Entre Ybbs et Pöchlarn ; en Nibelungengau (II)

Ce coude brutal que le fleuve a été contraint de dessiner en raison de la présence sur la rive septentrionale des contreforts du massif de la Forêt de Bohême (Šumava) et sur la rive méridionale de la « Neustadtler Platte » et des avant reliefs alpins de la Basse-Autriche était autrefois appelé par les bateliers danubiens « Böse Beuge » (le coude maléfique).

Passage du « Böse Beuge » au lever du soleil, photo Danube-culture, © droits réservés

Une veine rocheuse dont la couche supérieure, recouverte de graviers affleurait dans le lit au milieu du fleuve rendait le passage particulièrement délicat. Ces écueils, tout d’abord partiellement dynamités dans les années 1770-1780 lors des travaux d’amélioration pour la navigation, ne furent en fait définitivement éliminés que lors de la construction de la centrale hydroélectrique d’Ybbs-Persenbeug, PK 2060, 42 (1954-1959). Le « Böse Beuge » a laissé son nom à la commune de Persenbeug, célèbre pour son château où est né le dernier empereur d’Autriche, Charles Ier de Habsbourg (1887-1922).

L’ancien bac qui reliait Ybbs à Persenbeug et Gottsdorf avant la construction de la centrale hydroélectrique, en arrière-plan le château de Persenbeug (rive gauche), photo collection ÖNB, Vienne

Quant à la place de foire et petite cité de de Krummnußbaum, située sur la rive droite du Danube et dans la région du Mostviertel, son toponyme s’explique par la présence de noyers aux troncs courbés près des cabanes des pêcheurs.

Krummnußbaum doit sa réputation à sa liaison par bac avec Marbach (rive gauche), liaison qui permettait de faire traverser des pèlerins, des cargaisons de sel, de céréales et de bois principalement dans l’axe nord-sud. L’ancienne route de pèlerinage très fréquentée qui franchit le Danube à cet endroit mène à la somptueuse et populaire basilique de Maria Taferl.

La basilique mineure deMaria-Taferl sur la rive gauche, au-dessus du village de Marbach, photo © Danube-culture, droits réservés

Elle passe par Krummnußbaum et le hameau de Holzern dans lequel se trouve, sur une modeste hauteur,  la petite église gothique dédiée à saint-Nicolas (Nikolokirche), le saint protecteur des bateliers.

L’église saint-Nicolas (Rosskircherl) du hameau de Hollzern avec son clocher octogonal, familière des bateliers du Danube, photo droits réservés

Son édification date de la première moitié du XVe et son clocher octogonal vraisemblablement du XVIIe. Elle est connue des habitants depuis longtemps sous le nom de « Rosskircherl » (La petite église des chevaux) sans doute parce que les maîtres des équipages de haleurs et de chevaux qui permettaient aux bateaux de remonter le fleuve, y faisaient baptiser leurs bêtes. Les bateliers venaient aussi remercier saint-Nicolas d’avoir pu franchir indemnes les tourbillons de la Strudengau et les écueils du « Böse Beuge ». Cette petite église possède dans son choeur de remarquables vitraux également du XVe siècle.

2glise saint Nicolas de Krummnussbaum

Le choeur et les vitraux du XVe de l’église Saint Nicolas, photo droits réservés

L’église paroissial, la maison de maître du XVIe siècle et les paysages des environs de Marbach avec la splendide basilique de Maria-Taferl dans sa position dominante qu’on peut admirer depuis le fleuve, ont inspiré des peintres comme Jakob Alt (1789-1872) et Thomas Ender 1793-1875).

Eric Baude pour Danube-culture, © droits réservés, mis à jour mai 2024

Le « château » de Marbach (rive gauche), photo © Danube-culture, droits réservés

Donaudorf (Ybbs an der Donau) et la construction de la centrale hydroélectrique

Les premiers projets pour la construction d’une centrale hydroélectrique à Ybbs remontent aux années 1920 et avaient deux objectifs principaux : la production d’énergie et l’amélioration de la navigation dans le défilé de la Strudengau avec le relèvement de la hauteur des eaux sur les seuils rocheux en aval de Grein. C’est sur la base d’une étude de l’ingénieur civil suisse Oskar Höhn que le « Syndicat pour la construction de la centrale hydroélectriques d’Ybbs-Persenbeug » obtint une concession de 90 ans de la part du Ministère autrichien de l’agriculture. Après l’annexion de l’Autriche par le Reich allemand en 1938, la société Rhein-Main-Donau AG se voit confiée par les autorités nazies la réalisation de la centrale qui doit voir sa mise en route en 1943. Les premiers travaux de construction commencèrent en 1938 mais ils furent interrompus peu avant le début de la Seconde Guerre mondiale.  Sur une proposition de l’industriel allemand Arno Fischer, les autorités nazies acceptent de substituer à une centrale hydroélectrique conventionnelle équipée de turbines Kaplan une conduite forcée de type Arno Fischer, qui suppose une rehausse de 1,50 m. Le chantier reprend ainsi en 1943 puis est de nouveau interrompu au début de l’hiver.
Les travaux sont définitivement adjugés en 1954  avec le retour à l’option d’origine «turbines Kaplan» mais il faut avant que ceux-ci ne reprennent une nouvelle fois obtenir d’abord obtenir la restitution du matériel de chantier, réquisitionné par les forces d’occupation soviétiques. Cette première centrale hydroélectrique est inaugurée en 1959 et fait office de symbole de la reconstruction de l’Autriche.

Construction de la central hydroélectrique d’Ybbs-Persenbeug, 1956, sources Verbund, Fotoarchiv

La construction de la central nécessita la destruction de 32 des 47 maisons du village de Donaudorf, le surélèvement de la route sur la rive droite et le réaménagement des deux rives. Le château de Donaudorf utilisé comme siège de la direction des travaux fut aussi démoli à la dynamite. Seules les magnifiques fresques de sa salle de fête, aux motifs orientaux peintes par Johann Baptist Wenzel Bergl (1719-1789) en 1773, seront conservées. Elles furent découpées et transférées au château de Laudon à Vienne.

Vue sur le château de Persenbeug depuis Donaudorf, 1928

Vue sur le château de Donaudorf depuis la rive gauche, 1941

En rouge les maisons de Donaudorf qui furent détruites lors de la costruction de la centrale hydroélectrique

Plan de la centrale hydroélectrique

En 1822, la localité était mentionnée comme un village de 23 maisons, rattaché à Ybbs. La seigneurie de Donaudorf détenait l’autorité locale, le magistrat d’Ybbs et la seigneurie d’Auhof exerçaient la juridiction territoriale et la seigneurie d’Ybbs s’occupait de la conscription. Les domestiques et les propriétaires fonciers de la localité appartenaient aux seigneuries de Donaudorf et de Haagberg.
Donaudorf comptait en 1938 un restaurateur, un épicier, un cordonnier et un agriculteur.
La centrale hydroélectrique a été construite au PK 2060,42, sur une largeur de 460 m créant un ressaut sur 34 km. Sa hauteur de chute est de 10,90 m. Le volume de la retenue est d’environ 74 000 000 m3, la cote du lac de retenue est de 226,2 m au-dessus du niveau de la mer.
Du côté de la rive gauche, deux écluses occupent l’extrémité nord du barrage, chacune d’une longueur utile de 230 m et une largeur utile de 24 m. L’évacuateur de crue comporte cinq passes déversantes larges, chacune, de 30 m et occupe la partie centrale du barrage.

Sources : 
https://www.verbund.com
https://de.wikipedia.org

Danube-culture, mis à jour janvier 2024

Fresques de la salle de fête du château de Donaudorf  aux motifs orientaux peintes en 1773 par Johann Baptist Wenzel Bergl (1719-1789) et transférées au château Laudon ou château de Hadersdforf à Vienne. 

Matthias Feldmüller (1770-1850), maître batelier autrichien

Matthias Feldmüller en habit d’amiral du Danube, portrait de Ferdinand Georg Waldmüller (1793-1865)

   « Nous ne saurions nous refuser à offrir un exemple, combien un seul homme d’une parfaite probité peut contribuer par son assiduité au travail à sa fortune et à celle de ses concitoyens. Matthias Feldmüller, un des maîtres-bateliers de Persenbeug, est parvenu, uniquement par une probité à toute épreuve et par un travail constant, à une aisance bien méritée. Constamment, il entretient au moins quinze charpentiers de vaisseau, qui annuellement construisent une vingtaine des plus grandes barques de vingt-trois toises de long. Outre cela, il emploie trois cents matelots, et près de cent des plus grands chevaux de traits. Une grande partie des habitants de Persenbeug, jusqu’aux enfants même, trouvent chez lui de l’occupation et à gagner leur vie. Les progrès de la navigation et du commerce dans l’intérieur comme au-dehors sur le Danube, ainsi que la fidélité et so dévouement pour son Souverain, lui ont mérité le titre d’excellent patriote. »
Description pittoresque de l’Autriche composée et mise au jour par les frères And. et Christ. Köpp de Felsenthal, Tome premier, La Commission chez Artaria et Compagnie à Vienne, 1814, p. 31

Ferdinand Georg Waldmüller (1793-1865) : portrait de Matthias Feldmüller, collection du Wien Museum

Matthias Feldmüller
Matthias Feldmüller nait dans la petite ville d’Ybbs sur le Danube (rive gauche) en 1770. Son père, issu de la bourgeoisie locale, meurt quand l’enfant est encore jeune. Sa mère se remarie avec un batelier du nom de Rosenauer. Celui-ci perçoit les capacités du jeune homme et lui donne rapidement l’occasion de faire ses preuves en tant que batelier en participant à des convoyages difficiles. Le jeune Matthias, à peine âgé de quinze ans, fait preuve d’une redoutable habileté et manoeuvre seul des barges sur le Danube, un fleuve encore sauvage à cette époque et bien plus dangereux qu’aujourd’hui en raison de la présence de nombreux rapides, de tourbillons, de remous comme ceux de Grein mais aussi de banc de sable et de nombreuses îles.
Il épouse Éleonore Freytag, fille d’un maître batelier de Linz et vit en Strudengau au bord du fleuve, à Freyenstein (Freienstein) sur la rive droite (aujourd’hui sur la commune de Neustadl-an-der-Donau). Il fonde sa propre société de transport fluvial. Les bateliers étaient de remarquables entrepreneurs en logistique et se chargeaient du transport des marchandises et aussi parfois de passagers sur le Danube avec leur flotte de bateaux composée de différentes Zille. Ils possédaient un personnel chargés d’en assurer le transport vers l’aval mais aussi vers l’amont ainsi que des équipages de chevaux pour haler depuis un chemin de halage (à certaines périodes de l’année) les bateaux  en remontant le fleuve ce qui représentait une tâche considérable et fastidieuse comportant une part de risques considérables pour les hommes comme pour les chevaux.
En 1790, Matthias Feldmüller fait preuve d’un engagement particulièrement important pour la maison impériale en tant que transporteur lors de la dernière guerre avec l’Empire ottoman pendant laquelle l’Autriche est l’alliée de la Russie1. Il convoie avec ses bateaux des provisions et de la poudre jusqu’à Belgrade. L’empereur Léopold II de Habsbourg (1747-1792) le remerciera et le décorera pour l’accomplissement de ces missions périlleuses.
Il réussit ensuite avec le soutien d’une de ses parente, également maitresse-batelière (Rosenauer), à fonder en 1801 une nouvelle entreprise de transport fluvial à Persenbeug, la développe, y joint un chantier naval d’où sortent plus de quarante bateaux par an et assure avec sa flotte le transport de diverses marchandises de l’Allemagne (Regensburg) jusqu’au fin fond de la Hongrie.

Le château de Persenbeug et le Danube en 1826, gravure d’après une peinture de Jacob Alt (1789-1872)

Le village de Persenbeug et le Danube sont dominés depuis le Moyen-âge par un château, une des propriétés qui a déjà appartenu à la famille des Habsbourg jusqu’à la fin du XVIe siècle. Il sera puis racheté par l’empereur François II de Habsbourg (1768-1835) en décembre 1800.  Le souverain y passe plusieurs étés et entre en contact avec le batelier, qui se montrera envers lui d’une grande loyauté et d’une aide précieuse lors des deux campagnes d’Autriche de Napoléon.
En 1805, alors que les troupes impériales autrichiennes sont battues à Ulm et font retraite sur Vienne, une armée russe alliée commandée par le général Mikhaïl Illarionovitch Koutouzov (1745-1813) entreprend d’arrêter les troupes napoléoniennes en chemin pour la capitale impériale à la hauteur de la Wachau. Toutes les embarcations des bateliers et maîtres de bateaux de la région ont été réquisitionnées par les troupes françaises pour leur permettre de traverser le Danube en toute sécurité. Matthias Feldmüller est lui aussi contraint d’accepter mais il ordonne à ses bateliers de naviguer le plus lentement possible afin de retarder l’avancée des armées napoléoniennes et de donner du temps à son adversaire autrichien. Selon les journaux de l’époque, c’est lui en personne qui aurait demandé à un chasseur local d’indiquer aux soldats de Koutouzov un sentier pour prendre les troupes napoléoniennes à revers avant la bataille d’Unter et Oberloiben près de Dürnstein en Wachau (rive gauche) remportée par les armées russes.
Selon le Kremser Zeitung (Journal de Krems) de 1893, M. Feldmüller arrive à Vienne en 1809 avant l’arrivée des armées françaises et transporte avec ses bateaux les réserves de poudre stockées dans les douves de la ville vers l’armée de l’archiduc Charles d’Autriche (1787-1847) stationnée dans la région proche du Marchfeld (rive gauche), faisant passer ses barges sous le Franzbrücke (pont François) déjà en feu, en direction des prairies alluviales du Danube et mettant sa propre vie en danger.

Plan de Vienne (partie) 1809

Partie d’un plan historique de Vienne avec le Prater et l’ancien bras du Danube, aujourd’hui le canal du Danube, 1809. Le « Franzbrücke » (Pont François) est le premier pont à gauche sur le bras du Danube. Il relie le Prater à Vienne. « Grundriß der Haupt- und Residenzstadt Wien », Wien: J.V.Degen 1809 – Historischer Stadtplan von Wien nach der zweiten Häuserzählung 1795″.

Son entreprise compta parmi les plus grandes de la monarchie des Habsbourg. Le « Journal du Danube » de 1860 écrit qu’au plus fort de son activité, 1000 bateaux de sa compagnie naviguent vers l’aval et 500 remontent vers l’amont chaque année. Plus de 1000 employés et chevaux sont placés sous sa direction. M. Feldmüller qui s’est fait construire une maison de maître batelier à Persenbeug possède aussi une habitation/magasin dans le quartier viennois de Leopoldstadt, au numéro 560. L’ancienne adresse « An der Holzlagergestätten » se situerait aujourd’hui Untere Donaustrasse 37, au coin de la rue Fruchtgasse.
L’empereur François Ier, avec lequel il noua d’excellentes relations, qu’il accompagnera parfois lors de ses promenades et dont il sauvera son fils, l’archiduc Ferdinand (1793-1875) de la noyade, distingue le batelier pour ses mérites. Le célèbre peintre de l’époque Biedermeier, Ferdinand Georg Waldmüller (1793-1865) réalise son portrait. Cet artiste est régulièrement l’hôte de l’empereur dans son château de Persenbeug et celui-ci lui demande de peindre « l’amiral du Danube » en compagnie de son épouse. Un des portraits de M. Feldmüller peint par Waldmüller appartient à la collection des princes Lichtenstein. Le batelier y porte un frac et un chapeau rouges, ressemblant à un uniforme, à la manière d’un amiral. M. Feldmüller refusera par contre d’être anobli  : « Je crois que je peux très bien représenter un maître de bateau compétent, mais très mal un gentilhomme ».
M. Feldmüller qui fit de Persenbeug le grand centre de la logistique fluviale danubienne était encore un bienfaiteur et un mécène. Lorsque le 12 juin 1837, le premier bateau à aubes « Maria Anna » passe devant Persenbeug en remontant le fleuve vers Linz, le maître batelier, âgé de soixante-sept ans, debout sur la rive, aurait marmonner en secouant la tête : « Cela ne pourra pas durer ! »

Le Maria-Anna en 1837, Maria Anna, premier bateau à vapeur de la compagnie D.D.S.G. à assurer la liaison entre Vienne et Linz.

Matthias Feldmüller meurt à Persenbeug le 28 mars 1850. Une rue de la petite ville porte son nom. Père de dix enfants, il laisse sa maison de Vienne à son fils prénommé Matthias, marchand de bois qui sera aussi gérant du canal de Wiener Neustadt. Selon Ferdinand Kisch, la famille Feldmüller possédait également en 1831 la maison au n° 6 de la Kettenbrückengasse, maison où Franz Schubert était décédé en 1828.

Eric Baude pour Danube-culture, © droits réservés, mis à jour mars 2023

Notes :
1 L’Autriche entre en guerre contre l’Empire ottoman en février 1788. Ses armées assiègent et prennent Belgrade en 1789. Le Traité de paix de Sistova (aujourd’hui en Bulgarie, sur la rive droite du Danube) est conclu entre l’Empire ottoman le 4 août 1791 et l’Autriche. L’Autriche renonce à garder Belgrade mais obtient Orşova (rive gauche), point frontière avec une quarantaine obligatoire pour les passagers dans les Portes-de-Fer. 

Retour en haut de page