Amand Helm, photographe, Ada-Kaleh et Fort Élisabeth (Portes-de-Fer)
Né à Teplice au nord des Pays de Bohême, territoire tchèque appartenant alors à l’Empire des Habsbourg, Amand Helm ouvre son premier studio de photographie sur la place Venceslas à Prague puis dès le milieu des années 1860, travaille à Vienne et en Basse-Autriche, photographiant parfois des projets de construction de lignes et ouvrages de chemins de fer, comme celui du prince héritier Rodolphe de Habsbourg. En 1868-1869, il prend des clichés de quelques-uns des sites les plus remarquables le long du Danube, de ses sources au delta, photos à partir desquelles il élabore son « Donau-Album ». Les paysages danubiens s’apparentent à des peintures vedutistes et témoignent presque des derniers moments d’une nature et de paysages anciens, avant les premiers bouleversements de la révolution industrielle, révolution qui débute tardivement en Europe centrale.
L’histoire de la provenance de la photo, qui a appartenu au géographe français Élisée Reclus (1830-1905) et qu’il a offerte à la Bibliothèque nationale de France en 1886, connaît toutefois un autre rebondissement. Contraint à l’exil par son activisme pendant la Commune de Paris, E. Reclus rédige pendant son séjour en Suisse, sa monumentale Nouvelle Géographie Universelle en 19 volumes. Elle sera publiée par la Librairie Hachette. Le troisième volume, publié en 1878, est consacré à l’Europe centrale, Autriche-Hongrie, Allemagne.
Fort Élisabeth a été construit en 1736 sur la rive droite du Danube, non loin de l’actuelle Tekija qui appartient à la commune de Kladovo (Serbie). Cette rive droite serbe du Danube était également sous la domination des Habsbourg après la paix de Passarowitz (1718), selon l’historien Miloš Petrović. Les travaux de construction ont été dirigés par Johann Andreas von Hamilton (1679-1738), un militaire d’origine écossaise au service de l’Autriche, commandant en chef et gouverneur militaire du Banat, successeur du comte lorrain Claude Florimond de Mercy. L’éponyme n’était autre que l’épouse du roi Charles III de Hongrie, la mère de la reine Marie-Thérèse, la princesse Élisabeth Krisztina de Brunswick-Wolfenbuettel, considérée comme la plus belle femme de son temps. Ce fort faisait partie d’un ensemble de fortifications édifiées sur l’île d’Ada-Kaleh dans le but de contrôler la frontière du Danube et les navires qui l’empruntaient. L’ouvrage comportait plusieurs niveaux. La partie centrale se trouvait au niveau du Danube avec une tour de guet construite sur la colline escarpée la surplombant. Selon certaines légendes, un tunnel sous-marin la reliait à Ada-Kaleh. Dans la réalité un pont temporaire en bois reliait les fortifications insulaires à celles de la rive droite. Fort Élisabeth continua d’exister et de s’étendre après son transfert des mains autrichiennes aux Ottomans. Il fut encore régulièrement représenté sur les cartes du Bas-Danube, plus récemment sur la section du « Second Military Survey » (1858). Bien que la région autour du fort, ait été intégrée à la Principauté de Serbie en 1833, Fort Élisabeth resta curieusement sous administration directe de l’Empire ottoman, quelque 500 soldats turcs y étant stationnés jusqu’au milieu du XIXe siècle.
Fort Élisabeth a été démoli par l’État serbe nouvellement indépendant dès 1868 à la demande des Turcs. Les ruines ont été exploitées par la population, puis les restes détruits dans la construction d’une route le long du fleuve. Les ruines des parties inférieures ont été submergées en même temps que l’île voisine d’Ada-Kaleh, au moment de la construction de la centrale électrique Djerdap I. Le niveau du Danube a été rehaussé d’environ 30 mètres sur ce tronçon et la route côtière elle-même inondée a été reconstruite au-dessus, creusant des entailles indélébiles sur les flancs des montagnes qui s’élèvent à l’arrière-plan.
On peut simplement résumer brièvement l’importance de cette photographie exceptionnelle d’Amand Helm comme étant probablement l’un des premiers clichés d’Ada-Kaleh telle qu’elle fut autrefois et la dernière et unique photographie connue de Fort Élisabeth.
Notes :
1 « Le progrès a aujourd’hui immergé l’ensemble de ce paysage. Un voyageur assis à ma vieille table sur l’embarcadère d’Orşova serait obligé de l’envisager à travers un gros disque de verre monté sur charnière de cuivre ; ce dernier encadrerait une perspective de boue et de vase. Le spectateur serait en effet chaussé de plomb, coiffé d’un casque de scaphandrier et relié par cent pieds de tubes à oxygène à un bateau ancré dix-huit brasses plus haut. Parcourant un ou deux milles vers l’aval, il se traînerait péniblement jusqu’à l’île détrempée, au milieu des maisons turques noyées ; vers l’amont il trébucherait entre les herbes et les éboulis jonchant la route du comte Széchenyi pour discerner de l’autre côté du gouffre obscur les vestiges de Trajan ; et tout autour, au-dessus et en-dessous, l’abîme sombre baillerait, les rapides où se précipitaient naguère les courants, où les cataractes frémissaient d’une rive à l’autre, où les échos zigzaguaient le long des vertigineuses crevasses, étant engloutis dans le silence du déluge. Alors, peut-être, un rayon hésitant dévoilerait l’épave éventrée d’un village ; puis un autre, et encore un autre, tous avalés par la boue. Il pourrait s’épuiser à arpenter bien des jours ces lugubres parages, car la Roumanie et la Yougoslavie ont bâti l’un des plus gros barrages de béton et l’une des plus grosses usines hydroélectriques du monde entier, en travers des Portes de Fer. Cent trente milles du Danube se sont transformés en une vaste mare, qui a gonflé et totalement défiguré le cours du fleuve. Elle a supprimé les canyons, changé les escarpements vertigineux en douces collines, gravi la belle vallée de la Cerna presque jusqu’aux Bains d’Hercule. Des milliers d’habitants, à Orşova et dans les hameaux du bord de l’eau, ont du être déracinés et transplantés ailleurs. Les insulaires d’Ada-Kaleh ont été déplacés sur une autre île en aval, et leur vieille terre a disparu sous la surface comme si elle n’avait jamais existé. Espérons que l’énergie engendrée par le barrage a répandu le bien-être sur l’une et l’autre rive, en éclairant plus brillamment que jamais les villes roumaines et yougoslaves, car, sauf du point de vue économique, les dommages causés sont irréparables. Peut-être, avec le temps et l’amnésie, les gens oublieront-ils l’étendue de leur perte.
D’autres ont fait mal, ou pis ; mais il est patent qu’on n’a jamais vu nulle part aussi complète destruction des souvenirs historiques, de la beauté naturelle et de la vie sauvage. Mes pensées vont à mon ami d’Autriche, cet érudit qui songeait aux milliers de milles encore libres que les poissons pouvaient parcourir depuis la Krim Tartarie jusqu’à la Forêt-Noire, dans les deux sens ; en quels termes, en 1934, avait-il déploré le barrage hydroélectrique prévu à Persenbeug, en Haute-Autriche : « Tout va disparaître ! Ils feront du fleuve le plus capricieux d’Europe un égout municipal. Tous ces poissons de l’Orient ! Ils ne reviendront jamais. Jamais, jamais, jamais !
Ce nouveau lac informe a supprimé tout danger pour la navigation, et le scaphandrier ne trouverait que l’orbite vide de la mosquée : on l’a déplacée pierre par pierre pour la reconstruire sur le nouveau site des Turcs, et je crois qu’on a soumis l’église principale au même traitement. Ces louables efforts pour se faire pardonner une gigantesque spoliation ont ravi à ces eaux hantées leur dernier vestige de mystère. Aucun risque qu’un voyageur imaginatif ou trop romantique croit entendre l’appel à la prière sorti des profondeurs ; il ne connaîtra pas les illusoires vibrations des cloches noyées comme à Ys, autour de la cathédrale engloutie : ou bien dans la légendaire ville de Kitège, près de la moyenne Volga, non loin de Nijni-Novgorod. Poètes et conteurs disent qu’elle disparu dans la terre lors de l’invasion de Batu Khan. Par la suite, elle fut avalé par un lac et certains élus peuvent parfois percevoir le chant des cloches. Mais pas ici : mythes, voix perdues, histoire et ouï-dire ont tous été vaincus, en ne laissant qu’une vallée d’ombres. On a suivi à la lettre le conseil goethéen : « Bewahre Dich von Raüber und Ritter und Gespentergeschichten », et tout s’est enfui… »
Patrick Leigh Fermor, « La rançon du progrès ou « Quelques réflexions à la table d’un café, entre le Kazan et les Portes de Fer », in Dans la nuit et le vent, À pied de Londres à Constantinople (1933-1935), traduit de l’anglais par Guillaume Villeneuve, Éditions Nevicata, Bruxelles, 2016
Cet article est issu de celui publié sur le site Duna szigetek (https://donauinseln.blogspot.com), traduit, adapté et complété en français par Eric Baude.
Eric Baude pour Danube-culture, © droits réservés, août 2024