Ruse (Bulgarie)

« Nous arrivâmes dans la journée à Routschouk, en face de Giurgevo. Routschouk, où nous passâmes plusieurs heures, est une ville considérable et assez grande, mais qui n’a, malgré ses minarets à flèches argentées, d’autre caractère que celui d’une profonde misère. Ses bazars, qui pourtant servent d’entrepôt aux marchandises allemandes qui descendent le Danube, sont de pauvres corridors humides et dégradés, dans lesquels je n’ai guère vu vendre, pour ma part, que du tabac et des fourneaux de pipe en terre rouge, assez bien émaillés, et qui ont en Orient une certaine réputation. Les maisons de la ville sont des cahutes, les édifices des hangars, et les rues des cloaques; il n’y a rien à voir en tout cela… »
Vicomte Alexis de Valon (1810-1887), « Le Danube », in Une année dans le Levant, voyage en Grèce, en Sicile et en Turquie, Paris, Dauvin et Fontaine, libraires, deuxième édition, 1850.
   Le vicomte Marie Charles Ferdinand, dit Alexis, de Valon est un archéologue, voyageur, écrivain et homme politique français originaire de Corrèze.

« L’Europe, c’était le reste du monde. Quand quelqu’un remontait le Danube vers Vienne, on disait : il va en Europe ; l’Europe commençait là ou finissait l’empire ottoman ».
Elias Canetti (1905-1994), « La Langue sauvée : Histoire d’une jeunesse (1905-1921) », Albin Michel, Paris, 2005, premier tome de sa biographie.

Des découvertes archéologiques ont permis d’établir que des hommes s’étaient installés sur ces lieux dès l’époque néolithique. Des populations thraces, d’origine indo-européenne, s’y établissent par la suite. Les Romains leur succèdent.
À l’époque où cet empire s’étendait jusqu’aux rives du Danube (provinces de Thrace et de Mésie), la cité-forteresse portait le nom de Sextanta Prista (Soixante navires) en raison, semble-t-il, de la présence de nombreux bateaux, les « pristes »  de la flotte militaire romaine danubienne qui était chargée de protéger le Limes

Forteresse de Sexaginta Prista, relief d’un banquet funéraire romain, photo Rossen Radev, Wikipedia, domaine public

Les premières tribus slaves arrivent ensuite dans la région au Ve siècle. Les Turcs envahissent le second empire bulgare au XIVe siècle et conquièrent Ruse en 1388. Ils en font à leur tour un port pour leur armada militaire et la rebaptisent du nom de Routschouk (petite ruse en langue turque). La ville restera comme la Bulgarie sous la domination des Ottomans pendant près de cinq siècles.

Ruse (Routschouk) avec ses nombreux minarets sous domination ottomane, 1824

De 1864 à 1877 Ruse est le chef-lieu du Vilayet (province ottomane) du Danube, région prospère. Midhat Pacha (1822 ?-1884), politicien et grand réformateur turc, gouverneur de cette province bulgare de l’Empire ottoman de 1862 à 1867, est un homme aux idées nouvelles et tourné vers l’Europe. Il métamorphose la ville en une une cité moderne avec la construction d’écoles, de bibliothèques, d’hôpitaux, de parcs. Des consulats européens s’ouvrent, des architectes viennois sont sollicités pour y construire des hôtels qui y  accueillent des négociants qui commercent avec le reste de l’Europe. On y  inaugure en 1866, la première ligne de chemin de fer de l’empire ottoman. Elle relie Ruse à Varna.

Midhat Pacha (1822 ?-1884), rénovateur de Ruse

Si les Turcs sont chassés de Ruse par les Russes en 1878, l’indépendance bulgare ne se réalise qu’en 1908. Ce changement ne tarit toutefois pas les activités économiques et culturelles de la ville qui continueront à s’épanouir malgré les guerres balkaniques successives. C’est à Ruse qu’ont lieu les premières séances publiques de cinéma et que sont fondées la première maison d’édition et la première compagnie d’assurances de Bulgarie.

La rue Alexandrovska au début du XXe siècle

Lorsque le régime communiste se met en place, en 1946, un rideau opaque tombe brutalement sur les années de gloire de la « Petite Vienne » bulgare.
L’atmosphère séduisante et décontractée de la ville, son patrimoine architectural comme le Théâtre National, la place de la Liberté, la place Alexandre de Battenberg, la cathédrale catholique Saint-Paul en style néo-gothique (1892), le Musée d’Histoire Régionale et son trésor thrace de Borino, le lycée et la bibliothèque, l’église de la Sainte-Trinité (1632), la charmante rue piétonne Alexandrovska, la gare (première édifice de ce genre en Bulgarie construit en 1866) et son Musée des Transports, le Musée de la Vie Urbaine, le Musée Zahari Stojanov, le Monument de la Liberté (1909),  la demeure de la famille Canetti, (1898), les autres villas néo-baroques ou encore la promenade sur le Danube, reflètent un savant mélange cosmopolite d’ambiances, de cultures et d’influences occidentale et orientales.
En partie restaurée avec son centre ville rénové, Ruse se révèle une très agréable et séduisante cité sur la rive danubienne bulgare.
À quelques kilomètres de Ruse, le « vieux » pont ferroviaire et routier de l’amitié (PK 489), construit en 1954, rénové en 2003 et premier des deux ouvrages sur le Danube entre la Bulgarie et la Roumanie, permet de rejoindre sur la rive gauche la ville roumaine et port industriel de Giurgiu avec laquelle Ruse est jumelée. Les effluves polluées des industries chimiques de la cité soeur roumaine ont longtemps été poussées par les vents par dessus le fleuve vers la rive bulgare.
De Ruse, on peut encore aisément rejoindre le Parc National de Rusenski Lom et grimper jusqu’au monastère de Basarbovo et poursuivre éventuellement jusqu’à la grotte d’Orlov.

Elias Canetti 
L’écrivain Elias Canetti, prix Nobel de Littérature (1981), est né à Ruse et y passera les six premières années de sa vie. Sa famille appartient à la communauté séfarade émigrée d’Espagne. Un parcours dans Ruse lui est consacré.

Elias Canetti (1905-1994), prix Nobel de littérature en 1981, photo droits réservés

Canetti décrit dans Histoire de jeunesse l’atmosphère de cette ville merveilleuse où… »l’on pouvait entendre parler sept ou huit langues dans la journée. Hormis les Bulgares (…), il y avait beaucoup de Turcs (…) et, juste à côté, le quartier des séfarades espagnols, le nôtre. On rencontrait des Grecs, des Albanais, des Arméniens, des Tziganes. Les Roumains venaient de l’autre côté du Danube (…). Il y avait aussi des Russes, peu nombreux il est vrai ».
À la lumière de son œuvre, on comprend que cette multitude de cultures est symbolique d’un état d’esprit européen avant la lettre chez Canetti et a présagé de son futur cursus humaniste à travers l’Europe.
Lors de l’indépendance de la Bulgarie, en 1908, celui-ci choisira de garder sa nationalité turc d’origine, peut-être par nostalgie de son enfance et d’un empire accueillant et tolérant envers la communauté juive séfarade.

Elias_Canettis_demeure de Rousse

Maison de la famille Canetti à Ruse, photo © Danube-culture, droits réservés

Ruse a fasciné bien des artistes jusqu’à Jules Verne qui y domicile Serge Ladko, héros de son livre Le Pilote du Danube.
« C’était la troisième fois que je passais à Rusé et je ressentais toujours la même attirance, faite d’une nostalgie difficile à à cerner : semblable, peut-être, en plus mélancolique à celle qui m’avait fait aimer Bitola.
Il est vrai que Rusé n’est plus vraiment balkanique et plus tout à fait Mitteleuropa ou plutôt mêle les deux avec lassitude. Chacun peut donc s’y promener au gré de ses fantasmes. Quelque chose rôde toujours, dans l’air pollué, des vingt mosquées relevées par un voyageurs au XVIIIe siècle, des basiliques et des synagogues, quelque chose qui monte du brouillard du fleuve et apporte avec le cri des mouettes, des bribes de parlers disparus. Quelque chose qu’il est vain de chercher et qui reste pourtant indéfinissablement présent. De tant de villes traversées j’ai pu ou j’aurais pu évoquer, au risque de me répéter, la vie paisible des populations mêlées d’autrefois : pourquoi, alors, particulièrement à Rusé ? Les quelques lignes de Canetti ne suffisent pas à justifier cet attachement. Il y a cette impression ténue de désastre irrémédiable flottant dans l’atmosphère floconneuse, qui charrie encore des petites parcelles de temps décomposé….
La place centrale sur la dalle piétonnière offre, autour d’un square central avec fontaines et arbres, un vrai catalogue de l’architecture du siècle dans toute la splendeur de ces médiocrités successives. L’opéra rococo des années dix, les bâtiments genre Caisse d’Épargne des années vingt, l’art stalinien massif et néoclassique de l’immédiate après-guerre, le mode fonctionnel limité à des plaques de ciment sur des structures de métal terne, et le coup de massue de l’ère jivkovienne, décidément très spécifique, qui n’est pas sans évoquer un Chemetov (celui du ministère parisien des Finances, sur la Seine) en plus rustique, avec ses grosses masses de béton très blanc, ses encadrements de fenêtres noirs et une tendance systématique à l’encorbellement : un gros parallélépipède posé sur un cube moins gros et l’écrasant — peut-être pour rappeler les encorbellements des maisons traditionnelles, des demeures-forteresses bulgare-ottomanes ? L’ensemble crée, comme ailleurs, un espace aseptisé, disjoint du tissu urbain dont les tronçons mutilés s’arrêtent à la périphérie… »
François Maspero, Klavdij Sluban, Balkans-Transit, « Le pont de l’amitié »

« Ruse, la « petite Bucarest » était jusqu’à l’entre-deux-guerres la ville la plus riche de Bulgarie ; on y avait fondé la première banque ; Midhat Pacha, son gouverneur turc, l’avait rénovée et modernisée, en y construisant des hôtels et une voie ferrée, et en élargissant les avenues et les rues selon le modèle parisien du baron Haussmann. Les deux soeurs Élias, des Italiennes (leur père était fondé de pouvoir de la fabrique de chapeaux Lazar et Cie), nées à Ruse vers la fin des années 10, se souviennent de la neige, l’hiver, aussi haute que les maisons, et des baignades l’été dans le Danube, de la pâtisserie turque Teteven et de l’école française tenue par M. et Mme Astruc, des paysans qui apportaient  le matin de pleins sacs de yaourt et des poissons du fleuve, du studio de Photographie Parisienne de Carl Curtius, où l’on se rendait pour les photos scolaires, et de la tendance à dissimuler ses richesses.
À la fin du XIXe siècle, en revanche, la ville usait de moins de précautions : des consuls des pays d’Europe les plus divers et des négociants venus des nations les plus variées y vivaient des soirées animées, comme cette nuit mémorable où un marchand grec de semences, très connu, perdit toute sa fortune au jeu, ainsi que son palais néoclassique rouge, près du Danube, et sa femme. À un coin de la place du 9 Septembre, la Caisse d’Épargne du district offre une façade symbolique de ce monde avide, chaotique et en même termes drapé dans son décorum : les portes de la vieille banque sont encadrées de mascarons grimaçants, une tête de satire, un Moloch de l’argent, s’ornent de moustaches qui se prolongent et s’achèvent en festons liberty et regarde de côté avec des yeux mongols lascifs. Beaucoup plus en hauteur, dépasse une tête toute différente, un visage pompeusement inexpressif couronné de laurier : peut-être s’agit-il du fondateur de la banque, du père noble de ces démons de la finance aujourd’hui placés sous la protection des archanges d’État… »
Claudio Magris, « Ruse » in Danube, Gallimard, Paris, 1986   

Office de tourisme : www.tic.rousse.bg
Musée d’Histoire Régionale de Ruse : www.museumruse.com
Musée de la Vie Urbaine (Maison Kaliopa)
Maison-musée Zahari Stojanov
Musée Baba Tonka, 40 rue Baba Tonka

La révolutionnaire bulgare Baba Tonka (Tonka Obretonova, 1812-1893), né à Ruse et mère de Nikola Obretenov (1849-1939), homme politique et maire de Ruse, photo droits réservés  

Festival International de Musique Canetti : www.canettifestival.com (en juillet)
Carnaval de Ruse (à la fin du mois de juin)

Eric Baude pour Danube-culture, mis à jour juillet 2024, © droits réservés

Ruse (Routschouk) dans les années 1870-1880, cité bulgare cosmopolite et salubre de l’Empire ottoman

« Sur les 23 000 âmes environ que comptait en 1874 la population de la ville, les recensements officiels indiquaient 10 800 Turcs, 7700 Bulgares, 1000 Juifs, 800 Arméniens, 500 Tsiganes et 1000 soldats ottomans. Il s’y trouvait aussi près de 800 Roumains et Serbes, 300 Autrichiens et Hongrois, 100 Grecs et 100 Allemands, Anglais, Polonais, Russes ou Italiens, qui, soit comme nationaux, soit comme protégés, y relevaient des consuls étrangers. L’Autriche-Hongrie et la Russie y entretenaient des consulats généraux ; l’Angleterre, la France, l’Italie et la Grèce y avaient des consuls effectifs, tandis que l’Allemagne, l’Espagne, la Belgique et la Hollande se contentaient de représentants honoraires. Les dimanches et jours de fête, quand tous les consuls hissaient leurs pavillons, l’étranger, perdu au milieu des Orientaux, éprouvait un étrange sentiment de sécurité, dont il jouissait rarement dans les pays turcs où dominaient l’arbitraire et le despotisme…
      À côté de bon nombre de bavards et de charlatans arméniens, grecs, roumains et italiens dont les diplômes sont plus ou moins authentiques, Routschouk possède aussi quelques avocats et quelques médecins qui ont fait des études sérieuses dans les Facultés de l’Occident. Mais ces derniers, malgré leur instruction, trouvent trop peu d’occasions d’exercer leur science ; car, outre le fatalisme des Turcs et la parcimonie des Bulgares, le climat de Routschouk est très salubre. Le minimum de la température ne descend qu’exceptionnellement à 22° au dessous de zéro, le maximum dépasse rarement 39° à l’ombre.

Routschouk (Ruse) au temps de l’Empire ottoman, dessin de William Henry Bartlett (1809-1854), vers 1840  

Le grand charme de Routschouk, ce sont ses magnifiques environs. Des promenades par eau à Giurgevo1, situé en face, des excursions à pied ou à cheval dans la vallée pittoresque du Lom2, des visites aux vergers et aux vignobles de Koula et de Basarbova : telles sont les principales distractions de la société occidentale de Routschouk. En hiver, il y a les soirées, les bals donnés par les consuls, les représentations théâtrales au bénéfice d’une oeuvre de charité, les concerts donnés par quelque virtuose égaré ou par des musiciens ambulants de la Bohême et de la Hongrie.

Un café ottoman, dessin de William Henry Bartlett (1809-1854), vers 1840  

Au temps des Romains, Routschouk formait un des points fortifiés de la grande ligne frontière de Mésie. Si, la table de Peuntinger à la main3, nous remontons le cours du Danube à partir de Durostorum4, la plus importante place de cette ligne, sans nous occuper d’ailleurs des stations intermédiaires, la distance de 73 miles, où la table indique « Prisca » tombe justement sur Routschouk. Cette Prisca5 était située à l’embouchure, où de nombreuses trouvailles romaines ont trahi son antique existence. Détruite par les Barbares, la ville n’a retrouvé son importance que dans ces dernières années, où les Turcs en ont fait un de leurs principaux établissements danubiens… »

Philipp Kanitz, La Bulgarie danubienne et le Balkan, études de voyage (1860-1880), Librairie Hachette, Paris, 1882
Philipp Kanitz est un naturaliste, géographe, ethnographe et archéologue austro-hongrois.

Notes :
1 Giurgiu, grand port du Danube roumain (PK  493)
2 Affluent du Danube
3 Copie réalisée vers 1265 d’une carte romaine du IIIe ou IVe siècle ap. J.-C. où figurent les routes et les villes principales de l’Empire romain
 4 Silistra, Bulgarie
5 Sexaginta Prisca, une des principales bases de la flotte romaine danubienne. Cette flotte militaire était chargée d’assurer la surveillance du Limes c’est-à-dire de la frontière de l’Empire romain avec le monde « barbare »,  frontière qui s’est superposée un certain nombre d’années avec une partie du cours du Danube.

Elias Canetti l’Européen des confins, Routschouk, le Danube et les loups…

À l’époque de l’enfance de l’écrivain, Routschouk (Ruse), lieu de naissance d’E. Canetti, grande ville frontière et port danubien de l’Empire ottoman, ressemble à une petite Vienne, non seulement par certains éléments de son architecture mais aussi par  aussi par la diversité de ses populations. C’est à la fois entouré par les siens et dans ce contexte multiethnique favorisé par la présence du fleuve, du port et des activités économiques, que le jeune Elias passe ses premières années d’enfance.  » Routschouk apparaît par moments, dans La langue sauvée, premier volume de l’autobiographie, comme un modèle réduit de ce que pourrait être une Babel heureuse… Le Danube, dont Canetti précise qu’il est sur toutes les conversations, n’est pas un fleuve parmi d’autres : il est le lien matériel et symbolique qui unit tous ces peuples qui coexistent dans l’espace culturellement et nationalement composite qu’est l’Europe danubienne. »1
« Routschouk, sur le Danube inférieur, où je suis venu au monde, était une ville merveilleuse pour un enfant, et si je me bornais à la situer en Bulgarie, on s’en ferait à coup sûr une idée tout à fait incomplète : des gens d’origine diverse vivaient là et l’on pouvait entendre parler sept ou huit langues différentes dans la journée.

Hormis les Bulgares, le plus souvent venus de la campagne, il y avait beaucoup de Turcs qui vivaient dans un quartier bien à eux, et, juste à côté, le quartier des séfarades espagnols, le nôtre. On rencontrait des Grecs, des Albanais, des Arméniens, des Tziganes. Les Roumains venaient de l’autre côté du Danube, ma nourrice était roumaine mais je ne m’en souviens pas. Il y avait aussi des Russes, peu nombreux il est vrai… »

« Enfant, je n’avais pas une vision d’ensemble de cette multiplicité mais j’en ressentais constamment les effets. Certains personnages sont restés gravés dans ma mémoire uniquement parce qu’ils appartenaient à des ethnies particulières, se distinguant des autres par leur tenue vestimentaire.

Membres de la communauté juive de Routschouk/Ruse

Parmi les domestiques qui travaillèrent à la maison pendant ces six années, il y eut une fois un Tcherkesse et, plus tard, un Arménien. La meilleure amie de ma mère était une Russe nommée Olga. Une fois par semaine, des Tziganes s’installaient dans notre cour ; toute une tribu, me semblait-il, tellement ils étaient nombreux, mais il sera encore question, ultérieurement, des terreurs qu’ils m’inspirèrent… »

Le Danube gelé…
« Certaines années, le Danube était complètement gelé en hiver. Dans sa jeunesse, ma mère était souvent allé en Roumanie en traineau et me montrait volontiers les chaudes fourrures dont elle s’emmitouflait alors. Quand il faisait très froid, les loups descendaient des montagnes, poussés par la faim, et s’attaquaient aux chevaux qui tiraient les traineaux. Le cocher s’efforçait de les chasser à coups de fouet, mais cela ne servait à rien et il fallait tirer dessus pour s’en débarrasser… Ma mère revoyait les langues rouges des loups. Les loups, elle les avait vu de si près qu’elle en rêvait encore bien des années plus tard… »
Elias Canetti, La langue sauvée, Histoire d’une jeunesse (1905-1921)

Sur le Danube…
   « Le bateau était plein, les gens ne se comptaient plus sur le pont, assis ou couchés, c’était un vrai plaisir de se faufiler d’un groupe à l’autre et de les écouter. Il y avait des étudiants bulgares qui retournaient chez eux pour les vacances, mais aussi des gens ayant déjà une activité professionnelle, un groupe de médecins qui avaient rafraîchi leurs connaissances en « Europe… »

« Ce fut un voyage merveilleux, je vis infiniment de monde et je parlais beaucoup. Un groupe de savants allemands examinait les formations géologiques des Portes-de-Fer et en discutais avec des expressions que je ne comprenais pas. Un historien américain essayait d’expliquer à sa famille les campagnes militaires de Trajan. Il était en route pour Byzance, objet véritable de sa recherche, et ne trouvait que l’oreille de sa femme, ses deux filles, fort jolies, préférant parler avec des étudiants. Nous nous aimes un peu, parlant anglais, elles se plaignaient de leur père qui ne vivait que dans le passé… »
Elias Canetti, Histoire d’une vie, Le flambeau dans l’oreille (1921-1931)

Elias Canetti

Deux frères d’Elias, nés à Roustchouk, le producteur musical Nissim-Jacques Canetti (1909-1997) et le biologiste Georges Canetti (1911-1971) choisiront d’émigrer en France. Jacques arrivé en France en 1926, ouvre des cabarets à Alger puis à Paris, découvre Jacques Brel en 1954 et apportera son soutien aux plus grandes stars de la chanson française de l’époque parmi lesquels Juliette Gréco, Charles Aznavour, Georges Brassens, Charles Trenet, Édith Piaf,  Claude Nougaro, Boris Vian, Henri Salvador, Serge Gainsbourg, Jacques Higelin… Son frère cadet fait une carrière de scientifique, entre à l’Institut Pasteur en 1936, cinq ans après son arrivée en France où il poursuivra des recherches en vue de guérir de la tuberculose.

Oeuvres autobiographiques d’Elias Canetti :
La langue sauvée (1905-1921), Histoire d’une jeunesse, traduction de Bernard Kreiss, Albin Michel, Paris, 2005
Le flambeau dans l’oreille, Histoire d’une vie (1921-1931), traduction de Michel Demet, Albin Michel, Paris, 1982
 Jeux de regards, Histoire d’une vie, (1931-1937), traduit par Walter Weideli, Albin Michel, Paris, 1987
Les Années anglaises, publié par sa fille à titre posthume, Albin Michel, Paris, 2005

Autres oeuvres (sélection) :
Auto-da-fé, traduction de Paule Arhex, Collection du monde entier, éditions Gallimard, Paris, 1968; collection L’imaginaire, 2001
Le territoire de l’homme, traduction d’Armel Guerne, Albin Michel, Paris, 1978
Masse et puissance, traduction de Roberto Rovini,  Collection Tel, éditions Gallimard, Paris, 1986
Le Cœur secret de l’horloge, Réflexions, 1973-1985, Le Livre de Poche, Paris, 1998

Pour en savoir plus :
Jules-César Muracciole/Olivier Barrot :
Elias Canetti, documentaire, France, 2000, PB Productions, La Maison du doc, Un siècle d’écrivains
Olivier Agard, Elias Canetti, Voix allemandes, Belin, Paris, 2003 

Eric Baude © Danube-culture, 2 février 2020, mis à jour septembre 2021, droits réservés

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