Le Danube, Brahilof (Brǎila), Galatz et l’avenir des Principautés roumaines par Saint-Marc Girardin (1836)
Il ne faut point à Braihilof chercher encore une ville ; tout commence. Les rues sont tracées, mais les maisons ne sont point toutes bâties ; Il y en a cependant déjà un bon nombre, et chaque année ce nombre augmente. Cette années on en a bâti dix-huit ; sur le port, on bâtit un quai qui aura 800 sagènes1 de long (une sagène vaut notre toise) ; on construit une quarantaine ; on avait, dans le premier moment, fait des magasins en bois pour recevoir le blé ; on commence à en bâtir en pierre. La ville a 500 00 sagènes de superficie ; ce terrain a été partagé en trois classes ; la première place, les terrains du port et de la grande place ; la seconde classe, les terrains qui avoisinent le port et la place ; la troisième, le reste de la ville. Comme tous ces terrains appartenaient à la forteresse turque, cédée à la Valachie par le traité d’Andrinople2, à condition d’être démolie, le gouvernement en a fait don à la ville qui les vend aux particuliers. C’est là son revenu ; c’est avec cet argent qu’elle fait exécuter tous ses travaux de construction et de terrassement.
Il y a en ce moment un temps d’arrêt dans l’essor de Braihilof ; cela arrive aux villes comme aux individus ; après un premier effort, elles s’arrêtent comme pour reprendre haleine. Mais quoi qu’il en soit, cette ville a ce qu’il faut pour réussir ; elle a un grand fleuve qui lui amène les bâtiments, une grande abondance de matières premières à exporter, point de douanes, car c’est un port franc ; et eût-elle des douanes, les droits ne seraient que de 3 pour 100, ce qui n’est rien, et ce qui pour le dire en passant, rend presque illusoire l’avantage d’être un port franc. Elle a l’idée que son avenir commercial est grand, et cette idée lui donne un sentiment de patriotisme, sentiment qui n’est encore guère développé dans les Principautés, parce que c’est depuis six ans seulement qu’elles commencent à être quelque chose comme une patrie ; et encore que de choses leur manquent de ce côté ! Brahilof a enfin un jeune gouverneur plein de zèle et de mérite, M. Slatiniano, et elle sait apprécier ses services ; tout cela me donne confiance en son avenir, dût cette ville ne pas atteindre encore, d’ici à quelques années, la prospérité d’Odessa, dont elle s’est peut-être crue trop tôt la rivale.
Brahilov est une ville neuve ; il y a de la confusion, mais de la confusion de quelque chose qui commence ; et, à ce titre, la confusion ne déplait pas. À Galatz, il y a la confusion d’une vieille ville et surtout d’une ville turque. Figurez-vous, sur une colline qui descend à la mer assez brusquement, un amas confus de cabanes de bois ; à travers ces cabanes, des rues ouvertes irrégulièrement, et ces rues pavées avec des poutres jetées transversalement d’un côté de la rue à l’autre ; quand il fait beau, une poussière immense qui devient une boue profonde quand il pleut ; des émanations infectes sortant de dessous ces poutres, sous lesquelles il y a toujours des eaux stagnantes ; figurez-vous ces cabanes de bois ayant un intérieur obscur et sombre, et le dehors sali par la pluie et la poussière ; pas une auberge ; ce qu’on appelle des auberges, un mauvais caravansérail avec des chambres, où pour tout meuble, il y a une claie élevée sur des barreaux de bois, à un pied du plancher, qui est lui-même plein de poussière comme les rues ; nulle part la moindre trace de soin, d’ordre, de propreté, d’arrangement ; une ville faite comme un bivouac de soldats français ; nos soldats ne voudraient pas loger seulement huit jours dans de pareils taudis ; voilà Galatz, mais le vieux Galatz, voilà la vieille ville turque, ce qui m’a fait revenir sur l’impression que j’avais eue à l’aspect des villes turques sur le Danube. De loin et en perspective, ce mélange de maisons et de verdure m’avait semblé piquant et gracieux ; la vue de l’intérieur m’a tout gâté.
Heureusement qu’à côté du vieux Galatz, à côté du Galatz des Turcs, il commence à se bâtir une ville nouvelle qui datera, comme Brahilof, de la régulation des Principautés.
C’est sur la colline qui domine le Danube que s’élèvent déjà quelques maisons qui sentent l’Europe et qui témoignent de ce que pourra devenir Galatz. Cette colline a une belle vue sur la dernière branche des Balkans , qui sépare le Danube de la mer Noire et qui le rejette au Nord ; elle a à sa gauche le lac Bratitz3 et le Prut, qui sépare la Moldavie de la Bessarabie ; à droite, la ligne du Danube et la plaine de Valachie ; à ses pieds, le port, et elle ressemble, en petit, à la côte d’Ingouville au Havre. Je souhaite à Galatz d’avoir avec le Havre d’autres ressemblances.
Ne croyez pas que Galatz et Brahilof placées à portée de la mer Noire et, destinées à devenir des ports maritimes, n’aient pas besoin aussi elles-mêmes de l’amélioration du haut Danube. À toute force, elles peuvent s’en passer, je le sais. Que les cataractes soient praticables ou non, cela n’empêchera pas les bâtiments européens de venir par la mer Noire chercher à Galatz et à Brahilof les productions des deux Principautés. Ces deux villes pourront encore dans cet état de choses, devenir pour Odessa des rivales redoutables ; car le commerce d’Odessa et des Principautés roule à peu près sur les mêmes objets, le blé, la laine et les cuirs. Ces objets sont déjà moins chers à Brahilof qu’à Odessa. Ainsi, Brahilof dit-on, livre à 18 roubles sur la place de Marseille, le blé qu’Odessa ne peut céder qu’à 22 roubles ; et de notre temps où tout le monde va au bon marché, cette différence suffit à décider le commerce à prendre la route de Galatz et de Brahilof au lieu de la route d’Odessa. On ajoute que la Podolie4 et la Volhinie5, épuisées par une longue culture, ne pourront soutenir la concurrence des terres presqu’encore vierge des Principautés. Déjà la récolte moyenne du froment de la Moldavie, égale celle de la Volhinie, et de plus, le transport du grain au Dniestr, est plus cher que le transport au Danube, qui, coulant autour de la Valachie, et lui faisant comme un chemin de ronde, se trouve pour ainsi dire au bout de chaque champ. Ce sont là sans doute des causes de prospérité ; et avec le bas-Danube, seulement Galatz et Brahilof peuvent fleurir. Le commerce du bas Danube les a fait naître, il peut donc les faire vivre. Mais ajoutez-y le commerce du haut Danube, affranchissez le fleuve des obstacles qui l’entravent, faites que la Servie, le Banat, la Hongrie, l’Autriche et toute l’Allemagne, depuis Ulm, puissent descendre aisément jusque’à la mer Noire avec les produits infinis de leur sol et de leur industrie, et songez alors quelle est la prospérité promise à Galatz et Braihilof, devenues l’entrepôt de toute cette grande vallée du Danube, deux fois plus riche, plus fertile et plus variée que la vallée du Dniester ; c’est alors surtout qu’Odessa devrait trembler. La navigation du haut Danube est donc pour les Principautés, pour Galatz et pour Brahilof, une question d’une haute importance. Si cette navigation reste ce qu’elle est, ces deux villes vivront sans grandir beaucoup peut-être : si elle devient plus facile, elles seront alors les deux portes de l’Allemagne sur la mer Noire.
Voilà quel est l’intérêt matériel des Principautés à la navigation du Danube : l’intérêt moral est encore plus grand. Si cette navigation devient facile et prompte, si elle se prête non seulement au transport des marchandises mais au transport des voyageurs, et si, dans cette vue, l’administration des bateaux à vapeur prend des mesures nécessaires pour affranchir les passagers des lenteurs et des ennuis qu’ils éprouvent en ce moment ; si le Danube devient, ce qu’on s’est trop pressé de croire, la grande route entre l’Orient et l’Occident, songez quel avantage ce sera pour les Principautés de se trouver sur le chemin de tous les voyageurs que le commerce, la science, la politique, la curiosité conduiront en Orient. Bucarest, Brahilof, Galatz, Jassi même, deviendront, pour ainsi dire, les auberges de la civilisation dans sa nouvelle route vers l’Orient. Les marchandises sur leur chemin répandent la richesse, mais les voyageurs répandent les idées ; tout homme qui voyage, si peu instruit qu’il soit, porte toujours avec soi, et sans le savoir, une ou deux idées qu’il sème, et sans le savoir encore, sur son chemin. Sans doute il en est de ces idées comme des semences de la parabole ; il en est qui tombe sur les pierres ; il en est qui sont étouffées par les épines ; mais il y en a toujours qui tombent sur la bonne terre et qui fructifient. Quand deux hommes se rencontrent, l’un venant de l’Est et l’autre de l’Ouest et qu’ils se mettent à causer, soyez persuadé que la civilisation est entière dans leur causerie, et que ces paroles qui se rejoignent de deux pôles opposés ne se touchent pas sans qu’il en jaillisse quelque bonne étincelle de lumière. Pour Galatz, pour Brahilof, les ballots de marchandises qui viendront du haut Danube, sont la richesse ; les voyageurs sont la civilisation ; c’est plus encore, c’est l’attention de l’Europe. Quand il y aura dans les salons de Paris et de Londres cinq cent personnes qui auront vu les paysages des Carpathes, qui auront dansé et causé à Jassy et à Bucharest et qui s’en entretiendront avec intérêt et avec plaisir ; quand il y aura dans les bourses de Londres et de Paris, d’Amsterdam et de Berlin, mille commerçants qui auront fait des affaires à Galatz et à Brahilof et qui s’en entretiendront ; quand il y aura dans les ports de Marseille, du Havre, de Liverpool et de Hambourg, deux mille capitaines ou subrécargues6 de vaisseau qui auront touché aux ports de Brahilof et de Galatz, et qui s’en entretiendront (car c’est là le point important, parce qu’aujourd’hui les paroles ne tombent plus par terre ; elles tombent sur une presse qui les impriment) ; quand il aura ainsi été beaucoup causé et beaucoup imprimé sur les Principautés ; alors leur indépendance, si fragile et si délicate aujourd’hui, sera plus forte et plus sûre ; car elle sera protégée par l’attention de l’Europe entière. C’est pour un pays une défense et une force que les regards de l’Europe tournés sur sa destinée. C’est là ce qui a fait la fortune de la Grèce. »
20 octobre 1836
Saint-Marc Girardin (1801-1873), « Le Danube », in Souvenirs de voyages et d’études, Paris, Amyot, rue de la paix, 1852
Universitaire, professeur d’histoire à la Sorbonne, critique littéraire et homme politique français, député, conseiller d’État, puis brièvement ministre de l’instruction publique, officier de la Légion d’honneur, défenseur éloquent et ingénieux de la tradition classique contre les nouveautés du romantisme au théâtre, Saint-Marc Girardin fut aussi un des principaux rédacteurs du Journal des Débats. Il sera élu à l’Académie française en 1844.
Notes :
1 soit 1949 m
2 signé entre l’Empire ottoman et la Russie à Andrinople le 14 septembre 1829 et au grand avantage de cette dernière. À cette occasion, la Russie, qui occupe déjà la Bessarabie, s’installe sur le delta du Danube.
3 Le lac Brateš se trouve au sud de la Moldavie à proximité de la confluence de la rivière Prut avec le Danube (rive gauche)
4 plateau sédimentaire du centre-ouest de l’Ukraine actuelle (nord-ouest d’Odessa) en forme de collines et de vallées dans lesquelles coule le Boug et qui se trouve délimité par le Dniestr au sud-ouest. Ce territoire européen multiethnique des confins de plusieurs empires et royaumes d’Europe centrale et orientale, fût âprement disputé durant l’histoire.
5 région du nord-ouest de l’Ukraine voisine de la Galicie, à l’hiroire également douloureuse, peuplée de Scythes dans l’Antiquité, conquise par les Goths, les Slaves et les Alains par la suite. Elle devient une principauté avec la Galicie puis est partagée entre la Pologne et la Lithuanie, rattachée à la Russie (fin XVIIIe siècle), de nouveau polonaise, soviétique, allemande, annexée par l’Union soviétique et enfin attribuée à l’Ukraine.
6 Employé d’une compagnie qui embarque en plus de l’équipage normal d’un navire afin d’y représenter les intérêts de ladite compagnie. Il veille notamment à la gestion, voire à la vente, de la cargaison.
Danube-culture, mis à jour octobre 2023