la jeune fille préféraient le dernier ; cependant, pour ne pas irriter l’autre, le seigneur d’Aggsbach promit de donnera main de sa fille à celui des deux prétendants qui sortiraient vainqueur d’un tournoi.
La fortune sourit au chevalier d’Aggstein, et le mariage fut décidé. Le chevalier de Spitz, désespéré, courut au Danube pour y noyer sa personne et ses peines de coeur. Il était déjà sur la rive quand le diable parut et lui proposa de bâtir, en travers du fleuve, une muraille qui ferait monter les eaux jusque’à Aggsbach. Il serait facile alors d’enlever la fiancée et de la conduire à Spitz. Le chevalier accepta, le diable se mit à l’oeuvre et déjà la muraille s’étendait jusqu’au Danube, quand un coq, perché sur le clocher d’Aggsbach, se mit à chanter et réveilla les habitants. Le diable, furieux de voir son entreprise connue de tous, perça d’un trait la tête du coq et abandonna son travail. Le chevalier de Spitz se repentit et se fit pèlerin. La murailles du diable, à demi écroulée, descend sur les deux rives, des côtes jusqu’au fleuve.
À Spitz (rive gauche), cinquante gamins se baignent dans l’eau froide du Danube et me saluent d’un «hip, hop, hurrah» formidable. Je leur réponds en élevant ma pagaie horizontalement, et pendant deux kilomètres l’écho me redit leurs acclamations. Enfin un rocher nous cache les uns aux autres, et après un coude brusque du fleuve, au pied d’une arête rocheuse, étrange, dentelée comme une scie et brûlée par le soleil comme la baie de Villefranche, apparaît Dürnstein (rive gauche), berceau de la famille des Kuenring. L’un deux, Hadamar, se fît le geôlier de Richard Coeur de Lion, pour le compte de Léopold d’Autriche.
Une bataille sanglante s’engagea en 1805 à Dürnstein, entre les Français commandés par Mortier et les Autrichiens alliés aux Russes. Un chasseur conduisit ces derniers, par un sentier de la montagne, sur les derrières des Français, qui eurent beaucoup de peine à sortir du défilé.
Amand Helm, Dürnstein Donau Album, 1870
Des blocs énormes de rochers, détachés de la montagne par la mine, roulent jusqu’au fleuve et sont chargés sur des bateaux pour être employés à la construction des digues.
La Wachau finit à Dürnstein, et le Danube coule en plaine jusque’à Vienne ; au sud apparaissent le Wienerwald et les derniers sommets des Alpes. Je m’arrête à Hollenburg pour passer la nuit, et je dépose Vagabonde dans l’atelier d’un charpentier de bateaux. Il me raconte qu’avant moi un nègre de Munich, a descendu le Danube dans une frêle embarcation comme la mienne, est allé jusque’à la mer Noire et rentré ainsi dans son pays. Dans l’esprit du charpentier, la mer Noire était évidemment le pays des nègres. D’autres ont fait le même voyage dans des conditions analogues, et parmi eux un archiduc d’Autriche. Le Danube, ce grand chemin qui marche, est ouvert à tous, plus même que les routes d’Autriche, où l’on trouve encore d’assez nombreux péages.
Mercredi 10 juillet. — J’ai passé un vilain moment au pied de l’antique forteresse de Greifenstein. Secoué comme un fétu de paille par des vagues de plus d’un mètre de hauteur, soulevées à la fois par le courant très rapide, par le vent qui souffle de lest en tempête et par les remorqueurs très puissants employés au service des digues, je me suis demandé, dix fois au moins en une minute, si j’allais couler. Enfin j’ai pu aborder précipitamment pour vider l’eau qui s’agitait dans l’hiloire (bordage longitudinal).
À Klosterneuburg, fameux par son abbaye, j’aborde dans la cale même du régiment de pontonniers. J’admire la vigueur et la hardiesse de deux officiers qui traversent le Danube à grande vitesse dans des skiffs qui légers que Vagabonde me parait lourde à côté d’eux. Sur la rive, les pontonniers pêchent avec un grand carrelet. La raideur et la sévérité de la discipline allemande ont disparu, et l’école de navigation ressemble plus à une promenade qu’à une manoeuvre.
Rudolf von Alt (1812-1905), Klosterneuburg, aquarelle, 1843
Au pied du Kahlenberg, célèbre par son panorama et que je renonce à gravir à cause de la brume qui l’enveloppe, se presse en une longue rue le village de Nussdorf, faubourg de Vienne. Le Danube s’y partage en deux bras : l’un, le plus petit de beaucoup, traverse la capitale. Une écluse gigantesque en barre l’entrée en cas d’inondation. Le grand bras a été creusé par la main de l’homme, qui a substitué son tracé régulier aux courbes capricieuses et changeantes de l’ancien lit. Une vaste zone d’inondation, dont la largeur égale au moins celle du fleuve, est réservée sur la rive gauche et limitée par des digues très hautes.
Je n’hésite pas longtemps entre les deux chemins qui s’ouvrent devant moi : l’un d’eux, chenal étroit, sillon de bateaux à vapeur, par ses quais inhospitaliers me rappelle la Seine à Paris ; l’autre, c’est le fleuve où tous les bateaux, petits et grands, peuvent trouver place. Je débarque en amont du pont Rodolphe, chez de braves gens employés au service des la navigation. Ils s’engagent à veiller soigneusement sur Vagabonde, à la remplir d’eau pour éviter les effets désastreux d’un soleil ardent ; enfin ils me prêtent une cabine où je complète ma tenue avant de pénétrer dans la capitale de l’Autriche.
Vienne m’a vivement intéressé et m’a beaucoup plu. Trois scènes militaires, trois tableaux, sont restés gravés dans ma mémoire. La parade de la cour dans la cour du Palais, où des gamins moqueurs comme ceux de Paris se tordaient de rire en contrefaisant le capitaine de la garde montante. Celui-ci, aussi petits qu’eux et sec comme une allumette, défilait avec une raideur toute allemande et certes plus comique que celle de figurants au premier acte de Carmen dans un petit théâtre de province.
Plan « vue d’oiseau » du Danube à Vienne depuis le nord-est, in Viktor et Richard Siedek « Donau bei Wien um 1888 », collection Wien Museum
Une séance de pointage sous un des grands ponts de Vienne. Le public prenait part à la leçon tout autant que les canonniers auxquels elle s’adressait. Ce mélange de l’élément civil avec l’élément militaire m’a beaucoup surpris.
Enfin un régiment d’infanterie revenant d’une manoeuvre au Prater. Au milieu de la musique, la grosse caisse, traînée par un cheval haut comme un âne et suivie d’un artiste qui frappait sur elle à tour de bras, me faisait penser malgré moi à une cavalcade réclame de cirque forain. Deux sous-lieutenants se prenaient par le bras à côté de leurs hommes qui causaient tout haut. Ce laisser aller très étrange dans les rues de la capitale contrastait singulièrement avec la correction de la tenue.
Samedi 13 juillet. — À cinq heures du matin, je retrouve Vagabonde, tout heureux de m’asseoir et d’exercer mes bras, après avoir abusé de mes jambes pendant deux jours dans les rues de Vienne. À peine installé, j’éprouve la même sensation désagréable qu’au départ d’Ulm. Mon compartiment d’arrière avait retenu une certaine quantité d’eau qui maintenant s’écoule, toute rouge de la couleur qu’elle dérobe à mes guides Baedeker. Ce léger accident est bien vite oublié, et je passe tout fier sous les beaux ponts de Vienne.
Un pâle soleil éclaire l’île Lobau, complètement transformée par les travaux de régularisation du Danube, Aspern et Essling cachés derrière les saules, la pleine monotone du Marchfeld, ce champs de bataille de tous les temps, et les collines basses sur lesquelles s’éleva Carnuntum, grande ville romaine rapidement submergée par le flot des Barbares.
Au confluent de la March ou Morawa (rive gauche) et sur un rocher isolé chaudement coloré par le soleil, se dressent les ruines fantastiques de Thèbes. C’était un château féodal très puissant que les Français firent sauter en 1809. Sur un rocher mince et droit comme un obélisque s’élève la tour de la Nonne, autrefois reliée au château par un pont-levis et maintenant inaccessible. Voici, d’après une vieille légende, l’origine de son nom. Un des seigneurs de Thèbes, dans une expédition en Carinthie, s’éprit d’une jeune fille noble condamnée au cloître par sa famille. Il l’emmena à Thèbes et se préparait à épouser solennellement, quand un soir, à son retour de la chasse, il apprit par un de ses serviteurs que sa fiancée avait été surprise et enlevée par son oncle, l’abbé d’Isenberg, qui l’emmenait au couvent. Il rassembla à la hâte quelques cavaliers, se mit à la poursuite de l’abbé et, après un court et violent combat, reprit sa fiancée.
Thèbes (Devín), dessin de L. Gentil, capitaine d’artillerie d’après les photographies et les documents de l’auteur
Le lendemain, ils attendaient tous deux dans la chapelle du château le prêtre qui devait bénir leur union, quand un serviteur vint leur apprendre que l’abbé d’Isenberg avait surpris, avec une troupe considérable, l’entrée du château. Le sire de Thèbes se retira dans la tour avec sa fiancée et s’y défendit avec courage. Mais ses hommes tombaient l’un après l’autre ; à minuit, l’abbé faisait enfoncer la dernière porte et pénétrait dans la tour. la jeune fille s’était réfugiée avec son fiancé à l’angle du parapet et demanda vainement à son oncle de consentir à leur union. L’abbé se précipita alors sur eux, mais ils avaient disparu soudain, et quand il plongea ses regards dans l’abîme, il ne vit que les flots qui se refermaient avec un bruit sourd sur les deux amants.
Pendant quelques lieues, le Danube baigne l’extrémité des Petites Carpates, mais dès le confluent de la March on aperçoit au loin l’énorme masse du château de Presbourg. Le fleuve se calme, et ma vitesse marche descend brusquement de quatorze à douze kilomètres à l’heure. Après avoir passé tête baissée et pagaie de travers sous le pont de bateaux, j’aborde au port des canotiers, où Vagabonde est accueillie avec beaucoup d’égards, et je monte dans la vieille ville, aux rue tortueuse et mal pavées, aux maisons tristes et basses. Il ne reste plus du château, dévoré par les flammes en 1811, que quatre pans de mur énormes. Le soldat hongrois qui me guide m’assure que l’incendie fut allumé par les Français. Du sommet de la colline, la vue s’étend d’un côté sur les vallons riants et fertiles des Carpathes, à l’est et au sud sur la plaine immense o ù les Danube ronge les prairies qui le bordent, et se divise en plusieurs bras pour le malheur de la navigation, qui ne trouve plus assez d’eau ou se perd dans ce dédale.
L’aspect des grandes îles de Schütt, aussi vastes qu’un département français, est monotone comme celui de la lande de Gascogne. Dans la prairie, au bord des bois, quelques troupeaux, une ferme isolée ; sur le Danube, des moulins flottants tous construits sur le même modèle depuis Vienne jusqu’aux Portes-de-Fer. Ils se composent d’un grand bateau surmonté d’une petite maison en bois et d’un autre bateau beaucoup plus petit et non couvert. Dans l’intervalle, une grande roue à aubes tourne au fil de l’eau.
Par moment, le fleuve est sillonné de remorqueurs qui amènent des bateaux chargés de pierres pour la construction des digues. Cette entreprise, qui a déjà coûté et coûtera encore de nombreux millions, se poursuit dans des conditions bien plus favorables que les travaux analogues sur le Rhône trop rapide.
Le nuit vient, et je cherche avec anxiété un gîte dans cette région, où la terre et l’eau se mêlent dans le plus grand désordre. Un clocher m’apparaît bien loin à l’extrémité d’une vaste nappe d’eau. J’aborde enfin au clair de la lune et je tire Vagabonde sur la grève. Des moustiques s’acharnent sur les jambes nues ; des femmes, des enfants s’assemblent sur la berge. J’essaye vainement de me faire comprendre ; ce sont des Hongrois qui ne savent pas un mot d’allemand. Ils devient cependant bien vite ce qui m’est nécessaire. Des enfants emportent Vagabonde dans un jardin, et une petite fille me prend par la main pour me conduire à l’auberge, seule maison du village où l’on parle allemand.
Dimanche 14 juillet. — Après un long sommeil qu’une rude étape de cent trente kilomètres m’avait imposé , je constate avec étonnement que l’aubergiste m’a donné, non pas son lit, mais celui de sa femme. Celle-ci s’est étendue sur un matelas ; quant aux enfants, il y en avait dans tous les coins, et ils courent déjà depuis longtemps.
Des acclamations bruyantes saluent mon départ, de Sap (rive gauche). À Gönyű, la rive la rive droite s’élève un peu, et le fleuve rentre dans son vrai lit, large, droit et monotone.
Une énorme tour percée d’embrasures et de hauts parapets m’annoncent la fameuse forteresse de Komorn, réputée imprenable et considérée tout au moins comme la plus puissante de l’Autriche-Hongrie. Située à l’extrémité de l’île des Schütt, elle est complètement entourée d’eau, excepté sur un front, où toutes les défenses ont été accumulées. la ville, reliée à la terre ferme par trois ponts de pilotis et de bateaux, ne présente aucun intérêt.
À quelques lieues de Komorn, des collines bornent la rive droite du Danube et les villages se suivent sur la grève. Aucun souffle ne ride la surface du fleuve, qui sommeille sous un soleil de feu. Un nuage noir apparaît à l’ouest et s’étend rapidement sur la moitié du ciel. Un orage éclate alors subitement avec une violence inouïe. Je n’ai que le temps de gagner la rive. Au bout d’une longue courbe du fleuve blanc d’écume sous le ciel noir, quelques rayons de soleil éclairent d’une lumière étrange le dôme et les deux tours de la cathédrale de Gran (Esztergom).
La pluie cesse, et je repars ; mais le vent souffle toujours. Après avoir failli couler deux fois, j’aborde et je me décide à abandonner Vagabonde sur la grève et à me rendre à pied à Gran. Puis je réfléchis que la ville est bien loin, qu’il faudra demain refaire le même chemin, enfin j’ai honte d’abandonner ma fidèle compagne des bons et des mauvais jours. Sur la plage de sable où la vague déferle, je parviens à me remettre à flot, après avoir reçu quelques paquets d’eau qui entrent par-dessus le bordage dans la poche de mon pantalon.
La nuit est venue ; guidé par les lanternes du pont de pilotis et de bateaux de Gran, j’aborde à neuf heures du soir à côté du pont. Des dames qui rentrent à Parkany (Šturovo), faubourg de Gran situé sur la rive gauche du Danube, se demandent avec curiosité ce que peut bien être cette longue tache blanche sur la vase noire à leurs pieds. Elles envoient en reconnaissance deux de leurs compagnons de promenade qui m’aident à porter Vagabonde jusqu’au péage du pont, et tous m’accompagnent jusque’à un hôtel voisin en me pressant de questions : « Qui êtes-vous ? » « D’où venez-vous ? N’avez-vous pas peur seul dans la nuit sur le Danube ? » En allemand, je réponds que je suis Français. Aussitôt deux dames se détachent du groupe et vont chercher chez ses parents une jeune fille qui a terminé son éducation dans la Suisse française. Elle arrive, toute heureuse de parler une langue qu’elle aime, mais dont elle peut bien rarement se servir. Pendant que je mange rapidement, ma charmante interprète raconte en hongrois mon voyage aux jeunes gens et aux jeunes filles assis en cercle autour de nous, sous les yeux de leurs parents, dans la grande salle de l’hôtel. Je n’oublierai jamais cette soirée du 14 juillet 1889, passée au milieu d’inconnus si aimables.
Lundi 15 juillet.— le vent a fait rage toute la nuit et mêlé quelques inquiétudes à mes rêves joyeux de voyage. Après avoir suivi le pont de bateaux, qui me paraît bien long, je gravis le rocher escarpé sur lequel est bâti la cathédrale de Gran. La « Rome hongroise » capitale religieuse du pays, a vu passer en 1147 Louis VII et ses croisés, puis Frédérique Barberousse. Elle fut détruite successivement par les Mongols, qui franchirent le Danube sur la glace, et par les Turcs. la basilique actuelle, achevée depuis trente ans seulement, est très intéressante à visiter, mais j’ai admiré surtout le paysage qui l’entoure, la courbe gracieuse du Danube. La richesse et la beauté de ce pays me faisaient comprendre l’ardeur des convoitises dont il fut de tout temps l’objet.
Je redescend à Parkany ; Vagabonde est portée en triomphe sur la grève, une foule nombreuse s’amasse sur le pont et me salue de bruyants eljen (vivats), les mouchoirs s’agitent, et je quitte Parkany, le coeur joyeux, par un beau soleil. Cependant une ombre passe sur ce tableau riant. Le vent souffle toujours, le vent, cet ennemi plus redouté que les courants, les écueils, l’ardeur du soleil ou la pluie, et je me souviens d’avoir lu quelque part que le défilé de Visegrad (rive droite), dans lequel je vais m’engager, est son domaine préféré.
Je naviguais péniblement depuis une demi-heure et je venais de dépasser le confluent du Gran, quand un coup de vent m’oblige à aborder au pied de la montagne d’Helemba (rive gauche). Assis au bord d’un chemin au-dessus de la plage, dont le sable soulevé par le vent tourbillonne dans l’espace, à côté de mes guides Baedecker qui perdent au soleil, l’eau qu’ils ont prise au Danube, je regarde les trains rapides et nombreux qui passent tout près de moi, sur la ligne de Presbourg à Buda-Pest, je songe à mon voyage interrompu, et je prends quelques notes pour fixer mes souvenirs. Tout à coup, je m’entends interpeller d’une voix rude, je lève la tête et j’aperçois à côté de moi deux hommes de haute taille, au costume sombre, au chapeau orné d’une plume verte, armés de carabines. L’un deux porte trois galons sur les bras ; c’est le vrai type du gendarme : grand, fort, énergique et… un peu bête. N’ayant jamais eu maille à partir avec la justice dans aucun pays, je ne parais pas trop ému. Ils s’emparent de mes livres, les examinent, et après avoir vainement essayé de se faire comprendre en hongrois, ils me demandent en allemand mon passeport. « Je n’en ai pas, et je ne pensais pas qu’il fût nécessaire dans un pays que je croyais civilisé. « — Vous allez nous suivre. » Je proteste énergiquement pendant cinq minutes, mais il faut céder : la résistance et la fuite sont également impossibles. Ils refusent même de me laisser prendre dans les coffres de Vagabonde le reste de mes effets. Pandore va les chercher lui-même, pendant que je remets mes chaussures sous l’oeil vigilant du maréchal des logis. Je lui demande de ne pas laisser Vagabonde abandonnée sur la plage à la merci de tous. Deux paysans sont requis pour la transporter jusque’à la maison voisine d’un garde-barrière.
J’enveloppe dans ma pèlerine de caoutchouc mes bagages très légers d’ailleurs, et nous partons. Sur notre route, les gendarmes arrêtent tous les passants qui ne portent pas le costume du pays et leur demandent leurs papiers. Nous entrons dans une auberge voisine de la gare de Koevesd ( ), et nous déjeunons de pain, de boeuf et de concombres. Le fils de l’aubergiste a appris le français et me donne le nom de la jeune fille qui m’a servi d’interprète à Parkany. Je songe à la surprise qu’éprouverait Mlle K. Ilka, si elle me voyait ainsi traîné de village en village comme un malfaiteur.
Nous reprenons notre route et nous arrivons enfin au village qui était le but de la tournée. Nous nous installons chez un brave homme, et de nouveau nous buvons le petit vin du pays, léger et agréable. Pandore commence à s’égayer pendant que son chef partage scrupuleusement les frais entre sa bourse et la mienne, qu’il m’a enlevée. Puis nous montons sur une voiture du pays, analogue au charriot lorrain ou comtois.
Les chevaux partent à grande allures le chemin inégal dont chaque pierre nous fait sauter. On s’arrête au passage à niveau et on installe Vagabonde à la place d’honneur, mais elle m’a paru bien encombrante ce jour-là. Le bec d’avant atteignait presque la tête des chevaux, et le bec d’arrière dépassait de beaucoup d’extrémité du charriot. Elle était encadré sur le premier banc par le maréchal des logis et le conducteur, sur le second par Pandore et le prisonnier. Les deux gendarmes avaient mis la baïonnette au canon , prêts à m’embrocher à la moindre tentative de fuite. Le conducteur, vieillard aux cheveux blancs, fumait sa pipe et portait le costume du pays : chemise brodée, gilet noir ouvert et pantalon blanc, large, plissé comme une jupe et tombant un peu au-dessous du genou. Le tableau que nous formions ne devait pas manquer d’originalité. Je n’étais pas trop rassuré sur les suites de l’aventure et je souffrais pour Vagabonde de tous les cahots qui la meurtrissaient, mais je ne pouvais m’empêcher de rire en regardant la mine joyeuse et comique de mes compagnons de route, si fiers de leur capture et égayés par le vin de Hongrie.
Nous traversons le long village d’Helemba entre deux rangées de maisons à un seul étage, petites, propres, coquettes et presque toutes bâties sur le même modèle. Nous franchissons sur un pont de bois primitif et peu solide l’Eipel (Ipoly), rivière au large lit, aux eaux maigres et boueuses, et, vers six heures du soir, nous arrivons à Szob (rive gauche), résidence des gendarmes. On dépose Vagabonde dans la cour de la maison, et on m’assigne comme prison une vaste chambre entre le bureau du maréchal des logis et le casernement des hommes. Sur le plancher, on étend un drap, on jette un oreiller, et je me couche tout habillé sur ce lit improvisé, après avoir vainement demandé qu’on me permit de télégraphier à Paris, pour établir mon identité.
Mardi 16 juillet. — J’ai mal dormi. Pendant toute la nuit, les gendarmes se sont relevés pour me garder à vue. Les égards qu’ils me témoignent, le soin avec lequel il me surveillent montrent bien toute l’importance qu’ils attachent à leur capture. À neuf heures du matin, le maréchal des logis me fait vider toutes mes poches et déposer sur une grande table tout ce que possède. Aux barreaux des fenêtres se presse la foule curieuse des femmes et des enfants, qui s’amusent dans la rue. Quelques hommes, plus heureux et honorés des faveurs de la gendarmerie, pénètrent dans ma chambre, examiner mes guides et mes photographies de Bavière et d’Autriche.
Enfin, on renvoie tout le monde, et le maréchal des logis commence l’inventaire de mes effets. Avec une conscience scrupuleuse, il fait la description de toutes mes pièces monnaies, et, comme j’en avais de France, de Suisse et d’Allemagne, qu’il connaissait peu ou pas du tout, l’opération n’exige pas moins de deux heures.
Sa femme m’apporte ensuite le déjeuner qu’elle m’a préparé et qui se compose de mouton au paprika. Les Hongrois donne ce nom au poivre (poivron) rouge, dont ils font une énorme consommation et qui, mêlé à toutes les sauces, rappelle au voyageur les assaisonnements violents des indigènes du midi de la France et de l’Algérie.
Le silence s’est fait dans ma chambre. Les gendarmes sont partis en tournée après m’avoir montré leur casernement propre et bien tenu. Le maréchal des logis fait la sieste ; sa femme se tient à la porte, toute prête à appeler au secours à la moindre tentative d’évasion. Le soleil éclaire vivement la route poudreuse et déserte. L’ennui me prend. Je songe tristement au temps perdu pour mon voyage, et je me demande quand et comment je sortirai d’ici. Toute distraction m’est refusée ; mes livres, ma montre même, m’ont été enlevés.
À deux heures, le maréchal des logis me fait entrer dans son bureau et commence son rapport. J’aurais bien voulu savoir le hongrois pour lire les belles phrases qu’il écrivait. Le malheureux suait à grosses gouttes, rayait une phrase et recommençait, m’interrogeait puis se grattait la tête. L’ennui que je lui donnais et le ton de légère raillerie avec lequel je lui répondais assombrissaient sa bonne figure. Enfin, à quatre heures, le rapport était terminé. Deux heures pour rédiger une page, c’est plus qu’il ne m’a jamais fallu pour écrire une narration sur un sujet ignoré.
On m’annonce solennellement que je vais comparaître devant le juge. Le cortège se forme dans la cour ; en tête, Vagabonde portée par quatre enfants, puis l’accusé, enfin la force armée ; pour escorte, la moitié de la population du village. Le Stuhlrichter (juge de paix), F. Stugel, est assis dans un bureau encombré de paperasses. Pendant une il examine mes lettres, mes guides et surtout mon carnet de notes qu’il fait traduire par son adjoint. « Connaissez-vous, me dit-il en allemand, le mot spion ? — Oui ! — Vous êtes un espion français au service des Russes. » Je proteste avec énergie. Enfin, il me fait signer un reçu de tous mes effets, qu’il me rend avec ma liberté, et il me demande combien il me faut de temps pour faire mes préparatifs de départ. Je lui réponds que dans une heure j’aurai quitter le village.
Je passe en souriant d’un air railleur devant le maréchal des logis attristé, et je suis Vagabonde, que deux enfants emportent au Danube. Elle a souffert de ce voyage en dehors du programme, et des rudes cahots des chemins de Hongrie, auxquelles elle préfère les molles ondulations des vagues. Penché sur elle, au bord de l’eau, j’examine ses blessures, et je répare les plus sérieuses avec l’aide de quelques ouvriers complaisants.
Sur la grève se presse une foule énorme et bienveillante que le stuhlrichter (juge de paix) fait maintenir à distance, et qui s’écarte pour laisser passer une femme. C’est une Parisienne qui s’est mariée en Hongrie et qui me dit : « Monsieur, j’ai été désolée d’apprendre qu’un de mes compatriotes avait été emprisonné à Szob. Permettez-moi de vos féliciter de vous en être tiré à si bon compte. » Vagabonde flotte enfin, et je pars. Une longue acclamation part de la foule, tandis que sur le ponton du bateau à vapeur, un pêcheur déploie et agite le drapeau hongrois.
Après une demi-heure de navigation, je m’arrête pour regarder Szob une dernière fois. La liberté ne m’a jamais paru aussi douce, le paysage si beau, l’air si calme et si pur.
À huit heures du soir, j’aborde à Gross Maros (Nagymaros), un pâle soleil éclaire les ruines du célèbres château de Viségrad, l’antique demeure bâtie par les rois de Hongrie, au sommet d’une montagne, au grand coude du Danube. Viségrad dut sa splendeur à la maison d’Anjou, qui régna autrefois sur ce pays. Un drame terrible s’y joua le 17 avril 1330. Le roi Charles avait épousé la fille du duc de Cracovie. Casimir, duc de Pologne et frère de la reine, vint lui rendre visite à Viségrad et s’éprit follement de Clara Zach, l’un des plus puissants seigneurs de la cour. Avec la complicité de la reine, il la déshonora et prit la fuite. Zach, furieux, pénètre l’épée nue dans la salle où la famille royale prend son repas, et se précipite sur la reine. Celle-ci pare à moitié l’attaque et a quatre doigts coupés. Zach tourne ensuite sa fureur sur les enfants du roi, mais l’écuyer tranchant l’abat d’un seul coup. Ses membres déchirés sont envoyés aux diverses villes de Hongrie, puis donnés aux chiens. La vengeance royale fut terrible et s’étendit sur la famille de Zach, dont presque tous les membres furent livrés au bourreau. La malheureuse Clara Zach, après avoir eu le nez, les lèvres et les doigts coupés, fut attachée à la queue d’un cheval et traînée dans la ville, où elle rendit le dernier soupir.
Viségrad, dessin de L. Gentit d’après Paul Lancrenon
C’est à Viségrad que le roi Sigismond réconcilia le duc Albert de Saxe et le burgrave Frédéric Hohenzollern de Nuremberg et donna à ce dernier la Marche de Brandebourg, point de départ de la grandeur de la Prusse.
Waitzen (Vács), assise sur les dernières pentes des collines après le grand coude du Danube, regarde la plaine sans fin, le fleuve large et droit qui se dirige sur les fumées lointaines de Budapest.
Le Danube s’anime, des remorqueurs font entendre leur souffle saccadé et puissant. Après avoir dépassé l’île Marguerite, couverte de grands arbres, émeraude au milieu des flots jaunes, je passe sous le grand pont métallique de Budapest, construit par la Société des Batignolles et qui n’a pas coûté moins de onze millions. J’aborde à côté de l ‘école de natation militaire, ne pouvant aller plus loin à cause des vagues soulevées par le courant et par les bateaux à vapeur. Des gamins emportent Vagabonde dans une maison voisine, basse et noire, où habitent des ouvriers.
L’étranger qui veut embrasser d’un seul coup d’œil les deux villes soeurs, doit monter par un chemin rapide et sinueux à la citadelle qui domine presque à pic le Danube, au sud de Buda. À ses pieds s’étend la ville des bains chauds et des eaux amères, étrange, inégale et mal bâtie. Au centre de Buda s’élève, sur une colline isolée, le bourg (le château), vieille cité allemande et militaire, aux rues presque désertes, entourée de promenades qui ont pris la place des vieux remparts. L’extrémité méridionale de la colline est occupée par le château royal, dont les jardins descendent presque jusqu’au fleuve. De ce côté, c’est-à-dire à l’ouest, la vue est bornée par les collines où se récolte le plus célèbre vin de Hongrie.
À l’est, le regard s’étend sans limites sur la plaine, où les Magyars s’assemblaient à cheval autrefois, et sur Pest, la grande ville hongroise, régulière, d’aspect tout moderne. Entre les deux cités, le Danube étroit s’agite au souffle du vent que je redoute pour le lendemain… »
Vendredi 19 juillet — Vagabonde repose dans une cour noire, étroite, à côté d’une fontaine où les ouvriers, hommes et femmes, viennent leur ablutions matinales. Dans un coin de la cour, sous un auvent et dans un lit en plein air, les deux maîtres de céans, la main dans la main, dorment d’un sommeil profond, inconscients du bruit qui se fait autour d’eux. Cependant, un vent même de pluie, court dans Buda. Il faut que je me hâte pour traverser la ville avant que le Danube déjà agité soit sillonné par les bateaux à vapeur. Aussi je secoue énergiquement l’un des deux dormeurs pour lui annoncer mon départ et lui réclamer Vagabonde. Profitant d’une accalmie, je passe rapidement et avec précaution sous le grand pont suspendu, cité autrefois comme une merveille de hardiesse. L’écume des vagues pénètre à travers mon caoutchouc brûlé par le soleil, j’ai peur de sombrer et ne respire vraiment qu’à la sortie de la ville. Là, le Danube s’élargit, la pluie cesse, le vent se calme, le ciel se découvre.
À gauche, un long barrage m’indique la grande île de Csepel. À droite, dans une colline basse, sont creusées les caves de Promontor, village allemand bâti par des colons allemands appelées autrefois par le prince Eugène de Savoie. Des habitants m’ont vu arriver de loin et viennent me vanter leur vin qu’ils croient très supérieur à ceux de France. Un commerce actif se fait entre les deux pays et quelques Français sont venus apprendre aux Promontoriens la manière de préparer les vins champagnisés.
Pendant toute la journée, j’ai navigué entre la plaine immense de la rive gauche et les collines riantes de la rive droite, semés de villages coquets qui s’étalent dans la verdure ou se serrent dans les ravins étroits qui descendent au fleuve. À la tombée de la nuit, j’aborde à Paks (rive droite) dans un établissement de bain où l’on offre gracieusement un lit.
Samedi 20 juillet — J’éprouve à mon réveil une sensation étrange de roulis et de tangage, et j’ai pu me croire un moment sur un navire dont la mer aurait ébranlé et disjoint les différentes parties. Les poutres et les madriers, froissés les uns contre les autres, gémissent bruyamment au passage d’un grand remorqueur qui passe tout près et secoue avec violence l’établissement de bains. Il est quatre heure et demie, et le ciel pur semble me promettre une journée aussi belle que celle de la veille. Malheureusement le vent se lève ; pour fuir la vague, je suis le bord, j’y trouve du courant, des remous et des moulins.
J’aborde tout mouillé sur le limon gris et terne, à côté d’un troupeau de porcs, non loin du village de Fais ( ), et je cherche des yeux la « coupure », lit artificiel qu’on a imposé au Danube pour éviter ses immenses méandres. Deux Hongrois, mis à la dernière mode de Budapest ou de Paris, accourent tout étonnés de m’avoir vu si petit sur le grand fleuve agité. Ils me conseillent d’écrire mon voyage dans le Figaro et me disent qu’à Belgrade on ne me laissera pas entrer sans passeport. Je me rembarque après leur avoir serré la main, et je reprends la lutte contre l’eau et le vent.
Ce rude travail me donne un appétit formidable, et, pressé par la faim, j’aborde à côté d’une maison isolée, décorée d’une branche d’arbre. J’y trouve une femme et un enfant qui ne parlent allemand ni l’un ni l’autre. Nous nous expliquons par signes. Ils me donnent du pain et du vin, c’est le nécessaire, du paprika, c’est le superflu, auquel je me garde bien de toucher.
Le vent se calme un peu, le fleuve coule en long replis dans la forêt immense. Sur une rive, un banc de sable fin monte jusqu’aux broussailles ; de l’autre côté, le Danube creuse la berge haute que défendent des troncs d’arbres à moitié pourris. Pas de trace d’habitation, pas un bruit, si ce n’est le souffle de la brise dans les arbres, derniers vestiges de l’antique forêt syrmienne qui couvrait toute cette région.
Sur la rive gauche apparaît Baja, ville de plus de vingt mille âmes, mais une tempête furieuse s’élève et m’empêche de traverser le Danube. J’aborde sur la rive droite, auprès de huttes de pêcheurs. Pendant une demi-heure, je cause par signes avec deux femmes qui me donnent du lait caillé et du vin et qui regarde Baya dans ma lorgnette avec une joie naïve.
Je reprends mon voyage, qui devient très pénible, et j’aborde cinq fois au moins en une heure pour enlever l’eau qui m’arrive de toutes parts. le vin que j’ai pris me donne une énergie passagère et factice qui me permet seule de lutter encore.
À Dunaszeckzö (rive droite), je me reposais sur la grève, quand deux gendarmes accourent en riant. Je leur réponds, mais après avoir mis vingt mètres d’eau entre eux et moi. Mon aventure de Szob m’a rendu méfiant.
Il est presque nuit quand j’aborde à Mohács (rive droite), ville que deux batailles ont rendu célèbre : l’une où la Hongrie, envahie par les Turcs, perdit son roi, son armée et son indépendance ; l’autre, gagnée par le prince Eugène, qui chassa à son tour l’envahisseur.
Dimanche 21 juillet. — Sur la grande place de Mohács se tient le marché. Des Schokazin, femmes petites et fortes, au teint coloré, aux jambes nues, se suivent en longues rangées. Elles portent une robe aux couleurs éclatantes, bouffante comme une jupe de danseuse et tombant jusqu’aux genoux ; sur leur chemise richement brodée, un gilet de soie et un fichu multicolore ; au cou, des colliers de verre étincelants ; sur la tête, un grand mouchoir à petits carreaux blancs et noirs. Les hommes portent le pantalon court et flottant, semblable à une jupe, et jettent sur leurs épaules un grand manteau de laine blanche avec des broderies de soie de toutes couleurs. Ils ne vont pas pieds nus comme leurs femmes, mais ils se payent des bas et des bottes. Leur profil très accentué, leurs longs cheveux complètent le caractère très particulier de leur physionomie générale.
Après avoir longtemps admiré ce tableau aussi original que pittoresque, je reviens au Danube pour lutter, comme la veille, contre le vent, et me sécher ensuite au soleil. Deux gros bateaux remontent le fleuve, trainés chacun par huit ou dix chevaux maigres, mais le vent les colle contre la berge sans qu’ils puissent s’en détacher. Des Hongrois qui gardent leurs troupeaux essayent vainement de lier conversation avec moi et m’offrent des poires et des pommes. Une brave femme me rapporte mon éponge, que deux jeunes chiens ont emportée en jouant et qui m’est indispensable pour enlever l’eau de Vagabonde.
Après deux heures de navigation, j’aborde à Batina et je gravis une colline qui domine à pic le fleuve. De là; le regard s’tend à perte de vue sur le Danube, large comme un bras de mer, sur le canal François, qui le met en communication avec la Theiss (Tisza), et sur la plaine parsemée de bois comme une lande.
Je reprends ma pagaie. la forêt couvre de nouveau les deux rives du fleuve. À six heures, j’arrive à Apatin après avoir doublé soixante moulins flottants, rangés par six comme une escadre au temps des Grecs ; un accueil très aimable m’est fait par la jeunesse de la ville, qui se presse sur l’établissement de bains où j’aborde. Apatin est, en quelque sorte, une colonie allemande, mais elle présente tous les caractères d’une ville hongroise. Ses maisons basses et propres, à un seul étage, sont disséminées sur un très vaste espace, et communiquent entre elles par des rues aussi larges que les boulevards extérieurs de Paris.
Lundi 22 juillet. — Au confluent de la Drave, beaucoup plus forte que la Seine, plus jaune et plus boueuse que le Danube, je déjeune de back-fisch, poisson grillé et froid. C’est le principal aliment des habitants de cette région, qui trouvent dans le fleuve des ressources presque inépuisables.
Une longue crête force le Danube à s’infléchir vers l’est. Au pied du promontoire final, sur lequel se dresse le château ruiné d’Erdöd, un bac à vapeur transporte d’une rive à l’autre, et par fraction de huit à dix voitures, les trains de blé que la Hongrie expédie à Fiume. Les variations de niveau du Danube, qui font osciller sa largeur entre cinq cents et treize cents mètres, ont rendu l’établissement de ce bac assez coûteux et difficile, mais les onze cent mille francs qui ont été dépensés ne représentent que la sixième partie environ des frais qu’aurait entraînés la construction d’un pont. J’ai essayé vainement de lutter de vitesse avec le bac, et j’ai du m’avouer vaincu sous les yeux des voyageurs qui se pressaient aux fenêtres de leurs wagons.
Jusqu’au soir je traverse une région monotone. Le plateau de la rive droite se termine brusquement au-dessus du fleuve par une falaise terreuse de vingt mètres de hauteur. La rive gauche est si basse qu’à dix kilomètres de distance je ne la distingue plus qu’avec l’aide de ma jumelle et, de ce côté, le Danube semble s’étendre sans limites.
La nuit est venue. Je voudrais atteindre Cérévics pour trouver un gîte, et je me hâte, à la lueur des étoiles, les yeux fixés sur la silhouette sombre du Fruska-Gora, la première montagne que je rencontre depuis mon départ de Budapest. Un bruit lointain m’arrive dans la nuit, régulier dans son alternance comme le bruit des moulins flottants, et les deux feux dont je vois peu à peu grandir l’éclat doivent être le fanal du moulin extrême de la flottille de Cérévics, allumé pour la sécurité de la navigation de nuit. Ce sera le terme de l’étape, que la fatigue d’une longue journée et l’incertitude d’un voyage des nuit dans l’inconnu me font désirer ardemment. Tout à coup un doute me vient, puis un frisson me secoue. Ces deux feux qui brillent maintenant d’un éclat si vif sont ceux d’un bateau à vapeur qui arrive à toute vitesse. Par un effort désespéré, je m’arrache à sa proue aiguë, à ses larges roues. En une minute je traverse le Danube, et j’allais atteindre la rive, quand Vagabonde reçoit un choc violent. J’avais troublé dans son repos sur le sable un énorme poisson, un saumon sans doute, qui maintenant fuyait aussi effrayé que Vagabonde à l’aspect du bateau à vapeur. Enfin à neuf heures du soir j’aborde en aval des moulins de Banostor, exténué de fatigue après avoir ramé pendant treize heures pleines, dans la journée.
Mardi 23 juillet — Sur la rive droite du Danube, le Fruska-Gora s’élève à une hauteur de quatre cent cinquante mètres environ. J’admire ses croupes boisées, ses coteaux couverts de vignes, ses monastères à la lisière de la forêt et ses nombreux villages au bas des pentes. Involontairement, je compare ce pays si riant aux bords de la Loire tant vantés, et, malgré moi, je me dis que le Danube est plus majestueux et ses montagnes plus belles.
Entre la ville de Neusatz (Novi Sad) et la citadelle de Peterweiden, qui joua un rôle considérable dans les guerres contre les Turcs, la voie ferrée de Vienne à Constantinople franchit le Danube sur un grand pont métallique, le seul pont fixe qui existât alors entre Buda-est et la mer Noire. C’est là que se trouve aussi le dernier pont de bateaux.
Au-delà de Carlowitz, métropole des Slaves orthodoxes de Hongrie, le Fruska-Gora se termine à Sanklamen par des rochers qui tombent à pic dans le Danube, en face du confluent de la Theiss (Tisza). Je ne sais rien de plus gracieux que ce long village de pêcheurs dont les maisons coquettes et régulières, de couleur bleu clair, sont toutes entourées d’une haie de saules et s’étagent au pied des ruines pittoresques d’un vieux château, sur la grève étroite et rapide, entre la falaise et le fleuve.
Mercredi 24 juillet — Après avoir erré dans Semlin, ville moderne, commerçante et sans intérêt, je vais au port, très indécis. Le vent souffle avec force, et, pour arriver à Belgrade, je dois traverser un large bras du Danube et de la Save. En outre, le passeport est rigoureusement exigé à l’entrée en Serbie. Après mon arrestation à Szob, j’en ai demandé un au consulat à Budapest, mais je n’ai pu l’obtenir, faute de pièces suffisantes pour établir mon identité. On m’a conseillé de m’adresser à Paris ; ainsi ai-je fait mais je n’ai reçu encore aucune réponse. A la police de Semlin, on ma déclaré qu’on ne délivrait plus, comme autrefois, de permis de séjour pour Belgrade comme autrefois, à cause de la tension avec la principauté. Belgrade a maintenant pour moi tout l’attrait du fruit défendu. N’aurais-je pas honte, d’ailleurs, de m’arrêter là dans ma descente du Danube, si près des célèbres Portes-de-Fer ?
L’établissement de bains de Semlin est presque désert ; une vingtaine de dames, plus curieuses et moins occupées, sans doute, que leurs maris, y ont attendu vainement mon départ pendant une heure et demie et sont rentrées en ville. À onze heures, je m’embarque et glisse sans nuit le long des bateaux à vapeur. Je traverse heureusement le Danube et j’arrive en face de Belgrade à la pointe de l’île de la Guerre. La capitale se dresse devant moi, fière et superbe sur la colline que couronne la vieille citadelle. À ses pieds, le Danube, jaune, rapide, couvert de vagues, se rue sur la Save, limpide, verte et calme. Une longue ligne d’écume marque la séparation des deux eaux jusqu’à ce que la Save se perde complètement dans les eaux troubles du fleuve. Je franchis heureusement ce mauvais passage, et, après m’être glissé doucement le long de la rive pour échapper aux douaniers, j’aborde tout près de la citadelle. Personne ne m’a vu et je cours aussitôt à la poste. Une nouvelle déception m’y attend, et, au lieu du passeport, je reçois une lettre par laquelle le chef de cabinet du ministre des affaires étrangères déclare que je me suis mis dans un mauvais cas en me faisant arrêter à l’étranger, et que je dois m’en tirer seul comme je le pourrai. A la légation de France en Serbie, il y avait alors un très aimable secrétaire d’ambassade qui possédait une barbe rousse superbe. Pour cette raison, il avait été arrêté, quelque temps auparavant, comme pope russe. Il fit bon accueil à l’espion russe. Il pensa, sans doute, que le ministre était trop haut placé, trop loin aussi pour apprécier convenablement la situation d’un navigateur infortuné, que les prisons de l’étranger avaient cueilli une première fois au passage et qu’elles guettaient encore. Il me fit donner un passeport. La lettre du chef du cabinet du ministre, n’était-elle pas, d’ailleurs, la pièce la plus authentique qu’on pût désirer ?
La paresse du Danube avait lassé mes bras, j’approchais du terme de la permission d’un mois qui m’avait été octroyé, et le temps me manquait pour poursuivre avec Vagabonde ma descente du Danube. je la laissais à Belgrade, et un bateau à vapeur me conduisit au rocher de Babakaï, isolé au milieu du fleuve, au célèbre défilé du Kazan et aux Portes-de-Fer.
Le rocher de Babakai, dessin de L. gentit d’après Paul Lancrenon
Là, tout en admirant le paysage grandiose, je notais avec soin les passes dans lesquelles Vagabonde devra s’engager plus tard.
Le défilé des Portes-de-Fer, dessin de L. Gentit, d’après Paul Lancrenon
De Turnu Severin, petite ville de Roumanie, je suis revenu en France en chemin de fer, avec Vagabonde, par la vallée de la Drave, les Alpes autrichiennes, le Brenner et l’Arlberg, Innsbruck et Zürich. Après mon long voyage sur le fleuve dans dans la plaine, j’ai pu admirer les montagnes et les glaciers ; j’ai voulu aussi revoir Olten, le théâtre de mon premier naufrage. Les longues heures si douces passées sur le Danube ne m’avaient pas fait oublier quelques minutes d’angoisse dans l’Aar. Mademoiselle Albertina s’était mariée, la nombreuse famille du passeur comptait un enfant de plus et, sans souci des années, la rivière fuyait toujours aussi rapide, aussi belle et aussi jeune en face du Jura.
Paul Lancrenon, Trois mille lieues à la pagaie, de la Seine à la Volga, chapitre VIII, « Le Danube », Paris, Librairie Plon, 1898
Notes :
1 géographe arnarchiste français 1837-1916
2 Wirbel, passage de rapides sur le Haut-Danube en Strudengau, en aval de Grein
3 Guide illustré sur le Danube, de Ratisbonne à Souline, et Indicateur de Constantinople, par Alexandre François Heksch, publié en 1880 en allemand sous le titre Illustrierter Führer auf der Donau, von Regensburg bis Sulina puis en français en 1883 à Vienne-Pest-Leipsic par A. Hartleben
4 Emile Tanneguy de Wogan, 1850-1907, homme de lettres, aventurier et végétarien qui navigue sur une partie du Haut-Danube Danube en 1887
5 dominicain, évêque, théologien philosophe, naturaliste et chimiste allemand, maître de l’Université de Paris (vers 1193-1280)
6 Les armées de Louis XIV alliées à celles de Bavière affrontent les troupes de la Grande Alliance (Angleterre, Provinces-Unies, Portugal et Saint Empire Romain germanique à la deuxième bataille de Höchstädt sur le Danube (rive gauche) ou bataille de Blenheim le 13 août 1704 pendant la Guerre de succession d’Espagne. L’affrontement voit la défaite des armées franco-bavaroises.
7 La bataille oppose cette fois des troupes napoléoniennes commandées par le général Moreau aux Autrichiens.
Bibliographie :
Paul Lancrenon, Trois mille lieues à la pagaie, de la Seine à la Volga, « Le Danube », Paris, Librairie Plon, 1898
Didier Marin, Le général Lancrenon : Itinéraires d’un officier de la IIIe République, Messages SAS, Toulouse, 2021
Serge Aillery, Philippe Auclerc, « Un sacré coureur de fleuve et de rivières : Paul Lancrenon 1857-1922 », Revue La Loire et ses terroirs, n° 107, juillet 2021, pp. 102-125
Gustave Caillebotte (1848-1894), Périssoires sur l’Yerres, 1877, huile sur toile collection du Milwaukee Art Museum, États-Unis