Le Pont de Trajan

Le Pont de l’empereur Trajan sur le Danube : un extraordinaire exploit architectural

« Trajan construisit un pont de pierre sur l’Ister [Bas-Danube], pont à propos duquel je ne sais comment exprimer mon admiration pour ce prince. On a bien de lui d’autres ouvrages magnifiques, mais celui-là les surpasse tous. Il se compose de vingt piles, faites de pierres carrées, hautes de cent cinquante pieds, non compris les fondements, et larges de soixante. Ces piles, qui sont éloignées de cent soixante-dix pieds l’une de l’autre, sont jointes ensemble par des arches. […]
Si j’ai dit la largeur du fleuve, ce n’est pas que son courant n’occupe que cet espace […], c’est que l’endroit est le plus étroit et le plus commode de ces pays pour bâtir un pont à cette largeur. Mais, plus est étroit le lit où il est renfermé en cet endroit, descendant d’un grand lac pour aller ensuite dans un lac plus grand, plus le fleuve devient rapide et profond, ce qui contribue encore à rendre difficile la construction d’un pont. Ces travaux sont donc une nouvelle preuve de la grandeur d’âme de Trajan […] »

Dion Cassius (155 env. – après 229), Histoire romaine, LXVIII, 13
Historien romain d’origine grecque, né à Nicée en Bithynie (Iznik, Turquie) Dion Cassius est un homme politique d’une certaine audience. Son père est gouverneur de la Cilicie sous le règne de Commode (180-192). Il sera de son côté « Consul suffectus » sous Septime Sévère (193-211), puis « Consul ordinaire » en 229. À partir de cette date, il écrit son Histoire romaine (quatre-vingts livres).

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L’architecte et ingénieur d’origine grecque Apollodore de Damas (50-130), auteur du pont de Drobeta Turnu Severin« 

« 1. Quand on est sorti de Viminaque [Vinimacium, ville importante de l’Empire romain, sur la Via militaris, au confluent de la Mlava avec le Danube, sur la rive droite, ancienne capitale de la Mésie supérieure, aujourd’hui en Serbie et portant le nom de Kostolac] l’on rencontre sur le bord du Danube trois forts, Picne, Cupe & Nova, qui ne consistaient autrefois qu’en une Tour. Justinien y a depuis élevé un si grand nombre de maisons & de fortifications qu’il en a fait des villes fort célèbres. Il y avait sur l’autre bord, à l’opposite de Nova, une Tour dont le véritable nom était Litérata, & que les habitants appelaient par corruption Lédérata. Cette Tour ayant été autrefois abandonnée, Justinien en a depuis fait un fort considérable. En suite de Nova il y a divers forts,  à savoir Cantabazate, Smorne, Campse, Tanate, Serne & Ducéprate. Il y en a encore plusieurs autres sur l’autre bord qui ont tous été bâtis de neuf par les soins du même Prince. Il y a un peu plus loin une forteresse nommée la tête de bœuf, bâtie autrefois par Trajan, & tout auprès, une ancienne ville nommée Zane que l’Empereur a fait fortifier, de telle forte que ce sont maintenant deux des plus puissants boulevards de l’Empire. Proche de Zane est un fort, nommé Pont. Le fleuve se coupe en cet endroit pour entourer une partie de son rivage, après quoi il se remet dans son canal ordinaire ». Ce n’est pas de lui-même qu’il fait ce détour, il y est forcé par l’artifice des hommes. Je dirai ici pourquoi ce fort a été appelé Pont, & pourquoi le cours du Danube a été détourné en cet endroit-là.

2. L’Empereur Trajan étant d’un naturel ardent, & ambitieux semblait avoir de l’indignation de ce que son Empire n’était pas d’une étendue infinie & de ce que le Danube y servait de bornes. Il désira donc d’en joindre les deux bords avec un Pont afin qu’il n’apportât plus d’obstacle à les conquêtes. Je n’entreprendrai pas d’en faire la description. Il faudrait pour cela avoir la suffisance de cet Apollodore de Damas, qui en donna le dessin. Mais quelque grand que sut cet ouvrage, il devint inutile aux Romains, parce que la suite du temps, & le cours du fleuve le ruinèrent. Trajan rebâtit deux forts aux deux bouts du Pont. L’un de ces forts a été depuis nommé Pont, & l’autre Théodora. Les ruines du pont remplirent de telle sorte le canal du Danube qu’il changea son cours, & prit le tour dont j’ai parlé. Ces deux forts ayant été ruinés tant par la longueur du temps, que par les irruptions des Barbares, Justinien a fait réparer très solidement le fort du Pont, qui est au côté droit du Danube, & a assuré par ce moyen le repos de l’Illyrie & pour celui de Théodora il l’a négligé parce qu’il était trop exposé aux courses des nations étrangères. Le même Empereur a fait bâtir au-dessus du fort du Pont divers autres forts dont voici les noms : Narbourg, Susiane, Armate, Timéne, Théodoropole, Stilibourg, & Alicanibourg. »

Procope de Césarée (Vers 500-565),LIVRE IV. DES ÉDIFICES DE JUSTINIEN, CHAPITRE VI, « Ouvrages bâtis par Justinien depuis la ville de Viminaque jusqu’à la Thrace »

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Campagne de l’empereur romain Trajan en 101-102 après J.-C (Original work: Cristiano64 derivative work: ColdEel — Ce fichier est dérivé de Campagna dacica Traiano 101-102 png.png)

« Une peinture multicolore montre le pont de Trajan, dont la voûte soutenue par des piles de pierre dominait le Danube à l’époque romaine, près de Turnu-Severin — localité bien connue de tous également aujourd’hui —, l’une des merveilles du monde des siècles passés, désormais disparue. Un premier dessin reproduit ce pont d’après un vieux tableau de Jakob Leuv, tel que celui-ci l’avait vu en 1669. Les arches datant de Trajan se dressaient, solides, robustes, au-dessus du passage étroit du fleuve, praticables pour les chariots et les hommes, comme au temps où les cohortes romaines partaient en campagne contre les Scythes et les hordes des invasions barbares. Si, sur le tableau réalisé sur place par notre auteur moins de cent ans plus tard, en 1750, on ne découvre plus que les ruines de cette imposante construction, les piles sont toujours plantées, encombrantes, dans l’eau et plusieurs fragments ont conservé leur cintre avec son épigraphe, un morceau de la Rome antique maintenant réduit en poussière. »
Stefan Zweig (1881-1942), Voyages, « Un voyage sur le Danube », « Un Voyage sur le Danube », Éditions Belfond, Paris, 2000
Ce texte de l’écrivain autrichien Stefan Zweig (1881-1942) a été publié pour la première fois en tant qu’article dans le tout premier numéro de l’éphémère revue fondée et publiée par Paul Siebertz et Alois Veltzé Donauland illustrierte Monatschrift (1917). 

Pont de Trajan dessiné par Nicolas de Sparr pour son « Atlas du cours du Danube », 1751

« Nous venions de visiter les restes de l’extraordinaire pont de Trajan, le plus grand de l’empire romain. Son architecte, Apollodore de Damas, était un Grec de Syrie, et l’on voyait encore deux grandes piles de maçonnerie encombrer la rive roumaine ; une troisième s’élevait de l’autre côté, dans un champ serbe. Les martinets rasaient la surface de l’eau, des faucons aux pattes rouges planaient et plongeaient tout autour de ces rescapées uniques des vingt piles massives. Jadis, elles s’étaient dressées, effilées, très hautes, pour supporter plus d’un mille de superstructure et d’arcatures de bois : des poutres que la cavalerie avait franchies à grand bruit, sur lesquelles les voitures à boeufs avaient grincé, tandis que la Treizième Légion marchait à pas lourds vers le nord pour assiéger Decebal à Sarmizegethuse1. S’il ne restait sur place que ces souches, le moment de la dédicace du pont est gravé avec force détails sur la colonne Trajane de Rome et les pigeons du Forum, qui grimpe en spirale autour du fût, peuvent admirer ces mêmes piles en bas-relief : le pont à balustres jaillit dans son intégrité, et le général en manteau se tient près du taureau sacrificiel et de l’autel allumé , entouré par ses légionnaires, le casque à la main, sous leurs étendards et leurs aigles. »
Patrick Leigh Fermor, « Entre fleuve et forêts » in Dans la nuit et le vent

1Sarmizegethuse : capitale, centre politique et religieux du royaume des Daces. Décébale était le roi de ce peuple dace des Carpates contre lequel Trajan organisa ses expéditions en 101-102 et 105-106. Le royaume dace est annexé à l’empire romain à l’issue de la deuxième campagne qui vit aussi le suicide de Décébale.

Le pont dit « de Trajan » ou le génie civil au service d’un empereur romain prestigieux

Le pont de l’empereur Trajan (Marcus Ulpius Traianus, 53-117, empereur romain de 98 à 117) à Drobeta-Turnu Severin a été construit, selon les historiens de l’Antiquité, d’après les plans de l’architecte syrien d’origine grecque Apollodore de Damas (50-130). Cet architecte réputé et connu pour ses monuments civils comme militaires choisit comme emplacement Pontes-Drobeta en aval du défilé des Portes-de-Fer. Selon lui, ce lieu offre les meilleures conditions pour la réalisation de cet audacieux projet. Le débit du fleuve est à cet endroit plus calme qu’en amont et la profondeur du Danube moindre. La présence d’alluvions provenant venant des roches des massifs des Balkans et des Carpates stabilise le lit et pouvait permettre de supporter le poids de l’ouvrage.

L'empereur Trajan (53-117). C'est sous son règne que l'Empire romain atteint son apogée.

L’empereur Trajan (53-117). C’est sous son règne que l’Empire romain atteint son apogée.

La monographie du pont, écrite par l’architecte Apollodore de Damas et connue de l’historien Procope de Césarée a malheureusement été perdue. La plupart des informations concernant la construction de ce pont sont relatées par un autre historien ayant eu connaissance des écrits d’Apollodore de Damas, Dion Cassius. Au Xe siècle, l’empereur byzantin Constantin VII Porphyrogénète (905-959) situe le pont de Drobeta à la frontière de la Hongrie, à trois jours de distance de Belgrade. Au milieu du XVIe siècle, l’historien italien Paulo Giovo (1483-1552) précise à son tour que le pont se trouve à proximité de Turnu-Severin. Quant aux chroniqueurs valaques et moldaves, ils en découvrent l’existence grâce à la description faite par les historiens byzantins et par l’intermédiaire des usages locaux.

Reconstitution du pont de Trajan

Reconstitution du pont de Trajan à Drobeta Turnu-Severin, photo Danube culture, © droits réservés

   Les ruines du pont sont étudiées pour la première fois en 1689 par l’ingénieur militaire et savant autrichien d’origine italienne Luigi Ferdinando, comte de Marsigli (1658-1730). Celui-ci eut même le projet de construire un pont juste à côté de celui d’Apollodore de Damas. Dans l’une de ses publications consacré au Danube et à son patrimoine et traduite en français, Description du Danube, depuis la montagne de Kalenberg en Autriche, jusqu’au confluent de la rivière Jantra dans la Bulgarie, Marsigli décrit avec forces détails la reconstitution de l’ouvrage.

Gravure représentant le pont de Trajan dans l’ouvrage de L. F. Marsigli « Description du Danube, depuis la montagne de Kalenberg en Autriche, jusqu’au confluent de la rivière Jantra dans la Bulgarie », 1644

   En 1856, la sécheresse et le très bas niveau du Danube permettent à une commission autrichienne d’effectuer de nouvelles recherches sur les vestiges du pont romain qui affleurent cette année là à la surface de l’eau. L’ingénieur de la ville de Turnu Severin, Alexandru Popovici, s’est aussi intéressé cette même année aux ruines de l’ouvrage. Ses plans et ses écrits ont été conservés. La partie technique du pont a encore été analysée en 1906 par l’ingénieur français Edgard Duperrex, professeur à l’École polytechnique de Bucarest. Edgard Duperrex fait publier ses travaux et construit une maquette de la reconstitution du pont. Cette maquette, d’une dimension de plus de 15 m est conservée aujourd’hui au Musée des Portes-de-Fer de Drobeta-Turnu Severin. Pourtant, selon l’architecte roumain Marc Arvinte cette reconstitution « présente un massif de maçonnerie percé de deux arcades, une petite et une grande, deux fois plus large que la première. Un portail traité en arc de triomphe surmonté de trophées marque l’accès au pont. En partant du dessin de Duperrex, inexact, les représentations ultérieures des piles culées situées sur la rive gauche du fleuve sont en leur majorité fausses. Le pont apparaît asymétrique. Et pour cause, Duperrex a réalisé son dessin en 1906, 30 ans après la mise en service de la voie ferrée Turnu-Severin-Craiova (1876). Or, précisément au milieu de la « grande arcade » passait la voie ferrée. »1

Pont de Trajan

Pile du pont de Trajan sur la rive serbe, photo Danube-culture, © droits réservés

D’après Dion Cassius, la construction du pont est terminé au début de la deuxième guerre avec les Daces (105). L’hypothèse est confirmée par la découverte d’une médaille en bronze datant de 105 après J.-C. et qui représente d’un côté la tête de l’empereur Trajan, et de l’autre le pont sur le Danube. Celui-ci est toutefois réduit à ses 2 portails réunis par une arche en bois, en dessous de laquelle se trouve un bateau romain.

La technique utilisée par Apollodore pour la construction du pont demeure jusqu’à aujourd’hui une énigme. Plusieurs séries d’hypothèses s’appuyant sur l’ensemble des informations existantes ont été élaborées. Une des techniques qui pourrait avoir été utilisée est celle de la dérivation du Danube. L’écrivain et homme politique romain Pline le Jeune , (61/62?-114) prodigua ce conseil au poète Caninius qui rédigeait un poème sur les campagnes de Trajan contre les Daces : « Tu devras chanter les nouveaux fleuves déviés et les nouveaux ponts qui les traversent ». Cette allusion pourrait être liée au Danube et au pont de Drobeta. En faisant référence à l’endroit où se trouve celui-ci, Procope de Césarée précise dans une phrase du sixième chapitre de son livre IV : DES ÉDIFICES DE JUSTINIEN, « Ouvrages bâtis par Justinien depuis la ville de Viminaque jusqu’à la Thrace » : « Ici, le fleuve détient un bras, une partie de la côte, puis il fait un détour et s’en retourne dans le lit commun. Et cette chose n’est pas réalisée de sa propre initiative, mais forcée par l’ingéniosité des hommes ».

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Le pont de Drobeta sur la colonne de Trajan à Rome (tableau XXII). Si le pont est présent sur le colonne, il n’apparaît toutefois qu’à l’arrière plan, derrière les soldats romains.

Il est probable qu’un canal a été creusé par les romains au même endroit. Ce canal qui se trouvait vraisemblablement sur le territoire actuel serbe (rive droite), entre la commune de Kladovo et l’île de Simian était un ancien bras du Danube, recreusé par Apollodore de Damas pour permettre de dévier le fleuve. S’agit-il du canal qu’on remarque sur la Colonne de Trajan, même si son emplacement n’est probablement pas exact ? On voit sur celle-ci des soldats passant le portail d’un pont, portail suivi d’une passerelle en bois, au-dessus d’une petite île. L’eau coule sous le pont. La toponymie des lieux confirme l’existence de deux bras du fleuve à Drobeta-Turnu Severin. Le nom de « Drubeta » signifie en latin « fendage » ce qui indiquerait qu’à cet endroit le Danube se séparait en deux bras. Le fait que le camp romain de « Castrum Pontes » ait été édifié du côté sud du pont pourrait renforcer cette hypothèse. Le nom latin de « Castrum Pontes » (« Le camp des ponts ») confirmerait que l’emplacement de ce camp était situé entre les ponts.

D’après des sources de l’Antiquité, la longueur du pont semble avoir été de 1.134,90 mètres. Pour les protéger contre les incendies et les hordes de barbares, les portails du pont étaient construits en pierres et en briques et ornés de sculptures et de trophées. Le pont avait une hauteur était de 18, 6 m et une largeur de 14, 55 m.

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Pile du pont de Trajan sur la rive serbe, photo Danube-culture, © droits réservés

Il  reste encore quelques rares éléments visibles de cet ouvrage ; les deux piles principales des deux rives du Danube. Les recherches menées en 1856 permettent de découvrir que les piles implantées dans le lit du fleuve avaient une longueur de 33 m et une largeur de 19 m. Jean Tzétzès (1110-1185), écrivain et poète byzantin, raconte que pour la construction de ces piles les romains utilisèrent d’immenses coffrages en bois d’une dimension de 36×24 m. Il est probable que ces coffrages furent mis en place lorsque le Danube se trouvait en période de basses-eaux. Les Romains procédèrent ensuite à l’insertion de lignes de pilons entre lesquels ils coulèrent du mortier formant ainsi un mur impénétrable. La pouzzolane volcanique utilisée pour fabriquer ce mortier provenait de la région de Naples. L’eau qui avait pénétré à l’intérieur de ces coffrages fut pompée grâce à des installations techniques. Une fois le lit du Danube complètement à sec, les ouvriers travaillèrent aux fondations des piles, pour pouvoir passer ensuite à la construction du corps du pont avec ses voutes en bois. Le nombre des piles du pont implantées dans l’eau s’élevait à vingt.

Reconstitution du pont de Trajan

Reconstitution du pont de Trajan à Drobeta Turnu-Severin, photo Danube-culture, © droits réservés

Les matériaux utilisés provenaient à l’exception de la pouzzolane en majorité des environs. Les pierres venaient des carrières de Schela Cladovei (Drobeta Turnu-Severin), de Gura Vǎii (en amont de Drobeta) le bois (du chêne) des grandes forêts des Portes-de-Fer. Les briques étaient fabriquées sur place.

En ce qui concerne la démolition du pont, il n’existe aucun indice précis. Dion Cassius pense que l’empereur Hadrien (76-138), successeur de Trajan, en est à l’origine et ce afin de protéger les frontières de l’empire des invasions des tribus voisines des Roxolans et des Lazyges, peuples sarmates d’origine scythe. Hadrien aurait donné l’ordre de démonter sa partie supérieure en bois. Mais son abandon et sa destruction définitive sont sans doute liés au départ des Romains de la Dacie au profit des Goths (256).

Le pont de Drobeta fait, dès l’Antiquité l’objet d’une grande admiration. François Ier aurait même sollicité son allié ottoman Soliman le Magnifique afin de lui permettre de démolir une pile du pont pour découvrir le secret de sa construction !

Eric Baude pour Danube-culture, © droits réservés, mis à jour août 2023

Notes :
1Marc Arvinte, La symétrie retrouvée du pont d’Appolodore de Damas sur le Danube
pont-sur-le-danube-apollodor-de-damas.blogspot.com

Sources :
ARVINTE, Marc La symétrie retrouvée du pont d’Appolodore de Damas sur le Danube, pont-sur-le-danube-apollodor-de-damas.blogspot.com
CASSIUS, Dion (155 env. – après 229), Histoire romaine, LXVIII, 13
CÉSARÉE, de, Procope (Vers 500-565),LIVRE IV. DES ÉDIFICES DE JUSTINIEN, CHAPITRE VI, « Ouvrages bâtis par Justinien depuis la ville de Viminaque jusqu’à la Thrace »
LEIGH-FERMOR, Leigh Fermor, Dans la nuit et le vent (Le Temps des offrandes, Entre fleuve et forêt et La Route interrompue), préface et traduction française entièrement revue et complétée de Guillaume Villeneuve, éditions Nevicata, Bruxelles, septembre 2016
MARSIGLI (1658-1730), Louis Ferdinand, comte de, Description du Danube, depuis la montagne de Kalenberg en Autriche, jusqu’au confluent de la rivière Jantra dans la Bulgarie, Contenant des Observations géographiques, astronomiques, hydrographiques, historiques et physiques ; par  Mr. Le Comte Louis Ferd. de Marsigli, Membre de la Société Royale de Londres, & des Académies de Paris & de Montpellier ; Traduite du latin., [6 tomes], A La Haye, Chez Jean Swart, 1744
ZWEIG, Stefan (1881-1942), Voyages, « Un voyage sur le Danube », Éditions Belfond, Paris, 2000
www.icomos.org

pont-sur-le-danube-apollodor-de-damas.blogspot.com

Le Danube et la Valachie en 1839 par Édouard Thouvenel (extraits)

« À partir de Belgrade, commence sur la côte servienne1 une chaîne de belles collines dont les flancs sont couverts de troupeaux, et dont les bases, arrosées par le fleuve, doivent être d’une admirable fertilité ; mais c’est à peine si l’on y distingue quelques sillons. Un magnat hongrois, qui a plusieurs fois visité la principauté de Milosch Obrénowitch2, m’assurait que l’agriculture y est encore dans sa première enfance ; les récoltes du sol suffisent à peine aux besoins des consommateurs ; toute l’industrie des Serviens se porte vers l’éducation de leurs bestiaux, qui, en général, sont de bonne qualité.
La première ville turque que l’on rencontre après Belgrade est Semandria3. Cette forteresse, bâtie en 1433 par George Brankowitch4, a conservé un aspect imposant ; elle forme un beau carré flanqué de vingt-sept tours baignées par le Danube. Les musulmans occupent Semandria ; mais nous n’aperçûmes pas même une sentinelle sur les murailles. On a souvent comparé les villes turques à de vastes cimetières ; il est impossible de ne point être frappé de la justesse de cette comparaison, à la vue de ce château-fort silencieux resté debout, comme un souvenir du passé, malgré les atteintes des hommes et des flots. De Neu-Moldava5, petit village habité par une compagnie du régiment frontière Illyrie-Valaquie, jusqu’à Orsova, le paysage présente une succession de sites variés et tous admirables. Le Danube entre dans la plus belle partie de son cours ; avant de se resserrer dans le passage de Columbacz6, il s’étend, à perte de vue, jusqu’aux Balkans, dont les derniers mamelons forment la rive turque. Aux approches du défilé, le courant devient plus rapide, et les flots se brisent contre le récif de Babakaï, dont la pointe aiguë et décharnée s’élève à trente pieds au-dessus de l’eau. Le nom que porte ce rocher menaçant lui a été donné en mémoire du fait suivant qu’a conservé la tradition7. Un pacha vieux et jaloux, suspectant la fidélité d’une de ses esclaves, la fit monter dans une barque et la conduisit au pied de l’écueil ; alors, sur un signe de leur maître, des muets enlevèrent la malheureuse et l’enchaînèrent sur le roc isolé pour l’y laisser mourir de douleur et de faim. Insensible aux cris de la jeune femme, le pacha lui jeta pour adieu cette parole vengeresse que le peuple a retenue : Babakaï, fais pénitence. Ce drame est-il véritable ? qui peut le savoir ? Mais les lieux sauvages où on le place sont dignes de lui avoir servi de théâtre.
Le défilé de Columbacz se présente enfin dans toute sa grandeur ; le Danube, qui, dix brasses plus haut, se développait à l’aise, est tout à coup encaissé dans une gorge étroite formée par des rochers gigantesques. Sur la crête de l’une d’elles, on aperçoit les ruines d’un ancien château, restes encore imposants de cette ligne de fortifications qui, de Rama au pont d’Apollidore8, traçaient les menaçantes frontières de l’empire de Trajan. Après l’invasion des Barbares, des moines avaient fait de la forteresse un couvent que les Turcs, à leur tour, sont venus saccager et détruire. Deux bastions lézardés et quelques pans de murailles indiquent assez bien l’étendue et le plan des anciennes constructions. Les rochers de la rive gauche sont crevassés de larges cavernes que le fleuve a creusées dans ses jours de colère. À côté de l’histoire, on trouve la légende ; les paysans croient sérieusement que saint Georges tua le fameux dragon dans une de ces cavernes, et que c’est du cadavre putréfié du monstre que s’échappent les nuées d’insectes qui désolent le pays vers le mois de juillet.
À quelque distance de ce lieu, la scène change encore ; le paysage devient plus riant, et les belles collines de la Servie reparaissent avec leurs nombreux troupeaux et les jolies cabanes des pasteurs, dont les toitures rouges tranchent sur le vert tendre des sapins.
Le Zrinyi s’arrête à Drenkova9, village qui n’est, pour ainsi dire, que projeté, car il ne se compose encore que de trois maisons. Les récifs et les brisants ne permettent point aux pyroscaphes de continuer leur marche. En 1832, l’Argo, qui fait le trajet de Skéla à Galatz, affronta les rochers des Islas et de la Porte-de-Fer ; mais on ne fut point tenté de recommencer l’épreuve. — Un officier du cordon sanitaire occupe avec sa famille une des trois maisons du hameau. L’unique distraction de cette petite colonie est de venir, toutes les semaines, à bord du bateau à vapeur, échanger quelques mots avec les passagers ; cette perpétuelle succession de connaissances fugitives est la seule chose qui empêche ces exilés de trouver trop d’amertume à leur isolement.
   À deux heures, nous étions prêts à repartir ; nous montâmes dans une espèce de tartane10, nommée, sans doute par dérision, la Bella, mais en revanche conduite par des rameurs excellents. Il serait du devoir de la compagnie d’améliorer cette partie du service et de ne point confondre ainsi pêle-mêle, dans une méchante barque, les voyageurs et les paquets. Au milieu du tumulte, je fus heureux de pouvoir trouver, sur l’avant, un ballot de marchandises qui me servit de siège ; car les retardataires, entassés dans la cabine, durent croire, sur notre parole, à la beauté des sites du Danube.

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Édouard Thouvenel (1818-1866) 

   Les deux rives sont largement découpées, mais celle de Servie a quelque chose de plus sévère encore que celle du Banat. Les rocs dont elle est hérissée sont d’une hauteur tellement égale, que, dans certaines parties, on les prendrait pour des remparts infranchissables. L’aspect de ces rocs est fort pittoresque : les uns sont dentelés comme des créneaux, ou taillés en forme de grosses tours ; les autres, minés par les eaux, avancent au-dessus du fleuve des voûtes immenses à l’abri desquelles les pêcheurs amarrent leurs frêles embarcations. D’autres rochers encore affectent les formes les plus bizarres : il en est deux qui, surmontés de plusieurs pics, ressemblent de loin à de majestueuses cathédrales ; ils paraissent se toucher et fermer le passage au Danube, qui coule aussi paisible qu’un lac ; mais on approche, les masses de granit se séparent, et l’on découvre un nouveau site borné par un amphithéâtre de montagnes. Quelquefois le lit du fleuve s’élargit, les côtes s’abaissent, et l’œil étonné des merveilles qu’il vient de voir se repose avec plaisir sur quelque hameau assis au pied d’une colline où des filets d’eau vive serpentent en tous sens. Tel est le joli village de Milanova11, dans lequel les églises grecques dressent leurs clochers à côté des élégants minarets des mosquées.
À cette scène gracieuse succède bientôt une scène terrible. Un sourd mugissement annonce les Islas ; après la Porte-de-Fer, c’est la plus redoutable des cinq cataractes du Danube. Le fleuve est presque entièrement barré par cette ligne de brisants dont les flocons d’écume indiquent la longueur ; mais, vers le mois de mai, les eaux sont rarement assez basses pour qu’on puisse apercevoir l’écueil à nu.
Le long de la côte servienne, on suit parfaitement les traces d’une voie taillée dans le roc par les soldats romains, et une inscription à demi effacée par le feu des pêcheurs, mais où l’on distingue encore gravés au-dessous de l’aigle victorieuse ces mots : Imperatoris Cæsaris divi Nerva filius Nerva Trajanus pontifex maximus… demeurera, pendant des siècles encore, comme un monument des succès de Trajan et de l’énergique patience de ses légionnaires. La rive gauche a ses souvenirs aussi. Pendant les guerres du XVIIIe siècle, lorsque l’Autriche, non contente d’avoir refoulé les Turcs au-delà de ses limites, tenta des envahissements à son tour, les bords du Danube furent le théâtre de nombreux exploits ; chaque mont escarpé se transforma, pour ainsi dire, en une citadelle prise et reprise cent fois. On n’a point oublié dans le pays la belle défense de Védran12, qui, soutenu par quelques braves, résista à des milliers de Turcs. On appelle encore caverne de Védran l’excavation qui servit de refuge à cette poignée de héros. En regard même de la voie de Trajan, les soldats illyriens-valaques construisent une seconde route, digne de son aînée. Souvent, vers la fin de l’été, les eaux trop peu profondes gênent la navigation ; et comme les travaux que nécessiterait un canal ne sauraient être opérés sans la participation des Turcs, la compagnie du Danube (D.D.S.G.), afin de ne pas interrompre son service, a fait commencer, avec l’aide du gouvernement, une route qui doit aller de Drenkova à Orsova. Les travaux les plus difficiles ont été achevés en 1837, sous la direction de M. le comte de Zéchényi13. Cette voie, qui peut rivaliser avec les grandes créations des Romains, a été conquise en partie sur le roc vif, en partie sur le fleuve.
Le spectacle qu’offre le Danube dans cet endroit a vraiment un caractère sublime. Majesté des souvenirs, grandeur de la nature, œuvres des hommes, tout ici semble concourir pour parler à la fois au cœur, aux yeux et à l’esprit. Le jour décroissait au moment où nous dépassions le village de Kasan, et les teintes éclatantes et bigarrées du couchant rehaussaient encore la magnificence du paysage. Lorsque nous débarquâmes à Orsova, le soleil avait quitté l’horizon ; de grands feux étaient allumés dans les rues du bourg ; danses au son de la cornemuse, cris, jeux de toute espèce et disputes animées, la fête semblait complète. Une musique militaire dominait le tumulte, et quel air exécutait-elle ? Le galop de Gustave ! À six cents lieues de France, la musique nous apportait un souvenir de la patrie ; nous ne tardâmes pas à expier ce bonheur, que ceux qui l’ont goûté peuvent seuls comprendre. Orsova est le quartier-général de trois bataillons du régiment frontière Illyrie-Valaque, et tous les soldats campagnards s’y étaient réunis pour l’époque des manœuvres. L’unique auberge du lieu, et quelle auberge ! était envahie par les officiers, et le frère de l’hospodar de Valachie, sorti du lazaret le matin même, occupait les meilleures chambres. Par grâce spéciale cependant, nous pûmes obtenir, pour cinq que nous étions, une salle assez petite et fort mal avoisinée. L’heure du repas était passée depuis longtemps ; aussi notre souper fut-il digne de notre logement. Nous étions assis autour d’une table boiteuse, déployant nos serviettes avec une légitime défiance, lorsque nous vîmes des marmitons nous apporter avec cérémonie un potage sans nom dans les fastes culinaires, des pommes de terre à peine bouillies et quatre têtes d’agneaux. Ce splendide repas terminé, la fatigue nous conviait au sommeil ; mais nous avions beau mesurer l’espace que chacun de nous devait strictement occuper sur le plancher, il n’y avait point place pour cinq. Le chef du bureau des bateaux à vapeur vint heureusement nous avertir que l’Argo ne partant que dans deux jours, nous aurions le temps de visiter les bains de Méhadia14. Touché de notre embarras, il eut l’obligeance de nous offrir chez lui deux paillasses sur l’une desquelles, pour ma part, je passai une nuit excellente. Un triste réveil m’attendait. J’avais traversé tout l’empire sans avoir eu la moindre altercation avec la police, et je me proposais, à mon retour, de réhabiliter les commissaires et les estafiers autrichiens ; mais le major d’Orsova se chargea de dissiper mon illusion. Notre voiture était prête, et nous allions quitter le caravansérail pour nous rendre à Méhadia, lorsque le major nous fit prier de nous présenter chez lui avec nos passeports. J’avais mis imprudemment le mien dans un livre, et je l’y cherchai en vain lorsque mon tour fut venu de l’exhiber. Mes compagnons prirent fort chaudement ma défense ; je montrai un second passeport signé du ministre des affaires étrangères, je traduisis même en mauvais allemand la phrase sacramentelle : Prions les autorités civiles et militaires, etc. ; à nos longues tirades mon officier répondait, avec un laconisme désespérant : Je comprends à merveille, mais où est le visa du maréchal ? On proclama dans le village ma mésaventure au bruit du tambour et des trompettes ; chacun chercha la maudite feuille sans la trouver. La frontière était à deux portées de fusil, mais songer à la gagner était folie. J’implorai comme une faveur la permission de débarquer sur la rive turque. Prières, serments, tout fut inutile ; le terrible major ne connaissait que sa consigne. Il me fallut donc obéir, quitter mon compagnon, retourner à Semlin, en un mot faire cent lieues, le tout pour obtenir un visa. À la vérité le major se montra désolé de mon malheur ; il me reconduisit jusqu’à sa porte, et d’un ton larmoyant me souhaita un heureux retour.
La barque qui nous avait amenés était retournée à Drenkova ; mais comme le Zrinyi ne devait repartir que le lendemain dans la journée, j’avais tout le temps de le rejoindre par terre. Une mauvaise charrette en osier, assez mal assise sur deux roues, fut l’équipage dans lequel je franchis une quinzaine de lieues sans suivre un chemin tracé. Nous allions par monts et par vaux, ici traversant une prairie, là sautant une barrière, plus loin nous embourbant dans un marais. Le pays que je parcourus ainsi est occupé par le régiment frontière Illyrie-Valaque. Les colonies militaires ont été fondées par Marie-Thérèse ; on a vu dans cette institution un moyen efficace de couvrir les flancs de l’empire, sans en augmenter les dépenses ordinaires. Chaque colon possède huit arpents de terre environ, sous la seule obligation d’assister aux manœuvres trimestrielles, et de faire certaines corvées qui, en définitive, tournent à son avantage, puisqu’elles ont pour objet d’entretenir les chaussées. Les filles des soldats, pour hériter des petits fiefs de leurs pères, doivent se marier dès qu’elles ont atteint l’âge nubile, et c’est ordinairement le colonel qui leur désigne un époux. Les officiers sont à la fois chefs militaires, administrateurs et juges de la colonie ; aussi, dans la crainte de fonder une féodalité qui aurait pu devenir fort puissante, on ne leur permet point de posséder, à titre héréditaire, la plus petite partie du territoire ; ils reçoivent une solde en argent. En cas de guerre, tous les colons doivent servir ; mais alors ils sont traités sur le même pied que les autres troupes de ligne. M. le duc de Raguse a donné sur l’organisation de ces colonies militaires des détails étendus et pleins d’intérêt, mais il a tracé de leur situation présente un tableau que je trouve un peu flatté. On ne peut, dit-il, qu’admirer les effets salutaires produits par ce régime, quand on voit à quel degré de prospérité et de bien-être sont arrivées les populations qui y sont soumises. Cette phrase semble résumer d’une manière générale la pensée du maréchal sur les progrès auxquels sont arrivés les établissements militaires de Marie-Thérèse. M. le duc de Raguse est un homme d’un trop grand poids ; il apporte dans ses observations trop de justesse et de mesure, pour que j’ose me permettre de douter de la sincérité des éloges qu’il donne au district de Karansébés15 ; mais j’ai parcouru celui d’Orsova, et j’y ai rencontré partout la misère la plus profonde. Les habitations ne sont que des huttes de boue et d’osier, où nos cultivateurs ne voudraient point placer leurs bestiaux ; ces tristes asiles de la pauvreté sont entourés de mares infectes, où barbotent ensemble enfants, canards et pourceaux. Les hommes portent des haillons qui rappellent ceux des paysans magyars ; le costume des femmes se compose simplement d’une longue chemise de toile serrée par une ceinture de laine bariolée, et d’une chaussure de cordes qui ressemble assez aux spartilles espagnoles16. J’ai vu de ces malheureuses, attelées à des charrues, remuer péniblement le champ de la famille. Si, vaincues par la fatigue, elles suspendent un instant ce labeur qui dépasse leurs forces, ce n’est point pour se livrer à l’oisiveté, au repos, mais pour filer leurs fuseaux. Les terres m’ont paru fertiles, mais mal cultivées ; leurs propriétaires, en effet, sont sans argent, et privés de bons instruments aratoires. Singulier bien-être ! étrange prospérité ! Un système au moyen duquel on peut, en vingt-quatre heures, hérisser la côte de cent mille baïonnettes, est une excellente institution militaire, personne ne lui conteste ce mérite ; il renferme même, je le crois, les germes d’une amélioration sociale que l’avenir développera ; sous ce point de vue, il y a des espérances bien fondées à concevoir ; mais, pour le présent, il n’y a pas d’éloges à donner.
À la nuit tombante, je repris ma place dans la cabine du Zrinyi. Le lendemain, mes oreilles furent agréablement frappées par des paroles françaises. Trois hommes causaient entre eux, et le plus jeune, en s’adressant aux deux autres, les qualifiait d’excellences. Quelles pouvaient être ces excellences ? Je me trouvais sur le bateau avec MM. Constantin Ghika et Blaramberg, le premier frère, et le second beau-frère du prince Aleko Ghika, hospodar régnant de Valachie, deux hommes aimables et spirituels dont je garderai le souvenir.
Dès mon arrivée à Semlin, je courus chez le maréchal-lieutenant, et j’attendrais encore son visa, si un honnête limier de la police la plus tracassière et la plus vénale de l’Europe ne se fût chargé de terminer mon affaire. De retour à Orsova, et ma visite faite au major, qui m’apprit d’un air tout joyeux que, cinq minutes après mon départ, on avait retrouvé mon passeport, j’eus la faculté, dont j’usai sur l’heure, de quitter le village ; mais, avant d’entrer en Valachie, je voulus pousser jusqu’à Méhadia.
La route qui mène à ce célèbre établissement thermal est délicieuse ; une chaussée bien entretenue côtoie la rivière limpide de la Czerna, qui roule avec bruit dans une des plus charmantes vallées des Karpathes. Un pont de fer d’une structure élégante, jeté sur le torrent, débouche dans le village de Méhadia, qui ne se compose que d’une seule rue parfaitement bâtie. Les eaux minérales de Méhadia étaient connues et fréquentées par les anciens ; on voit encore, dans la grotte où coule la principale source, un Hercule armé de sa massue. Cette figure, grossièrement sculptée, est sans doute l’ouvrage des légionnaires romains ; les hussards hongrois ont orné le visage du dieu d’une énorme paire de moustaches. L’empereur François et l’impératrice visitèrent Méhadia en 1817, et y firent construire une maison qui a l’apparence d’un palais. Ce voyage mit les bains en réputation, et les malades de l’Autriche et de l’Allemagne viennent, avec les paysans de la Transylvanie et du Banat, chercher la santé aux neuf sources de Méhadia. Ce village renferme plusieurs établissements où l’on se procure, à un prix modéré, cabinet de bains, logement et bonne table. De grands bassins destinés aux pauvres ont été creusés par les soins du gouvernement autrichien, plus occupé des classes inférieures qu’on ne le pense chez nous. Les invalides de la campagne trouvent, dans deux immenses pavillons partagés en un grand nombre de cellules, un bon gîte qu’ils paient la modique somme de quatre sous par jour ; mais il en est peu cependant qui se permettent cette dépense. Tous les malades d’un village se réunissent et partent en caravane, vers le mois de mai, pour venir camper dans une plaine qui s’étend derrière l’église de Méhadia. Les paysans polonais enveloppés dans leurs capuces brunes, les Valaques couverts de peaux de moutons, et les Zingares17 presque nus, vivent, les uns sous des tentes, les autres dans leurs chariots, plusieurs au grand air. Cette espèce de halte de barbares offre un spectacle plus triste encore que pittoresque.
À côté de cette misère, on rencontre l’aisance. Quand je vins à Méhadia, la première saison des bains commençait, et déjà une société de jolies femmes, de jeunes officiers hongrois et italiens, et quelques souffreteux charitablement laissés de côté, y étaient arrivés pour réparer les fatigues de l’hiver ; on valse tant à Vienne ! Là, au milieu des Karpathes, dans un pays que bien peu de Français connaissent, j’ai entendu parler de Paris, de nos modes, de nos romans, et de M. de Talleyrand qui se mourait alors. Je me croyais à Bagnères-de-Bigorre. Les sites les plus pittoresques fournissent aux malades (c’est le mot de convention) des buts de promenades aussi efficaces que les eaux. La course que l’on fait d’abord est celle des grottes d’Hercule. On appelle ainsi cinq excavations unies entre elles et formées par la nature, qui a su trouver dans ses jeux des ogives et des arcades presque aussi parfaites que celles de nos vieilles églises. Les grottes d’Hercule exercent toutes les imaginations poétiques du lieu ; on se réunit sous leur sombre voûte à la tombée de la nuit, pour se raconter des histoires de voleurs et de sorciers. Les autres points d’excursion n’ont pas moins d’attraits. Des chemins ombragés et bien tracés sillonnent les flancs des montagnes, où brillent, à travers des bouquets de mélèzes, les dômes de zinc de nombreux kiosques ; tout annonce chez les autorités locales un zèle que récompense chaque année un accroissement de visiteurs. — Les eaux de Méhadia sont sulfureuses, mais elles renferment quelques principes alcalins qui leur donnent un goût assez agréable ; la plus forte des neuf sources atteint une température de 55 degrés.
Méhadia est un de ces lieux dont on s’éloigne avec le désir de les revoir un jour. Je quittai à regret ce charmant hameau pour retourner à Orsova. Je n’avais plus rien, cette fois, à démêler avec la police, mais je devais m’adjoindre un agent du lazaret et un douanier en l’absence desquels je n’aurais pu passer la frontière. Le régiment Illyrie-Valaque était rangé en bataille dans la plaine ; j’admirai son excellente tenue et la précision avec laquelle il exécutait les manœuvres ; à l’exception des fantassins hongrois, l’Autriche n’a pas de plus belles troupes que ses colons militaires.
À peu de distance d’Orsova, dans une île du Danube, s’élève la forteresse de Neu-Orsova18. Cette place, comme Belgrade, n’appartient plus aux Turcs que par tolérance, et ils ne la conservent que par amour-propre. Sur le flanc de la haute montagne qui domine entièrement la côte occidentale de l’île, on distingue une tourelle, reste du fort Sainte-Élisabeth, et d’où l’on pourrait foudroyer Neu-Moldava. Le petit torrent de la Bacha sépare le Banat de Témesvar19 de la Valachie ; l’agent du lazaret20 voulait à toute force me laisser sur la rive droite du ruisseau et m’obliger à le traverser mon bagage sur l’épaule ; un serrement de main, rendu significatif par quelques swanzigers21, triompha de ses scrupules, et la carriole me conduisit à l’autre rive où me reçut un sergent valaque.
Constantin Ghika, spathar, c’est-à-dire généralissime de Valachie, avait eu la bonté de me munir de quelques lettres de recommandation. Celle dont j’usai d’abord était adressée au commandant du chétif village de Wurstschérova pour le prier de me fournir un moyen de transport jusqu’à Skéla22. Cet officier ne put que me donner le choix entre un cheval sauvage et une petite barque presque pourrie ; comme je tenais à voir la Porte-de-Fer, je me décidai pour la barque, qu’il fallut d’abord remettre à flot. Je partis enfin avec un soldat qu’on me dit être le meilleur rameur de sa compagnie. Après une demi-heure de fatigue et de peine, nous approchâmes des brisants. Le Danube, alors dans toute la crue de ses eaux, roulait des vagues énormes ; aussi, de tous les rochers qui s’étendent sans interruption d’une rive à l’autre, un seul, d’une forme singulière, se montrait au-dessus de l’écume jaunâtre que, comme un monstre marin, il paraissait vomir. Tout entier au spectacle que j’avais devant les yeux, je laissais ma rame aller à la dérive ; je m’aperçus bientôt que le soldat valaque en faisait autant, et que la nacelle était entraînée vers l’écueil ; nous voulûmes tenter de le tourner, mais nous étions infailliblement perdus, si, mettant de côté tout amour-propre déplacé, mon pilote n’eût préféré regagner le bord. Là nous trouvâmes, couché à l’ombre d’un taillis, un malheureux déguenillé qui, après quelques paroles échangées avec mon guide, sauta dans la barque en m’invitant à le suivre. Il prit la rame, se signa trois fois, et passa la Porte-de-Fer, comme s’il se fût joué des flots qui grondaient autour de nous. La physionomie de cet homme avait un beau caractère que je retrouvai fréquemment chez les paysans de l’ancienne Dacie. Une longue chevelure noire, un regard fier, le nez aquilin, tout, dans sa tête expressive, semblait annoncer cette origine romaine dont s’enorgueillissent tant les Valaques.
À Skéla, je me procurai facilement un chariot pour me rendre à Czernetz23, où je reçus chez M. Glogovéano, administrateur du district, l’hospitalité la plus franche et la plus amicale. Czernetz eut beaucoup à souffrir pendant la guerre de 1828. Des partisans turcs traversaient chaque jour le Danube pour piller les habitations riveraines, et, lorsqu’ils étaient en force, ils venaient jusqu’à la ville. Le calme règne enfin à Czernetz depuis six ans ; mais comme le voisinage du fleuve, loin d’être dangereux, devient aujourd’hui un gage de prospérité, on a pris le parti fort sage d’abandonner l’ancien emplacement, qui était humide et malsain, pour élever une cité nouvelle sur la rive du Danube. Le gouvernement a fait des concessions de terrain, et le taux modéré qu’il y a mis est un véritable encouragement donné aux entrepreneurs ; les premières places, celles qui avoisinent le Danube, n’ont été vendues qu’à raison de douze sous la toise. Le lazaret est terminé, la maison commune et quelques bâtiments particuliers sont en construction, et dans peu d’années la moderne Czernetz aura plus d’importance que l’ancienne. Elle doit devenir, en effet, le comptoir où la Servie et la Valachie, continuant à marcher dans la voie qui s’ouvre devant elles, échangeront leurs produits. Une vieille tour apparaît comme l’ombre du passé non loin des travaux de la génération présente, et au milieu des ruines de Séverin. C’est un débris du système de fortifications que les Romains avaient adopté sur les deux rives du Danube. Entre Drenkova et Skéla, on remarque, de temps à autre, des restes de tourelles et de bastions dont plusieurs ont été restaurés pour servir d’abri aux vedettes du cordon sanitaire. La tour de Séverin s’élève à côté des derniers vestiges du fameux pont que Trajan avait fait construire par Apollidore de Damas pour passer en Dacie, et que son successeur jugea prudent de renverser, parce que les Barbares, à leur tour, s’en servaient pour envahir le territoire romain. Lorsque les eaux sont basses, on aperçoit encore quelques piles de ce pont, qui fut remarquable parmi les œuvres hardies et gigantesques dont les anciens maîtres du monde ont couvert leur empire. »

Édouard Thouvenel, Revue des Deux Mondes – 1839 – tome 18.djvu/558

Notes :
1 Serbe soit la rive droite du Danube

2 Le prince Miloš Obrenović (1780 ou 1783-1860)
3 Smederovo, la plus grande citadelle danubienne, érigée au confluent du Danube et de la Čezava par Djurdje Branković et sa femme d’origine byzantine, la terrible Jerina (1815-1882). Impressionnante par sa taille et l’épaisseur de ses murs, construite par des milliers de paysans et d’ouvriers, elle tombera aux mains des Ottomans en 1459.

« Quand Jerina bâtit Smederovo
Et m’ordonna de travailler
J’ai peiné pendant trois ans… »

raconte le héros d’un chant populaire serbe. La forteresse est bombardée en 1944. Aujourd’hui Smederovo est une ville et un port serbe.
4 Djurdje Branković (1377-1456)
5 Moldova Nouǎ Moldova, rive gauche (Roumanie)
6 Golubac (Castrum Columbarum), en serbe Голубачки град (Golubački grad), sur la rive droite (Serbie), citadelle construite au XIVe siècle par les Hongrois ou les Serbes. Elle changera d’occupants à de nombreuses reprises durant l’histoire.
7 Voir La légende de Babakaï sur ce site.
8 L’architecte d’origine syrienne Apollodore de Damas dit le Damascène, concepteur du pont « de Trajan » qui fut construit à Drobeta-Turnu Severin. Voir l’article sur ce site Le Pont de l’empereur romain Trajan sur le Danube à Drobeta : un extraordinaire exploit architectural
9 Drenkova
10 La tartane est un bateau à voile caractéristique de la Méditerranée.
11 Donji Milanovac, petite ville sur la rive gauche du Danube serbe
12 Védran
13 Le comte hongrois István Széchenyi (1791-1860)
14 En fait les Bains de Bǎile Herculane (Roumanie)
15 Caransebeš (Roumanie)
16 Espadrilles
17 Les Tsiganes
18 Sur l’île d’Adah-Kaleh disputée par les Autrichiens pour sa position stratégique au milieu du fleuve.
19 Timisoara, principale ville du Banat
20 Établissement où les voyageurs étaient mis en quarantaine en temps d’épidémie
21
Pourboire
22 Schela Cladovei, aujourd’hui Drobeta Turnu Severin, préfecture du Judets de Mehedinţi et port roumain important sur le Danube (rive gauche)
23 Cerneţi, quartier de Drobeta-Tutnu Severin,

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