T. W. Adorno : « Au Danube-Auen », un jour de semaine…
Dans un texte court tiré d’Amorbach, le philosophe évoque l’atmosphère du fleuve, de ses rives et de la plaine du Marchfeld sur la rive gauche en aval de Vienne.
« Au Danube-Auen1, un jour de semaine. Curieuse, cette profonde solitude au bord du fleuve, à quelques kilomètres seulement de Vienne. Un sortilège puztalien2 tient les hommes éloignés du paysage et de la flore déjà orientalisants, comme si cet espace ouvert sur l’infini souhaitait n’être pas dérangé. Un homme d’État autrichien du XIXe s’exprimait en ces termes : l’Asie commence à l’Est du Rennweg3. Ici, même l’industrie paraît hésitante. La sauvagerie du paysage serait restée archaïque si les Romains n’y avaient laissé des traces et si les derniers villages allemands ne s’étaient aventurés jusqu’aux frontières slovaque ou hongroise.
De beaux châteaux comme ceux de Niederweiden et de Hof, tous deux en rénovation, bravent l’abandon des lieux par l’Histoire. Le jardin de l’un deux est séparé de la rue, des morceaux de statues et de décorations en pierre gisent épars : le XVIIIe se fait Antiquité. On aperçoit depuis de nombreux endroits la forteresse de Pressburg4 que la grande route esquive en un virage serré, comme dans Le château de Kafka. Aspern5 est l’un de ces lieux.
Un regard depuis le sommet du Braunsberg6 au-delà du fleuve suffit pour qu’on ait, même entièrement dépouvu d’aptitude militaire, l’impression d’être un général , tant le terrain qui s’étend à perte de vue semble inévitablement destiné à toutes les batailles qui y furent livrées. On associe au nom du village Petronell celui de Pétrone7, mais aussi un aromate qui n’existe pas. Là où la Fischa8 se jette dans leDanube se trouve Fischamend9, avec son célèbre restaurant de poisson, où l’on se sent à la maison comme nulle part ailleurs qu’au bout du monde. »
Theodor W. Adorno, Amorbach et autres fragments biographiques, traduit de l’allemand par Marion Maurin et Antonin Wiser, Éditions Allia, Paris, 2016
Notes :
1 Prairies alluviales danubiennes, en Basse-Autriche, sur la rive gauche, à l’Est de Vienne jusqu’à la frontière slovaque, aujourd’hui territoire du Parc National des Prairies Alluviales Danubiennes, seul parcours du fleuve, avec la Wachau, à avoir été préservé en Autriche.
2 Le Marchfeld, plaine fertile orientale autrichienne de la rive gauche du Danube ressemble à la vaste puzta hongroise.
3 Klemens Wenzel Nepomuk Lothar, comte, puis prince de Metternich (1773-1859)
4 Ancien nom allemand pour Bratislava dans l’Empire Autrichien et Austro-hongrois. La ville portait aussi le nom de Pozsony en hongrois.
5 Également sur la rive gauche, lieu d’une défaite napoléonienne au printemps 1809, aujourd’hui quartier périphérique de Vienne.
6 Le Braunsberg domine le Danube et la jolie petite ville moyenâgeuse de Hainburg, sur la rive droite autrichienne, à la frontière slovaque. Hainburg fut prise, détruite et sa population massacrée par les Ottomans à plusieurs reprises. J. Haydn est né dans le village de Rohrau, tout proche.
7 Petrone (Caius Petronius Arbiter, 27- 66 après J.-C.), écrivain romain est célèbre pour son Satyricon, considéré comme le premier roman de l’histoire de la littérature. Les Romains avaient établi tout d’abord à cette hauteur de la rive droite un camp militaire important pour protéger la frontière de l’Empire (Limes) et s’assurer la navigation sur le Danube puis une ville à la hauteur de Petronell-Carnuntum (rive droite).
8 Petit affluent de la rive droite du Danube dont le nom évoque un cours d’eau poissonneux.
9 Village de la rive droite, en aval de Vienne.
« La barbarie perdure aussi longtemps que les conditions qui ont permis cette régression persistent. C’est cela l’horreur totale. »
T.W. Adorno