Belgrade, capitale de la Serbie et ville des contrastes

 Regards littéraires sur Belgrade…

« Belgrade et Semlin sont en guerre.
Dans son lit, paisible naguère,
Le vieillard Danube leur père
S’éveille au bruit de leur canon.
Il doute s’il rêve, il tressaille,
Puis entend gronder la bataille,
Et frappe dans ses mains d’écaille,
Et les appelle par leur nom.

Allons, la turque et la chrétienne !
Semlin ! Belgrade ! qu’avez-vous ?
On ne peut, le ciel me soutienne !
Dormir un siècle, sans que vienne
Vous éveiller d’un bruit jaloux
Belgrade ou Semlin en courroux !

Hiver, été, printemps, automne,
Toujours votre canon qui tonne !
Bercé du courant monotone,
Je sommeillais dans mes roseaux ;
Et, comme des louves marines
Jettent l’onde de leurs narines,
Voilà vos longues couleuvrines
Qui soufflent du feu sur mes eaux !

Ce sont des sorcières oisives
Qui vous mirent, pour rire un jour,
Face à face sur mes deux rives,
Comme au même plat deux convives,
Comme au front de la même tour
Une aire d’aigle, un nid d’autour.

Quoi ! ne pouvez-vous vivre ensemble,
Mes filles ? Faut-il que je tremble
Du destin qui ne vous rassemble
Que pour vous haïr de plus près,
Quand vous pourriez, sœurs pacifiques,
Mirer dans mes eaux magnifiques,
Semlin, tes noirs clochers gothiques,
Belgrade, tes blancs minarets ?

Mon flot, qui dans l’océan tombe,
Vous sépare en vain, large et clair ;
Du haut du château qui surplombe
Vous vous unissez, et la bombe,
Entre vous courbant son éclair,
Vous trace un pont de feu dans l’air.

Trêve ! taisez-vous, les deux villes !
Je m’ennuie aux guerres civiles.
Nous sommes vieux, soyons tranquilles.
Dormons à l’ombre des bouleaux.
Trêve à ces débats de familles !
Hé ! sans le bruit de vos bastilles,
N’ai-je donc point assez, mes filles,
De l’assourdissement des flots ?

«Une croix, un croissant fragile,
Changent en enfer ce beau lieu.
Vous échangez la bombe agile
Pour le Coran et l’évangile ?
C’est perdre le bruit et le feu :
Je le sais, moi qui fus un dieu !

Vos dieux m’ont chassé de leur sphère
Et dégradé, c’est leur affaire :
L’ombre est le bien que je préfère,
Pourvu qu’ils gardent leurs palais,
Et ne viennent pas sur mes plages
Déraciner mes verts feuillages,
Et m’écraser mes coquillages
Sous leurs bombes et leurs boulets !

De leurs abominables cultes
Ces interventions sont le fruit.
De mon temps point de ces tumultes.
Si la pierre des catapultes
Battait les cités jour et nuit,
C’était sans fumée et sans bruit.

Voyez Ulm, votre sœur jumelle :
Tenez-vous en repos comme elle.
Que le fil des rois se démêle,
Tournez vos fuseaux, et riez.
Voyez Bude, votre voisine ;
Voyez Dristra la sarrasine !
Que dirait l’Etna, si Messine
Faisait tout ce bruit à ses pieds ?

Semlin est la plus querelleuse :
Elle a toujours les premiers torts.
Croyez-vous que mon eau houleuse,
Suivant sa pente rocailleuse,
N’ait rien à faire entre ses bords
Qu’à porter à l’Euxin vos morts ?

Vos mortiers ont tant de fumée
Qu’il fait nuit dans ma grotte aimée,
D’éclats d’obus toujours semée !
Du jour j’ai perdu le tableau ;
Le soir, la vapeur de leur bouche
Me couvre d’une ombre farouche,
Quand je cherche à voir de ma couche
Les étoiles à travers l’eau.

Sœurs, à vous cribler de blessures
Espérez-vous un grand renom ?
Vos palais deviendront masures.
Ah ! qu’en vos noires embrasures
La guerre se taise, ou sinon
J’éteindrai, moi, votre canon.

Car je suis le Danube immense.
Malheur à vous, si je commence !
Je vous souffre ici par clémence,
Si je voulais, de leur prison,
Mes flots lâchés dans les campagnes,
Emportant vous et vos compagnes,
Comme une chaîne de montagnes
Se lèveraient à l’horizon !»

Certes, on peut parler de la sorte
Quand c’est au canon qu’on répond,
Quand des rois on baigne la porte,
Lorsqu’on est Danube, et qu’on porte,
Comme l’Euxin et l’Hellespont,
De grands vaisseaux au triple pont ;

Lorsqu’on ronge cent ponts de pierre,
Qu’on traverse les huit Bavières,
Qu’on reçoit soixante rivières
Et qu’on les dévore en fuyant ;

Qu’on a, comme une mer, sa houle ;
Quand sur le globe on se déroule
Comme un serpent, et quand on coule
De l’occident à l’orient ! »

Victor Hugo, Les orientales, 1828

Lasse de voir les deux villes et à travers elles Chrétiens et Ottomans s’affronter depuis des siècles, Victor Hugo leur demande de taire enfin leurs canons et autres bruits de guerre. À cette époque, Belgrade appartenait encore à la Grande Porte (Empire ottoman) et Semlin était la dernière ville autrichienne au sud du royaume de Hongrie.
Aujourd’hui les deux villes sont serbes mais Semlin a conservé du point de vue architectural une atmosphère très « Mitteleuropa » avec ses joyeuses façades baroques et ses bords de fleuve aménagés pour les promeneurs.


« Le lendemain nous quittons de nouveau le fleuve pendant quatre heure de marche. Le pays, comme tous les pays de frontières, devient aride, inculte et désert ; nous gravissons vers midi des coteaux stériles d’où nous découvrons enfin Belgrade à nos pieds. Belgrade, tant de fois renversés par les bombes, est assise sur une rive élevée du Danube. Les toits de ses mosquées sont percés, les murailles sont déchirées, les faubourgs abandonnés sont jonchés de masures et de monceaux de ruines ; la ville, semblable à toutes les villes turques, descend en rues étroites et tortueuses vers le fleuve. Semlin, première ville de la Hongrie, brille de l’autre côté du Danube avec toute la magnificence d’une ville d’Europe ; les clochers s’élèvent en face des minarets ; arrivés à Belgrade, pendant que nous nous reposons dans une petite auberge, la première que nous ayons trouvé en Turquie, le prince Milosch m’envoie quelques-uns de ses principaux officiers pour m’inviter à aller passer quelques jours dans la forteresse où il réside, à quelques lieux de Belgrade ; je résiste à leurs instances et je commande les bateaux pour le passage du Danube ; à quatre heures, nous descendons vers le fleuve ; au moment où nous allions nous embarquer, je vois un groupe de cavaliers, vêtus presque à l’européenne, accourir sur la plage ; c’est le frère du prince Milosch, chef des Serviens, qui vient de la part de son frère me renouveler ses instances pour m’arrêter quelques jours chez lui. Je regrette vivement de ne pouvoir accepter une hospitalité si obligeamment offerte ; mais mon compagnon de voyage, M. de Capmas, est gravement malade depuis plusieurs jours ; on le soutient à peine sur son cheval ; il est urgent pour lui de trouver le repos et les ressources qu’offrira une ville européenne et les secours d’un médecin d’un lazaret. Je cause une demi-heure avec le prince, qui me paraît un homme aussi instruit qu’affable et bon ; je salue en lui et dans sa noble nation l’espoir prochain d’une civilisation indépendante, et je pose enfin le pied dans la barque qui nous transporte à Semlin. ‑ Le trajet est d’une demi-heure ; le fleuve, large et profond, à des vagues comme la mer ; on longe ensuite les prairies et les vergers qui entourent Semlin. ‑ Le 3 au soir, entré au lazaret, où nous devons rester dix jours. Chacun de nous a une cellule et une cour plantée d’arbres ; je congédie mes Tartares, mes moukres, mes drogmans, qui retournent à Constantinople ; tous nous baisent la main avec tristesse, et je ne puis quitter moi-même sans attendrissement et sans reconnaissance ces hommes simples et droits, ces fidèles et généreux serviteurs qui m’ont guidé, servi, gardé, soigné comme des frères feraient pour un frère, et qui m’ont prouvé, pendant les innombrables vicissitudes de dix-huit mois de voyages dans la terre étrangère, que toutes les religions avaient leur divine morale, toutes les civilisations leur vertu, et tous les hommes le sentiment du juste, du bien et du beau, gravé en différents caractères dans leur coeur par la main de Dieu. »

Alphonse de Lamartine, Voyage en Orient, 2 septembre 1833
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« Il y a de tout dans la forteresse : un jardinier-fleuriste, des boeufs qui paissent sur les bastions, un puits étrange où l’on       descend par des escaliers en tire-bouchon, le tombeau présumé d’une sainte musulmane, une brasserie, même des militaires. Les uns décomposent le pas prussien avec un visage congestionné par l’attention ; d’autres lavent tranquillement leur linge dans le Danube par la brèche d’un mur écroulé. Ce qu’on voit le moins, ce sont des canons, j’entends de vrais canons de siège Le coin que je préfère, c’est un petit kiosque, à l’extrémité du bastion, juste au dessus de la Save et du Danube. De là on voit les deux fleuves s’acheminer majestueusement à travers les plaines croates et hongroises, et se donner la main au pied de la forteresse. Ils forment des taches lumineuses dans les lointains bleuâtres. Ils enlacent tantôt des îles de verdure, tantôt de grandes prairies rousses et marécageuses. Le Danube vient droit sur vous ; après avoir promené son ruban de lumière autour de Semlin, il décrit dans la plaine une courbe parfaite et cueille au passage les eaux plus vertes de la Save ; puis, grossi de son tributaire, emportant avec lui la fortune de vingt peuples riverains, il reprend sa course vers l’Orient. La citadelle s’avance entre les deux fleuves, semblable à la proue d’un énorme navire. De mon observatoire, je domine un enchevêtrement d’escarpes, de contrescarpes, de demi-lunes et de chemins couverts, entremêlés d’herbes folles et de jardins potagers. les profils sévères des murailles ont été adoucis par le temps. La brique a changé son rouge brutal contre une belle nuance dorée, marbrée de lichens. Á tous les angles, il y a des poivrières qui conservent la charmante crânerie des vieilles armes hors d’usage. Légères, suspendues au dessus de l’abîme, toutes noires sur l’argent du fleuve, elles évoquent ces temps déjà fabuleux où la force militaire n’allait pas sans élégance.
Plus loin, on aperçoit le clocher tout bosselé d’or de l’église orthodoxe. A dessous, un entassement de maisons sur une pente abrupte, les magasins du port rangés en demi cercle, les bateaux qui déchargent, les quais trop étroits encombrés de tonneaux et de voitures. La rumeur confuse du port monte jusqu’ici. Mais on y fait, ce semble, plus de bruit que de besogne. C’est d’hier que la ville est émancipée de sa forteresse, et qu’elle peut considérer sans crainte ces embrasures au regard louche, tournées contre elle aussi souvent que contre l’ennemi. Naguère, elle se faisait toute petite derrière cet inquiétant protecteur ; aujourd’hui, elle se risque d’un pas encore incertain, et s’éparpille sur toute les pentes. Tout en bas, les aubes d’un bâtiment autrichien, blanc et rose sous le soleil couchant, tracent un double sillon sur la moire nacrée du fleuve. Les derniers coude de la Save, encadrés de brume violette, s’illuminent de pourpre, et le vieux rempart présente ses blessures à la caresse d’un dernier rayon. »
Comte d’Haussonville, « De Salonique à Belgrade », in La Revue des Deux mondes, Paris, livraison du 15 janvier 1888
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« Quand à cette question de curiosité à satisfaire, elle n’existait pas pour Ilia Krusch. Alors qu’il exerçait le métier de pilote, il s’était souvent arrêter à Belgrade, soit pour y charger, soit pour y décharger des cargaisons. La vue qui s’offre aux regards de l’esplanade de sa citadelle, le Konak ou palais du pacha qui y dresse ses gros murs en massif carré, la ville mixte, entourant la forteresse, avec ses quatre portes qui flanquent l’enceinte, le faubourg où se concentre un commerce de grande importance, puisque les marchandises destinées non seulement à la Serbie, mais à toutes les provinces turques, y sont entreposées, ses rues qui, par la disposition des boutiques, et leur achalandage le font ressembler à un quartier de Constantinople, la ville neuve étendue le long de la Save, avec son palais, son sénat, ses ministères, ses larges voies de communication plantées d’arbres, ses confortables maisons particulières, tout ce contraste pour ainsi dire brutal avec la vieille cité, Ilia Krusch n’en était plus à connaître cet ensemble bizarre qui constitue Belgrade. »
Jules Verne, Le beau Danube jaune, écrit en 1901, publié en 1988 par la Société Jules-Verne
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« Dans la nuit, on signalera Belgrade. Et deux jours entiers nous nous désillusionnâmes – ô combien fortement, combien définitivement ! Ville incertaine, cent fois plus que Budapest ! Porte de l’Orient, l’avions-nous imaginé, et grouillante de vie colorée, peuplée de cavaliers étincelants, chamarrés, portant l’aigrette fine et chaussés de bottes laquées !
Capitale dérisoire ; pire : ville malhonnête, sale, désorganisée. Une situation admirable, du reste, comme Budapest. Dans une retraite, un musée ethnographique exquis, avec des tapis, des costumes…et des… pots, de beaux pots serbes, de ceux que nous irons chercher au haut du Balkan, vers Knajewatz. »
Le Corbusier, Voyage d’Orient, 1910-1911, « Le Danube »


« Pavés du quai de la Save, petites usines. Un paysan, le front appuyé à la vitrine d’un magasin, qui regarde interminablement une scie toute neuve. Buildings blancs de la haute ville sommés de l’étoile rouge du Parti, clochers à oignons. Lourde odeur d’huile des trams du soir, bondés d’ouvriers aux yeux vides. Chanson envolée du fond d’un bistro… sbogom Mila, dojde vrémé (adieu ma chère, le temps s’enfuit…). Distraitement, par l’usage qu’en on faisait Belgrade empoussiérée nous entrait dans la peau.
Il y a des villes trop pressées par l’histoire pour soigner leur présentation. Lorsqu’il avait été promu capitale yougoslave, le grand bourg fortifié s’était élargi par rues entières, dans ce style administratif qui déjà n’est plus moderne et semble ne jamais devoir être ancien. Grand-Poste, Parlement, avenues plantées d’acacias et quartiers résidentiels où les villas des premiers députés avaient poussé sur un sol arrosé de pots-de-vin. Tout était allé trop vite pour que Belgrade ait pu pourvoir déjà aux cent détails qui font la finesse de la vie urbaine. Les rues paraissaient occupés plutôt qu’habitées ; la trame des incidents, des propos, des rencontres, était rudimentaire. Aucun de ces recoins subtils, ombreux que toute ville véritable offre à l’amour ou à la méditation. L’article soigné avait disparu avec la clientèle bourgeoise. Les vitrines offraient des marchandises à peine finies ; souliers déversés comme des bûches, pains de savon noir, clous au kilo ou poudre de toilette empaquetée comme de l’engrais… »

Nicolas Bouvier, L’usage du monde, Petite bibliothèque Payot/Voyageurs, Éditions Payot, Lausanne, 1992
Nicolas Bouvier séjourne à Belgrade en 1953 lors d’un voyage en voiture (Fiat Topolino…) en compagnie du peintre Thierry Vernet (1927-1993) jusqu’au Khyber Pass.  


« Belgrade se refuse au portrait, ses métamorphoses se laissent vivre ou raconter plutôt que décrire. »

Claudio Magris, Danube, Gallimard, 1986
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« Il y a dit-on des villes trop pressées par l’Histoire pour soigner leur allure. Ainsi cette cité celte née Singidunum en 298 avant Jésus-Christ. Assise sur un promontoire rocheux surplombant le Save et le Danube mariant là leurs eaux, offrant une vue imprenable sur les plaines qui annoncent la plate et paisible Hongrie, Belgrade (Beograd en serbe, de beo : blanc et grad : ville) bénéficie d’un emplacement géographique de rêve. Conséquence : son destin ressemble à un cauchemar. Tous les conquérants passant par là voulurent ‒ forcément ‐ s’y installer ; bombardèrent joyeusement la Ville Blanche pour en déloger ses maîtres du moment ; ordonnèrent sa reconstruction ; la quittèrent sous les obus de nouveaux conquérants. Les habits de Belgrade sont donc tragiques. Et son allure, redisons-le, peu soignée.
Objet de dizaine de rafistolages de fortune et de cinquante ans de socialisme, victime d’une réputation sulfureuse dans les années 1990, capitale d’un pays qui aura changé à plusieurs reprises de nom et de frontières (la dernière fois c’était au printemps 2006, avec la proclamation d’indépendance du Monténégro) Belgrade ne souffre certes pas la comparaison avec ses homologues d’Europe centrale et orientale ‐ Vienne, Budapest, Prague, Sofia. Ses murs parlent peu, ses pavés ne résonnent guère. Le vieux quartier juif a perdu son identité, aucun bâtiment ne témoigne de l’occupation ottomane. D’où vient son charme, alors ? De son âme. Où se niche-t-elle ? Partout.

Dans le marc des cafés turcs et la crème des gâteaux autrichiens servis à l’hôtel Moskva.
Dans les viandes grillées du restaurant Franchet d’Esperey.
Dans la démarche des adolescentes aux jambes interminables qui arpentent inlassablement la rue piétonne Knez-Mihajlova, à la fois coeur et poumon de la ville.
Dans le regard impavide des joueurs d’échecs installés dans le parc du Kalemegdan.
Dans les restaurants traditionnels de Skadarlije.
Sur les péniches amarrées aux rives du Danube.
Dans les tribunes du stade de l’Étoile rouge de Belgrade.
Dans les trompettes des groupes tsiganes qui animent les terrasses des cafés de la place de la République.
Dans les plafonds art-déco de l’Aeroklub.
Dans les halls de ces hôtels que fréquentèrent tous les espions dignes de ce nom durant la guerre froide.
Dans les remparts de la forteresse turque du haut de laquelle vingt-trois siècles nous contemplent.
Sur les quais de la gare où s’arrêtait jadis l’Orient-Express bien avant les enquêtes de Hercule Poirot.
Sur les étals du marché de Zeleni Venac où sont vendus les meilleures légumes de la ville.

Dans le choeur de Saint-Marc, l’église préférée des Belgradois située dans le parc de Tašmajdan.
Sur le dôme de la cathédrale Saint-Sava, plus grande église orthodoxe du monde.
Dans le millier de pages de la somptueuse monographie que lui a consacré Dragoslav Bokan.
À Dedinje, dans les murs du Palais Blanc des rois de Serbie.
Dans les bars à Bimbos de la rue Strahinjica rebaptisée Silicone Valley.
Dans le décor kitsch du Sargon, la boîte de nuit de Kusturica, ou celui, épuré, de l’Akademija, un des derniers clubs punks d’Europe.
Sur la scène du Théâtre National.
Dans les salles du musée Nikola tesla, génie scientifique serbe injustement méconnu.
Partout, vous dis-je. Il n’y a qu’à ouvrir les yeux. Et son coeur. »

Jean-Christophe Buisson, Le goût de Belgrade, « Introduction », Mercure de France, Paris, 2006
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« Il est vrai que les chiens aiment Belgrade. Ils l’adorent même. Jadis, leur nombre était déjà si élevé que le commandement ottoman décida un jour d’en finir avec ces maudites bêtes qui avaient en outre le mauvais goût de s’attaquer aux passants et aux diplomates étrangers. On en chargea plusieurs centaines sur un bateau afin de les expédier de l’autre côté du Danube, côté autrichien. À mi-course, un chien échappa à la surveillance des marins, sauta dans le fleuve et se mit à nager en direction de Belgrade ! Et comme dans une version inversée de la légende du joueur de flûte de Hamelin, ses congénères, à leur tour, se précipitèrent dans le Danube pour rejoindre leur ville chérie. »

Jean-Christophe Buisson, Histoire de Belgrade, « La ville révoltée, au XVIIIe, jusqu’en 1806″, collection tempus, Édition Perrin, Paris, 2013


« Pavés du quai de la Save, petites usines. Un paysan, le front appuyé à la vitrine d’un magasin, qui regarde interminablement une scie toute neuve. Buildings blancs de la haute ville sommés de l’étoile rouge du Parti, clochers à oignons. Lourde odeur d’huile des trams du soir, bondés d’ouvriers aux yeux vides. Chanson envolée du fond d’un bistro… sbogom Mila, dojde vrémé (adieu ma chère, le temps s’enfuit…). Distraitement, par l’usage qu’en on faisait Belgrade empoussiérée nous entrait dans la peau.
Il y a des villes trop pressées par l’histoire pour soigner leur présentation. Lorsqu’il avait été promu capitale yougoslave, le grand bourg fortifié s’était élargi par rues entières, dans ce style administratif qui déjà n’est plus moderne et semble ne jamais devoir être ancien. Grand-Poste, Parlement, avenues plantées d’acacias et quartiers résidentiels où les villas des premiers députés avaient poussé sur un sol arrosé de pots-de-vin. Tout était allé trop vite pour que Belgrade ait pu pourvoir déjà aux cent détails qui font la finesse de la vie urbaine. Les rues paraissaient occupés plutôt qu’habitées ; la trame des incidents, des propos, des rencontres, était rudimentaire. Aucun de ces recoins subtils, ombreux que toute ville véritable offre à l’amour ou à la méditation. L’article soigné avait disparu avec la clientèle bourgeoise. Les vitrines offraient des marchandises à peine finies ; souliers déversés comme des bûches, pains de savon noir, clous au kilo ou poudre de toilette empaquetée comme de l’engrais… »

Nicolas Bouvier, L’usage du monde, Petite bibliothèque Payot/Voyageurs, Éditions Payot, Lausanne, 1992


Eric Baude pour Danube-culture, mis à jour juin 2023

Adah Kaleh

Tout comme l’ancienne et proche cité roumaine d’Orşova, érigée à l’emplacement de la colonie romaine de Tierna et qui marquait la fin de la voie trajane, prouesse technique et humaine taillée dans les rochers le long du fleuve par les armées romaines, la minuscule mais singulière île danubienne d’Adah Kaleh (1,7 km de long sur 500 m de large) fut recouverte en 1970 par les eaux d’un lac artificiel, conséquence de la construction du premier des deux imposants barrages/centrales hydroélectriques roumano-serbe des Portes-de-Fer, Djerdap I.

Cette île minuscule en forme de croissant au milieu du grand fleuve, formée par les sédiments d’un affluent de la rive gauche roumaine, la rivière Cerna, fut submergée par la volonté du dictateur roumain N. Ceauşescu qui ne voyait sans doute dans cette île « exotique » qu’un désuet et encombrant souvenir de la longue domination ottomane sur les principautés danubiennes de Moldavie et de Valachie. L’histoire de cette île remonte jusqu’à l’antiquité et à la mythologie grecque. Elle portait avant l’arrivée des turcs sur l’île au XIVe siècle encore, semble-t-il, son nom grec d’origine, Erythia. Hérodote la mentionne sous le nom de Cyraunis. Les chevaliers teutoniques la baptisèrent Saan. L’île répondit aussi aux noms de Ducepratum, l’île ville Ata / Ada, l’Ile forteresse, Ada Kale, Ada-i-Kebir, l’île d’Orsova, la Nouvelle Orsova, Karolina. Les Serbes la mentionnent sous le nom d’Oršovostrvo, les Hongrois la nomment Uj-Orsova sziget et les Roumains continuent à l’appeler de son nom turc Adah Kaleh (l’île fortifiée).

La vieille Orsova, la Nouvelle Orsova et les récifs en aval, dessin du XVIIIe siècle

Certains archéologues supposent que l’empereur Trajan lors de la guerre daco-romaine de 101-102, aurait traverser le Danube avec ses légions juste à l’endroit où se trouvait l’île, après avoir fait construire un pont de bateaux qui s’appuyait sur celle-ci. L’existence d’un canal de navigation pourrait confirmer qu’Adah Kaleh, de par sa position stratégique pour la défense de l’accès au canal, devait être déjà peuplée durant les Ier et IIe siècles après J.-C.1
Pour l’archéologue serbe Vladimir Kondic, la forteresse romaine de Ducepratum ou Ducis pratum, utilisée du IVe au VIe siècle, aurait été construite sur l’île.2
   Une légende populaire de la région des Portes de Fer raconte qu’Hercule a séparé des rochers au lieu dit « Baba Kaj » ouvrant de ce fait les gorges du fleuve qui s’écoule vers la mer Noire. Les Valaques croient à un être surnaturel qu’ils appellent Dzuna, terme ressemblant beaucoup au mot Danube. Dzuna habite dans les profondeurs des eaux, sort de l’eau pour se laisser porter par le vent quand il souffle et on entend alors la musique des flûtes. Vue de la falaise, l’île Ada Kaleh ressemblait énormément par sa forme à un dragon dont la tête plongeait dans les profondeurs de Danube. Et selon de nombreuses croyances populaires de la région des Portes de Fer, on croit que la carpe, à partir d’un certain âge acquiert des ailes et sort de l’eau pour se transformer en dragon, d’où probablement la légende d’un combat mystique entre le héros populaire serbe Novac et un terrible dragon de la région des Portes de Fer. Novac coupa la tête du dragon qui dégringola de la colline et abandonna une trace de sang de serpent formant la rivière Tcharna du côté de la rive gauche confluant avec le grand fleuve près de l’île Saan-Ada Kale. L’origine du mot Saan renvoie au sang en latin et roumain, d’où la légende que l’île a été créée soit à partir de la tête en sang du dragon, soit à partir de gouttes de ce sang versé à l’endroit où la rivière Tcharna [Cerna] se jette dans le Danube. »3
L’île est mentionnée sur une carte autrichienne de 1716 sous le nom de Carolaina.4 

Les avantages de l’emplacement stratégique de l’île permettant de contrôler la navigation sur le fleuve à un endroit où la largeur de celui-ci est restreinte en raison du relief traversé, sont remarqués par les armées de l’empire des Habsbourg qui, après avoir repoussé les Turcs au XVIIsiècle, la dote d’un dispositif de fortifications afin de se prémunir contre de nouvelles menaces ottomanes, transformant peu à peu l’île à chacune de leurs occupations, en une sorte de  « Gibraltar » de l’occident en Europe orientale.
Mais en 1739, suite au Traité de Belgrade entre l’Autriche et l’Empire ottoman, négocié avec l’aide de la France, l’île est rendue à la Sublime Porte ainsi que la Serbie et Belgrade. Elle sera difficilement reconquise par l’Empire autrichien en 1790 lors d’une nouvelle guerre austro-turque et demeurera par la suite ottomane jusqu’en 1918.

Ada Kaleh (Neu Orsova) sur la carte de Pasetti

Elle fut étonnement (volontairement ?) un des « oublis » des négociations du Congrès de Berlin (1878). Occupée de force par les armées austro-hongroises au moment de la Première guerre mondiale, Adah Kaleh devient officiellement un territoire roumain suite au Traité de Lausanne (1923). Les autorités roumaines d’alors en laissent la jouissance de l’île à la population turque insulaire tout en lui donnant un statut fiscal avantageux, statut qui encourage la contrebande. Elles la dotent en même temps de nouvelles infrastructures, construisent une école officiant en roumain et en turc, une église orthodoxe, une mosquée, une mairie, un bureau de poste, une bibliothèque, un cinéma, des fabriques de cigarettes, de loukoums, de nougats, des ateliers de couture et y installent même une station de radio !

Intérieur de la mosquée

La réputation grandissante de l’île lui permet d’attirer alors de nombreux visiteurs au nombre desquels le roi Carol II de Roumanie, des dignitaires du régime communiste et des curistes de la station thermale proche de Băile Herculane (Herkulesbad, les bains d’Hercule). On raconte aussi que des tunnels auraient également été creusés par des trafiquants de marchandises sous le fleuve depuis l’île vers la rive droite yougoslave. Les habitants y vivent de la fabrication de tapis, de la transformation du tabac, de la fabrication du sucre oriental rakat, d’autres produits non imposés, du tourisme et profitent sans doute aussi de divers trafics de marchandises.

Boite de lokoums « La favorite du sultan » d’Adah-Kaleh

Il ne reste qu’un peu moins d’un demi-siècle avant sa disparition définitive, rayée de la carte par la dictature communiste. Mais qui sait si Adah Kaleh dont le minaret de la mosquée réapparaît parfois en période de basses-eaux du Danube, comme pour rappeler sa présence silencieuse sous les eaux assagies par la construction du barrage, ne redeviendra pas un jour ce qu’elle fut autrefois.

Ada Kaleh, photo Rudolf Koller, 1931, collection Bibliothèque Nationale d’Autriche, Vienne

Informés du projet mégalomane les habitants turcs commencent à déserter « l’île sublime » bien avant le début des travaux du barrage. Certains choisissent de repartir en Turquie, d’autres s’installent dans la région de la Dobroudja, à Constanţa qui a conservé un quartier  turc ou à Bucarest, attendant vainement la réalisation de la promesse du gouvernement roumain d’être rapatriés avec le patrimoine d’Adah Kaleh sur l’île toute proche en aval de Şimian (PK 927). Mais le projet de second barrage en aval sur le Danube, près de Gogoşu, (PK 877) qui commence dès 1973 et dont le lac de retenu aurait du à son tour noyer cette terre d’accueil, décourage les habitants de s’y installer. Il reste encore aujourd’hui sur cette petite île abandonnée, au milieu d’une végétation abondante, des ruines de ce nouveau paradis turc perdu. D’autres îles des environs d’Adah Kaleh ont subi le même sort.

L’île de Şimian avec ses quelques vestiges mais sans le charme de sa soeur Adah Kaleh (PK 927), photo © Danube-culture, droits réservés

Quelques monuments et maisons furent malgré tout reconstruits à cet endroit mais l’architecture et l’ambiance insulaire ottomane unique des petits cafés, des ruelles pittoresques, de la mosquée à la décoration élégante, des bazars turcs d’Adah Kaleh, de ses ruelles pittoresques et de ses jardins parfumés disparurent à jamais dans les flots de la nouvelle retenue.

« Je me souviens encore de l’odeur du tableau Ada Kaleh quand je sautais de mon lit. L’île verte avec son minaret jaune pâle […] et la femme turque peinte au premier plan lévitait sur les profondeurs vert Nil du Danube […] Ma chambre était pleine jusqu’au plafond de cette odeur d’huile de lin et quand j’ouvrais la fenêtre, je le voyais littérairement se déverser et couler en cascades le long des cinq étages de façade rugueuse de notre immeuble en préfabriqué… (Cărtărescu, 2007 : 156).

Notes : 
1 Srdjan Adamovicz, « Ada Kaleh histoire et légende d’une Atlantide danubienne »
https://doi.org/10.4000/cher.13140
2 idem

3 idem
4 idem
5 Cartarescu Mircea « Ada Kaleh, Ada Kaleh (Vallée du Danube/Roumanie) », dans Last andLost, Atlas d’une Europe fantôme, sous la direction de Katharina Raabe et Monika Sznajderman. Traduit du roumain par Laure Hinckel, Éditions Noir sur Blanc 2007, p. 155-173, cité par Srdjan Adamovicz, dans « Ada Kaleh histoire et légende d’une Atlantide danubienne », opus citatum.

Eric Baude  pour Danube-culture, mis à jour mai 2023, © droits réservés

Au revoir Adah-Kaleh, photo de 1964

Adah Kaleh, 1964

Sources :
ADAMOVICZ, Srdjan, « Ada Kaleh histoire et légende d’une Atlantide danubienne »
https://doi.org/10.4000/cher.13140
LORY, Bernard, « Ada Kale », Balkanologie, VI-1/2, décembre 2002, p. 19-22. URL : http://balkanologie.revues.org/437
MARCU, P. « Aspects de la famille musulmane dans l’île d’Ada-Kaleh », Revue des Études Sud-Est Européennes, vol. VI, n°4, 1968, pp. 649-669
NORRIS, Harry T., Islam in the Balkan, religion and society between Europe and the Arab world, Columbia (S.C.) University of South Carolina Press, Columbia, 1993

ŢUŢUI, Marian, Ada-Kaleh sau Orientul scufundat (Ada Kaleh ou l’Orient englouti), Noi Media Print, Bucureşti, 2010
VERBEGHT, Pierre, Danube, description, Antwerpen, 2010

Au revoir les enfants, au revoir Adah Kaleh…

 Documentaires :
The Turkish Enclave of Ada Kaleh, documentaire de Franck Hofman, Paul Tutsek et Ingrid Schramme pour la Deutsche Welle (en langue anglaise)
https://youtu.be/pNOLbkE4524
Le dernier printemps d’Adah Kaleh (1968) et Adah Kaleh, le Sérail disparu (en roumain)
npdjerdap.org

 

Le Bermet, un vin danubien unique au monde !

Bordée au nord par le Danube et au sud par un de ses principaux affluents, la Save1, une grande partie de ce massif, densément boisé et alimenté par un réseau hydrographique exceptionnel, a été classé pour son extraordinaire biodiversité en Parc National dès 1960 (www.npfruskagora.co.rs). Son périmètre a récemment encore été agrandi. Cette région, colonisée par l’homme dès le Paléolithique puis un des principaux centres de l’empire romain (Ier-IVe siècles ap. J.-C.)2, possède également un magnifique patrimoine archéologique et culturel. 35 monastères orthodoxes y ont été édifiés dont 15 subsistent encore aujourd’hui. La tradition vinicole régionale remonte à l’époque celte.

Le massif de la Fruška Gora et le Danube vue d’un satellite (photo wikipedia)

Un vin à l’élaboration secrète
Vin doux unique au monde, à l’origine boisson médicinale, fruit d’un mélange entre du raisin et une mystérieuse et longue macération composée d’un assemblage resté secret depuis plus de cinq cents ans de 27 plantes avec leurs fleurs et leurs fruits parmi lesquels l’absinthe qui lui donne une singulière note d’amertume, le Bermet a subjugué les plus prestigieuses courts européennes dès le Moyen-âge. Les Habsbourg semblent avoir été friands du Bermet, en particulier l’impératrice Marie-Thérèse qui en aurait offert comme cadeau à la Cour d’Angleterre en témoignage de sa reconnaissance. Elle aurait même, dit-on, dispensé les hommes de Sremski Karlovci des obligations de corvée militaire afin qu’ils puissent se consacrer entièrement à la culture de la vigne et à l’élaboration du Bermet.
Les vignerons de la Fruška Gora et producteurs de Bermet aiment encore à raconter comment leurs ancêtres réussirent à mettre ce vin sur les cartes des plus grands hôtels viennois. Ils envoyèrent dans la capitale des étudiants serbes qui étaient chargés de réclamer au personnel du restaurant un verre de Bermet en apéritif avant le déjeuner ou le diner. Devant la fréquence de cette demande en vin de Bermet les responsables des hôtels restaurants prirent la décision d’inscrire celui-ci sur leur carte et commencèrent à en importer de Sremski Karlovci. L’Académie des Sciences et des Arts Serbes conserve certaines cartes des vins des établissements qui proposèrent le Bermet à cette époque. Les mêmes vignerons eurent aussi l’idée d’ouvrir un restaurant dans la capitale impériale qui aurait exclusivement servi du vin de Bermet à ses clients.
On raconte par ailleurs que les passagers du Titanic se seraient laissés séduire par ses incroyables arômes et que peut-être la vigilance du malheureux commandant du prestigieux paquebot britannique aurait été trompée à l’aide ce divin breuvage. Le Bermet serait-il  à l’origine du tragique naufrage d’une nuit du mois d’avril 1912 ? On ne saura jamais non plus par quel chemin et pour quelles raisons ce breuvage s’est retrouvé à bord du paquebot britannique. Il se pourrait que ce vin serbe d’exception ait été proposé à la carte du restaurant mais il se pourrait également qu’un courtier en vin de Sremski Karlovci en ait fait expédier par bateau pour les États-Unis. Des bouteilles de Bermet ont été retrouvées intactes dans l’épave du Titanic et remontées à la surface en 1985.
   La teneur en alcool du Bermet oscille entre 16 et 18°. On le sert en apéritif ou en accompagnement de dessert (mariage idéal avec des desserts à la vanille) à une température de 18-20°, il est soit blanc ou rouge. Il peut être élaboré à partir de cépages Riesling, Graševina (Welschriesling), pour les blancs, Merlot, Portugieser (Portuguais bleu), Frankovka (Blaufränkisch), Župljanka, issu d’un croisement entre le Prokupač et le Pinot Noir,  Cabernet Sauvigon voire d’autres cépages suivant le vigneron pour les rouges). Ce vin ne peut être comparé à aucun autre vin doux ou d’apéritif. Sa complexité d’arômes, sa robe, sa longueur en bouche séduisent subtilement et offrent une finale surprenante mais très agréable.

Photo Danube-culture © droits réservés

La région de production est classée en appellation d’origine géographique protégée. Les meilleurs producteurs se trouvent dans la zone d’appellation protégée à Sremski Karlovci ou dans les villages de Kiš, Dulkin, Merc, Aleks, Kosović, Došen, Živanović, Marija Benišeka…

Notes : 
1 La Save, affluent de la rive droite, prend sa naissance dans les Alpes Juliennes à la hauteur de 1600 m, coule sur 940 km et rejoint le Danube au Km 1170, à la hauteur de Belgrade.
2 Sirmium (Sremska Mitrovica), ville fondée par une tribut celte, deviendra l’une des quatre capitales de l’Empire romain  à l’instauration de la Tétrarchie (293). Pas moins de dix empereurs naîtront dans la ville et dans ses environs.

Eric Baude pour Danube-culture © Droits réservés, mis à jour mars 2022

Vignobles danubiens, des territoires ancestraux d’exception !

Les somptueux vignobles de la Wachau autrichienne et leurs voisins de la vallée de la rivière Krems (Kremstal, rive gauche), du Kamp (Kamptal), de la Traisen (Traisental, rive droite) ou des coteaux adoucis de Wagram (rive gauche), pour ne citer que ceux-ci, sont emblématique des magnifiques vins blancs qui sont élaborés sur les terroirs danubiens autrichiens. Le niveau de qualité de ces vins danubiens est toutefois, comme partout, contrasté et va des vins les plus extraordinaires des meilleurs terroirs et parcelles aux plus simples des breuvages (vins rouges) n’apaisant guère (et encore !) que la soif.

Spitz/Danube (rive gauche) et ses vignobles au coeur de la Wachau, une région classée au patrimoine mondial de l’Unesco pour ses paysages viticoles ancestraux, photo © Danube-culture, droits réservés

Quand à Vienne, unique capitale européenne à avoir préserver un vignoble conséquent, elle s’enorgueillit aussi à juste titre de ses nombreuses charmantes et joyeuses auberges et caveaux de vignerons avec cours, jardins, les « Heuriger » et parfois vue sur la ville. Ici l’on vous sert un gouleyant, traditionnel et joyeux vin blanc de production tout-à-fait locale, le « Gemischter Satz » qui peut être élaboré avec 20 différents cépages, parfois biologique (voir l’article sur les vins de Vienne sur ce site).

Le plus petit vignoble viennois, place Schwarzenberg, dont les vins sont vendus au profit d’oeuvres caritatives, photo © Danube-culture, droits réservés

Le Danube est peut-être aujourd’hui, avec le Rhône, la Loire, l’estuaire de la Gironde, le Neckar, la Moselle et le Rhin, l’un des cours d’eau les plus propices à la culture de la vigne du continent européen. Comme pour le sel et d’autres matières (bois, fer, céréales…), on a longtemps acheminé par bateaux sur ce fleuve, avec en particulier les fameuses « Zille », grandes barques en bois à fond plat parfaitement adaptées à la délicate navigation danubienne, depuis les régions de production, d’importantes quantités de barriques de vin vers les capitales et les grandes villes qui jalonnent son parcours, telles Vienne, Bratislava, Budapest, Belgrade et au delà...

Photo droits réservés

Les vignobles du Haut et Moyen-Danube
Bien que la vigne soit cultivée en Allemagne dans quelques villages bavarois des bords du fleuve comme à Bach/Danube (rive gauche), entre Ratisbonne et Wörth, c’est en Autriche que le fleuve rencontre ses premières grandes régions viticoles : les régions de la Wachau, Kremstal, Wagram, Kamptal, Donauland, Vienne et ses collines, Petronell-Carnuntum (rive droite), la région des thermes (Thermenland, au sud de Vienne) et enfin la région orientale aux frontières de la Hongrie du nord du Burgenland (rive droite), plate et chaude, plaine et terroir féconds pour les vins de cépage Blaufränkisch, Zweigelt, Pinot noir, Carbernet-Sauvignon… mais aussi de grands vins blancs y compris de vendange tardive (Eiswein), plus particulièrement sur les reliefs autour du Neusiedlersee, grand lac peu profond, vestige de l’antique et immense mer panonnienne. La Styrie, la Carinthie méridionale et le Tyrol du sud, aux frontières de l’Italie, se joignent avec bonheur aux territoires viticoles danubiens.
Le niveau moyen de qualité de l’ensemble de la production autrichienne qui s’étend sur 50 000 ha de vignes est l’un des plus élevés d’Europe.

L’Abbaye de Göttweig comme celle de Melk et de Klosterneuburg possède ses propres vignobles, photo © Danube-culture, droits réservés

C’est incontestablement dans la région de la Wachau, entre l’abbaye de Melk et l’abbaye de Göttweig, que s’élaborent les vins blancs secs les plus réputés de ce pays voire d’Europe. On aurait désormais tort de négliger malgré tout les vins des régions voisines de Wagram, Kamptal (rive gauche),Traisental le vignoble de Carnuntum (rive droite), en aval de Vienne, et celui du « Thermenland » avec ses jolis villages, au sud de la capitale, qui réservent de belles surprises à l’amateur oenophile éclairé.

Slovaquie méridionale et Hongrie danubienne (Moyen-Danube)
Le vignoble slovaque (vins blancs) se tient sur la rive gauche (nord) du Danube et borde ses affluents. La production vinicole slovaque a beaucoup progressé depuis quelques années grâce à des vignerons entreprenants et soucieux de qualité. De l’autre côté, sur la rive hongroise se tiennent sur la rive droite les vignobles de la région de l’abbaye de Pannonhalma, au sud de Győr, puis apparaissent les premiers reliefs hongrois et l’excellent petit vignoble d’Ázsár-Nezmély. L’origine de ce vieux vignoble remonte à l’époque romaine. Un bon ensoleillement et une arrière-saison, souvent chaude, permettent de produire en majorité des vins rouges, plutôt légers et quelques vins blancs de qualité. Le Danube baigne ensuite sur la rive droite plusieurs grandes régions viticoles hongroises, de Budapest (district d’Etyek-Buda) jusqu’à la frontière méridionale avec la Croatie danubienne qui n’est pas non plus avares de divins breuvages (vignoble croate septentrional des régions de Baranja et d’Ilok). Ces paysages viticoles ont été façonnés par l’homme avec l’aide du fleuve et de ses affluents dont la Drava (Slavonie croate). Parmi les meilleurs vins rouges hongrois, on peut recommander ceux  des régions de  Szekszard, Tolna, Villány, Pecs… D’autres vignobles s’épanouissent aussi sur la rive gauche entre Danube et Tisza (vignobles de Kunság, Congrád, Hajós-Baja…).
Les vins hongrois danubiens offrent de belles émotions tant en rouge qu’en blanc voire rosé et méritent une redécouverte et une reconnaissance plus largement partagée comme celle que connait le légendaire Tokaji Aszú, l’un des vins doux les plus raffinés au monde et qui est désormais inscrit au Patrimoine mondial de l’Unesco. La surface viticole compte en totalité 65 000 hectares cultivés par 32 000 vignerons. Quelques cépages :  Bikáver, Blauburger, Cabernet Franc, Kadarka, Pinot Noir, Zweigelt, Turán, Kékfrankos, Merlot,  Portugieser… (rouges), Chardonnay, Cirfandli, Irsai Olivér, Hárslevelü, Olaszrisling, Sauvignon blanc, kéknyelü, Kövidinka, Sárgamuskotály, Tramini Zenit, Szürkebarát, Zöldveltelini…(vins blancs).

Les vignobles serbes, croates, roumains et bulgares du Bas-Danube : le renouveau d’un savoir faire ancestral
Dans les Balkans danubiens, l’amateur de découvertes sera tout à la joie de rencontrer des vins et des cépages parfois inconnus qui sortent encore relativement peu de leur zone de production comme celles du Banat serbo-roumain, de Vojvodine et de Fruška Gora en Serbie septentrionale, de Ruse, Pleven, Veliki Tarnovo et Vidin en Bulgarie (rive droite), des collines de l’Olténie (Dealu Mare) et de la Drobrogea en Roumanie. Malmenés par la période communiste, peu avide en élaboration de vins de qualité, ces vignobles apportent de bonnes (et moins bonnes) surprises qui illustrent l’hétérogénéité actuelle de la production mais il est évident que la qualité progresse rapidement. À noter que des vignerons français et italiens se sont, depuis quelques temps, installés sur les terroirs serbes et roumains danubiens et les versants septentrionaux de la Dobrogea roumaine. Leur présence influence les méthodes de vinification. Les vins élaborés ces dernières années, parfois de façon biologique, suscitent de plus en plus nombreux commentaires élogieux et de belles perspectives dans l’avenir. Certains vins serbes et roumains (et hongrois) se retrouvent dans les caves et sur les tables de grands restaurants fraçais !
Les conditions climatiques de la prochaine décennie seront déterminantes pour l’avenir des vignobles du Bas-Danube.

Le « Bermet », un vin serbe d’anthologie inclassable et à l’élaboration secrète, toujours cultivé en Vojvodine à Sremski Karlovci (rive droite), sur les bords du Danube, au pied de la belle Fruška Gora, photo © Danube-culture droits ré,servés

Mentionnons parmi les cépages cultivés le long du fleuve, outre les Riesling d’origine allemande et les transfuges français comme les Cabernet, Merlot et Pinot pour les rouges, le Sauvignon et le Chardonnay pour les blancs, les excellents Grüner Veltliner autrichiens (blanc), les Frankovka (rouge) ou l’Ezerjo slovaque, le Kadarka et  l’Olazriesling hongrois.

Photo © Danube-culture, droits réservés

En Croatie continentale on pourra déguster des vins de cépages Graševina et Traminer, en Serbie on découvrira un vieux cépage local traditionnel, le Procupac. Si l’on a beaucoup et sans doute un peu trop planté de Cabernet et de Merlot en Bulgarie danubienne, le pays possède aussi des cépages locaux intéressants comme le Mavrud, le Melnik (rouge), le Dimiat ou le Rkatsiteli (blanc).
La Roumanie est également riche en variétés locales et trésors insoupçonnés. Vignerons et oenologues valorisent de mieux en mieux les cépages Feteasca Neagra et Babeasca Neagra (rouge), les Feteasca Alba, Feteasca Regala, Cramposia (blanc). Là aussi souvent le meilleur comme le plus médiocre se côtoient encore mais la transition fait progresser la qualité. De beaux vins blancs aux raisins sucrés et ensoleillés sont produits à partir des variétés Grasa et Tamioasa jusque dans le delta du Danube.
La Moldavie peut aussi revendiquer des vins dignes d’être appréciés par les connaisseurs. Quant aux villages ukrainiens du delta, leurs habitants produisent un vin sympathique et de consommation uniquement locale .

Sur les vins roumains et le réchauffement climatique :
Irimia, L.M., Patriche, C.V. & Roșca, B. Theor Appl Climatol (2018) 133: 1. Climate change impact on climate suitability for wine production in Romania
https://doi.org/10.1007/s00704-017-2156-z

 Sur les vins autrichiens :
www.vinea-wachau.at
www.kremstal-wein.at
www.wienerwein.at
www.oesterreichischwein.at

Eric Baude pour Danube-culture © droits réservés, révisé mars 2022

La triste rançon du progrès ou « Quelques réflexions à la table d’un café, entre le Kazan et les Portes de Fer » par Patrick Leigh Fermor.

« Le progrès a aujourd’hui immergé l’ensemble de ce paysage. Un voyageur assis à ma vieille table sur l’embarcadère d’Orşova serait obligé de l’envisager à travers un gros disque de verre monté sur charnière de cuivre ; ce dernier encadrerait une perspective de boue et de vase. Le spectateur serait en effet chaussé de plomb, coiffé d’un casque de scaphandrier et relié par cent pieds de tubes à oxygène à un bateau ancré dix-huit brasses plus haut. Parcourant un ou deux milles vers l’aval, il se traînerait péniblement jusqu’à l’île détrempée, au milieu des maisons turques noyées ; vers l’amont il trébucherait entre les herbes et les éboulis jonchant la route du comte Széchenyi pour discerner de l’autre côté du gouffre obscur les vestiges de Trajan ; et tout autour, au-dessus et en-dessous, l’abîme sombre baillerait, les rapides où se précipitaient naguère les courants, où les cataractes frémissaient d’une rive à l’autre, où les échos zigzaguaient le long des vertigineuses crevasses, étant engloutis dans le silence du déluge. Alors, peut-être, un rayon hésitant dévoilerait l’épave éventrée d’un village ; puis un autre, et encore un autre, tous avalés par la boue. Il pourrait s’épuiser à arpenter bien des jours ces lugubres parages, car la Roumanie et la Yougoslavie ont bâti l’un des plus gros barrages de béton et l’une des plus grosses usines hydroélectriques du monde entier, en travers des Portes de Fer. Cent trente milles du Danube se sont transformés en une vaste mare, qui a gonflé et totalement défiguré le cours du fleuve. Elle a supprimé les canyons, changé les escarpements vertigineux en douces collines, gravi la belle vallée de la Cerna presque jusqu’aux Bains d’Hercule. Des milliers d’habitants, à Orşova et dans les hameaux du bord de l’eau, ont du être déracinés et transplantés ailleurs. Les insulaires d’Ada Kaleh ont été déplacés sur une autre île en aval, et leur vieille terre a disparu sous la surface comme si elle n’avait jamais existé. Espérons que l’énergie engendrée par le barrage a répandu le bien-être sur l’une et l’autre rive, en éclairant plus brillamment que jamais les villes roumaines et yougoslaves, car, sauf du point de vue économique, les dommages causés sont irréparables. Peut-être, avec le temps et l’amnésie, les gens oublieront-ils l’étendue de leur perte.

D’autres ont fait mal, ou pis ; mais il est patent qu’on n’a jamais vu nulle part aussi complète destruction des souvenirs historiques, de la beauté naturelle et de la vie sauvage. Mes pensées vont à mon ami d’Autriche, cet érudit qui songeait aux milliers de milles encore libres que les poissons pouvaient parcourir depuis la Krim Tartarie jusqu’à la Forêt-Noire, dans les deux sens ; en quels termes, en 1934, avait-il déploré le barrage hydroélectrique prévu à Persenbeug, en Haute-Autriche : « Tout va disparaître ! Ils feront du fleuve le plus capricieux d’Europe un égout municipal. Tous ces poissons de l’Orient ! Ils ne reviendront jamais. Jamais, jamais, jamais ! »

Ce nouveau lac informe a supprimé tout danger pour la navigation, et le scaphandrier ne trouverait que l’orbite vide de la mosquée : on l’a déplacée pierre par pierre pour la reconstruire sur le nouveau site des Turcs, et je crois qu’on a soumis l’église principale au même traitement. Ces louables efforts pour se faire pardonner une gigantesque spoliation ont ravi à ces eaux hantées leur dernier vestige de mystère. Aucun risque qu’un voyageur imaginatif ou trop romantique croit entendre l’appel à la prière sorti des profondeurs ; il ne connaîtra pas les illusoires vibrations des cloches noyées comme à Ys, autour de la cathédrale engloutie : ou bien dans la légendaire ville de Kitège, près de la moyenne Volga, non loin de Nijni-Novgorod. Poètes et conteurs disent qu’elle disparu dans la terre lors de l’invasion de Batu Khan. Par la suite, elle fut avalé par un lac et certains élus peuvent parfois percevoir le chant des cloches. Mais pas ici : mythes, voix perdues, histoire et ouï-dire ont tous été vaincus, en ne laissant qu’une vallée d’ombres. On a suivi à la lettre le conseil goethéen : « Bewahre Dich von Raüber und Ritter und Gespentergeschichten », et tout s’est enfui.

Patrick Leigh Fermor,  « La rançon du progrès ou « Quelques réflexions à la table d’un café, entre le Kazan et les Portes de Fer », in Dans la nuit et le vent, À pied de Londres à Constantinople (1933-1935), remarquablement traduit de l’anglais par Guillaume Villeneuve, Éditions Nevicata, Bruxelles, 2016

https://editionsnevicata.be

Actualisé le 8 juin 2017

 

 

Souvenirs, impressions, pensées et paysages, pendant un voyage en Orient (1832-1833), ou Notes d’un voyageur par M. Alphonse de Lamartine

Alphonse de Lamartine

« Constantinople », troisième tome
– 2 septembre 1833. –

« Nous sommes sortis ce matin des éternelles forêts de la Servie qui descendent jusqu’aux bords du Danube. Le point où l’on commence à percevoir ce roi des fleuves est un mamelon couvert de chênes superbes ; après l’avoir franchi, on découvre à ses pieds comme un vaste lac d’une eau bleue et transparente, encaissée dans des bois et des roseaux, et semé d’îles vertes ; en avançant, on voit le fleuve s’étendre à droite et à gauche, en côtoyant d’abord les hautes falaises de la Servie, et en se perdant, à droite, dans les plaines de la Hongrie. Les dernières pentes de forêts qui glissent vers le fleuve sont un des plus beaux sites de l’univers. Nous couchons au bord du Danube, dans un petit village servien.

Le lendemain nous quittons de nouveau le fleuve pendant quatre heures de marche. Le pays, comme tous les pays de frontières, devient aride, inculte et désert ; nous gravissons vers midi des coteaux stériles d’où nous découvrons enfin Belgrade à nos pieds. Belgrade, tant de fois renversé par les bombes, est assise sur une rive élevée du Danube. Les toits de ses mosquées sont percés, les murailles sont déchirées, les faubourgs abandonnés sont jonchés de masures et de morceaux de ruines ; la ville, semblable à toutes les villes turques, descend en rues étroites et tortueuses vers le fleuve. Semlin, première ville de la Hongrie, brille de l’autre côté du Danube avec toute la magnificence d’une ville d’Europe ; les clochers s’élèvent en face des minarets ; arrivés à Belgrade, pendant que nous nous reposons dans une petite auberge, la première que nous ayons trouvée en Turquie, le prince Milosch m’envoie quelques-uns de ses principaux officiers pour m’inviter à aller passer quelques jours dans la forteresse où il réside, à quelques lieux de Belgrade ; je résiste à leurs instances et je commande les bateaux pour le passage du Danube ; à quatre heures nous descendons vers le fleuve ; au moment où nous allions nous embarquer, je vois un groupe de cavaliers, vêtus presque à l’européenne, accourir sur la plage ; c’est le frère du prince Milosch, chef des Serviens, qui vient de la part de son frère, me renouveler ses instances pour m’arrêter quelques jours chez lui. Je regrette vivement de ne pouvoir accepter une hospitalité si obligeamment offerte ; mais mon compagnon de voyage, M. de Capmas, est gravement malade depuis plusieurs jours : on le soutient à peine sur son cheval ; il est urgent pour lui de trouver le repos et les ressources qu’offrira une ville européenne et les secours des médecins d’un lazaret. Je cause une demi-heure avec le prince, qui me paraît une homme aussi instruit qu’affable et bon ; je salue en lui et dans sa noble nation l’espoir prochain d’une civilisation indépendante, et je pose enfin le pied dans la barque qui nous transporte à Semlin. — Le trajet est d’une heure ; le fleuve, large et profond, a des vagues comme la mer ; on longe ensuite les prairies et les vergers qui entourent Semlin. — Le 3 au soir, entré au lazaret, où nous devons rester dix jours. Chacun de nous a une cellule et une petite cour plantée d’arbres ; je congédie mes Tartares, mes moukres, mes drogmans, qui retournent à Constantinople ; tous nous baisent la main avec tristesse, et je ne puis quitter moi-même sans attendrissement et sans reconnaissance ces hommes simples et droits, ces fidèles généreux serviteurs qui m’ont guidé, servi, gardé, soigné comme des frères feraient pour un frère, et qui m’ont prouvé, pendant les innombrables vicissitudes de dix-huit mois de voyages dans la terre étrangère, que toutes les religions avaient leur divine morale, toutes les civilisations leur vertu, et tous les hommes le sentiment du juste, du bien et du beau, gravé en différents caractères dans leur coeur par la main de Dieu. »

« Notes sur la Servie »
– Semlin, 12 septembre, au lazaret. –

« Le voyageur ne peut, comme moi, s’empêcher de saluer ce rêve d’un voeu et d’une espérance ; il ne peut quitter, sans regrets et sans bénédictions, ces immenses forêts vierges, ces montagnes, ces plaines, ces fleuves qui semblent sortir des mains du Créateur,, et mêler la luxuriante jeunesse de la terre à la jeunesse d’un peuple, quand il voit ces maisons neuves des Serviens sortir des bois, s’élever au bord des torrents, s’étendre en longue lisières jaunes au fond des vallées ; quand il entend de loin le bruit des scieries et des moulins, le son des cloches, nouvellement baptisées dans le sang des défenseurs de la patrie, et le chant paisible ou martial des jeunes hommes et des jeunes filles, rentrant du travail des champs ; quand il voit ces longues files d’enfants sortir des écoles ou des églises de bois, dont les toits ne sont pas encore achevés, l’accent de la liberté, de la joie, de l’espérance, dans toutes les bouches, la jeunesse et l’élan sur toutes les physionomies ; quand il réfléchit aux immenses avantages physiques que cette terre assure à ses habitants ; au soleil tempéré qui l’éclaire, à ces montagnes qui l’ombragent et la protègent comme des forteresses de la nature ; à ce beau fleuve du Danube qui se recourbe pour l’enceindre, pour porter ses produits au nord et à l’Orient, enfin à cette mer Adriatique qui lui donnerait bientôt des ports et une marine, et la rapprocherait ainsi de l’Italie ; quand le voyageur se souvient de plus qu’il n’a reçu, en traversant ce peuple, que des marques de bienveillance et des saluts d’amitié ; qu’aucune cabane ne lui a demandé le prix de son hospitalité ; qu’il a été accueilli partout comme un frère, consulté comme un sage, interrogé comme un oracle, et que ses paroles, recueillies par l’avide curiosité des papes [ popes ] ou des knevens, resteront, comme un germe de civilisation, dans les villages où il a passé ; il ne peut s’empêcher de regarder, pour la dernière fois, avec amour, les falaises boisées et les mosquées en ruines, aux dômes percés à jour, dont le large Danube le sépare, et de se dire, en les perdant de vue ; J’aimerais à combattre avec ce peuple naissant, pour la liberté féconde ! et de répéter ces strophes d’un des chants populaires que son drogman lui a traduit :
« Quand le soleil de la Servie brille dans les eaux du Danube, le fleuve semble rouler des lames de yatagans et les fusils resplendissants des Monténégrins ; c’est un fleuve d’acier qui défend la Servie. Il est doux de s’asseoir au bord et de regarder passer les armes brisées de nos ennemis. »
« Quand le vent de l’Albanie descend des montagnes et s’engouffre sous les forêts de la Schumadia, il en sort des cris, comme de l’armée des Turcs à la déroute de la Mosawa ; il est doux ce murmure à l’oreille des Serviens affranchis ! Mort ou vivant, il est doux, après le combat, de reposer au pied de ce chêne qui chante sa liberté comme nous ! »
Alphonse de Lamartine : SOUVENIRS, IMPRESSIONS, PENSÉES ET PAYSAGES PENDANT UN VOYAGE EN ORIENT, 1832-1833, OU NOTES D’UN VOYAGEUR, 1835

Le Danube et la Valachie en 1839 par Édouard Thouvenel (extraits)

« À partir de Belgrade, commence sur la côte servienne1 une chaîne de belles collines dont les flancs sont couverts de troupeaux, et dont les bases, arrosées par le fleuve, doivent être d’une admirable fertilité ; mais c’est à peine si l’on y distingue quelques sillons. Un magnat hongrois, qui a plusieurs fois visité la principauté de Milosch Obrénowitch2, m’assurait que l’agriculture y est encore dans sa première enfance ; les récoltes du sol suffisent à peine aux besoins des consommateurs ; toute l’industrie des Serviens se porte vers l’éducation de leurs bestiaux, qui, en général, sont de bonne qualité.
La première ville turque que l’on rencontre après Belgrade est Semandria3. Cette forteresse, bâtie en 1433 par George Brankowitch4, a conservé un aspect imposant ; elle forme un beau carré flanqué de vingt-sept tours baignées par le Danube. Les musulmans occupent Semandria ; mais nous n’aperçûmes pas même une sentinelle sur les murailles. On a souvent comparé les villes turques à de vastes cimetières ; il est impossible de ne point être frappé de la justesse de cette comparaison, à la vue de ce château-fort silencieux resté debout, comme un souvenir du passé, malgré les atteintes des hommes et des flots. De Neu-Moldava5, petit village habité par une compagnie du régiment frontière Illyrie-Valaquie, jusqu’à Orsova, le paysage présente une succession de sites variés et tous admirables. Le Danube entre dans la plus belle partie de son cours ; avant de se resserrer dans le passage de Columbacz6, il s’étend, à perte de vue, jusqu’aux Balkans, dont les derniers mamelons forment la rive turque. Aux approches du défilé, le courant devient plus rapide, et les flots se brisent contre le récif de Babakaï, dont la pointe aiguë et décharnée s’élève à trente pieds au-dessus de l’eau. Le nom que porte ce rocher menaçant lui a été donné en mémoire du fait suivant qu’a conservé la tradition7. Un pacha vieux et jaloux, suspectant la fidélité d’une de ses esclaves, la fit monter dans une barque et la conduisit au pied de l’écueil ; alors, sur un signe de leur maître, des muets enlevèrent la malheureuse et l’enchaînèrent sur le roc isolé pour l’y laisser mourir de douleur et de faim. Insensible aux cris de la jeune femme, le pacha lui jeta pour adieu cette parole vengeresse que le peuple a retenue : Babakaï, fais pénitence. Ce drame est-il véritable ? qui peut le savoir ? Mais les lieux sauvages où on le place sont dignes de lui avoir servi de théâtre.
Le défilé de Columbacz se présente enfin dans toute sa grandeur ; le Danube, qui, dix brasses plus haut, se développait à l’aise, est tout à coup encaissé dans une gorge étroite formée par des rochers gigantesques. Sur la crête de l’une d’elles, on aperçoit les ruines d’un ancien château, restes encore imposants de cette ligne de fortifications qui, de Rama au pont d’Apollidore8, traçaient les menaçantes frontières de l’empire de Trajan. Après l’invasion des Barbares, des moines avaient fait de la forteresse un couvent que les Turcs, à leur tour, sont venus saccager et détruire. Deux bastions lézardés et quelques pans de murailles indiquent assez bien l’étendue et le plan des anciennes constructions. Les rochers de la rive gauche sont crevassés de larges cavernes que le fleuve a creusées dans ses jours de colère. À côté de l’histoire, on trouve la légende ; les paysans croient sérieusement que saint Georges tua le fameux dragon dans une de ces cavernes, et que c’est du cadavre putréfié du monstre que s’échappent les nuées d’insectes qui désolent le pays vers le mois de juillet.
À quelque distance de ce lieu, la scène change encore ; le paysage devient plus riant, et les belles collines de la Servie reparaissent avec leurs nombreux troupeaux et les jolies cabanes des pasteurs, dont les toitures rouges tranchent sur le vert tendre des sapins.
Le Zrinyi s’arrête à Drenkova9, village qui n’est, pour ainsi dire, que projeté, car il ne se compose encore que de trois maisons. Les récifs et les brisants ne permettent point aux pyroscaphes de continuer leur marche. En 1832, l’Argo, qui fait le trajet de Skéla à Galatz, affronta les rochers des Islas et de la Porte-de-Fer ; mais on ne fut point tenté de recommencer l’épreuve. — Un officier du cordon sanitaire occupe avec sa famille une des trois maisons du hameau. L’unique distraction de cette petite colonie est de venir, toutes les semaines, à bord du bateau à vapeur, échanger quelques mots avec les passagers ; cette perpétuelle succession de connaissances fugitives est la seule chose qui empêche ces exilés de trouver trop d’amertume à leur isolement.
   À deux heures, nous étions prêts à repartir ; nous montâmes dans une espèce de tartane10, nommée, sans doute par dérision, la Bella, mais en revanche conduite par des rameurs excellents. Il serait du devoir de la compagnie d’améliorer cette partie du service et de ne point confondre ainsi pêle-mêle, dans une méchante barque, les voyageurs et les paquets. Au milieu du tumulte, je fus heureux de pouvoir trouver, sur l’avant, un ballot de marchandises qui me servit de siège ; car les retardataires, entassés dans la cabine, durent croire, sur notre parole, à la beauté des sites du Danube.

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Édouard Thouvenel (1818-1866) 

   Les deux rives sont largement découpées, mais celle de Servie a quelque chose de plus sévère encore que celle du Banat. Les rocs dont elle est hérissée sont d’une hauteur tellement égale, que, dans certaines parties, on les prendrait pour des remparts infranchissables. L’aspect de ces rocs est fort pittoresque : les uns sont dentelés comme des créneaux, ou taillés en forme de grosses tours ; les autres, minés par les eaux, avancent au-dessus du fleuve des voûtes immenses à l’abri desquelles les pêcheurs amarrent leurs frêles embarcations. D’autres rochers encore affectent les formes les plus bizarres : il en est deux qui, surmontés de plusieurs pics, ressemblent de loin à de majestueuses cathédrales ; ils paraissent se toucher et fermer le passage au Danube, qui coule aussi paisible qu’un lac ; mais on approche, les masses de granit se séparent, et l’on découvre un nouveau site borné par un amphithéâtre de montagnes. Quelquefois le lit du fleuve s’élargit, les côtes s’abaissent, et l’œil étonné des merveilles qu’il vient de voir se repose avec plaisir sur quelque hameau assis au pied d’une colline où des filets d’eau vive serpentent en tous sens. Tel est le joli village de Milanova11, dans lequel les églises grecques dressent leurs clochers à côté des élégants minarets des mosquées.
À cette scène gracieuse succède bientôt une scène terrible. Un sourd mugissement annonce les Islas ; après la Porte-de-Fer, c’est la plus redoutable des cinq cataractes du Danube. Le fleuve est presque entièrement barré par cette ligne de brisants dont les flocons d’écume indiquent la longueur ; mais, vers le mois de mai, les eaux sont rarement assez basses pour qu’on puisse apercevoir l’écueil à nu.
Le long de la côte servienne, on suit parfaitement les traces d’une voie taillée dans le roc par les soldats romains, et une inscription à demi effacée par le feu des pêcheurs, mais où l’on distingue encore gravés au-dessous de l’aigle victorieuse ces mots : Imperatoris Cæsaris divi Nerva filius Nerva Trajanus pontifex maximus… demeurera, pendant des siècles encore, comme un monument des succès de Trajan et de l’énergique patience de ses légionnaires. La rive gauche a ses souvenirs aussi. Pendant les guerres du XVIIIe siècle, lorsque l’Autriche, non contente d’avoir refoulé les Turcs au-delà de ses limites, tenta des envahissements à son tour, les bords du Danube furent le théâtre de nombreux exploits ; chaque mont escarpé se transforma, pour ainsi dire, en une citadelle prise et reprise cent fois. On n’a point oublié dans le pays la belle défense de Védran12, qui, soutenu par quelques braves, résista à des milliers de Turcs. On appelle encore caverne de Védran l’excavation qui servit de refuge à cette poignée de héros. En regard même de la voie de Trajan, les soldats illyriens-valaques construisent une seconde route, digne de son aînée. Souvent, vers la fin de l’été, les eaux trop peu profondes gênent la navigation ; et comme les travaux que nécessiterait un canal ne sauraient être opérés sans la participation des Turcs, la compagnie du Danube (D.D.S.G.), afin de ne pas interrompre son service, a fait commencer, avec l’aide du gouvernement, une route qui doit aller de Drenkova à Orsova. Les travaux les plus difficiles ont été achevés en 1837, sous la direction de M. le comte de Zéchényi13. Cette voie, qui peut rivaliser avec les grandes créations des Romains, a été conquise en partie sur le roc vif, en partie sur le fleuve.
Le spectacle qu’offre le Danube dans cet endroit a vraiment un caractère sublime. Majesté des souvenirs, grandeur de la nature, œuvres des hommes, tout ici semble concourir pour parler à la fois au cœur, aux yeux et à l’esprit. Le jour décroissait au moment où nous dépassions le village de Kasan, et les teintes éclatantes et bigarrées du couchant rehaussaient encore la magnificence du paysage. Lorsque nous débarquâmes à Orsova, le soleil avait quitté l’horizon ; de grands feux étaient allumés dans les rues du bourg ; danses au son de la cornemuse, cris, jeux de toute espèce et disputes animées, la fête semblait complète. Une musique militaire dominait le tumulte, et quel air exécutait-elle ? Le galop de Gustave ! À six cents lieues de France, la musique nous apportait un souvenir de la patrie ; nous ne tardâmes pas à expier ce bonheur, que ceux qui l’ont goûté peuvent seuls comprendre. Orsova est le quartier-général de trois bataillons du régiment frontière Illyrie-Valaque, et tous les soldats campagnards s’y étaient réunis pour l’époque des manœuvres. L’unique auberge du lieu, et quelle auberge ! était envahie par les officiers, et le frère de l’hospodar de Valachie, sorti du lazaret le matin même, occupait les meilleures chambres. Par grâce spéciale cependant, nous pûmes obtenir, pour cinq que nous étions, une salle assez petite et fort mal avoisinée. L’heure du repas était passée depuis longtemps ; aussi notre souper fut-il digne de notre logement. Nous étions assis autour d’une table boiteuse, déployant nos serviettes avec une légitime défiance, lorsque nous vîmes des marmitons nous apporter avec cérémonie un potage sans nom dans les fastes culinaires, des pommes de terre à peine bouillies et quatre têtes d’agneaux. Ce splendide repas terminé, la fatigue nous conviait au sommeil ; mais nous avions beau mesurer l’espace que chacun de nous devait strictement occuper sur le plancher, il n’y avait point place pour cinq. Le chef du bureau des bateaux à vapeur vint heureusement nous avertir que l’Argo ne partant que dans deux jours, nous aurions le temps de visiter les bains de Méhadia14. Touché de notre embarras, il eut l’obligeance de nous offrir chez lui deux paillasses sur l’une desquelles, pour ma part, je passai une nuit excellente. Un triste réveil m’attendait. J’avais traversé tout l’empire sans avoir eu la moindre altercation avec la police, et je me proposais, à mon retour, de réhabiliter les commissaires et les estafiers autrichiens ; mais le major d’Orsova se chargea de dissiper mon illusion. Notre voiture était prête, et nous allions quitter le caravansérail pour nous rendre à Méhadia, lorsque le major nous fit prier de nous présenter chez lui avec nos passeports. J’avais mis imprudemment le mien dans un livre, et je l’y cherchai en vain lorsque mon tour fut venu de l’exhiber. Mes compagnons prirent fort chaudement ma défense ; je montrai un second passeport signé du ministre des affaires étrangères, je traduisis même en mauvais allemand la phrase sacramentelle : Prions les autorités civiles et militaires, etc. ; à nos longues tirades mon officier répondait, avec un laconisme désespérant : Je comprends à merveille, mais où est le visa du maréchal ? On proclama dans le village ma mésaventure au bruit du tambour et des trompettes ; chacun chercha la maudite feuille sans la trouver. La frontière était à deux portées de fusil, mais songer à la gagner était folie. J’implorai comme une faveur la permission de débarquer sur la rive turque. Prières, serments, tout fut inutile ; le terrible major ne connaissait que sa consigne. Il me fallut donc obéir, quitter mon compagnon, retourner à Semlin, en un mot faire cent lieues, le tout pour obtenir un visa. À la vérité le major se montra désolé de mon malheur ; il me reconduisit jusqu’à sa porte, et d’un ton larmoyant me souhaita un heureux retour.
La barque qui nous avait amenés était retournée à Drenkova ; mais comme le Zrinyi ne devait repartir que le lendemain dans la journée, j’avais tout le temps de le rejoindre par terre. Une mauvaise charrette en osier, assez mal assise sur deux roues, fut l’équipage dans lequel je franchis une quinzaine de lieues sans suivre un chemin tracé. Nous allions par monts et par vaux, ici traversant une prairie, là sautant une barrière, plus loin nous embourbant dans un marais. Le pays que je parcourus ainsi est occupé par le régiment frontière Illyrie-Valaque. Les colonies militaires ont été fondées par Marie-Thérèse ; on a vu dans cette institution un moyen efficace de couvrir les flancs de l’empire, sans en augmenter les dépenses ordinaires. Chaque colon possède huit arpents de terre environ, sous la seule obligation d’assister aux manœuvres trimestrielles, et de faire certaines corvées qui, en définitive, tournent à son avantage, puisqu’elles ont pour objet d’entretenir les chaussées. Les filles des soldats, pour hériter des petits fiefs de leurs pères, doivent se marier dès qu’elles ont atteint l’âge nubile, et c’est ordinairement le colonel qui leur désigne un époux. Les officiers sont à la fois chefs militaires, administrateurs et juges de la colonie ; aussi, dans la crainte de fonder une féodalité qui aurait pu devenir fort puissante, on ne leur permet point de posséder, à titre héréditaire, la plus petite partie du territoire ; ils reçoivent une solde en argent. En cas de guerre, tous les colons doivent servir ; mais alors ils sont traités sur le même pied que les autres troupes de ligne. M. le duc de Raguse a donné sur l’organisation de ces colonies militaires des détails étendus et pleins d’intérêt, mais il a tracé de leur situation présente un tableau que je trouve un peu flatté. On ne peut, dit-il, qu’admirer les effets salutaires produits par ce régime, quand on voit à quel degré de prospérité et de bien-être sont arrivées les populations qui y sont soumises. Cette phrase semble résumer d’une manière générale la pensée du maréchal sur les progrès auxquels sont arrivés les établissements militaires de Marie-Thérèse. M. le duc de Raguse est un homme d’un trop grand poids ; il apporte dans ses observations trop de justesse et de mesure, pour que j’ose me permettre de douter de la sincérité des éloges qu’il donne au district de Karansébés15 ; mais j’ai parcouru celui d’Orsova, et j’y ai rencontré partout la misère la plus profonde. Les habitations ne sont que des huttes de boue et d’osier, où nos cultivateurs ne voudraient point placer leurs bestiaux ; ces tristes asiles de la pauvreté sont entourés de mares infectes, où barbotent ensemble enfants, canards et pourceaux. Les hommes portent des haillons qui rappellent ceux des paysans magyars ; le costume des femmes se compose simplement d’une longue chemise de toile serrée par une ceinture de laine bariolée, et d’une chaussure de cordes qui ressemble assez aux spartilles espagnoles16. J’ai vu de ces malheureuses, attelées à des charrues, remuer péniblement le champ de la famille. Si, vaincues par la fatigue, elles suspendent un instant ce labeur qui dépasse leurs forces, ce n’est point pour se livrer à l’oisiveté, au repos, mais pour filer leurs fuseaux. Les terres m’ont paru fertiles, mais mal cultivées ; leurs propriétaires, en effet, sont sans argent, et privés de bons instruments aratoires. Singulier bien-être ! étrange prospérité ! Un système au moyen duquel on peut, en vingt-quatre heures, hérisser la côte de cent mille baïonnettes, est une excellente institution militaire, personne ne lui conteste ce mérite ; il renferme même, je le crois, les germes d’une amélioration sociale que l’avenir développera ; sous ce point de vue, il y a des espérances bien fondées à concevoir ; mais, pour le présent, il n’y a pas d’éloges à donner.
À la nuit tombante, je repris ma place dans la cabine du Zrinyi. Le lendemain, mes oreilles furent agréablement frappées par des paroles françaises. Trois hommes causaient entre eux, et le plus jeune, en s’adressant aux deux autres, les qualifiait d’excellences. Quelles pouvaient être ces excellences ? Je me trouvais sur le bateau avec MM. Constantin Ghika et Blaramberg, le premier frère, et le second beau-frère du prince Aleko Ghika, hospodar régnant de Valachie, deux hommes aimables et spirituels dont je garderai le souvenir.
Dès mon arrivée à Semlin, je courus chez le maréchal-lieutenant, et j’attendrais encore son visa, si un honnête limier de la police la plus tracassière et la plus vénale de l’Europe ne se fût chargé de terminer mon affaire. De retour à Orsova, et ma visite faite au major, qui m’apprit d’un air tout joyeux que, cinq minutes après mon départ, on avait retrouvé mon passeport, j’eus la faculté, dont j’usai sur l’heure, de quitter le village ; mais, avant d’entrer en Valachie, je voulus pousser jusqu’à Méhadia.
La route qui mène à ce célèbre établissement thermal est délicieuse ; une chaussée bien entretenue côtoie la rivière limpide de la Czerna, qui roule avec bruit dans une des plus charmantes vallées des Karpathes. Un pont de fer d’une structure élégante, jeté sur le torrent, débouche dans le village de Méhadia, qui ne se compose que d’une seule rue parfaitement bâtie. Les eaux minérales de Méhadia étaient connues et fréquentées par les anciens ; on voit encore, dans la grotte où coule la principale source, un Hercule armé de sa massue. Cette figure, grossièrement sculptée, est sans doute l’ouvrage des légionnaires romains ; les hussards hongrois ont orné le visage du dieu d’une énorme paire de moustaches. L’empereur François et l’impératrice visitèrent Méhadia en 1817, et y firent construire une maison qui a l’apparence d’un palais. Ce voyage mit les bains en réputation, et les malades de l’Autriche et de l’Allemagne viennent, avec les paysans de la Transylvanie et du Banat, chercher la santé aux neuf sources de Méhadia. Ce village renferme plusieurs établissements où l’on se procure, à un prix modéré, cabinet de bains, logement et bonne table. De grands bassins destinés aux pauvres ont été creusés par les soins du gouvernement autrichien, plus occupé des classes inférieures qu’on ne le pense chez nous. Les invalides de la campagne trouvent, dans deux immenses pavillons partagés en un grand nombre de cellules, un bon gîte qu’ils paient la modique somme de quatre sous par jour ; mais il en est peu cependant qui se permettent cette dépense. Tous les malades d’un village se réunissent et partent en caravane, vers le mois de mai, pour venir camper dans une plaine qui s’étend derrière l’église de Méhadia. Les paysans polonais enveloppés dans leurs capuces brunes, les Valaques couverts de peaux de moutons, et les Zingares17 presque nus, vivent, les uns sous des tentes, les autres dans leurs chariots, plusieurs au grand air. Cette espèce de halte de barbares offre un spectacle plus triste encore que pittoresque.
À côté de cette misère, on rencontre l’aisance. Quand je vins à Méhadia, la première saison des bains commençait, et déjà une société de jolies femmes, de jeunes officiers hongrois et italiens, et quelques souffreteux charitablement laissés de côté, y étaient arrivés pour réparer les fatigues de l’hiver ; on valse tant à Vienne ! Là, au milieu des Karpathes, dans un pays que bien peu de Français connaissent, j’ai entendu parler de Paris, de nos modes, de nos romans, et de M. de Talleyrand qui se mourait alors. Je me croyais à Bagnères-de-Bigorre. Les sites les plus pittoresques fournissent aux malades (c’est le mot de convention) des buts de promenades aussi efficaces que les eaux. La course que l’on fait d’abord est celle des grottes d’Hercule. On appelle ainsi cinq excavations unies entre elles et formées par la nature, qui a su trouver dans ses jeux des ogives et des arcades presque aussi parfaites que celles de nos vieilles églises. Les grottes d’Hercule exercent toutes les imaginations poétiques du lieu ; on se réunit sous leur sombre voûte à la tombée de la nuit, pour se raconter des histoires de voleurs et de sorciers. Les autres points d’excursion n’ont pas moins d’attraits. Des chemins ombragés et bien tracés sillonnent les flancs des montagnes, où brillent, à travers des bouquets de mélèzes, les dômes de zinc de nombreux kiosques ; tout annonce chez les autorités locales un zèle que récompense chaque année un accroissement de visiteurs. — Les eaux de Méhadia sont sulfureuses, mais elles renferment quelques principes alcalins qui leur donnent un goût assez agréable ; la plus forte des neuf sources atteint une température de 55 degrés.
Méhadia est un de ces lieux dont on s’éloigne avec le désir de les revoir un jour. Je quittai à regret ce charmant hameau pour retourner à Orsova. Je n’avais plus rien, cette fois, à démêler avec la police, mais je devais m’adjoindre un agent du lazaret et un douanier en l’absence desquels je n’aurais pu passer la frontière. Le régiment Illyrie-Valaque était rangé en bataille dans la plaine ; j’admirai son excellente tenue et la précision avec laquelle il exécutait les manœuvres ; à l’exception des fantassins hongrois, l’Autriche n’a pas de plus belles troupes que ses colons militaires.
À peu de distance d’Orsova, dans une île du Danube, s’élève la forteresse de Neu-Orsova18. Cette place, comme Belgrade, n’appartient plus aux Turcs que par tolérance, et ils ne la conservent que par amour-propre. Sur le flanc de la haute montagne qui domine entièrement la côte occidentale de l’île, on distingue une tourelle, reste du fort Sainte-Élisabeth, et d’où l’on pourrait foudroyer Neu-Moldava. Le petit torrent de la Bacha sépare le Banat de Témesvar19 de la Valachie ; l’agent du lazaret20 voulait à toute force me laisser sur la rive droite du ruisseau et m’obliger à le traverser mon bagage sur l’épaule ; un serrement de main, rendu significatif par quelques swanzigers21, triompha de ses scrupules, et la carriole me conduisit à l’autre rive où me reçut un sergent valaque.
Constantin Ghika, spathar, c’est-à-dire généralissime de Valachie, avait eu la bonté de me munir de quelques lettres de recommandation. Celle dont j’usai d’abord était adressée au commandant du chétif village de Wurstschérova pour le prier de me fournir un moyen de transport jusqu’à Skéla22. Cet officier ne put que me donner le choix entre un cheval sauvage et une petite barque presque pourrie ; comme je tenais à voir la Porte-de-Fer, je me décidai pour la barque, qu’il fallut d’abord remettre à flot. Je partis enfin avec un soldat qu’on me dit être le meilleur rameur de sa compagnie. Après une demi-heure de fatigue et de peine, nous approchâmes des brisants. Le Danube, alors dans toute la crue de ses eaux, roulait des vagues énormes ; aussi, de tous les rochers qui s’étendent sans interruption d’une rive à l’autre, un seul, d’une forme singulière, se montrait au-dessus de l’écume jaunâtre que, comme un monstre marin, il paraissait vomir. Tout entier au spectacle que j’avais devant les yeux, je laissais ma rame aller à la dérive ; je m’aperçus bientôt que le soldat valaque en faisait autant, et que la nacelle était entraînée vers l’écueil ; nous voulûmes tenter de le tourner, mais nous étions infailliblement perdus, si, mettant de côté tout amour-propre déplacé, mon pilote n’eût préféré regagner le bord. Là nous trouvâmes, couché à l’ombre d’un taillis, un malheureux déguenillé qui, après quelques paroles échangées avec mon guide, sauta dans la barque en m’invitant à le suivre. Il prit la rame, se signa trois fois, et passa la Porte-de-Fer, comme s’il se fût joué des flots qui grondaient autour de nous. La physionomie de cet homme avait un beau caractère que je retrouvai fréquemment chez les paysans de l’ancienne Dacie. Une longue chevelure noire, un regard fier, le nez aquilin, tout, dans sa tête expressive, semblait annoncer cette origine romaine dont s’enorgueillissent tant les Valaques.
À Skéla, je me procurai facilement un chariot pour me rendre à Czernetz23, où je reçus chez M. Glogovéano, administrateur du district, l’hospitalité la plus franche et la plus amicale. Czernetz eut beaucoup à souffrir pendant la guerre de 1828. Des partisans turcs traversaient chaque jour le Danube pour piller les habitations riveraines, et, lorsqu’ils étaient en force, ils venaient jusqu’à la ville. Le calme règne enfin à Czernetz depuis six ans ; mais comme le voisinage du fleuve, loin d’être dangereux, devient aujourd’hui un gage de prospérité, on a pris le parti fort sage d’abandonner l’ancien emplacement, qui était humide et malsain, pour élever une cité nouvelle sur la rive du Danube. Le gouvernement a fait des concessions de terrain, et le taux modéré qu’il y a mis est un véritable encouragement donné aux entrepreneurs ; les premières places, celles qui avoisinent le Danube, n’ont été vendues qu’à raison de douze sous la toise. Le lazaret est terminé, la maison commune et quelques bâtiments particuliers sont en construction, et dans peu d’années la moderne Czernetz aura plus d’importance que l’ancienne. Elle doit devenir, en effet, le comptoir où la Servie et la Valachie, continuant à marcher dans la voie qui s’ouvre devant elles, échangeront leurs produits. Une vieille tour apparaît comme l’ombre du passé non loin des travaux de la génération présente, et au milieu des ruines de Séverin. C’est un débris du système de fortifications que les Romains avaient adopté sur les deux rives du Danube. Entre Drenkova et Skéla, on remarque, de temps à autre, des restes de tourelles et de bastions dont plusieurs ont été restaurés pour servir d’abri aux vedettes du cordon sanitaire. La tour de Séverin s’élève à côté des derniers vestiges du fameux pont que Trajan avait fait construire par Apollidore de Damas pour passer en Dacie, et que son successeur jugea prudent de renverser, parce que les Barbares, à leur tour, s’en servaient pour envahir le territoire romain. Lorsque les eaux sont basses, on aperçoit encore quelques piles de ce pont, qui fut remarquable parmi les œuvres hardies et gigantesques dont les anciens maîtres du monde ont couvert leur empire. »

Édouard Thouvenel, Revue des Deux Mondes – 1839 – tome 18.djvu/558

Notes :
1 Serbe soit la rive droite du Danube

2 Le prince Miloš Obrenović (1780 ou 1783-1860)
3 Smederovo, la plus grande citadelle danubienne, érigée au confluent du Danube et de la Čezava par Djurdje Branković et sa femme d’origine byzantine, la terrible Jerina (1815-1882). Impressionnante par sa taille et l’épaisseur de ses murs, construite par des milliers de paysans et d’ouvriers, elle tombera aux mains des Ottomans en 1459.

« Quand Jerina bâtit Smederovo
Et m’ordonna de travailler
J’ai peiné pendant trois ans… »

raconte le héros d’un chant populaire serbe. La forteresse est bombardée en 1944. Aujourd’hui Smederovo est une ville et un port serbe.
4 Djurdje Branković (1377-1456)
5 Moldova Nouǎ Moldova, rive gauche (Roumanie)
6 Golubac (Castrum Columbarum), en serbe Голубачки град (Golubački grad), sur la rive droite (Serbie), citadelle construite au XIVe siècle par les Hongrois ou les Serbes. Elle changera d’occupants à de nombreuses reprises durant l’histoire.
7 Voir La légende de Babakaï sur ce site.
8 L’architecte d’origine syrienne Apollodore de Damas dit le Damascène, concepteur du pont « de Trajan » qui fut construit à Drobeta-Turnu Severin. Voir l’article sur ce site Le Pont de l’empereur romain Trajan sur le Danube à Drobeta : un extraordinaire exploit architectural
9 Drenkova
10 La tartane est un bateau à voile caractéristique de la Méditerranée.
11 Donji Milanovac, petite ville sur la rive gauche du Danube serbe
12 Védran
13 Le comte hongrois István Széchenyi (1791-1860)
14 En fait les Bains de Bǎile Herculane (Roumanie)
15 Caransebeš (Roumanie)
16 Espadrilles
17 Les Tsiganes
18 Sur l’île d’Adah-Kaleh disputée par les Autrichiens pour sa position stratégique au milieu du fleuve.
19 Timisoara, principale ville du Banat
20 Établissement où les voyageurs étaient mis en quarantaine en temps d’épidémie
21
Pourboire
22 Schela Cladovei, aujourd’hui Drobeta Turnu Severin, préfecture du Judets de Mehedinţi et port roumain important sur le Danube (rive gauche)
23 Cerneţi, quartier de Drobeta-Tutnu Severin,

Le bassin du Danube, un espace cohérent ? par Jacques Bethemont

« Les dysfonctionnements de l’espace danubien »

« La majeure partie du Danube a longtemps été unifiée dans le cadre de l’Empire austro-hongrois qui avait obtenu le principe de l’internationalisation du fleuve lors du traité de Vienne. Bien avant cette date, les autrichiens avaient entrepris d’améliorer la navigation sur le cours du fleuve dans les limites d’un espace impérial qui allait de l’aval de Passau à l’amont de Belgrade jusqu’en 1878. Par la suite, le recul de l’Empire ottoman et l’indépendance de fait de la Valachie et de la Bulgarie permirent d’étendre le système navigable sur le cours aval du Danube. Restait le problème de la Serbie dont il est inutile de préciser qu’il ne fut pas résolu du temps de l’Empire.

Le brassage des invasions et le reflux de la puissance turque avaient laissé dans un espace souvent uniforme, une mosaïque de peuples que séparaient leurs langues ou leurs religions avec, parfois, des frontières abolies mais encore sensibles comme celle qui séparait la Hongrie de la Valachie. Dans ce contexte social et politique délicat, le Danube apparaissait comme un facteur d’unité, d’autant que les problèmes frontaliers n’empêchaient pas l’acheminement vers les ports de la mer Noire du blé destiné à l’Europe du Nord et au Royaume-Uni. Cette activité amenait une incessant brassage de population et l’existence d’une culture danubienne paraissait évidente en dépit de la diversité des langues, jusqu’à ce que le sort des armes et l’exacerbation des nationalismes amènent le démembrement de l’Empire austro-hongrois.

Le Bassin du Danube n’est donc pas assimilable à un espace cohérent et il reste pour l’essentiel affecté par des tensions frontalières qui dégénèrent régulièrement en conflits armés dont le dernier en date ne paraît pas définitivement clos. Dans ce contexte difficile, la Commission du Danube joue un rôle de conciliation qui pour être officiel n’en est pas moins modeste. Témoignent de ces multiples contradictions, d’un côté l’échec de Gabčikovo entrepris dans le cadre de deux nations réunies dans  un un même ensemble économique, la CAEM (COMECOM), de l’autre la réalisation des deux barrages des Portes-de-Fer, mené à bien dans le cadre d’une coopération entre deux nations, la Roumanie et la Yougoslavie, appartenant à deux ensembles supposés antagonistes. »

Sources :
Bethemont Jacques, « Le fleuve et la structuration de l’espace » in Les grands fleuves, entre nature et société, « Le fleuve et la structuration de l’espace », Armand Colin/VUEF, Paris 2002, p. 228

De Singidinum à Belgrade ou l’histoire contrariée de la « Ville Blanche » en quelques dates…

Le siège de Belgrade en 1717 par les armées de l’Empire autrichien sous le commandement d’Eugène-Carignan de Savoie (1663-1736)


5500-3500 av. J.-C. : civilisation néolithique de Vinča, elle-même précédée et/ou accompagnée à ses débuts  par la culture de Starčevo (6200-5500 av. J.-C.), dite civilisation de la « Vieille Europe ».

600 av. J.-C. : des tributs scythes et thraces s’installent sur le territoire actuel de la Serbie.

279 av. J.-C. : le nom de Singidinum, cité fondée par la tribut celte des Scordiques, apparaît pour la première fois.

91 av. J.-C. : Singidinum est occupée par les Romains. La cité devient le quartier général de la IVème légion « Flavia Felix ».

Le futur empereur Jovien (Flavius Claudius Jovianus, vers 331-364) nait à Singidinum, alors capitale de la Mésie romaine. Un pont est construit sur le Danube.

378 ap. J.-C. : les Goths détruisent Singidinum.

395 : Singidinum est rattaché à l’Empire romain byzantin ou Empire romain d’Orient. La ville regarde vers Constantinople

441 : les Huns conquièrent Singidinum.

450 : les Sarmates s’emparent de Singidinum.

470 : des tributs Goths conquièrent Singidinum.

488 : les Gépides prennent Singidinum.

504 : les Ostrogoths de Théodoric le Grand (vers 454-526) reconquièrent Singidinum.

510 : l’Empire byzantin reprend Singidinum suite à un traité de paix.

535 : la ville est rebâti sur l’ordre de l’empereur byzantin Justinien Ier (vers 483-565).

584 : les Avars conquièrent Singidinum.

592 : la ville est à nouveau reprise par l’Empire byzantin.

630 : des tributs slaves s’emparent de Singidinum.

827 : les Bulgares conquièrent la ville.

878 : première mention du nom slave de Belgrade (La Ville Blanche) dans une lettre du pape Jean VIII au prince bulgare Boris Ier  l’informant qu’il démet de ses fonctions l’évêque de la ville coupable de débauche.

896 : les Hongrois font le siège de Belgrade.

971 : l’Empire de Byzance reprend la ville.

976 : l’empereur macédonien Samuilo (Samuel Ier de Bulgarie, 958-1014) conquiert la ville.

1018 : Byzance reprend une nouvelle fois possession de Belgrade.

1096 : les Hongrois détruisent la ville qui reste rattachée à Byzance. Cette même année passent à ses pieds des armées de Croisés en route vers Jérusalem.

1127 : les Hongrois détruisent à nouveau Belgrade et se servent de ses pierres pour ériger sur la rive gauche de la rivière Sava, la forteresse de Zemun.

1147 : Une nouvelle croisade traverse Belgrade.

1154 : les armées byzantines détruisent la forteresse de Zemun et ramènent les pierres à Belgrade pour y reconstruire la forteresse de Kalemegdan.

1166 : création d’un premier État serbe indépendant dont le prince Stefan Ier Nemanjić (1113-vers 1200), est couronné roi.

1182 : retour de Belgrade dans le royaume de Hongrie

1185 : la ville revient dans l’empire byzantin après des négociations diplomatiques.

1189 : l’empereur Frédéric Barberousse traverse Belgrade à la tête des armées de la troisième Croisade.

1219 : indépendance de l’église orthodoxe serbe

1230 : les Bulgares conquièrent Belgrade.

1232 : reprise de Belgrade par les Hongrois

1284 : la Hongrie offre Belgrade au roi Stefan Dragutin (vers 1251-1316), fils d’Hélène d’Anjou. La ville passe pour la première fois sous autorité serbe.

1316 : la ville est incendiée par le roi Stefan Uroš Milutin II (1253-1321).

1319 : la ville redevient hongroise.

1346 : le roi serbe Stefan Dušan Nemanjić (vers 1308-1355) est couronné premier empereur des Serbes et des Grecs.

1371 : éclatement de l’Empire serbe. Invasion de la Serbie par les troupes ottomanes (1371-1375)

1402 : Belgrade est donnée par la Hongrie au despote Stefan Lazarević (vers 1377-1427) qui la reconstruit et en fait la capitale de la Serbie.

1427 : mort de Stefan Lazarević

1440 : Belgrade est assiégée en vain par les troupes ottomanes du sultan Murad II (1404-1451). Cent mille soldats et deux cents bateaux encerclent alors la ville.

Juillet 1456 : retour des Ottomans devant Belgrade. Le sultan Mehmed II (1432-1481) est blessé. Le siège est un échec pour les troupes de la « Sublime Porte » et la ville ne capitule pas.

Siège de Belgrade en 1456

1521 : prise de Belgrade par Soliman le Magnifique (1495-1566) à la tête d’une armée imposante de trois cent mille hommes. Une longue occupation ottomane commence. Les hommes de la ville sont déportés à Constantinople.

1594 : le vizir Sinan Pacha (1506-1596) fait brûler les reliques de saint Sava sur la colline de Vračar.

1660 : début de la construction de la mosquée de Bajrakli

1688 : l’Empire autrichien prend Belgrade, ses armées pillent la ville, déjà saccagée par les troupes ottomanes au moment de leur retraite.

1690 : Belgrade est reprise par les Ottomans.

1699 : Traité de paix de Karlowitz entre l’Empire autrichien et l’Empire ottoman

1717 : les armées autrichiennes sous le commandement du Prince Eugène de Savoie-Carignan (1663-1736) reconquièrent Belgrade. La cité est reconstruite et la forteresse agrandie et renforcée.

Carte française du siège de Belgrade par les troupes impériales sous le commandement du Prince Eugène de Savoie (1717)

1719 : début du « règne » de Charles Alexandre de Würtemberg (1684-1737)

1723 : construction d’un système de défense de la ville par le général et ingénieur d’origine suisse, Nicolas Doxat de Demoret (1682-1738), considéré comme le « Vauban » autrichien.

1726 : les familles serbes sont chassées du quartier allemand de Belgrade.

Plan de Belgrade (1739)

1739 : Belgrade retombe aux mains de l’Empire ottoman au terme d’un traité de paix (Traité de Belgrade). De nombreux habitants s’enfuient.

7 octobre 1789 : les armées autrichiennes, commandées par le maréchal Laudon (1717-1790) reprennent Belgrade.

Siège de Belgrade en 1789 ; l’archiduc François de Habsbourg, futur empereur François II / I, avec le Maréchal Laudon sur le mont Avala au-dessus de Belgrade. Lithographie de Franz Wolf à partir d’un modèle réalisé par Johann Nepomuk Hoechle.

1791 : retour de Belgrade dans l’Empire ottoman à la suite du Traité de Sistova (Svishtov).

1801 : les Janissaires ottomans en révolte sèment la terreur dans la ville. Des dizaine de nobles serbes sont tués, le pacha lui-même est étranglé.

1804 : première insurrection serbe contre l’occupant ottoman menée par Djordje Petrović (1752?-1817) dit Karadjordje (Georges le noir).

27 décembre 1806 : libération de Belgrade. La ville devient la capitale de la Serbie.

1811 : Djordje Petrović dit Karadjordje est choisi comme souverain héréditaire de la Serbie.

1813 : Belgrade est de nouveau reprise par les Ottomans. Djordje Petrović dit Karadjordje doit s’enfuir.

Printemps 1815 : deuxième insurrection dirigée par Miloš Obrenović (1780-1860). Autonomie politique partielle de la Serbie toujours dans l’empire ottoman.

Miloš Obrenović (1780-1860)

1817 : assassinat, sur ordre de Miloš Obrenović, de Djordje Petrović dit Karadjordje revenu en Serbie.

1823 : construction de la maison d’un noble serbe qui deviendra la plus célèbre des tavernes de Belgrade.

1830 : autonomie de la Serbie.

1840 : ouverture du premier bureau de poste à Belgrade.

1841 : construction de la cathédrale Saint-Michel.

1844 : fondation du Musée national.

1862 : des émeutes ont lieu suit à l’assassinat d’un jeune serbe par des soldats ottomans.

1867 : départ des ottomans et remise des clefs de la forteresse du Kalemegdan et de toutes les garnisons turques à Miloš Obrenović par le pacha turc Ali-Riza le 24 avril.

1868 : réforme de l’alphabet serbe. Assassinat de Miloš Obrenović le 28 mai.

1876 : conflits serbo-turc et turco-russe.

1878 : le congrès de Berlin reconnaît l’indépendance de la Serbie.

1882 : proclamation du royaume de Serbie sous le règne de Milan Ier de Serbie (Milan Obrenović, 1854-1901)

1883 : première ligne téléphonique à Belgrade.

3 janvier 1889 : abdication de Milan Ier de Serbie. Il s’installe à Paris.

1893 : Alexandre Obrenović (1876-1903), fils de Milan Ier de Serbie s’empare du pouvoir. Premiers éclairages publics électriques à Belgrade.

1894 : premier tramway électrique. Début de la construction de la cathédrale saint Sava sur la colline de Vračar. Elle mettra toutefois plus d’un siècle à être achevée.

10 juin 1903 : assassinat du roi Alexandre Ier de Serbie (Alexandre Obrenović) par un groupe d’officiers nationaliste, membres de la « Main Noire ».

22 septembre 1904 : couronnement de Pierre (Karadjordjević) Ier de Serbie (1844-1921).

1912 : première guerre balkanique.

1913 : deuxième guerre balkanique.

1914 : Pierre Ier de Serbie, malade, cède le pouvoir à son fils Alexandre (1888-1934). L’archiduc François-Ferdinand est assassiné à Sarajevo. L’Autriche-Hongrie déclare la guerre à la Serbie et prend Belgrade. La ville est libérée après la contre-offensive de Cer.

Bombardement de Belgrade depuis le Danube par un monitor autrichien

1915 : Belgrade retombe aux mains des troupes austro-hongroises. Exode de ses habitants vers l’Albanie.

Ier novembre 1918 : libération de Belgrade qui devient la capitale du royaume des Serbes, Croates et Slovènes le Ier décembre. Ce même jour a lieu la proclamation de la naissance de la Yougoslavie. Son nom officiel de Yougoslavie ne sera adopté toutefois qu’en 1929.

21 décembre 1920 : le général français Franchet d’Espèrey (1856-1942) est proclamé citoyen d’honneur de Belgrade et Voïvode de l’armée serbe.

1921 : mort du roi Pierre Ier de Serbie. Son fils Alexandre lui succède.

1922 : mariage d’Alexandre Ier de Serbie avec Marie de Roumanie (1900-1961).

1924 : construction de la résidence royale sur la colline de Dedinje.

1927 : inauguration de l’aéroport de Belgrade.

1929 : proclamation de la dictature royale. Le royaume des Serbes, Croates et Slovènes devient la Yougoslavie. Première station de radio de Belgrade.

1934 : obsèques du roi Alexandre Ier de Yougoslavie, assassiné à Marseille par des Oustachis croates. Une régence est instituée.

1935 : construction du pont de Pančevo qui relie les deux rives du Danube.

25 mars 1941 : la Yougoslavie devient l’alliée du régime nazi.

27 mars 1941 : manifestations d’allégresse dans Belgrade suite au renversement du prince Paul de Serbie (1914-2009) et de l’installation de Pierre II de Serbie (1923-1970) sur le trône.

6 avril 1941 : bombardement par Hitler de Belgrade pourtant proclamée ville ouverte et invasion de la Yougoslavie par les troupes nazies.

17 avril 1941 : capitulation de la Yougoslavie.

9 mai 1941 : refus de la capitulation par Draža Mihailović (1893-1946).

Novembre 1941 : début de la guerre civile entre monarchistes et communistes.

Mai 1942 : Belgrade est proclamée « Judenfrei » par les autorités nazies.

16 avril 1944 : le bombardement de Belgrade par l’aviation alliée fait un millier de morts

20 octobre 1944 : la capitale serbe est libérée par les partisans de Tito (Josip Broz, 1892-1980) et les troupes soviétiques.

7 mars 1945 : Tito est nommé Premier ministre de la Yougoslavie. Il sera élu président de la république fédérale de Yougoslavie le 11 novembre 1945 après la victoire du parti communiste aux élections générales.

1946 : exécution du général Mihailović.

30 juillet 1948 : ouverture de la Conférence diplomatique internationale sur le Danube et la navigation danubienne à Belgrade. Signature de la Convention de Belgrade relative au régime de la navigation sur le Danube le 18 août 1948.

1958 : naissance de TV-Belgrade.

1961 : première conférence des pays non-alignés à Belgrade.

Été 1968 : manifestations d’étudiants contre la bureaucratie communiste et mouvements de protestation contre l’invasion de la Tchécoslovaquie par l’Armée rouge.

4 mai 1980 : mort du maréchal Tito. Son enterrement a lieu le 8 mai.

1987 : Slobodan Milošević (1941-2006) prend le pouvoir au sein du parti communiste yougoslave.

9 mars 1991 : grand mouvement de protestation à Belgrade contre le régime de Slobodan Milošević. La répression fait plusieurs morts.

1992 : embargo contre Belgrade suite à son soutien aux serbes de Bosnie et de Croatie. L’indépendance de la Croatie et de la Serbie sont reconnues par l’Union Européenne.

1995 : inauguration de la première rame de métro à Belgrade en pleine guerre des Balkans.

Fin 1996-début 1997 : importants mouvements de protestations contre Slobodan Milošević à Belgrade.

Printemps 1999 : bombardements de Belgrade et des ponts serbes sur le Danube par l’Otan.

5 octobre 2000 : coup d’état contre Slobodan Milošević.

2003 : assassinat à Belgrade du premier ministre pro-européen Zoran Djindjíć (1952-2003). Le pays s’appelle désormais l’Union de la Serbie et du Monténégro.

2006 : séparation de la Serbie et du Monténégro.

2009 : la Serbie est officiellement candidate à l’Union Européenne.

2010 : victoire à Belgrade de la la Serbie devant la France en finale de la Coupe Davis pour la première fois de son histoire.

2012 : la Serbie obtient le statut de candidat à l’adhésion à l’Union Européenne. Depuis, les négociations perdurent…

Sources :

ABOUT, Edmond, De Pontoise à Stamboul, Éditions Hachette, Paris, 1884
BATAKOVIĆ, Dušan T., Belgrade d’après les gravures anciennes (BN Paris)
BESSON, Patrick, Belgrade 1999, suivi de Les calomniateurs de la Serbie, L’Âge d’Homme, 1999

BUISSON, Jean-Christophe, Le Goût de Belgrade, Mercure de France, Paris, 2001
BUISSON, Jean-Christophe, Histoire de Belgrade, collection tempos, Éditions Perrin, Paris,  2013
CASTELLAN, Georges, Histoire des Balkans, Fayard, Paris 1991
ETEROVIĆ, Ivo, Belgrade aujourd’hui, Éditions Prometej, Belgrade, 2001
NORRIS, David, A., Belgrade, a Cultural History, Oxford University Press, Oxford, 2008
PAVIĆ, Milorad, A short history of Belgrade, Éditions Dereta, 2001
PIŠTALO, Vladimir, Millénaire à Belgrade, Éditions Phébus, Paris, 2008
VELIMIROVIĆ, Nicolas, Vie de saint Sava, L’Âge d’Homme, 2001.
YOUGOSLAVIE, Pierre II de, Mémoire d’un roi, Éditions Denoël, Paris, 1955

Danube-culture, révisé et complété février 2020, droits réservés

De Timisoara à la mer du Nord en bateau…

En bateau de Timisoara jusqu’au Danube serbe et au-delà dans un proche avenir via le canal de Bega.

Les nombreux marécages qui couvraient autrefois la province austro-hongroise du Banat ont pu être en grande partie asséchés par la construction d’un dense réseau de canaux parmi lesquels celui de la Bega puis transformés à la fin du XVIIe et au XVIIIe siècles en terres propices à l’agriculture. Elle furent cultivées par des colons roumains, serbes et d’autres populations originaires de l’ouest de l’Empire d’Autriche (Souabes, Lorrains1…). Les travaux de construction du canal de Bega durèrent de 1718 à 1723. Celui-ci commence à Timisoara, capitale du Banat roumain, rejoint le village serbe de Klek (Клек) en Vojvodine (Serbie) et s’achève dans la rivière Bega. Pour relier le Danube il faut encore emprunter peu de temps après un court parcours sur la Bega, le canal Danube-Tisza-Danube (DTD) qui rejoint lui-même la rivière Tisza environ 10 km en amont de son confluent sur la rive gauche avec le Danube (Km 1214, 5).

Canal Danube-Tisza-Danube (petit canal Bačka), photo droits réservés

La longueur de la partie navigable du canal de la Bega représente 114,5 km, dont 44,5 km se trouvent en Roumanie et 70 km sur le territoire serbe. Pour le rendre navigable les structures hydroélectriques seront rénovées.

Barrage hydroélectrique de Sânmihaiu sur le canal de Bega, photo droits réservés

Une grande partie de ce réseau, n’était plus, faute d’entretien, en activité. C’est pourquoi il faut se réjouir de la récente signature, au siège de l’Administration du bassin hydrographique du Banat, en présence du ministre roumain des Eaux et Forêts, d’un projet de remise en service de la navigation entre le canal de Bega et la Serbie. « Grâce à la concrétisation de ce projet, Timisoara et la région de l’Ouest de la Roumanie pourront être de nouveau relié à la Serbie voisine et au delà, au Danube et à la mer du Nord » (ou à la mer Noire…), a déclaré avec enthousiasme le ministre.

Avec la signature de cet important projet et grâce à l’aide financière de l’Union Européenne les travaux de rénovation pourront commencer à la fois du côté roumain (rénovation du barrage hydroélectrique de Sânmihaiu) et sur deux autres nœuds hydroélectriques situé en Serbie.

Dans le cadre du projet, un point de passage frontalier sera ouvert, à la fois sur le canal et sur ses rives pour permettre le passage dans les deux sens.

Le canal de Bega à la hauteur de Timisoara, photo danube-culture, droits réservés

Ce projet intitulé « Rénovation des infrastructures pour la navigation sur le canal de la Bega », a été signé par APA Banat et par un consortium d’entreprises. Le montant total du projet s’élève à 13,85 millions d’euros répartis de la manière suivante :11,77 millions d’euros de financement de l’Union européenne (programme IAP), 917 000 euros de l’État roumain et 141 000 euros de participation d’ APA Banat et du Conseil départemental de Timis.

Pourra-t-on vraiment dès 2021 rejoindre le Danube en bateau depuis Timisoara ? Nous l’espérons et attendons la réalisation de ce projet avec un grand intérêt.

Danube-culture, octobre 2019
Notes :
1 Dans les années 1830, l’homme politique français Charles Lemercier de Longpré, baron d’Haussez, (1778-1854) visite l’Europe centrale et rencontre des descendants d’émigrés lorrains installés dans le Banat, alors sur le territoire du Royaume de Hongrie. Il écrit à leur propos : « Je me suis détourné de ma route pour voir quelques villages habités par des Français dont les pères avaient été attirés et fixés là par l’impératrice Marie Thérèse. Ces villages sont situés dans un pays marécageux, arrosé et souvent inondé par le Moros ( Mureș, sous-affluent du Danube via la Tisza) et la Bega et dont la fécondité paraît compenser l’insalubrité. Mes compatriotes n’ont pas semblé me tenir compte de la peine que j’avais prise pour venir les visiter. C’est tout au plus s’ils se souvenaient de leur origine, dont la tradition ne s’accompagne d’aucune sympathie. La langue française, déjà tout altérée et dégénérée en patois mêlé d’allemand et de slave, cessera d’être parlée chez la génération qui remplacera celle existante. »

Charles Lemercier de Longpré, baron d’Haussez, Alpes et Danube ou voyages en Suisse, Styrie, Hongrie et Transylvanie, Volume 2, p. 211, Ambroise Dupont, Paris,  1837. On lira encore à propos des Lorrains dans l’Empire d’Autriche et dans le Banat le livre de François Roth, La Lorraine et les Lorrains dans l’Europe du Saint-Empire, 1697-1790, 1999.

 

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